Kamel Daoud : Zabor ou les Psaumes, Actes Sud, 336 p, 21 €.
L’imitation des chefs d’œuvre des Anciens était une vertu à l’époque du classicisme, sans cependant qu’il s’agisse de singer Homère ou Sophocle. La Fontaine[1] sut faire de cet art la merveille que l’on sait en imitant Esope, toujours avec ce pas de côté qui caractérise le goût, la personnalité, l’inventivité. Kamel Daoud, Algérien, imitant la langue française pour mieux la faire résonner et raisonner, écrit aujourd’hui d’après des livres, occidentaux et arabes, mais sans servilité, les questionnant, leur retournant la peau, pour mieux interroger l’Histoire de l’Algérie et ses destinées en des réécritures tragiques, marquées des flamboiements du conte. De Meursault contre-enquête au tout jeune Zabor ou les psaumes, et aux travers de ses doubles, il nous étouffe, nous régénère, nous ravit…
Meursault contre-enquête s’attaque en toute clarté à un morceau de choix, une vache sacrée de la littérature française, lue et relue, étudiée dans tous les lycées, on l’a compris, L’Etranger d’Albert Camus, jamais nommé. Le récit apparaît de prime abord comme une sorte de règlement de compte à l’égard de ce « crime commis dans un livre », de cette histoire volée à la mémoire algérienne et arabe, car Meursault tue un « Arabe », également jamais nommé. Mais, peu à peu, ce récit laisse entrevoir, comme en son double fond, un réquisitoire contre l’Algérie, qui a son allégorie, la mère de cet Arabe fictif.
Ainsi Kamel Daoud donne un nom, Moussa, au grand vide qu’est la victime de Meursault, ce « roumi ». Quoique devenu personnage à part entière, il ne permet pas à sa mère d’en retirer bénéfice : le corps n’ayant pas été retrouvé, elle ne percevra aucune pension pour réparer la perpétuelle absence. De par cette mère qui fait de son affliction un destin, le jeune frère, Haroun, narrateur de son état, marqué au fer par la fatalité, subit sans cesse le poids de la malédiction. Anti-héros condamné à la déréliction, il subit une ascendance et une tradition délétère : « M’ma avait l’art de rendre vivants les fantômes, et, inversement, d’anéantir ses proches, de les noyer sous ses monstrueux flots d’histoires inventées ».
Plus tard, en 1962, donc vingt ans après, dès l’indépendance algérienne acquise, Haroun tue de deux coups de feu un « Français qui avait eu le malheur de venir se réfugier chez nous ». On entend la réécriture de la scène centrale et solaire de Camus : « Ce furent comme deux coups brefs frappés à la porte de la délivrance », plutôt qu’ « à la porte du malheur ». La vengeance sordide apaise la mère, libère le fils, « comme après un coït ». Une brève arrestation pour crime commis hors temps de guerre officiel ne le perturbe guère. Une autre vie semble commencer lorsqu’une visite inattendue se produit : Meriem prépare une thèse sur le livre du meurtrier, titré L’Autre, avatar supplémentaire de la réécriture, pour, encore une fois, ne pas nommer Camus. Quelle sorte d’incandescence amoureuse connaîtra notre Haroun ? On devine que la trop libre étudiante restera un infini regret pour le vieillard qui se confesse à son lecteur…
Kamel Daoud emprunte une narration spiralée, qui ne progresse guère, hors dans la deuxième moitié du récit, à l’occasion du meurtre du Français et de la rencontre de Meriem, sauf si l’on considère que l’enfance du narrateur se dirige vers son inéluctable vieillesse. Par instant, l’on piétine, le ressassement, la longue lamentation, frisent la répétition stérile. Néanmoins l’ensemble demeure considérablement efficace, marquant, ne serait que grâce à une écriture limpide et cependant somptueuse. L’autobiographie fictive, quoique cantonnée dans un cadre réaliste, déborde ce dernier, puisqu’il s’agit de se greffer sur des personnages que l’illusion mimétique ne consolide pas. Nés du livre d’autrui, Meursault et l’Arabe génèrent par association une famille pour ce dernier, un narrateur-personnage, encore plus fictionnels. Ainsi se mêlent l’intimité d’une mince famille et la fresque historique d’Alger et des villes algériennes, de leurs mœurs, de la fin de la colonisation à une libération décevante, à une indépendance qui n’en est pas une, faute de se libérer de la tradition et de l’Islam.
On sent que le romancier veut faire de Moussa, cet Arabe anonyme tué par Meursault, un symbole mémoriel, celui de tous les Arabes tués et oubliés par la colonisation française. Pourquoi pas. Mais une telle victimisation politique pourrait agacer tant elle va dans le sens du politiquement correct, contempteur de l’impérialisme colonisateur, qui d’ailleurs oublie allègrement celui des Arabes et des Ottomans, ainsi que les lendemains de la décolonisation. Car elle « s’en est même prise aux cimetières des colons et on a souvent vu des gamins jouer au ballon avec des cranes déterrés ».
À moins que Kamel Daoud, de toute évidence, soit plus subtil ; à moins qu’il s’agisse d’une satire d’une Algérie confite en ses ressentiments, un pays incapable de faire son propre procès, de se métamorphoser, de se projeter vers un avenir plus ouvert, plus libre : « Si tu m’avais rencontré il y a des décennies, je t’aurais servi la version de la prostituée/terre algérienne et du colon qui en abuse par viols et violences répétés. Mais j’ai pris de la distance ». Son personnage a vu « se consumer l’enthousiasme de l’indépendance, s’échouer les illusions », il laisse entendre le poids putrescent de la religion sur le pays. Ne restent qu’ « un minaret hideux qui provoque l’envie de blasphème absolu en moi […] une meute de bigots ». L’imam qui vient lui parler en vain de Dieu est l’écho du prêtre dérisoire qui vient visiter Meursault dans sa cellule, la veille de son exécution.
Or la dénonciation de l’Islam, du Coran est sans fard : « je déteste les religions et la soumission ». Plus loin : « C’est l’heure de la prière que je déteste le plus ». Plus loin encore : « Je feuillette parfois leur livre à eux. Le Livre, et j’y retrouve d’étranges redondances, des jérémiades, des menaces », ce en quoi il ne se trompe pas[2]… On ne s’étonnera pas qu’une fatwa ait été prononcée contre l’écrivain. En 2014, suite à la parution de Meursault contre-enquête et diverses apparitions médiatiques, il fut ainsi menacé de mort pour hérésie et apostasie par un imam salafiste algérien, ancien de ce Front Islamique du Salut qui ensanglanta longtemps l’Algérie. Fort heureusement, l’imam en question fut condamné par la justice algérienne. Ce dernier reprocha également à l’écrivain de s’être attaqué à la langue arabe. Péché salvateur parfaitement assumé par Haroun, ici alter ego de son auteur : « cela me poussa à apprendre une langue capable de faire barrage entre le délire de ma mère et moi ». Ou de l’Algérie et l’arabité comme mère indigne…
Comme et mieux encore que dans Meursault contre-enquête, où le narrateur exprimait la volonté de se faire « une langue à moi », cet autre orphelin, cette fois de mère, Zabor, qui vit avec sa tante et son grand-père mutique, est rejeté par la communauté. D’abord par sa famille, par sa belle-mère et son père, car l’un de ses demi-frères prétend avoir été jeté dans un puits sec par ses soins, puis par sa différence, sa chétiveté, sa propension aux rêveries et sa fringale de lecture. Mais en contrepartie, il sait se constituer une intense identité grâce aux mots français, aux livres et à l’écriture. Surtout, à l’instar du réalisme magique de Salman Rushdie[3], il écrit de manière compulsive dans ses surabondants cahiers pour « contrer la mort », « pour sauver des vies ». Il s’agit d’un don divin : « quand je me souviens avec netteté et que j’utilise les bons mots, la mort redevient aveugle et tourne en rond dans le ciel, puis s’éloigne ». Sa réputation de guérisseur des agonisants gagne peu à peu le village. Ce qui n’empêche pas ses brutaux demi-frères de le mépriser. Pourtant, ils viennent le prier de sursoir l’agonie de leur riche et détestable père égorgeur de moutons (ce pourquoi Zabor ne mange pas de viande) au moyen de ses écritures. C’est « saisir la bandelette pour inverser la momification », comme par allusion au Livre des morts égyptien. C’est entrevoir « trois déesses grecques dans le corps d’un imbécile », par allusion aux Parques. Il sera cependant frappé, chassé par le « scandale », par l’appel aux imams. S’il tente encore, mais de loin, de repousser la mort cancéreuse de la bouche du père gagnée par « des insanités incontrôlables », c’est compter sans la « panne du don »…
Notre Zabor ira jusqu’à couvrir les murs, les trottoirs, de ses écrits, accrocher ses carnets dans des sacs, ce pourquoi, comme Haroun, il passera un jour en prison. Malgré un « cahier parfait », le dernier, la mort du père sera pour lui un sévère échec. Ou peut-être une nouvelle liberté, si l’on peut imaginer que le monstrueux paternel est la terrible allégorie d’une société patriarcale oppressante, pourtant pas prête de lâcher la bride.
Une société rurale et clanique, consanguine et bestiale forme le terreau de cette Algérie obscurantiste, coagulée dans ses coutumes, étranglée par la religiosité, à peu près fermée au monde de l’humanisme, de la science et de la raison. Heureusement, « le véritable sens du monde était dans les livres », quoique Zabor reste confiné dans le merveilleux, dans l’irrationnel, comme échappatoire. Reste que ce « Robinson arabe », n’a pas son pareil pour fixer et griffer d’un trait de plume vigoureusement satirique les Algériens qui l’entourent et pour brosser d’un pinceau de couleurs et d’amour les paysages, montagnes, désert, nuit, bourgades, en un hommage permanent à la beauté qui n’est jamais celle des hommes.
Quant aux femmes, on les voit peu, cloîtrées, incultes, « décapitées » par une idéologie repoussante, ou soudain magnifiées par l’amour et la prose de Zabor. Sa tante, abandonnée par son promis, est devenu une réprouvée, de même pour sa mère qui fut répudiée ; quant à Djemila, « qui ne sait ni lire ni écrire », cachée derrière sa fenêtre, Zabor ne peut l’épouser car divorcée. La plaidoirie de l’écrivain tente de rendre justice à ces femmes.
Devant ce lyrisme continu, touffu, parfois oppressant, d’aucuns seront un peu déçus du peu de péripéties, de la « prédilection pour les digressions » et les paragraphes en italiques. La progression en un triptyque (« Le corps », La langue », « L’extase ») aide peu au dynamisme. La tension qui était celle de Meursault contre-enquête, n’est pas toujours au rendez-vous. Beaucoup plus empreint de sensuelle prose poétique, à la lisière du conte fourmillant, Zabor ou Les psaumes, de par la connotation biblique de son sous-titre, a quelque chose de la prière, mais en direction de la vie et de l’univers, a contrario de ce qui est explicitement le livre-repoussoir, le Coran, (« un Livre sacré qui n’était plus unique »), parfois cité, dans la traduction de Malek Chebel : « les poètes sont suivis par les égarés ».
En conséquence, au-delà des « près de sept mille livres lus », de ceux que Zabor réécrit, comme Robinson Crusoé,ou Le Seigneur des anneaux changé en histoire de « vendeur de bague devenu éternel », et de ses « psaumes » lancinants, l’on pense à l’imaginaire foisonnant (quoique avec bien moins de récits que par la grâce de Schéhérazade) des Mille et une nuits. Notre auteur ne se fait pas faute de pas le prendre en compte, ne serait-ce qu’en reprenant les histoires du père, dont celle de la famine et de sa misère qu’il ne peut s’empêcher de reprocher à sa descendance. Cet anonyme chef d’œuvre de l’humanité, que l’on a retrouvé en arabe, même s’il est probablement d’origine persane et s’il est fort cosmopolite, s’adosse à la multiplicité des livres et des cultures pour défier, non sans perspicacité polémique, et rejeter ce qui se veut le « Livre unique », cet abêtissant et aliénant Coran, pour ne pas le nommer. En ce sens, non seulement Kamel Daoud propose un manuel d’écriture, par la vertu des réécritures et de la métaphore, qui « était une sorte de verset qui allait du corps vers le ciel et pas l’inverse », mais il manifeste une intention politique, une nécessité d’exil intérieur, de libertés et d’indépendances. Ainsi il échappe à son « village et à son sort de caillou ».
Journaliste engagé né en 1970, Kamel Daoud tint des régulières chroniques dans Le Quotidien d’Oran, où il vit, outre ses interventions de chroniqueur de l’état du monde, parmi les pages de l’hebdomadaire français Le Point. Plus de deux mille textes, témoignant d’une plume agile et affutée, mais aussi très lue. Parmi ceux-ci, cent quatre-vingt-deux figurent dans Mes Indépendances. Chroniques 2010-2016[4]. Là il pourfend l’Islam politique (ce qui est un pléonasme), la déliquescence du régime militaire et socialiste algérien, tout en saluant ces révolutions arabes qui ne tinrent pas leurs apparentes promesses de liberté, mais aussi, et surtout, condition sine qua non de la liberté, celle des femmes, si malmenée, si niée dans le monde islamique. Une chronique sur la misère sexuelle arabe lui valut la grotesque accusation d’islamophobie, qui d’ailleurs ne devrait pas être une accusation, mais une saine et humaniste réaction après analyse critique. Depuis, il dut interrompre ses contributions au journal algérien. Plus isolé dans son pays, Kamel Daoud est en fait plus intégré au monde tel qu’il se doit, à l'instar de son talentueux confrère romancier Boualem Sansal[5], contempteur de l'Islam théocratique. Les livres de l’écrivain et de ses doubles, Haron et Zabor, paraissent encore chez Actes Sud (et Barzakh en Algérie), les chroniques du journaliste paraissent encore -jusqu’à quand ?- dans Le Point, dans un pays qui veut croire encore aux libertés.
traduit du tchèque par Michel Pacvon et Aline Azoulay-Pacvon,
Mirobole, 2017, 322 p, 22 €.
Michal Ajvaz : L’Autre ville,
traduit du tchèque par Benoît Meunier,
Mirobole, 2015, 224 p, 19 €.
Seuls le rêve, le voyage, un regard particulièrement affuté, peuvent modifier l’espace. Mais également l’art, qu’il soit architectural ou littéraire. Comme un Piranèse de fantaisie, entre roman et surréaliste poème en prose, un Tchèque étrange, nommé Michal Ajvaz, né en 1949, déplace et perturbe les îles et les villes pour en faire de précieux et déstabilisants labyrinthes. De L’Âge d'or à L’Autre ville, le plaisir du conte borgésien ne cesse de se renouveler, en un fascinant diptyque.
Sommes-nous dans une île digne de L’Utopie de Thomas More ? S’il s’agit dans L’Âge d'or de montrer un modèle à la perfection absolue et finalement destructrice des libertés et de l’individu, Michal Avjaz répond absent : « que le lecteur ne redoute point qu’on lui présente insidieusement un idéal social ou moral ». Ni utopie ni contre utopie à la Huxley ou Orwell… Que faire alors d’un livre qui n’a aucun but politique ? Eh bien, jouir, sans arrière-pensée, des bonheurs perplexes de l’imagination. Car dans cette île montagneuse on savoure « toutes les nuances des plaisirs de l’insensé ». Les insulaires ont par exemple des murs d’eaux transparents et des mines de pierres précieuses dans leurs maisons. Sans oublier qu'ils considèrent « les taches dessinées sur les murs comme l'écriture par laquelle leur dieu leur communiquait ses messages et ses volontés ». On y croise une princesse et des « tapis rêveurs », la Métaphysique d'Aristote et un volume imaginaire d'Averroès...
Le pittoresque magique bute bientôt sur le caractère informe, instable et indéfini de toute une culture : les mots sont changeants, le Livre unique peut être sans cesse réécrit. D'ailleurs ce « Livre insulaire était plus complexe que Les Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, dans lequel Michel Foucault dénombra neuf niveaux de digressions ». Malgré ses « poches blanches de digressions », ses histoires de « taches », il forme, avec une lutte entre deux clans royaux, avec un prince observant au télescope une autre vie et une autre langue, puis avec des « statues en gelée », des romans dans le roman, des « parodies de l’art » bientôt disparues. Face à la ville de Prague où le narrateur revient écrire son mémoire, l’île et ses habitants démentent toute logique, absorbant leurs colonisateurs, désunissant les amours, effaçant les gouvernants et les noms.
Labyrinthes, miroirs, quête de « la couche originelle du Livre » sont des thèmes borgésiens certes, mais le Tchèque Michal Avjaz les accommode d’une manière toute personnelle, dans un étonnant roman qui flirte autant avec l’essai qu’avec la description géographique, le tout avec une fantaisie polymorphe et chatoyante. Ce livre qui, au moyen d’une mise en abyme vertigineuse, recèle son fameux et déroutant « Livre insulaire », s’est déroulé « sans avoir succombé aux sirènes du sens, de l’idée et du didactisme ».
Après cette exploration d’un espace îlien peuplé d’excentriques jouant à sans cesse modifier un livre labyrinthique, L’Autre ville choisit de receler un « livre à reliure violette ». Ce dernier ne peut qu’attirer l’attention d’un amateur de Prague qui est peut-être un alter ego de notre conteur. Ecrit dans un alphabet inconnu, il emporte son nouveau propriétaire dans une quête compulsive et hallucinante. Un bibliothécaire -sage ou pusillanime ?- tente de le dissuader : « Oubliez ces livres étranges qui vous rappellent les frontières de notre univers ». Les « lettres phosphorescentes » du volume fascinent notre narrateur au point qu’un cylindre caché dans une colline le conduit en cette « autre ville », qui est peut-être le kaléidoscope de son ancien imaginaire d’enfant. Dans une immense église, un prêtre entame un sermon éminemment borgésien, se référant à des « livres saints », aux « commentaires contradictoires », bourrés de facettes mythologiques, de détails ubuesques. Une fois cette porte fermée, les soixante-seize caractères du livre sont ceux d’un « alphabet maudit », selon le narrateur d’un récit emboité interrompu. Où sont les « portes interdites », où passe le « tramway de marbre vert » ?
Sans cesse se muant en fascinante prose poétique le roman ajvazien navigue à la lisière d’un guide touristique qui serait devenu fou et d’une métaphysique aporétique. Quelque part entre la « bibliothèque universitaire » et le « temple rupestre », parmi les cafés qui se changent en jungles, repose le secret introuvable d’un livre qui n’est pas étranger au « naufrage parmi des rayonnages couverts de livres » de malheureux bibliothécaires disparus. Qui sait s’il s’agit là d’une métaphore du communisme qui sévit si longtemps sur Prague ? Est-ce pour cette raison que notre auteur, dont l’enfance fut contrainte par l’interdiction qui pesait sur les livres non-réalistes, aime à se réfugier et se perdre dans des univers parafictionnels ? De même, lorsque dans L’Âge d'or, le Livre voit s’effacer et se réécrire sans répit l’Histoire, comme si une impalpable tyrannie rendait impossible toute permanence, toute transmission.
De Michal Ajvaz, il est à souhaiter que l’édition française imagine de traduire son Retour du vieux dragon de Komodo, dans lequel un archéologue s’aventure à la recherche d’un empire oublié. Bien sûr, il y aura encore en ces pages, un étonnant texte à lire, gravé en une cathédrale. À moins de préférer Rues vides : cette fois il s’agit d’un peintre qui consacre son talent à peindre les objets comme s’ils étaient de secrets hiéroglyphes. Heureusement pour le lecteur français, et quoiqu’il soit aujourd’hui épuisé en sa première édition parue en 2007, chez Panama, il se peut que L’Âge d'or soit son plus brillant roman, entre ethnographie, philosophie et conte. Là où le livre sans cesse compulsé et retravaillé par les îliens est une sorte d’hypertexte, une mémoire en perpétuelle mouvance, dissolution et création.
L’ailleurs spatial et temporel, bruissant de toutes ses potentialités mentales et oniriques, est à l’évidence un thème récurrent, voire obsessionnel, chez ce romancier, poète et essayiste, pour lequel les éditions Mirobole sont parvenus à reconstituer un troublant diptyque. Ainsi s’aiguise notre insatisfaite curiosité pour cet auteur qui a consacré des essais à Derrida et Borges. Décidemment « l’entrée de la bibliothèque est dangereuse », mais aussi séduisante, surréaliste et unique sous la plume chatoyante de Michal Ajvaz, sans cesse mobilisé par l’avalanche d’univers parallèles où le langage est pris au piège de son propre soupçon. Sommes-nous parmi les seules spéculations et constellations romanesques du fantastique, du merveilleux, du gourmand fantasme, ou parmi l’inquiétante étrangeté de la paranoïa ?
Thierry Guinhut
À partir d’articles publiés dans Le Matricule des anges, avril 2007 et avril 2015
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut
Les prodiges des forêts
par Peter Wohlleben, Paul Smith
& Christopher Stone :
La Vie secrète des arbres,
Des racines aux feuilles,
suivi de :
Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres,
traduit de l’allemand par Corinne Tresca, Les Arènes, 272 p, 20,90 €.
Paul Smith : Arbres. Des racines aux feuilles,
Flammarion, 2022, 320 p, 49 €.
Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Tristan Lefort-Martine,
Le Passager clandestin, 158 p, 12 €.
Ils vivent autour de nous. D’une vie simplement végétative, sans un mot, en silence, sauf le vent dans les feuilles, qui les ploie, qui les fracasse parfois. Leur chute est leur seul bruit de terreur, si l’on veut leur accorder cette personnification. Il faut cependant réviser notre perception naïve, engranger de plus perspicaces connaissances ; ce dès l’ouverture du livre étonnant de Peter Wohlleben : La Vie secrète des arbres. L’essai ressortit d’abord à l’écologie - au sens scientifique du terme - mais également à la poétique. Paul Smith préfère une approche plus géographique et économique en allant « des racines aux feuilles ». Faut-il y ajouter le droit, lorsque l’on se demande, avec Christopher Stone : Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ?
Sous-titré « ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent », ce bréviaire du marcheur en forêt est étonnant à plus d’un titre. Le plus stupéfiant est la capacité de communication des arbres : par les odeurs, par les modifications chimiques avertissant des attaques d’un prédateur et permettant de le repousser, par les racines qui redistribuent d’arbre en arbre les substances nutritives et les informations, par la douleur et la mémoire. « Je me demande parfois si nous ne serions pas contraints de traiter les arbres et l’ensemble des végétaux avec plus d’égards s’il s’avérait sans contestation possible qu’ils partagent de nombreuses facultés avec les animaux », assure Peter Wohlleben…
Toute une vie est exposée à qui sait la regarder, l’analyser. D’arbre en arbre, tout un univers de microscopiques champignons bouillonne à leurs pieds. L’écorce (dont ils se desquament, comme nous nos peaux mortes) et les cercles du duramen disent l’âge du pluri-centenaire. Le houppier sommital s’élance vers la lumière. Cependant les cerfs érodent et broutent feuilles et jeune bois. Les blessures attirent insectes et larves. Le lierre et le gui sont de dangereux parasites. On y lit jusqu’aux crimes, dus à la foudre, aux tornades, aux insectes ravageurs, aux pics verts et noirs qui creusent, brisent et rongent les seigneurs des forêts. Quant aux platanes, tilleuls et autres espèces urbaines, ils sont bien plus fragiles, survivant isolés, sans congénères, dans une terre pauvre et trop tassée, dans la chaleur du goudron et du béton, assoiffés.
De toute évidence, sachant parfaitement s’adapter aux saisons et aux ères climatiques, « la forêt est un gigantesque aspirateur à CO2 », ce dernier ayant d’ailleurs « un effet fertilisant ». Elle produit, du moins le jour, l’oxygène dont nous avons besoin. Elle est de plus un garant de la biodiversité ; par exemple, au seul bois mort, sont inféodés « 6000 espèces végétales et animales actuellement connues », espèces certainement précieuses pour le zoologue, le botaniste. Mais aussi un régulateur de climat, grâce à son abondante humidité, jusqu’au centre des continents.
Aussi passionné qu’attentif, Peter Wohlleben, forestier de son état, nous raconte avec entrain, et sans nous ennuyer une seconde, comme une véritable biographie de ses amis. Leur naissance, leur croissance, leurs maladies, leur mort, sans oublier leur progéniture, dont quelques-uns de ces « bébés-arbres grandissent sans parents » autour d’eux, donc plus vulnérables. Quant aux « enfants-arbres », ils « doivent souvent patienter des centaines d’années avant de pouvoir eux-mêmes fleurir et transmettre [leurs] gènes ». D’où l’« éloge de la lenteur » de ceux qui savent avoir des caractéristiques individuelles. Et visiblement le hêtre, « grand vainqueur » de la compétition arbustive, plus que l’épicéa et le chêne, est son préféré, même si l’if peut perdurer plus de mille ans.
Servi par une écriture limpide, un agréable didactisme, même s’il se répète un tantinet, Peter Wohlleben, obscur forestier, mérite la succès qui le met en lumière, quoiqu’il préfère se retrancher derrière le tronc de ses arbres aimés.
Quoique ami à la vie à la mort de ses compagnons des bois, Peter Wohlleben n’a rien d’un jusqu’au-boutiste écologiste ou végan : « Nous utilisons des êtres vivants qui sont tués pour satisfaire nos besoins, il est inutile d’enjoliver la réalité. Pour autant est-ce blâmable ? Nous sommes nous aussi partie intégrante de la nature et ainsi constitués que la substance organique d’autres espèces vivantes est indispensable à notre survie. […] Nous devons veiller à ne pas puiser dans l’écosystème forestier au-delà du nécessaire et nous devons traiter les arbres comme nous traitons les animaux, en leur évitant des souffrances inutiles ». Il plaide pour une exploitation forestière non invasive, pour une biodiversité des frondaisons, d’ailleurs plus productive (comme l’est la permaculture), pour que la sylviculture permette une part de reconstitution primaire. Ne fait-il pas ainsi preuve de sagesse ?
Nous saurons avec lui trouver une paix, une osmose avec la vie intense des arbres, en pratiquant l’art de marcher[1] parmi une hêtraie, sous les rousseurs des frondaisons, si possible dans une forêt primaire d’un massif montagneux isolé, là où l’on respire la fraîcheur feuillue et la vivacité de nos pensées…
En France, la surface forestière a doublé depuis un siècle. En Californie, quelques illuminés, tentés par les sirènes de l’irrationnel embrassent le tronc d’un arbre, parfois à plusieurs, de façon à s’imprégner de leur énergie positive. Les poètes ont depuis longtemps été impressionnés par la puissance, la symbolique et l’esthétique arbustive, tel Paul Valéry et son « Dialogue de l’arbre », dans lequel Tityre sait « ce que vaut ce que m’enseigne l’arbre[2] », ou Rainer Maria Rilke parmi ses Sonnets à Orphée :
Il n’est pas tout à fait étonnant que l’essai de Peter Wohlleben vienne d’Allemagne, où il rencontre un succès prodigieux, et plus précisément des forêts des massifs de l’Eifel et du Harz. Souvenons-nous des forêts germaniques et de leur dimension identitaire, mentionnées par l’Historien romain Tacite, de la passion pour les silhouettes ligneuses dans les tableaux du peintre romantique Caspar David Friedrich, de la tradition écologiste allemande, y compris dans le culte de la nature explicite chez les Nazis[4], de l’atavisme forestier rarement démenti outre-Rhin, tel que la lecture du magnifique livre de Simon Schama, Le Paysage et la mémoire[5], peut nous en convaincre.
Plus géographique, économique, est l’album splendide de Paul Smith aux 500 illustrations, intitulé Arbres des racines aux feuilles. Mais loin de se limiter au pouvoir suggestif des images, il nous emporte avec brio parmi l’infinie diversité arbustive sur tous les continents, jusqu’à la symbiose avec l’humanité qui sait les exploiter, les détruire et les choyer. L’anatomie des arbres rejoint l’anatomie des cultures.
Tournons-nous vers les Etats-Unis, pour aller un peu plus dans la réflexion. Si, vivants et précieux, les arbres sont des créatures sentientes, qui sait si leur dignité, leur droit naturel à l’existence et au développement, ne doivent pas leur permettre d’acter en justice.C’est la thèse que défend Christopher Stone, dans son bref essai Les Arbres doivent-ils pouvoir plaider ? paru en 1972 outre-Atlantique et seulement aujourd’hui en France. Non seulement les arbres, une forêt, une rivière, comme lorsqu’en Nouvelle-Zélande le parlement accorda en mars 2017 le statut de personne juridique au fleuve Whanganui, qu’une communauté maorie voyait dangereusement menacé par un barrage. Le droit à l’existence, à la pérennité, d’un bel arbre, d’un espace naturel exceptionnel, s’il ne peut être défendu par leurs soins, doit, selon Christopher Stone, être représenté par une association, voire un Etat. Reste le risque que ces derniers s’emparent abusivement d’une prérogative qui deviendrait une tyrannie écologiste[6], menaçant le développement humain. Comment hiérarchiser la beauté et l’utilité des animaux (et le faut-il ?) face à la hiérarchie anthropique ? Christopher Stone, s’il est partisan des « droits de l’environnement », dans le cadre de ce qui deviendra la « deep ecology », et de la personnalité juridique d’une nature à défendre contre les crimes commis à son égard, n’ignore pas tout à fait ces interrogations. S’attachant aux « aspects juridico-opérationnels » et aux « aspects psychologiques et psycho-sociaux », son essai informé fait aujourd’hui référence pour les juristes, mais aussi pour le philosophe. À l’heure où un Président des Etats-Unis[7] déclassifie quelques parcs naturels pour y permettre des recherches pétrolières et gazières, faut-il être intransigeant en statufiant les espaces protégés, ou faut-il s’assurer que de nécessaires exploitations n’auront qu’un impact léger, au point d’exiger qu’une fois l’exploitation sélective réalisée, la nature soit rendue à son état originel ? La sagesse reste entre les lèvres de Christopher Stone : « Il se pourrait que la plus noble des tâches qui ait été assignée à la Cour suprême ne soit pas de faire tomber ses sentences, mais de relever dans l’esprit humain les idées les meilleures, les plus délicates et les plus généreuses qui y abondent, et de leur donner forme, réalité, et légitimité ».
Après la vision scientifique de Peter Wohlleben, puis celle juridique de Christopher Stone, penchons-nous sur un « essai d’une philosophie occidentale » : le Traité de l’arbre[8] conçu par Robert Dumas, petit livre séduisant, savant et illustré. De « l’arbre symbolique » au « gouvernement des arbres », toute une histoire des forêts s’associe à celle de l’humanité occidentale. Le botaniste les nomme et les classe, le propriétaire et le planteur spéculent sur les gains à venir grâce à ces troncs et ces branches qu’exploite la machine économique. Le philosophe s’étonne de lire la suite de Fibonacci dans la distribution des feuilles sur une tige ; mieux, après un coup d’œil vers Kant et Hegel, Deleuze oppose l’arbre du pouvoir au rhizome de l’anarchie, quoique selon Robert Dumas « le rhizome ne brise pas la logique de l’arbre, il l’accomplit et la surdétermine ». Enfin la littérature - et plus particulièrement la poésie, dont celle d’Hugo - chante l’habitat des petits oiseaux, quand la peinture, à la suite du jardin d’Eden, consacre le roi des forêts comme arbre de vie et de la connaissance. Avant de devenir sujet de représentation par lui-même et de peupler le calme des tableaux classiques de Poussin et de Le Lorrain, puis le romantisme inquiet de Caspar David Friedrich…
Encore philosophique, mais plus littéraire, Robert Harrison[9] lit les forêts selon le prisme de « l’imaginaire occidental ». Il est vrai que les espaces forestiers, impressionnants, ne peuvent qu’investir nos fantasmes, nos peurs, nos désirs et nos rêves. Chronologiquement ordonné, l’essai va de la babylonienne épopée de Gilgamesh au poète italien contemporain Andrea Zanzotto. Les dieux anciens, tels Dionysos, s’y ébattent, le Roland de L’Arioste y laisse éclater sa folie, déracinant des arbres, Dante s’y égare avant d’entrer en Enfer avec Virgile, les fées et les ogres s’y tapissent, les « correspondances » de Baudelaire échangent leurs mystères. Voilà un espace ténébreux dont il faut se méfier tant l’irrationnel y vit à demeure. Pourtant des peintres, des poètes, apprivoisent la forêt en peignant sa nature paisible, comme Constable, s’y font un havre de bien-être, comme Thoreau au bord de son étang de Walden. Bientôt la forêt, dans une prise de conscience écologique, n’est plus aussi repoussante, elle n’est plus seulement à exploiter, à maîtriser, mais à préserver. L’imaginaire des forêts a basculé avec l’évolution des regards et des sciences, des mentalités et des politiques. De « mémoire culturelle » elle est passée à une autre dignité : celle du vivant.
Globe terrestre, vide-grenier de La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Entre Islam et Russie, savoir choisir ses ennemis,
ou les tournants de la géopolitique.
Alexandre del Valle :
Les Vrais ennemis de l’Occident ;
Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir.
Alexandre del Valle : Les Vrais ennemis de l’Occident.
Du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes,
L’Artilleur, 560 p, 23 €.
Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir,
traduit de l’allemand par Claude Haenggli, Syrtes, 360 p, 22 €.
Certes nous préférerions devoir ne penser qu’à l’amitié, qu’à la paix. Cependant nécessité, réalisme, perspicacité, realpolitik nous contraignent non pas à désigner arbitrairement nos ennemis et ainsi œuvrer en faveur de la guerre, mais à savoir qui sont ceux qui nous désignent comme leur ataviques ennemis. « Il vous faut un ennemi » disait un chauffeur de taxi newyorkais à Umberto Eco[1]. Non pour le plaisir de la testostérone mais parce que, selon l’adage romain : si vis pacem para bellum ; si tu veux la paix, prépare la guerre. Ainsi Alexandre del Valle établit avec clairvoyance qui sont Les Vrais ennemis de l’Occident, l’Islam en son entier, plutôt que la Russie, coiffée par un Poutine dont Hubert Seipel nous propose une vision du pouvoir en forme de plaidoirie raisonnée. Ce pourquoi il nous paraît que l’OTAN doive considérablement évoluer et changer son fusil d’épaule. Pourtant il est difficile de faire confiance à un autocrate...
La thèse d’Alexandre del Valle est aussi évidente que judicieuse : depuis la chute pacifique du communisme et l’éclatement de l’Union soviétique, la Russie, fût-elle incarnée par Poutine, n’est plus l’empire du mal, alors que l’hydre de l’Islam l’a, de manière plus sidérante, remplacé. Aussi plutôt que d’errer, selon son sous-titre, « du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes » (on devine le concept de Karl Popper), les Etats-Unis et l’Occident, Europe en tête et au premier chef l’Allemagne et la France, doivent impérativement prendre conscience qu’une alliance avec Moscou est non seulement judicieuse mais vitale, face à cet arbre du terrorisme cachant la forêt de l’Islam totalitaire[2].
La démonstration est en deux temps : d’abord un réquisitoire fort documenté, d’une implacable précision à l’encontre de l’Islam ; ensuite la plaidoirie en faveur de la Russie.
Si on ne le savait déjà, Alexandre del Valle se livre à un vaste dévoilement du financement et du prosélytisme -planétaires et opiniâtres- du projet d’islamisation ; ce par l’invasion conjointe d’une charia apparemment pacifique et du terrorisme guerrier, directement pilotés par l’Arabie saoudite, le Qatar, le Koweït, mais aussi la Turquie et le Pakistan. Ce sont des milliards de dollars qui s’écoulent depuis les pétromonarchies pour payer des imams, pour financer la construction de milliers de mosquées, le plus souvent salafistes, ou émanant des Frères musulmans, des Etats-Unis à Rome, de l’Andalousie à l’Indonésie, de l’Australie aux Pays-Bas, de la Norvège au Nigéria, sans oublier, ajouterons-nous, Poitiers, pour venger la défaite devant Charles Martel en 732. Sans négliger les écoles coraniques, les centres culturels, les associations, qui œuvrent dans la dissimulation et la manipulation politique. De façon à instituer « un ordre social islamique » et réaliser la « conquête politico-spirituelle du monde »…
Non content de cette énumération aussi perspicace, référencée qu’effrayante et pléthorique, notre essayiste, par ailleurs Docteur en Histoire contemporaine et professeur de géopolitique et de relations internationales, montre -s’il était besoin- en quoi cette entreprise de conquête religieuse, de djihad et de soumission, trouve son origine dans le Coran lui-même, citations de versets et sourates haineux, violents, criminogènes à l’appui[3], et dans toute la tradition de la jurisprudence musulmane, y compris la plus contemporaine, invalidant la fiction selon laquelle l’islamisme ne serait qu’une lecture fondamentaliste et partielle des textes fondateurs et canoniques ; jusqu’au trop fameux Al-Hallal wal-Haram (Le Licite et l’illicite en Islam) du téléprédicateur Youssef Al-Qaradâwî[4]. Il faut alors, aux prises avec les manifestations explicitement liberticides du phénomène et les « sources théologiques de la violence théocratique légale », ne pas craindre de parler avec Del Valle, de « vision totalitaire », telle que définie par Hanna Arendt[5].
Ainsi « les alliés sunnites de l’Amérique sont responsables du financement d’Al-Qaïda et de Daech, notamment la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et le Koweït », appuie Alexandre del Valle. Que faire sinon proposer aux Etats-Unis de dénoncer le pacte du Quincy (« pétrole contre sécurité ») conclu en 1945 avec l’Arabie saoudite et renouvelé en 2005 pour soixante ans, l’or noir étant désormais ailleurs. Car de facto le royaume wahhabite est un irréconciliable ennemi de Washington et des démocraties occidentales. Elles-mêmes empêtrées par des investissements considérables de la part de ce tonneau des danaïdes de l’Islam, y compris en France, conjointement avec le Qatar, dans le domaine hôtels de luxe, des clubs de football, des entreprises aussi stratégiques qu’EADS, pervers investissements que nos gouvernements encouragent par d’éhontés privilèges fiscaux que n’ont pas les Français.
En ce domaine l’on se rend compte, mais avec retard, que les Etats-Unis n’ont pas fait preuve d’une réelle connaissance de l’Islam, tant ils ont joué les moudjahidines afghans contre l’Union soviétique (« quinze milliards de dollars d’assistance militaire ») tant ils ont nourri les réseaux du « muslim belt » à l’origine de l’attentat du 11 septembre, tant ils ont contribué au noyautage islamique dans l’ex-Yougoslavie, tant ils ont fait exploser le relatif verrou qu’était Saddam Hussein en Irak, sans compter l’aveuglement français qui acheva un Kadhafi pour laisser place au chaos et à la poudrière en Libye, tant Obama et Hillary Clinton sont notoirement des islamophiles invétérés. Ce qui revient à parler d’« une folie géopolitique », en l’occurrence de « l’alignement sur les puissances sunnites et [du] refus des propositions russes », la Russie défendant autant les Serbes de Milosevic, pour le moins complices de génocide, que la Syrie de Bachar el-Assad, qui eut le tort de libérer des combattants du Califat islamique, si imparfait soient-il.
En ce sens, les Etats-Unis, et l’Europe en leur sillage, ont continué à penser la Russie comme la créature et clone de l’Union soviétique, ont persisté à privilégier la gestion des voies du pétrole moyen-oriental plutôt que le réel « choc des civilisations », pour reprendre le concept d’Huntington[6], même si ce dernier y voyait un antagonisme chrétienté Islam (parmi huit civilisations dans le monde) alors qu’il faut y voir un irréductible antagonisme entre obscurantisme totalitaire et sociétés ouvertes du libéralisme et les Lumières.
En conséquence, et conformément à l’esprit d’Alexandre del Valle, oserait-on ici proposer une nouvelle et nécessaire orientation de l’OTAN ? D’une part, si cet organisme s’est étendu vers l’Europe centrale, de la Pologne jusqu’aux pays Baltes -ce qui fut ressenti par la Russie comme une humiliation- il s’agit, plutôt que de pousser l’Ukraine, intrinsèquement russe, à l’intégrer, de proposer à la Russie même une intégration à un OTAN repensé en fonction des nouveaux déséquilibres planétaires. Or, en 1994, puis 1997, Poutine avait ratifié le Partenariat pour la paix de l’OTAN, processus que les ingérences occidentales en Géorgie, Ukraine, Kosovo, sans oublier l’obsession anti Bachar el-Assad ont dangereusement interrompu. Ce qui permettrait de contractuellement protéger le destin des pays Baltes, guère menacés, la Russie ayant d’autres chats à fouetter, entre le trouble duo ukrainien et biélorusse et les républiques islamistes de la fédération sur son flanc caucasien. D’autre part, il est évident que la Turquie, dont Alexandre del Valle, dans un précédent essai[7], pointait avec pertinence les dérives et exactions (colonisation de la Chypre du nord, menace sur les Arméniens, évacuation des Chrétiens, contentieux au sujet des îles grecques et dérive islamiste d’Erdogan), n’a plus rien à faire dans l’OTAN. Les Etats-Unis, qui ne l’ont qu’à demi compris en évacuant subrepticement leur base stratégique d’Incirlik, ne peuvent que se séparer d’un état dictatorial dont les complicités avec non seulement le terrorisme islamique, mais avec l’islamisation militante de nos sociétés sont avérées.
Mais qui est ce Vladimir Poutine dont nous nous demandons s’il mérite de bénéficier de l’intérêt des démocraties libérales ? L’autocrate à la main de fer, aux multiples mandats présidentiels, l’ancien du KGB, le viriloïde affiché qui réprouve, voire réprime l’homosexualité de ses concitoyens, opprime les journalistes et ses sujets, pourtant en immense majorité satisfaits de sa prestation et des progrès économiques. « Plus libéral que l’on croit », affirme péremptoirement Alexandre del Valle. Il est pourtant honni par la bien-pensance américano-occidentale, soit qu’elle n’a pu se départir de l’aversion anticommuniste et des réflexes de la guerre froide, soit que l’islamogauchisme le trouve trop chrétien orthodoxe à son goût.
La réponse est-elle chez Hubert Seipel : Poutine, une vision du pouvoir ? En un essai d’abord passablement erratique, le journaliste allemand, fort bien en cour à Moscou, tisse un volume pas toujours efficace, avec des bribes de récits, d’entretiens, des pages sur l’avion de Malasya Airlines abattu au-dessus de l’Ukraine, sans que l’on sache quel maladroit ou provocateur en est l’auteur. Mais après une petite centaine de pages, l’essai prend son rythme de croisière, devient résolument efficace, croisant la biographie de Poutine avec l’exercice de son pouvoir, au cœur des stratégies internationales.
Le jeune politicien, issu d’un milieu modeste de Saint-Pétersbourg, puis des services secrets, efficace, discret, devient premier ministre d’Elstine qui en fait son successeur. Devenu Président, Poutine conduit la réunification des églises russes, engage une loi sur l’enregistrement des financements étrangers pour tout organisme, institue un impôt de 13% sur les entreprises et combat la fraude fiscale. Désorganisé par la chute poussiéreuse de l’Union soviétique, par le pillage des ressources et des industries sous la main des oligarques, l’Etat trouve une légitimité et une efficacité. La population au-dessous du seuil de pauvreté a considérablement décru, l’insécurité est tempérée, la démographie reprend vie. Poutine, assure à raison Hubert Seipel, « est certainement tout sauf communiste ».
Si son régime réprime les provocations et exactions des Pussy Riot, il va les gracier en 2013, en même temps que l’oligarque spoliateur Khodokorvski. Certes son interdiction du prosélytisme homosexuel est plus que désastreuse, sans que la liberté sexuelle en soit pour autant totalement menacée ; mais il faut noter que la récente répression sévère subie par des homosexuels en Tchétchénie est du fait des autorités musulmanes, même si l’attitude officielle russe n’est guère encourageante. Par ailleurs Poutine peut s’honorer d’avoir accordé l’asile politique à Edward Snowden, qui révéla le scandale des écoutes politiques par les Etats-Unis. On connait la phrase célèbre du maître de Moscou à propos du terrorisme islamiste en Tchétchénie : « poursuivre les terroristes jusque dans les toilettes ».
Hubert Seibel corrobore des assertions d’Alexandre del Valle, en particulier au sujet des financements américains destinés à encourager l’opposition à Poutine lors de sa dernière élection, sans omettre ceux aux rébellions ukrainiennes et géorgiennes. Aussi lors des désordres ukrainiens, qu'il a sans doute contribué à fomenter en y jetant des troupes russes sans uniforme, et au cours desquels l’Occident effectua de dommageables livraisons d’armes, au bénéfice de la démocratie disait-il, à des rebelles autant attirés par le mirage de l’Union européenne que par des idéologies néo-nazies, Poutine défend-il la population russophones, il obtient sans peine un rattachement plébiscité et peut-être justifié de la Crimée à la Russie. L'on comprend, alors qu’il proposait une zone de libre-échange avec l’Union Européenne, « de Lisbonne à Vladivostok », combien fut-il heurté par le bouclier anti-missiles et les fusées nucléaires de l’OTAN installés en Pologne et en Roumanie. Tout cela, faute de raison américaine et européenne, pour aboutir, selon les mots d’Hubert Seipel, à l’actuelle « paix froide ».
Sans illusion sur l’islamisme, tout en sachant que Moscou compte deux millions de Musulmans, ne partageant qu'en partie les valeurs occidentales, Poutine fut également ulcéré par les sanctions économiques occidentales (désastreuses pour les deux parties y compris françaises) suite au bourbier ukrainien envenimé par les ingérences américaines et européennes. Ce pourquoi, à au grand dam de nos économies, il préfère se tourner vers des partenariats et de colossaux investissements en direction de la Chine.
Hubert Seipel est-il trop tendre avec son modèle ? Il ne fait guère en effet allusion aux inquiétudes afférentes à la liberté d’expression et de la presse. La Russie est un triste pays où des journalistes sont assassinés, comme Anna Polikovskaïa en 2006, bien connue pour son opposition à Poutine et ses enquêtes sur les réseaux tchétchènes. Ce dernier n’a pas omis d’exiger l’arrestation du coupable, ce qui fut fait. En outre deux journalistes ont été assassinés en 2017. Des sujets sensibles, comme la corruption, la Tchétchénie, les potentats divers, peuvent valoir de tels sorts à ceux qui se risquent à des investigations cependant nécessaires. Il serait peut-être présomptueux de faire du seul Poutine le levier d’une telle tyrannie, tant les oligarques locaux associent corruption et violence. Il n'en reste pas moins que l'autocrate, ses sbires et ses affidés ne peuvent qu'inspirer une méfiance pour le moins prudente, tant le despotisme intérieur et la nostalgie de la Grande Russie doivent inspirer des craintes pour les libertés et la paix…
L’analyse d’Alexandre del Valle est d’une rare complétude, d’une rare pertinence. Même si quelques développements, en particulier sur la question ukrainienne, manquent un peu de concision, même si sa conclusion, « Comment vaincre ou neutraliser nos vrais ennemis », hors des propositions de parfait bon sens contre le salafisme et les Frères musulmans ou la reconquête des quartiers islamisés, s’embourbe un tantinet dans les clichés des énergies renouvelables, certes dans le cadre d’un nécessaire retrait des approvisionnements pétroliers venus de la péninsule arabique. Il n’en reste pas moins que son essai, Les Vrais ennemis de l’Occident. Du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes, mériterait d’être enseigné parmi nos institutions, de façon à ce que nos sociétés redeviennent des sociétés ouvertes, selon la définition de Karl Popper. Pour ce faire, et selon ce dernier, il est plus que loisible de cesser de promouvoir l’intolérance au nom de la tolérance. En d’autres termes, l’Islam, atavique totalitarisme, doit disparaître du monde des Lumières, sauf comme objet d’analyse, d’Histoire et d’érudition.
Faute de comprendre et de lier un réel dialogue, une vitale collaboration avec ce Poutine dont Hubert Seipel nous livre une autre « vision » que celle des clichés et des éructations médiatiques au petit pied, nous nous privons d’un échange, non seulement économique, mais stratégique et géopolitique aux conséquences historiques et civilisationnelles majeures, qui cependant doit inspirer la plus grande prudence face au maître du Kremlin. Vous vouliez la paix ; vous aurez la soumission ou la guerre. À moins que, seuls espoirs et hypothèses improbables, les jeunes générations musulmanes rejettent le fanatisme de leurs pères et lui préfèrent la liberté, à moins qu’une lame de fond, venue d’une prise de conscience et d’un dégoût d’une telle religion, amplifie chez eux le mouvement de conversion au christianisme et l’accession à l’athéisme.
Val Presanella, Vermiglio, Trentino-Alto Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
John Edgar Wideman, conscience noire tourmentée.
De la Trilogie de Homewoodau Projet Fanon,
en passant par le dossier Louis Till.
John Edgar Wideman : Où se cacher, Le rocking-chair qui bat la mesure,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Richard,
Gallimard, 288 p, 22 €, 240 p, 17, 90 €.
Le Projet Fanon, traduit par Bernard Turle, Gallimard, 352 p, 23,90 €.
Ecrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till,
traduit par Catherine Richard-Mas, Gallimard, 226 p, 20 €.
Un double traumatisme est à l’origine de l’écriture de Wideman. C’est dans Suis-je le gardien de mon frère ? qu’il prêta sa plume à son jeune frère Robert condamné à la prison à perpétuité dans une affaire d’homicide, permettant ainsi à la fiction de remodeler l’événement, de lui donner une portée plus universelle. D’autre part, l’Histoire toute entière des Afro-américains est sans cesse mise en abyme dans des romans aux accents d’épopée, qu’il s’agisse de L’Incendie de Philadelphie ou du Massacre du bétail. Mais plus encore dans sa Trilogie de Homewood et dans son fantasmatique et engagé Projet Fanon, cette grande conscience noire des Etats-Unis réclame que l’essence de la démocratie libérale qui inspira la constitution américaine vivifie toutes les individualités, quelques soient leur couleur ; au point de réhabiliter, comme Louis Till, ceux qui ont subi une justice injuste, car fondamentalement raciste.
John Edgar Wideman est en effet natif (en 1941) d’Homewood, quartier noir de Pittsburgh. Bien que sa réussite universitaire rime avec ses succès littéraires -il enseigne à l’Université du Massachusetts et obtint par deux fois le PEN/Faulkner Award- il n’en est pas moins sensible au destin malveillant qui contrecarre l’épanouissement de la plupart de ses frères. C’est ainsi qu’il forma le projet de sa Trilogie de Homewood dont le premier volet, Damballah, présente un couple mixte originaire, esclave évadée et fils de bonne famille blanche, qui fonda dès 1840 toute une dynastie familiale. Où se cacher, puis Le rocking-chair qui bat la mesure en sont les second et troisième volets, au service des descendants plus contemporains, qui, chacun, peuvent se lire indépendamment.
Une sorte d’oratorio blues à trois voix anime Où se cacher, un peu à la manière de Deux villes, roman qui opposait Pittsburgh à Philadelphie. Trois solitudes qui n’ont pas ou à peine « où se cacher »… D’abord Clément, le simple d’esprit, avec un « plein sac de saloperies qui lui bouche la tête », ensuite Miss Bess, la vieille qui règne en sa cabane bricolée au sommet du quartier, véritable mémoire féminine et mythique, enfin Tommy, le délinquant récidiviste, accusé de meurtre et traqué. Ces trois voix alternées permettent à la dynamique du roman de se démultiplier, parce que faites de souvenirs, de choses entendues, d’autres personnages qui parlent à travers elles : « Moi, mon téléphone, je l’ai dans ma poitrine » répond Bess, inaccessible en hiver, et qui refuse d’abord de cacher celui qui a la police aux trousses. Une arnaque au camion volé plein de « Sony » a dérapé en assassinat ou plus exactement en complicité de meurtre… Mais il s’agit de son arrière petit neveu. La « sorcière » qui ressemble à une « vieille squaw ou un vieux chef » en sa « case d’esclave » se décide à offrir une soupe à celui qui est « doué pour le bagout », et qui laisse une femme et un enfant nommé « Sonny » : « Un sans-cœur de sale nègre qui a tué ce visage de jeune fille ».
Finalement, chacun des personnages est une allégorie de la condition noire, oubliée, persécutée et vilainement dévoyée : « ça a toujours été une racaille et maintenant c’est un tueur », dit-on de Tommy. Wideman ne juge pas ses personnages ; il se contente de leur donner la parole. C’est ainsi que le rythme jazzy, saccadé, s’empare du monologue intérieur sans cesse irriguée par la langue de la rue, ses clichés, sa pauvreté. Et cependant c’est grâce à son écriture que l’auteur, reprenant la troisième personne, offre à ses anti-héros toute la force de son expression, sans même un plaidoyer. Car parmi « la lie du quartier » on ne se voile pas la face : Tommy et les autres ont bien conscience de leurs dérives, qui leur collent à la peau, comme la fatalité à une tragédie.
Voici un lyric animé par l’oralité, saturé de culture populaire noire-américaine. Une fois de plus, même si la fin de ce roman est peut-être un peu convenue, fadement moralisatrice, il nous est prouvé que Wideman, dans la tradition d’Eschyle et de Sophocle, est un grand poète tragique, dont la dramaturgie contemporaine emprunte tour à tour à Faulkner, au gospel et au « blues des cheveux qu’on peigne ».
Dès le titre du troisième volet de sa trilogie, Wideman affirme on ne peut plus nettement la dimension musicale de son travail. Le rythme de l’écriture « bat la mesure » au moyen d’une voix qui s’écoute chanter et transmet son urgence, son émotion au lecteur. Les phrases sont courtes, syncopées, ou, si plus longues, marquées par des structures binaires, des parallélismes, des anaphores. De plus, le narrateur emporte dans son immense monologue intérieur ses personnages qui prennent à leur tour la parole et auxquels il parle directement, comme par répons et échos, contribuant ainsi à la persuasion qui enferre le discours dans l’oreille et l’esprit de l’auditeur. Mais c’est aussi la dimension élégiaque du blues qui est ici sensible par l’inscription de personnages mythiques dans le tableau du ghetto noir de Pittsburgh : Homewood. Où s’orchestre un blues tragique et presque cosmique.
Le rocking-chair qui bat la mesure est celui où s’ancre la mémoire des générations afro-américaines balancée par la langue et les litanies de l’écrivain, qui est ici au point culminant de son triptyque. En effet, après Damballah et Où se cacher, ce roman, lui-même en un prologue et trois parties, met en scène les plus charismatiques parmi un quartier nourri d’êtres enjoués ou malheureux, ces porteurs symboliques de la charge de la condition noire et humaine d’Homewood. La tempête lyrique et tragique voit se dresser le fantôme d’Albert Wilkes, recherché pour avoir tué un policier blanc, et qui laisse son sang sur les touches du piano avant de finir « drapé d’un linceul ». Mais aussi John French qui avait promis de « buter, de ses mains » le mouchard. Le premier a été probablement le maître du pianiste Brother Tate, l’un des deux artistes du roman, avec le peintre Carl, tous deux géniaux. Lucy, quant à elle, est l’inspiratrice d’un amour fabuleux ; « la cour » qui lui est faite par Carl est un véritable poème en prose heurté par la langue de la rue. Elle est fascinante lorsqu’elle lui montre un bout d’os du crâne d’Albert descendu par les flics. Cette « Fille au Cœur-de-Pierre » a une « chaleur de délurée qu’il sent palpiter ».
Réinvestissant les territoires de son enfance, John, alter ego de l’auteur et narrateur-Orphée ramène à la vie par la voix son oncle Karl et l’ami de ce dernier, Brother Tate, le nègre albinos. Cet albinisme est comme la marque fatale posée sur son destin. Brother Tate ne parle jamais plus, depuis la mort de son fils dans un flamboiement d’essence, un 4 juillet, jour de la fête nationale américaine. Mais il « tambourinait, fredonnait, grondait, grognait, savait chanter en scat et imiter les instruments de tout un orchestre ». Il joue « un blues haletant ». Car la musique est partout, dans la rue, dans les cris et les obscénités, dans le « Victrola » et ses disques, racontant les errances, les vengeances, pleurant les décès dans une rue qui est un « Baquet de Sang », même s’il s’agit surtout du rouge des boissons alcoolisées.
Hélas, l’Histoire va faucher ces carrières prometteuses. Enfants, ils jouent à frôler les trains lancés sur les voies. Envoyés au front pour une guerre qu’ils comprennent peu, ils sont sacrifiés sur l’autel des totalitarismes que doivent éradiquer les Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale : « partir à la guerre des blancs pour sauver leur musique imbécile ». Carl a subi les « attaque-suicides lancées à Okinawa ». Celui qui a « les doigts en feu » sera brisé par les morts qu’il a dû ramasser sur le front, par son obsession pour les trains qu’il ira rencontrer pour la dernière fois…
Grâce à ses deux personnages majeurs et au récitant qui remue cette histoire, peinture, musique et écriture forment également le grand triptyque de l’art de Wideman. Et même si la mélopée à la chronologie chamboulée peut parfois égarer et lasser le lecteur, on a sans nul doute affaire à un grand écrivain qui a le blues de l’écriture dans le sang. Comme si les chœurs de la tragédie grecque avaient accouché d’un lointain descendant auscultant la mélopée du peuple noir…
Aboutissement logique, l’écrivain se met en scène, en abyme, dans Le Projet Fanon. Comme un objet spéculaire de sa carrière et de ses ambitions, ce roman est vertigineux. Est-ce suffisant d’être un écrivain lyrique ? Un écrivain engagé ? Faut-il devenir, comme Fanon, un activiste au service de la cause noire ? C’est à la charnière problématique de l’écriture et de l’action que se situe ce roman de Wideman. C’est ainsi qu’en Thomas, son double créé pour l’occasion -comme Zuckerman pour Philip Roth[1]-, l’auteur en son miroir convoque de nouveau les protagonistes de sa vie et de ses livres : son frère, Dambdallah… Thomas forme le projet d’écrire un livre sur Fanon, ce qui permet à la création littéraire de s’observer elle-même, de se mettre en question, non sans une vaste interrogation politique et métaphysique : « Comment être artiste dans un pays rongé par la névrose d’ordre qui attise la folie raciste ?[2] », note son commentateur informé, Yves-Charles Grandjeat. Pour qui et pourquoi écrire sur un homme qui sacrifia sa vie à la cause des outragés ?
Frantz Omar Fanon (1925-1961) fut un intellectuel martiniquais et algérien qui, dans Peau noire, masques blancs[3], dénonça vigoureusement le racisme, puis dans Les Damnés de la terre[4], proposa une analyse critique, sociologie et psychiatrique de la colonisation, et de son double la décolonisation, rêvant à l’émancipation du tiers-monde. Sartre conçut pour celui qui deviendrait une icône des Black Panthers une vive admiration. Admiration anxieusement partagée par Wideman et son alter ego romanesque.
La quête créatrice, poussée par le démon de l’identification, minée par l’incapacité de pousser la fidélité à son modèle au point de générer une nouvelle révolution, semblait avoir démarré avec ardeur. Quand il reçoit dans un carton une tête coupée. Qui est-elle ? Qu’est-ce qui a justifié cette violence injustifiable ? Est-ce la cause noire qui est devenue fanatique ou le racisme lui-même ? « C’est ta tête. » se dit-il. « Enveloppée dans le papier bulle qui tendu dessus comme un préservatif lui écrase les traits ». Accompagnée par une citation de Fanon qui exhorte à « porter la guerre chez l’ennemi ».
Une fois de plus l’écriture est haletante, comme un jazz sombre, empruntant les accents de l’argot, voire du rap (comme dans L’Incendie de Philadelphie)… Revisitant les prémisses de ses précédents romans, leurs protagonistes, dont son frère, devenu proprement allégorique, ce livre oscille entre exploration intérieure et thriller, entre biographie personnelle et biographie d’un peuple, entre drame intime d’une psyché fracturée et épopée grandiose. La dimension pamphlétaire est également virulente, dénonçant la surpopulation carcérale américaine, évidemment surchargée de Noirs. Même si, tour à tour idéaliste (« Combien d’anges peuvent tenir sur une tête dépingle ? ») et férocement réaliste (« Un lascar ça a toujours besoin d’un autre pour se foutre sur la gueule »), il n’apporte guère de solution. Mais, est-ce facile ? Il se confie, amer, face à l’inéluctable : « l’impasse où mes écrits m’avaient mené. »
Mieux, le roman frôle la lisière du fantastique, lorsqu’il s’agit de tenter de persuader Jean-Luc Godard de faire un film sur Fanon, lorsque pour ce dernier, « L’écran du rêve resplendit comme une salle d’opération », lorsqu’il imagine qu’il parle « la langue de Homewood » au cinéaste. Le combat du héros de la cause tiers-mondiste parvient alors à se fantasmatiquement déployer, comme si son écrivain l’habitait de l’intérieur. Les niveaux de réalité et de fiction s’emboitent vertigineusement… Car « John Edgar Wideman écrit dans une maison hantée[5] » Que ce soit par la mémoire, par la violence et par les voix de la conscience, moins d’un peuple de couleur, que de l’humanité toute entière.
John Edgar Wideman est une mémoire, la mémoire de la noirceur dans laquelle on a trop souvent confiné les Noirs. Comme Louis Till. Aussi le romancier se fait un devoir d’Ecrire pour sauver une vie. Sauvetage symbolique, car post-mortem. En 1955, à Chicago, « Emmet Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche ». Devant « un jury d’une blancheur immaculée », l’adolescent devient un « martyr des droits civiques », sacrifié par un lynchage légal. Car ses assassins, « deux péquenauds blancs », furent acquittés. Poussé par la nécessité de la vérité et de la justice, Wideman reprend l’enquête en main, inventorie la famille, « Mamie Till » et surtout le père, Louis Till, enrôlé dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Car ce dernier est un personnage assez étonnant : jugé et condamné à mort pour viol meurtrier en 1945, il fut le voisin de prison du poète Ezra Pound[6], avant d’échouer dans un cimetière de l’Oise. Sur cette tombe seulement numérotée, car « mort sans honneur », Wideman va se recueillir. Fatalité paternelle ou injustice blanche ? Le fils a-t-il pâti du crime supposé du père ? Le trou noir de l’Amérique est bien celui où sont jetés les cadavres de la criminalité indissolublement mêlés à ceux de l’injustice.
Roman historique, puisque la fiction s’empare du réel, journal d’investigation et roman à thèse, Ecrire pour sauver une vie est à la fois un documentaire, et une tragique élégie, un amer réquisitoire et un intense devoir de mémoire à la hauteur de l’humanité.
Une conscience lyrique et tragique, une voix musicale, voilà l’irremplaçable et bouleversant John Edgar Wideman. Qui ne s’embarrasse pas de flatter son lecteur, qui le prend à la gorge, parfois avec une pointe d’exaspération à force de ressassement, et toujours le met à la barre d’une justice qui n’est pas encore née, sans angélisme ni manichéisme. Ce pourquoi, dit-il, « écrire des romans m’a marginalisé autant que j’étais marginalisé par ma supposée appartenance à ma race ». Cette marginalité nécessaire ne devrait s’éteindre que lorsqu’un écrivain noir n’aura plus besoin de s’affirmer à travers la condition humaine de sa peau, lorsqu’il aura pu abandonner cette aporie identitaire et sociétale de la couleur aux vieilles lunes des curiosités du passé.
traduit du russe par Hélène Henry, Actes Sud, 2017, 352 p, 21 €.
Andreï Platonov : Moscou heureuse,
traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Robert Laffont, 1996, 192 p, 20 €.
Andreï Platonov : Tchevengour,
traduit du russe par Louis Martinez, Robert Laffont, 1996, 432 p, 25,50 €.
Anna Starobinets : Le Vivant,
traduit du russe par Raphaëlle Pache, Mirobole, 2015, 480 p, 22 €.
Orwell et Huxley auraient-ils écrit 1984 et Le Meilleur des mondes, si l’auteur de Nous n’avait pas existé ? À lui seul, le Russe Evgueni Zamiatine (1884-1937) a inventé un genre romanesque, quoiqu’issu de la tradition de l’apologue : l’anti-utopie, elle-même hérité des utopies des Thomas More[1], Campanella et Karl Marx[2]. Partisan trop enthousiaste de la révolution bolchevique de 1917, il a bien vite déchanté : dès 1920 il tirait les leçons indispensables, en écrivant un roman apparemment bien éloigné de son temps, puisque censé voir se dérouler son action en un futur lointain, six siècles en avant, donc relever de la science-fiction. Le bonheur terrible de l’Etat Unitaire mis en scène dans Nous trouve ses avatars parmi les cités radieuses de son contemporain Platonov, et son correspondant contemporain dans le « service d’ordre planétaire » imaginé par Anna Starobinets, dans Le Vivant.
Sans guère de bruit, la première édition française, Nous autres, parut chez Gallimard en 1929, sous les doigts de Cauvet-Duhamel, s’inspirant d’une version anglaise. L’œuvre-phare d’Evgueni Zamiatine fut rééditée en 1971 avec une préface de Jorge Semprun. Outre le titre, plus conforme en sa concision à l’original, Nous, jamais édité en sa langue du vivant de l’auteur, l’on est frappé en cette nouvelle traduction par de réelles beautés, venues du texte russe établi en 1988 et qui fut fort symboliquement publié à l’occasion de la perestroïka. Le présent de narration remplace le passé, la formule plus judicieuse « contrainte idéale », remplace le « manque idéal de liberté ». En ce journal aux quarante « Notes », dédié aux « lecteurs planétaires », l’écriture est entrechoquée, plus étonnement métaphorique, elle gagne en intensité à mesure qu’elle passe du monde mathématique à celui de la liberté, hélas éphémère, comme en un cubisme coloré.
Outre un « Mur de verre », pour se protéger de la nature, « la Science de l’Etat Unitaire » a construit, grâce à Taylor, le « bonheur mathématiquement infaillible pour tous » ; où « être original, c’est enfreindre l’égalité ». La vie, y compris les « jours sexuels », est programmée par la « lex sexualis » communautaire et les « Tables » du temps commun. Ne restent que deux « heures privatives » par jour. Rien n’est propriété privée, même les enfants. Ceux que leur liberté a condamnés sont exécutés par liquéfaction dans un amphithéâtre, avec le concours d’un poète officiel, de la main du Bienfaiteur même.
Les noms chiffrés des personnages, déshumanisants, viennent, non sans humour, des numéros des pièces de charpente métallique du célèbre brise-glace Alexandre Newsky, pour lequel Zamiatine avait assuré le suivi de chantier. Aussi le héros, « D-503 », qui est un mathématicien rationaliste parfaitement intégré, se délecte de son métier de constructeur du vaisseau spatial « L’Intégrale » et d’ « O-90 » à la « bouche rose ». Cependant il se voit soudain bouleversé devant « I-330 » par le désir et l’éros, par la beauté du monde et l’aspiration à la liberté. Tentant de de briser le carcan sociétal en devenant un individu, il a « développé une âme » ! Jusqu’à ce qu’il soit brisé à son tour… La raison scientifique et politique exécute l’ablation de l’imagination du pauvre héros consentant, tandis qu’il voit sans état d’âme la « Cloche » torturer sa bien-aimée. Orwell n’oubliera pas ces scènes, pour en proposer une puissante réécriture et variation, à la fin de son 1984[3].
De cet univers parfait, Zamiatine a rendu un tableau solaire, effarant, au rythme haletant, intensément lyrique et tragique, grâce à une « maternité clandestine », une révolte éphémère des « Méphi », ces « ennemis du bonheur », sacrifiés sans pitié par la raison d’Etat. À la vigueur dramatique de l’intrigue répond la puissance politique d’un roman illustrant le hiatus entre libéralisme et totalitarisme.
Zamiatine sut également être un bon écrivain de mœurs, par exemple avec L’Inondation[4], un récit de 1929. Trophim et Sophia vivent paisiblement, quoique pauvrement et privés d’enfant ; aussi ils adoptent la jeune Ganka. Qui bientôt rejoint Trophim dans son lit. Quand se mettent à monter les eaux de la Néva il faut déménager à l’étage. Tout rentre dans l’ordre, sauf la râpe de la jalousie, et la hache… Dans la grande tradition russe de la nouvelle réaliste, de Tourgueniev à Tchékhov, Zamiatine montre une facette plus discrète de son talent, descriptif et psychologique. On aurait pu imaginer que cette « inondation », pourtant d’origine naturelle, puisse être une métaphore d’une plus insidieuse encore invasion humaine, celle de la tyrannie soviétique. Plus simplement c’est celle de la montée des sentiments, de la haine et de la colère tragique ; puis d’une culpabilité modestement voisine de Crime et châtiment de Dostoïevski, le tout dans une prose habile et peu à peu expressionniste.
De ce météore des lettres russes, on lira également Au Diable vauvert[5], bref roman satirique que l’on jugea antimilitariste, à moins de préférer Les Insulaires[6], charge vigoureuse contre le conformisme et le machinisme. Ce qui ne manquera pas de nous rendre plus attachant encore cet avertisseur, dont la sûreté éthique n’est plus à démonter…
On ne s’étonnera pas que, poursuivi par le régime stalinien, Zamiatine, ce misérable hérétique du communisme et de l’Union Soviétique, affreusement méconnu, meure à Paris en 1937. Son échec est le miroir du destin du personnage numéroté de Nous. C’est avec un amer plaisir que nous lisons et relisons, en une version plus fidèle à l’original, « un infect pamphlet contre le socialisme », selon l’Encyclopédie littéraire soviétique en 1931. Un tel jugement lapidaire ne peut que donner une furieuse et succulente envie, non seulement aux tristes contemporains éclairés de Staline, mais à notre temps, en rien immunisé contre les prometteurs totalitarismes, férus d’éradication de l’individualisme et de l’imagination, de méditer un ouvrage prémonitoire et brillant qu’il est urgent de réhabiliter en son génie.
Une fois de plus un tragique destin attendait un écrivain soviétique, contemporain de Zamiatine. Il ne s’appelait qu’Andreï Klimentof ; aussi choisit-il le prénom de son père Platon, pour se faire un pseudonyme digne du philosophe grec et utopiste de La République. Communiste fervent, son œuvre n’eut pas la place qu’il lui rêvait dans la radieuse cité soviétique. Né en 1899, mort en 1951 dans un sordide misère, il écrivit de nombreux textes dont peu virent le jour de son vivant, car interdit de publication en raison de son scepticisme envers la collectivisation stalinienne. Il avait cru naïvement que la révolution libérerait l'esprit populaire. Or il fut repoussé par Maxime Gorki, traité de « salaud » par Staline, effacé par l’Histoire soviétique. Seule la fin de la perestroïka et l'exhumation des archives secrètes du KGB permirent qu’il fût tardivement réhabilité.
Son roman, Moscou heureuse, est celui d’une allégorique jeune fille prénommée « Moscou » et détentrice glorieuse d’un de ces noms que la révolution offrit à la génération nouvelle. En tant qu’orpheline elle illustre cette tabula rasa d’après l’esclavage bourgeois et d’avant le bonheur collectiviste. Elle participe à toutes les activités du grand socialisme dont elle est le porte-drapeau. Libre et heureuse, elle séduit tous les hommes, ingénieurs et savants. Mais leur désir est une trahison de l’idéal, tel que le ressent Sartorius : « Le monde nouveau était dans les échafaudages, mais son cœur à lui, indigent, restait éternellement fidèle au sentiment solitaire d’un temps où ses seules relations étaient sa parentèle ». Le dilemme est poignant entre individualisme et collectivisme, entre éros et politique.
Les récits de Platonov sont des paraboles, des contes philosophiques, explosifs l’air de rien. Usant d’un style protéiforme qui suscita l’admiration du poète Joseph Brodsky, Platonov oscille entre panégyrique de la langue de bois, lyrisme, naturalisme, et bien sûr ironie. En fait il est un maître méconnu de l’anti-utopie. Ce que confirme son plus vaste roman Tchevengour, écrit entre 1926 et 1929, dont le titre désigne encore une fois une ville. Sauf qu’il s’agit d’une maigre bourgade qui ambitionne d’incarner l’achèvement du communisme. Imitant malgré lui Don Quichotte, Kopionkine a nommé son cheval « Force prolétarienne » et mène une quête picaresque pour instaurer un socialisme non seulement mystique, mais d’un ascétisme forcené. Une fois exterminés capitalistes, Russes blancs, demi-blancs et koulaks, les bolcheviks de Tchevengour ne sont plus douze, apôtres misérables et cruels, antithèses pitoyables de ceux du Christ. Là pas de travail, car il entraîne au désir des fruits de son travail, et la propriété - c’est bien connu - c’est le vol et l’oppression. Des discours, une vie sociale omniprésente, plus rien de personnel, plus de pensée libre, plus d’amants. Les habitants sont des « amaigris du bonheur ». Ne reste que le dénuement le plus terrible. La satire de l'Homo sovieticus est sans pitié.
Pourtant le désir et la faim reviendront pour donner vie à l’immensité de l’espace. Car Tchevengour est également un hymne au terroir russe, aux fleuves qui l’irriguent, à l’intransigeance de son climat. Ce roman-poème, cette caricature d’épopée, coule animée d’un vaste rythme, parfois heurté, souvent âpre, charriant les vicissitudes, les tyrannies et les vanités de la condition humaine.
Moscou heureuse et Tchevengour sont à glisser entre les utopies de Thomas More et d’Aldous Huxley, mais aussi, pour le domaine russe, entre Les Hauteurs béantes de Zinoviev et L’Archipel du goulag de Soljénitsyne. Ces paraboles ironiques et dystopiques, ces fresques décapantes sont sans le moindre doute la prémonition autant que la vérification de l’impossible réalisation du communisme radieux.
Autre anti-utopie aux versants également vertueux et infâmes : Le Vivant de la russe Anna Starobinets. Peut-on exister sans être répertorié ? se demande son roman. À cette question angoissante, surtout parmi ces temps où l’œil de Big Brother[7]guette nos connexions et nos mot-clefs, où la France traque les « discours de haine[8] », où la Chine communiste surveille et châtie ses citoyens grâce à une reconnaissance faciale en voie de devenir universelle, la jeune auteure russe donne une réponse science-fictionnelle qui n’aura pas grand-chose pour nous rassurer. Pire encore si un « Service d’ordre planétaire », s’appuyant sur des technologies les plus sophistiquées et intrusives, s’assure le pouvoir définitif, comme l’imagine Anna Starobinets en 2014. Cette romancière russe, aux armes fictionnelles bien affutées, a su créer un univers cohérent et troublant, mais aussi son vocabulaire. La littérature est pour elle, dans la tradition des auteurs de dystopies, un moyen sûr de nous alerter sur les révolutions anthropologiques et politiques des pouvoirs peut-être à venir, empruntant un dévoiement de l’intelligence artificielle au service d’une post-humanité.
Chacun porte un « implant » qui le relie à un organisme total : « Le Vivant ». L’ADN d’un mort renaissant au sein d’un nouveau corps, la population ne peut, selon le fondateur « Livre de la vie », excéder trois milliards. En la perfection réalisée d’un tel monde, l’impensable ne peut surgir pour imaginer un contrepied romanesque et enclencher l’intention dramatique. Que faire d’un inconnu sans « incode » ni patrimoine génétique, que l’on se résout à appeler « Zéro » ? Ce dissident, peut-être involontaire, enfreint gravement les règles du « Service d’ordre planétaire ». Traqué par Ed et Cerbère, il confie son autobiographie, ses inquiétudes au lecteur, alors que « toute déconnexion du socio entraîne la suppression des paramètres individuels ». Quoique « corrigé », qui sait s’il peut être un criminel, alors que ce monde n’en contient plus aucun. À moins que les criminels aient pris le pouvoir…
Ce futur, probable, est à la fois délicieusement tentant et terrifiant. Par exemple, « en mode luxure, tu partages avec tes amis, chacun des cinq sens auxquels tu as accès ». Attention cependant, si l’on fait partie des individus « à vecteur criminalo-destructeur », à ne pas devoir séjourner en cette « maison de Correction » où « le Fils du Boucher », « Cracker » et « Zéro » sont bientôt soumis à la « rétrospection incarnationnelle » !
Dans la mouvance d’une science-fiction russe déjantée, où s’illustre également un Vladimir Sorokine[9], Anna Starobinets nous piège en cette anti-utopie coruscante et cinglante, qui est un digne successeur des chefs-d’œuvre d’Huxley[10] et d’Orwell[11]: ce Zéro, est-ce le souvenir du malheureux héros de Nous ? Est-ce vous, est-ce moi ? Jusqu’à nos strates les plus profondes, ce nouveau régime romanesque nous étudie, nous réjouit, nous rééduque, nous efface. Rééduquer et traquer la population masculine criminelle n’est qu’une prémisse de la rééducation universelle. Dans la tradition de ses aïeuls Zamiatine et Platonov, Anna Starobinets interroge et remet en question la nature de l’identité individuelle et par conséquent de la liberté au sens politique, menacée en sa fragilité, dans le cadre d’une société où l’interconnexion informatique et celle neuronale ne font qu’un…
Dezso Kosztolanyi : Kornél Esti, traduit du hongrois par Sophie Képés,
Cambourakis, 272 p, 20 € ;
Dezso Kosztolanyi : Portraits, traduit par Ibolya Virag et Michel Orcel,
La Baconnière, 192 p, 16 € ;
Deszo Kosztolanyi : Une Famille de menteurs, traduit sous la direction d’Andras Kanyadi,
Cambourakis, 112 p, 10 €.
L’altérité du portrait frôle souvent le miroir. Portraiturer autrui, n’est-ce pas aussi, un peu, par l’imminence de ses choix, se dire soi-même ? Un étrange écrivain hongrois a su illustrer cette problématique, exposant le mystère fascinant des personnalités. Mais de celui qui raconta dans Kornél Esti l’histoire d’un traducteur kleptomane subtilisant l’argent des textes qu’il était censé rendre, on ne peut attendre qu’une belle propension à l’humour. C’est également chose faite avec ces trente-cinq Portraits du Hongrois Dezso Kosztolanyi (1885-1936), souvent francophiles, qui ne sont pas loin d’être composés au hasard. Portraits également, que ceux d’Une Famille de menteurs, jusqu’à ce que s’écaille le vernis de l’apparence, jusqu’à mettre à nu les ressorts de la fiction.
C’est dans sa suite romanesque titrée Kornél Esti que Kosztolanyi réunit ce qui était d’abord d’éparses nouvelles, formant ainsi une promenade fantasque peuplée de figures hautes en couleurs. Parmi la Budapest des années vingt, parcourue par le personnage éponyme, masque et alter ego de son auteur, le réalisme côtoie le fantastique et l’absurde. Car depuis l’enfance, l’écrivain et son étrange ami, « mon frère et mon contraire », se complètent, s’opposent : « c’est lui qui m’initia au mal (…) qui inocula l’ironie à mes sentiments ». Le premier lui propose : « Je suis la fidélité même. Toi, à côté de moi, tu es l’infidélité, le papillonnage, l’irresponsabilité. Fondons une firme. Que vaut l’homme sans le poète ? Et que vaut la poète sans l’homme. Soyons coauteurs ». Ce projet créateur devient un art poétique : « une biographie romanesque (…) Ne l’intègre pas à un quelconque récit stupide. Que tout reste comme il sied au poème : fragment. » Leurs styles sont, l’un « classique », l’autre « romantique » avec « beaucoup d’adjectifs, beaucoup de comparaisons », dont le premier supprimera cinquante pour cent. Infiniment facétieux, Kosztolani, peut-être flirtant avec le surréalisme, illustre à merveille le dédoublement entre l’auteur et son personnage.
En un tableau sans cesse renouvelé, le héros - ou anti-héros - fait connaissance avec la « société humaine ». Bientôt il éprouve le « mystère du baiser » d’une jeune fille, qui lui semble « une serpillère lourde et trempée » ; il a un mal fou à se débarrasser de son héritage, traverse toutes sortes de picaresques péripéties, y compris dans le milieu des journalistes et des poètes. C’est là que l’on retrouve notre fameux traducteur kleptomane, au chapitre XIV : « Dans lequel nous levons le voile sur les mystérieux agissements de Gallus, traducteur cultivé, mais dévoyé ». Nous apprenons avec surprise qu’il fait disparaître, de sa par ailleurs impeccable traduction, les bijoux des personnages, les lustres des châteaux : « il s’était approprié illégalement et indument dans l’original anglais 1 579 251 livres sterling, 177 bagues en or… » Pour reprendre le titre de Michel Foucault, où se trouve la limite entre les mots et les choses ? Comprenons qu’il sera bien difficile de ne pas succomber à l’humour de Kosztolanyi…
Outre que chacun à leur façon ils répondent à la question Comment vivre ? Ou, La vie mérite-t-elle d’être vécue ? Ces Portraits sont ordonnés chronologiquement, de la sage-femme au fossoyeur, et, peut-être, hiérarchiquement, puisque l’écrivain est sacré bon avant-dernier : lui dont « les mensonges sont différents ; ils représentent plus que la vérité. » Tranche de vie, mode d’existence, scalpel sociologique, tout est finesse en ces courts entretiens, presque dialogues philosophiques, mieux que reportages journalistiques. Du diplomate à la domestique, ces vignettes des cœurs et des classes sociales sont pimpantes, attendries, parfois inquiètes, sinon cruelles. En fin de compte, sauf la choriste, chacun est plus vaniteux que l’autre, comme chez le barbier où l’on « admire son visage ».
Le profil psychologique est rapidement saisi, non sans ironie, tel le hussard qui parle « de chevaux et de filles » et dont les amours durent « le temps de les berner ». En quelques mots, l’on sait tout des secrets du boulanger, comme de l’éboueur, dont l’observation des ordures permet de dire : « comprendre, c’est pardonner ».
L’humour caracole. Le souffleur de théâtre fut puni en classe pour avoir « soufflé ». Le maître-nageur « se tait comme une carpe (…) Il s’avère pourtant qu’il a le sang chaud ». Reste à découvrir l’élégante qui se confesse à géométrie variable devant la tombe de ses parents ; comme quoi la personnalité est faite de plusieurs tiroirs, changeants, pas forcément cohérents. Mais aussi le bibliothécaire, l’imprimeur, tous ces astres bien terre à terre qui composent le système solaire de l’écrivain…
Quand les philosophes font profession de chercher la vérité -à moins qu’ils polissent des mythes et des utopies politiques- les écrivains de fiction sont forcément des menteurs. Le Hongrois Deszo Kosztolanyi est l’un des plus acharné d’entre eux, tout en se cachant malicieusement derrière les personnages d’Une Famille de menteurs. Parmi ces nouvelles volontiers loufoques, on ment au point de prétendre parler le chinois ou le français, par vanité, obstination et fantasme. Une « fille laide » correspond avec un potentiel amoureux et joint à sa lettre « la photographie de sa sœur cadette », d’ailleurs décédée, pour se payer d’une illusoire exaltation. Un tricheur qui sort de prison va jusqu’à tricher aux cartes avec son fils. Quant à la peur de la mort qui s’empare de très jeune gens devant le cadavre d’un bébé, elle n’est que le masque du désir. Le texte le plus brillant est peut-être celui où un comédien se joue d’ « une vie passée dans la beauté et la fange ». La nouvelle-titre est un festival de mensonges, entre un père incarcéré pour « détournement et falsification de fonds » et une famille qui donne un permanent spectacle peu à peu déjoué. Malgré l’amusement du lecteur, le pathétique enfle, entre récit psychologique et satire sociale.
Une toute autre ambiance imprègne Venise[1], petit recueil bigarré, véritable pot-pourri, entre des citations de Byron sur les gondoles, de Goethe et Rilke, et la confession d’un mélancolique qui réussit son exil dans la cité des Doges, où « la vie est un théâtre »… L’art du récit bref, du fragment, excelle dans ces miniatures, qui ne peuvent que séduire et conduire le lecteur vers le plus vaste recueil de Deszo Kosztolanyi : son pas assez fameux et scandaleusement méconnu Kornel Esti. En filigrane, comme parmi les Portraits, qui sont pourtant ceux d’autrui, se lève un autoportrait avec son double et aux plusieurs volets. De celui qui a les vertus majeures de la curiosité et de l’empathie : Kosztolanyi lui-même, prestidigitateur du récit.
Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Discrétions,
traduit de l’anglais par Claire Vajou,
Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 432 p, 25 €.
Pierre Rival : Ezra Pound en enfer,
L’Herne, 2019, 256 p, 15 €.
La compromission et l’enthousiasme en faveur des régimes totalitaires n’est pas à l’honneur des poètes et des écrivains. Aragon et Eluard[1]avec le communisme soviétique, Céline[2] avec le nazisme, mais aussi Gabriele d'Annunzio et l’Américain Ezra Pound (1885-1972) avec le fascisme mussolinien. Au-delà de celui qui se rendit célèbre en vitupérant à Radio Rome contre les Etats-Unis, sa patrie d’origine,ce dont témoigne l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, voici une façon plus humaine de nous réconcilier avec le poète américain pour le moins controversé : l’autobiographie de sa fille, Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Saura-elle nous réconcilier avec son œuvre majeure, les Cantos[3], cette ruine descendue des poésies grecques, latines, italiennes et anglaises, ces briques érodées, aux échafaudages déglingués, ces champs de poussières charbonneux aux soudaines beautés diamantées…
La petite fille, née en 1925, babille en dialecte dans une ferme du Haut-Tyrol italien, parmi les agneaux et les vaches. Elle est heureuse, « en nourrice », dans cette montagne lointaine. Parfois, un homme vient la visiter : son père, qu’elle appelle « Babbo », se présente comme écrivain, en « Histoire, politique, économie ». Elle oscille entre allemand et italien avant de l’accompagner à Venise. Au retour aux abords de la frontière autrichienne, la loi fasciste italienne s’applique. Mais bientôt, à Rapallo, elle ne quitte plus son père qui lui fait apprendre les langues, les arts, la littérature, en même temps qu’il l’envoie dans une école sélect et fort religieuse près de Florence. Celle qui lui tient lieu de mère, Olga Rudge, qu’elle appelle « Mamile », est violoniste et lui joue « la Chaconne de Bach » alors qu’elle anime des concerts à Rapallo. Ainsi deux parents attentifs veillent sur son éducation musicale, en particulier au travers du « Prêtre roux », Vivaldi, et d’Histoire de l’art, à Sienne, par exemple. « Babbo » va jusqu’à lui faire traduire les Cantos en italien !
Ses diatribes obsessionnelles contre les banques et « l’usure[4]» -« l’Usure liée au mal qu’elle fait à l’art », ou « le système financier de l’usure [est] la cause des guerres », répète docilement Mary-, font de Pound un réactionnaire, dans le bon ou mauvais sens du terme si l’on veut, par ailleurs antisémite. Peu à peu Mary comprend qu’il n’est plus « maître de parole ». En 1943, elle repart pour les montagnes du Tyrol, devient secrétaire dans un hôpital.
Car le pire est à venir : les envolées et logorrhées d’Ezra sur l’antenne de Radio Rome, exaltant le fascisme de Mussolini et vouant aux gémonies les Etats-Unis. En avril 1943, il y déclara : « Je pense que ce pourrait être une bonne chose que de pendre Roosevelt et quelques centaines de youpins si on pouvait y parvenir par des moyens légaux[5] ». Lors de l’arrivée des troupes américaines, il fut inculpé de haute-trahison, menacé de mort, enfermé dans une cage métallique à Pise, avant de rejoindre un hôpital psychiatrique outre-Atlantique. À quelque chose malheur est bon, car de cette cage naquirent ses plus beaux et intelligibles Cantos : les Cantos pisans. Car « difficile est la beauté » dit le canto LXXIV.
Pourtant Mary le voit comme « le héros, la victime, le Juste qui avait tenté de sauver le monde et était devenu la proie des forces du mal ». Mais surtout, « c’est probablement à cause de l’intensité de joie et de vision qu’offrent certains passages, que les Cantos sont peu à peu devenus le seul livre dont je ne pouvais me passer ». D’autant qu’elle eut à dactylographier ceux issus de l’épreuve de Pise. Plus tard, mariée avec Boris, devenue, non sans courage, la dame du château de Brunnenburg, dans le Tyrol italien, elle rendra visite à Washington au « plus grand poète de la nation enfermé dans un asile de fous ».
Cette plaidoirie autobiographique est profondément attachante. Pleine de vie, elle transcende tout un monde, sans la moindre prétention : la jeune fille a parfaitement conscience de ce qu’elle ne comprend pas, en matières philosophique et politique. On ne peut que l’associer avec profit avec la magistrale biographie du poète par Humphrey Carpenter[6], car cette dernière rend justice avec plus d’objectivité au passeur qui contribua à la rédaction et à la publication des œuvres de James Joyce et Thomas Stearn Eliot, tout en n’occultant pas un instant la tournure politique profasciste de son personnage. Mais, venue de Mary, qui ne cherche pas excuser les errements politiques paternels, cette belle édition reste marquante pour le témoignage d’une vraie piété filiale, de plus enrichie de notes judicieuses de la part de la traductrice. Même si elle ne mérite qu’un petit bémol. Sa quatrième de couverture, pour le moins pudique, à la lisière de la mauvaise foi, motive ainsi l’incarcération du poète : « pour avoir dit haut et fort que le monde est gouverné par les fabricants d’armes et les pseudo-lois de la finance […] des idées prophétiques ». Rien du pro-fascisme et de l’antisémitisme, même s’il ne s’agissait que de mots, et pas un instant d’activisme.
Au détour de cette autobiographie, les nombreux extraits des Cantos cités sont toujours amenés à propos, lors d’une vision du « dôme de Michel-Ange », par exemple, ou pour en déplier la dimension également autobiographique ; c’est ainsi qu’en son enthousiasme communicatif Mary de Rachewiltz nous offre des clefs pour mieux comprendre le grand-œuvre paternel.
Les Cantos (écrits entre 1915 et 1960) sont une étrange, fascinante et décevante épopée. Pour respecter le genre, ils commencent par une traduction toute lyrique du voyage maritime homérique. La Grèce, l’Italie, les Etats-Unis, La Chine sont les étapes de la progression intellectuelle d’un vaste opus bourré d’allusions jusqu’à la gueule. Cependant, l’on est loin de la beauté d’œuvres précédentes, comme l’élégiaque Hommage à Sextus Propertius,[7] en 1917 :
« En vain Cynthia, tu as beau crier,
l’ombre est sourde à ta plainte,
Que sauraient dire ces débris osseux ».
En effet, la lecture des Cantos est rapidement éprouvante. Fatras, salmigondis, olla podrida, anecdotes sans intérêt, didactisme économique primaire et sentencieux, jongleries entre plusieurs langues, cacophonies grecques, italiennes, latines et semées de caractères chinois, allusions plus ou moins obscures à Dante et Confucius qui tombent souvent à plat, prosaïsme rangé sous forme de vers libres disposés de manière passablement arbitraire. Est-ce faute d’en posséder les arcanes ? Prenons quelque exemple au hasard, dans le canto XLVII, sous les auspices de la critique des Etats-Unis :
« nul homme public jusqu’en 1850
n’exprima de doute qt. à l’immaculée
nature du gouv’nement par majorité
Ou bien satisfaits des constitutions U.S.
ou bien trop timides pour spéculer sur les constitutions en général
représentants du peuple… susceptible d’amélioration (question ?)
…lu Thucydide sans horreur ? »
Ou dans le canto LXXXV de la partie « Forage de roche » :
« Ni par les Chinetoques, ni par les sophistes,
ni par les enfantillages hindous ;
Dante, sorti de St Victor (Richardus),
Erigène avec des citations en grec dans ses vers
Yi Yin obligea le jeune roi à se retirer du monde
près de la tombe T’ang pour méditer sur les choses,
car ils font une guerre sans pitié à la CONTEMPLATIO. »
Que reste-t-il de ce « bric -à-brac (LXXVI) », de ce collage post-cubiste, de ce ratage magnifique, sinon une mine pour les universitaires, sinon des bribes splendides à picorer avec une infinie patience : très shakespearienne, « L’énorme tragédie du rêve dans les épaules courbées du paysan (LXXIV) » précède une allusion à la mort de Mussolini ; ou « l’élastique soie des vers dans la lumière de la lumière est la virtu (LXXIV) » ; ou bien « la chasseresse de plâtre brisé n’est plus de quart (LXXVI) » ; ou encore « le Mt Taishan est pâle comme le fantôme de mon premier ami »…
Revenons aux poèmes de jeunesse. Le rôle du poète est acclamé dans « N.Y. » : « Ma ville, mon aimée […] j’insufflerai en toi – une âme ! » Il s’adresse aux « Muses aux genoux délectables », en proposant en 1910, une dimension visuelle étonnante à « L’art » imagiste :
« Arsenic vert barbouillé sur un habit blanc comme un œuf, /
Fraises écrasées ! Allons, laissons nos yeux se réjouir[8] ».
Probablement Ezra Pound était-il plus persuasif avant les Cantos.
Ajoutons une pièce au dossier avec l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, qui non seulement déplie les années 1943-1945 du poète en Italie, mais livre quelques discours du poète plus que fascisant. L’on passera sur la préface de Michel Onfray qui, avec justesse, ne veut pas « que l’œuvre soit jugée à l’aune des soutiens politiques que tel ou tel aura donné à tel ou tel dictateur », mais se ridiculise un tant soit peu en qualifiant celle-ci de « géniale et ogresque », et en affirmant que l’auteur des Cantos « dit oui, lui, à la raison, à la logique, au sens, au réel, à la réalité, aux choses, aux objets, à la matière, au atomes, à l’intelligence, à la conscience, à la connaissance. Il est poète et philosophe comme Héraclite et Parménide ». Fichtre ! Pour un homme qui découvre le concept d’« usure » et en fait un pamphlet répétitif et obsessionnel en dépit de toutes connaissances économiques, et se laisse fasciner par Mussolini[9], pour un poète dont l’œuvre est un vaste chantier où l’archéologue du sens a du mal à retrouver des bribes de poésie, voilà qui est pour le moins hyperbolique.
C’est bien ce que dit Pierre Rival : « une épopée en mosaïque dont la conception d’ensemble paraissait lui avoir échappé autant qu’elle avait échappé à ses lecteurs ». Voilà un homme qui non seulement a vécu l’enfer de la cage de fer de Pise dans laquelle il a été enfermé par l’armée américaine, mais s’est fourré, de la manière la plus convaincue et la plus enthousiaste du monde, dans l’enfer de la foi fasciste pendant les années de guerre, en soutenant vigoureusement la nazisme, en vitupérant contre les Juifs, le capitalisme et les Etats-Unis, sa patrie, qui s’ingéniait en sacrifiant ses « boys » à libérer l’Europe du nazisme ! Le pire étant qu’à la fin de sa vie, il n’avait pas renoncé à de telles inepties…
La logorrhée poundienne anti-américaine à Radio Rome, chargée jusqu’à la gueule de « youpins », est aussi délirante et immonde que celle de Céline. Elle alterne avec le récit des bombardements alliés sur l’Italie, avec le tableau de ses coreligionnaires convertis au fascisme, avec celui de la fuite du poète vers le Südtirol et le lac de Garde, d’abord à pieds, après l’arrestation du Duce, en une grotesque épopée écrite avec vivacité, ponctuée de tableaux effrayants et édifiants ; mais aussi d’attendrissantes scènes de famille où l’on retrouve sa fille Mary. Mis en examen pour « haute-trahison » par Washington, le poète qui mélange Confucius et la Renaissance italienne en un imbuvable salmigondis, voit dans la reddition italienne le signe de sa fin, dans le reprise en main par l’Allemagne une espérance, puis la certitude nouvelle « d’être aux commandes de toute l’artillerie idéologique fasciste ». Enfin arrêté à Rapallo par des partisans, le voici interrogé par les autorités américaines sans que son délire cesse, puis encagé avec pour seule ressource d’écrire les Cantos pisans, publiés ensuite en 1948. Il ne semble pas inquiet de prendre l’avion pour Washington, alors qu’il est menacé de « finir au bout d’une corde ». Seul l’internement psychiatrique le sauvera, lui permettant d’écrire encore bien des Cantos…
Si Pierre Rival a longtemps projeté une biographie de Pound, il en a tiré ce réquisitoire imparable, non sans une certaine tendresse néanmoins pour son modèle aux vers parfois splendides, cet essai-récit roboratif, ponctué de retours en arrière et poussé par un lyrisme passionné, qui, en creux, a quelque chose d’une humble confession : lui aussi « a brûlé au feu de la Révolution » (que l’on devine communiste) et s’est « enfoncé dans la gorge le stylet de la parole putride ». Dommage que ce beau livre soit entaché par un tropisme trop commun : conclure par une abjecte allusion à Donald Trump, « élu Président des Etats-Unis sur un programme isolationniste et populiste qui aurait sans doute séduit le poète ». Reductio ad hitlerum quand tu nous tiens…
Aujourd’hui Ezra Pound est devenu un mythe : un de ces poètes qui ont connu sur terre l’équivalent d’un cercle de l’Enfer de Dante. Fourvoyé dans l’illusion fasciste, certainement n’a-t-il pas su faire de ses Cantos une nouvelle Divine comédie, à moins que la touchante piété filiale de sa fille, Mary de Rachewiltz, puisse nous en convaincre. La trouble fascination de ses admirateurs, traducteurs et éditeurs, aveuglés par la marotte avant-gardiste en matière de poésie n’est pas exempte de compromission politique, même involontaire, et manque d’une dose d’éthique intellectuelle, de la même façon que d’autres ont pu s’aveugler devant les convictions communistes des Aragon et des Sartre… Le dernier mot reste à Dominique de Roux, pour qui le poète américain est « une bouche de néant, de fulgurations, de vide, qui s’identifie analogiquement et ontologiquement avec toutes les bouches d’absolu[10] ».
Benjamin Constant : Cours de politique constitutionnelle,
Plancher & Béchet, 1820. Photo : T. Guinhut.
Les libertés politiques et romantiques
de Madame de Staël et Benjamin Constant
à la Fondation Bodmer.
Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté, Perrin / Fondation Bodmer, 208 p, 35 €.
Ghislain de Diesbach : Madame de Staël, Perrin, 656 p, 26 €.
Madame de Staël : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1728 p, 65 €.
Benjamin Constant : Œuvres, La Pléiade, Gallimard, 1696 p, 65 €.
Les amitiés et les amours littéraires sont les plus beaux, surtout si, dépassant les fictions qu’ils ourdissent, les amis et amants sont eux-mêmes écrivains. Qui plus est si ce sont des amants de la liberté, comme Germaine de Staël et Benjamin Constant. L’une fête le bicentenaire de sa mort, en 1817, l’autre les deux-cent cinquante ans de sa naissance, en 1767. Ce pourquoi la Fondation Bodmer, sise à Genève, a l’intelligence de les réunir dans une somptueuse exposition et dans un tout aussi somptueux album catalogue. Ces pionniers du romantisme et du libéralisme, malgré les orages de leur passion, voient également la possibilité de joindre joue contre joue deux Pléiades qui leurs sont consacrés.
« J’en devins passionnément amoureux », dit-il tout net dans son récit intitulé Cécile. C’était à Lausanne en 1794, alors qu’elle découvrait « un homme plein d’esprit ». S’il n’y avait eu que la passion ! Mais de surcroît et plus vrai, une réelle intimité intellectuelle les unit. Germaine et Benjamin sont en effet sont des « enfants des Lumières », réprouvent autant la Terreur révolutionnaire et l’absolutisme napoléonien, et tous deux écrivent bientôt des romans psychologiques qui magnifient la sensibilité.
Née Necker en 1766 à Paris, Germaine de Staël fut élevée par sa mère avec grande ambition, un peu comme l’Emile de Rousseau, mais non comme Sophie, quoiqu’elle la fit lire bien plus tôt que lui. Elle vit ensuite à Coppet auprès du lac Léman, et le restera trop à son gré, exilée d’une ville parisienne qui lui est politiquent contraire. La biographie généreuse, pétulante et roborative de Ghislain de Diesbach nous la présente très tôt douée pour les Lettres. Elle doit son nom à son époux Erick Magnus de Staël-Holstein, passablement indifférent. À cet égard Ghislain de Diesbach entraîne son lecteur, avec un luxe de détails stupéfiant, comme si l’on y était, parmi les passions et intrigues politiques de la Révolution, ne cachant rien du courage de son héroïne pendant la Terreur, des orages de l’adultère et des enfants probablement venus de la cuisse de Benjamin : Germaine est attachante, insupportable, brillante. Sa passion pour la liberté politique ne sera pas vue d’un bon œil par Napoléon, qui n’aura de cesse de l’empêcher de revenir à Paris : ce qui lui fit écrire Dix ans d’exil.
« Vilain Don Juan », Benjamin Constant entre en scène. Ses aventures amoureuses, sa passion du jeu rivalisent de rocambolesque. À force de persuasion, il emporte la place sur ses concurrents nombreux. Elle conçoit, en 1796, de ses expériences sentimentales tempêtueuses, un traité : De l’Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Ses talents de salonnière et d’intrigante, sa liberté amoureuse autant que ses convictions en faveur d’une sage République lui valent admiration, mais aussi cabales et hostilités misogynes. Bientôt, dans ses Considérations sur la révolution française, elle se fait hostile envers la prise de pouvoir de Napoléon, préférant au despotisme le modèle parlementaire anglais et ne voulant pas « prostituer la pensée à la force ».
Elle deviendra la femme la plus célèbre d’Europe, en commençant par De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, en 1800, qui inaugure son volume d’œuvre d’Œuvres en Pléiade. Là elle examine chaque littérature en ses « rapports avec la religion, les mœurs et le gouvernement », puis « l’état actuel des Lumières en France ». Non sans dénoncer « les préjugés contre les femmes qui cultivent les Lettres ». C’est avec un enthousiasme critique sans cesse renouvelé qu’elle rend compte « de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans la poésie et les arts ».
Delphine, son roman épistolaire, comme il était de mode depuis Richardson, Rousseau, Goethe et Choderlos de Laclos, est un brin touffu. Ce qui n’empêchera pas cette « histoire de la destinée des femmes » d’obtenir un franc succès. Publié en 1802, il conte les amours contrariées de l’héroïne éponyme et de Léonce. Les jalousies et calomnies vont s’enflammer, les conflits moraux, nés des conventions de la société, vont s’exacerber au point d’empêcher leur union amoureuse. Deux morts tragiques chapeauteront enfin l’intrigue un peu démesurée, mais dont les qualités d’analyse psychologique sont sans nombre.
Il suffit de lire les premiers chapitres de Corinne ou l'Italie (1807) pour se convaincre sans peine que Madame de Staël écrit avec autant d’élégance que de richesse. Son personnage, Oswald, un riche Anglais en route vers l’Italie, est un mélancolique que taraudent des souvenirs paternels, archétype romantique digne de Robert Burton et de son Anatomie de la mélancolie[1]. Ce qui ne l’empêche pas de se comporter en héros, resté cependant modeste, lors d’un incendie à Ancône. Mais voyant et entendant sur le Capitole la belle Corinne couronnée des lauriers du poète, il « était trop captivé par les charmes de Corinne pour se rappeler alors ses anciennes opinions sur l’obscurité qui convenait aux femmes ». Ainsi elle est une femme idéale au sein de l’idéalisme romantique et une icône d’un féminisme revendiqué.
Corinne ou l’Italie justifie parfaitement son titre lorsque son héroïne guide avec lyrisme et enthousiasme Oswald à travers Rome, du Panthéon au Vatican et au Forum ; le lecteur est avec eux emporté dans ce voyage culturel, d’autant mieux s’il l’a lui-même vécu. On pourra cependant trouver que cet hybride de roman et de guide sacrifie un peu l’intrigue. Une dimension esthétique et éthique s’élève devant la splendeur impériale romaine, lorsqu’Oswald, pensant aux esclaves et aux Chrétiens persécutés, « cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie des arts ne pouvait jamais lui suffire ». Tourmenté par le souvenir de son père qui avait souhaité lui voir épouser la trop jeune alors Lucile, Oswald ne peut se résoudre à succomber jusqu’au bout à Corinne, elle passionnément amoureuse et sans ambages. Ni Oswald ni Corinne n’oserons vraiment rompre avec « les préjugés de leurs nations ». Elle n’ose révéler son illustre naissance anglaise dont elle s’est détachée en épousant l’Italie. Il n’ose accepter la légèreté italienne. Le départ d’Oswald pour la carrière militaire en Angleterre, puis ses noces contraintes avec Lucile, alors que Corinne lui a sacrifié sa carrière littéraire, seront l’engrenage de la tragédie. Le conflit entre l’amour et le devoir innerve le roman, dont le personnage féminin est le plus remarquable, à l’aube d’un XIX° siècle qui peine à reconnaître la liberté des femmes. En lisant cette affinité et ces distances entre les tempéraments anglais et italiens, on n’est pas sans penser aux futurs romans d’Henry James[2]…
On peut être stupéfait de constater qu’un grand absent trône au cœur de ce Pléiade Madame de Staël : De l’Allemagne[3]! Cet essai brillant, connaisseur de la littérature Sturm und Drang et de la philosophie allemandes de son temps, rompant avec la dévotion française pour le classicisme, et montrant la curiosité et la culture de son auteure, de Goethe à Kant, fut pourtant stupidement censuré et détruit par la France en 1810, au motif d’être un éloge de l’étranger. Il est vrai qu’avec prêt de 600 pages, le Pléiade eût explosé ! À moins d’attendre un second volume augmenté des 600 pages des Considérations sur la Révolution française.
Si la relation de cette « diablesse de femme » avec Benjamin Constant alterne les azurs, les jalousies criantes et les scènes violentes, jusqu’à leur rupture en 1811, des choix politiques les réuniront toujours. Favorable à la liberté de la presse, elle n’en reste pas moins contemptrice des journaux qui se livrent à la calomnie et flattent la curiosité du public au lieu de susciter l’admiration pour le mérite.
On sait combien Benjamin Constant fut également sensible à la question de la liberté de la presse. Dans le chapitre VIII du Cours de politique constitutionnelle[4], il dresse la liste des libertés fondamentales : « la liberté personnelle ; le jugement par jurés ; la liberté religieuse ; la liberté d’industrie ; l’inviolabilité de la propriété ; la liberté de la presse ».
Son œuvre politique est plus abondante que celle autobiographie, comme dans Le Cahier rouge, picaresque récit d'enfance et de jeunesse qui accumule les ratages. Un roman, Adolphe, en 1816, égare le lecteur qui voudrait y trouver des clefs. Adolphe est-il le double de son auteur, Ellénore, qui est « un bel orage », est-elle Charlotte, épousée en 1809, où l’ombre de Germaine ? Le romancier de l’introspection réfute toute lecture autobiographique ; peut-être par pudeur. Il n’en reste pas moins que la confession du personnage éponyme, handicapé par sa sécheresse de cœur et son mal du siècle trop romantique, ne lui permet pas d’accéder à l’amour idéalement romantique d’Ellénore…
L’essayiste multiplie les ouvrages et les brochures politiques, apportant son soutien à une république modérée dans De la Force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, en 1796, ou conspuant la Terreur révolutionnaire, dans Des effets de la Terreur en 1797. Auxquels Germaine de Staël répondra en 1818 par ses Considérations sur la Révolution française. Ce en quoi ils sont bien d’ardents défenseurs du libéralisme politique.
L’ouvrage le plus remarqué de Benjamin Constant fut en 1819 son De la liberté des Anciens, comparée à celle des Modernes. C’est-à-dire celle de « la participation active et constante au pouvoir politique » et celle de « la jouissance paisible de l’indépendance privée ». Elu plusieurs fois député à partir de 1819, il est un orateur habile, dénonçant la traite des noirs, défendant la liberté des croyances.
Cependant, en son introduction aux quatre volumes du Cours de politique constitutionnelle, en 1820, il balise sa pensée libérale : « Il sera certain dans cent ans, comme aujourd’hui, qu’il ne faut pas charger ceux qui profitent des mesures arbitraires, de réprimer les mesures arbitraires ; ceux qui s’enrichissent par les dépenses publiques, ceux qui sont payés par le produit des impôts, de diminuer la masse des impôts ; ceux qui doivent leur fortune aux prérogatives de l’autorité, de s’opposer à l’accroissement des prérogatives de l’autorité ». Hélas, deux siècles plus tard, la France, championne des impôts et taxes, droguée à l’étatisme, n’en est en rien convaincue.
De cet immense corpus politique, le volume Pléiade des Œuvres de Benjamin Constant ne donne qu’un choix, certes judicieux, en particulier les précieux Principes de politique, dans lequel, outre son rejet du despotisme, il se montre plus que méfiant envers la « souveraineté du peuple », cette « volonté générale » prônée par Rousseau, qui peut être une autre forme de despotisme, comme le montra la Révolution. En effet « la reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de la liberté des individus ; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe ».
Ce Pléiade se concentre en premier lieu sur ce qui fit sa gloire romantique, Le Cahier rouge et ses deux romans, Adolphe et Cécile. Remarquons à cet égard, comme pour Madame de Staël, que les prénoms sont à la fois des moteurs romanesques et des marqueurs de la personnalité et de l’intimité. On y découvre de plus des titres rares, ses Réflexions sur la tragédie, et deux chapitres de son immense ouvrage De la religion considérée dans sa source, ses formes et ses développements. Mais aussi une ardente philippique anti-napoléonienne : De l’esprit de conquête et de l’usurpation. Le libéralisme politique trouve en Benjamin Constant une de ses thuriféraires majeurs, après Locke et Montesquieu, et avant Tocqueville[5].
Après celles, aussi splendides qu’érudites consacrées à Sade[6] ou bien Frankenstein[7], la Fondation Bodmer est particulièrement pertinente en cette exposition : Germaine de Staël et Benjamin Constant, l’esprit de liberté. Entre le château de Coppet, où résidait Madame de Staël et dont elle fit le « lieu des états généraux de l’opinion européenne », et la Fondation de Cologny, ne les séparent que l’extrémité ouest du lac de Genève. De plus, son riche fonds de philosophie politique s’est accru, en 2015, de maintes éditions rares de l’auteure de Corinne ou l’Italie. Le catalogue, réalisé sous la direction de Léonard Burnand, Stéphanie Génand et Catriona Seth (maîtresse d’œuvre du Pléiade Madame de Staël), et préfacé par Jacques Berchtold, directeur de la Fondation, est construit avec le soin remarquable du livre d’art, auquel les éditons Perrin ont apporté leur savoir-faire. Non seulement en ce qui concerne la qualité des textes, que celle des photographies de tableaux, statues, lettres, éditions originales, si émouvants, de nos deux écrivains. Le châle orangé et brodé, négligemment posé sur un fauteuil du château de Coppet, laisse entendre que Madame de Staël l’a abandonné à l’instant… Aussi n’abandonnerons-nous pas si aisément nos deux amants, autant passionnés qu’orageux et infidèles, cependant restés imperturbablement fidèles aux libertés romantiques et politiques.
traduit du latin par Delphine Veillard, présenté par Louis Valcke,
Les Belles Lettres, 2017, 382 p, 35 €.
Verena von der Heyden-Rynsch : Pico della Mirandola. Le phénix de son siècle,
Gallimard, 2022, 160 p, 15 €.
L’arbre de Jessé dressait la généalogie du Christ. On peut imaginer que celui de Pic de la Mirandole dessine celle de la théologie et des philosophies, mais aussi de la magie et de la Kabbale. C’est à la charnière de la scolastique médiévale et de l’humanisme de la Renaissance qu’apparait Jean Pic de la Mirandole. Il peut alors sembler étonnant qu’il fallût attendre tant de siècles pour que la langue française présente en édition enfin complète (quoiqu’il y eût un beau précédent chez Allia[1]), bilingue et commentée, son œuvre essentielle : Les 900 conclusions. Un tournant de la théologie et de la philosophie est ici patent.
Giovanni Pico, comte della Mirandola e Concordia, né à Ferrare en 1463, grâce à l’éducation maternelle fut un enfant prodige : nommé protonotaire apostolique à dix ans, à quatorze il résuma les Décrétales (lettres papales). Il étudia tour à tour à Bologne, à Padoue, à Paris, où rugissait la controverse entre les partisans des Modernes, pour qui la foi et la divinité étaient au-dessus de la raison, et des Anciens, pour qui cette dernière permettait de séparer théologie et philosophie. Esprit vorace, il apprit le grec, l’arabe, l’hébreu, le chaldéen, pour lire dans le texte le Coran et La Kabbale, et, cela va sans dire, le latin. Il connaissait Thomas d’Aquin, Platon et Aristote, Averroès commentateur de ce dernier, sur le bout des doigts. De toute cette somme de connaissances venues des traditions et des philosophies de l’univers connu, il lui fallut offrir la quintessence : ce furent Les 900 conclusions.
Imprimées à Rome en 1486, ce sont neuf cent thèses, chacune fort brève, venues de sources nombreuses : depuis la philosophie grecque et latine, en passant par le christianisme originel, jusqu’aux kabbalistes, voire Hermès Trismégiste, mais aussi du cru de Pic de la Mirandole lui-même, dans le but affiché de démontrer la vérité chrétienne. Destinées à être discutées l’an suivant à Rome, par tout ce que l’on comptait de savants et théologiens, elles devaient permettre d’établir une paix philosophique universelle…
Hélas, au moins treize de ses thèses parurent hérétiques. Il lui fallut fuir Rome, car son livre était condamné au feu par une bulle du Pape Innocent VIII à Paris, où cependant il fut emprisonné. Libéré par Charles VII, il rejoignit Marcile Ficin et Laurent le Magnifique à Florence, pour retourner à ses chères études platoniciennes, kabbalistiques et bibliques, qui lui permirent de publier son Heptaplus, dans lequel il prétendait interpréter avec la plus grande sagacité le récit de la Genèse. Il acheva sa vie trop brève dans un couvent de Dominicains où il mourut en 1494, lui léguant sa fabuleuse bibliothèque, qui le suivait, partout où il allait, dans un coche. Une analyse des restes de nitre Pic confirma qu’il avait été empoisonné par son secrétaire, peut-être sur ordre de Pierre de Médicis, qui ne tolérait pas qu’il se reprochât, mais avec tempérance, de Savonarole, ce fameux dictateur théocratique qui, après avoir institué son « bûcher des vanités » finit lui-même sur le bûcher.
Pic de la Mirandole est bien un pilier de l’humanisme, attaché à ce que l’orbe entière du savoir soit toujours vivifiant. Quoiqu’il soit traditionnaliste, dans le sillage de Thomas d’Aquin, et résolu à faire de l’homme le microcosme du divin dans la réalité terrestre, dans le cadre de laquelle « la liberté toute entière est dans la raison essentiellement (44) ». Tout en parcourant le cercle de la raison et de la déraison humaines, depuis l’argumentation logique jusqu’à la magie, il rassemble son monde dans la direction de la transcendance et du message du Christ. 400 conclusions s’inspirent directement de ceux qui écrivent en latin, Thomas d’Aquin, Duns Scot, des Arabes, d’Averroès[2] à Avicenne et al-Fârâbî, selon qui « Le souverain bien de l’homme est la perfection que l’on atteint par les sciences spéculatives (171) ». Puis des Grecs, des Platoniciens, dont son cher Plotin ; et enfin des Chaldéens, d’Hermès Trismégiste et de la Kabbale. Suivent 500 conclusions « selon ma propre opinion », conciliant Aristote et Platon (dont le concept d’immortalité de l’âme paraît préchrétien), et où il est question de mathématiques, de Zoroastre et des hymnes d’Orphée. C’est le plus souvent limpide, parfois passablement fumeux, il faut faire l’effort d’ « intelliger » (car ce mot revient sans cesse), mais on aimera lire, en un beau syncrétisme : « Les noms des dieux que chante Orphée ne sont pas ceux des démons trompeurs d’où provient le mal et non le bien, mais ceux des vertus naturelles et divines, distribuées au monde par le vrai Dieu pour la plus grande utilité de l’homme, s’il sait les utiliser (800) ».
Il n’est pas indifférent de considérer quelques-unes de ces conclusions jugées hérétiques. Par exemple : « Le Christ n’est pas descendu véritablement aux Enfers (578) ». « Il n’est aucune science qui nous assure plus fermement de la divinité du Christ que la magie et la cabale (780) ». « Il est plus impropre de dire de Dieu qu’il est intellect ou intelligent que de l’âme rationnelle qu’elle est un ange (548) ». On mesure combien l’autorité ecclésiastique est susceptible, lorsque le dogme est égratigné, lorsque leur Dieu risque d’être amoindri ! Malgré l’écriture d’une Apologie brillante, destinée à défendre ces thèses rejetées, Pic de la Mirandole ne réussit pas à infléchir ses censeurs, irrita grandement le Pape, entraînant le bûcher pour ses 900 conclusions, et un oubli trop sévère pendant quelques siècles, quand une trop mince poignée d’exemplaires furent conservés. Jusqu’à ce qu’en 1860 l’historien d’art Jacob Burckhardt le redécouvre, dans La Civilisation de la Renaissance en Italie[3], quoique d’une manière très partielle, voire erronée…
Ecrites dans un style sec, hérité du raisonnement scolastique, ces « conclusions », ou « thèses », ne font guère la part à la rhétorique et au raffinement de la langue, mais, à toutes fins utiles, à la rigueur. Il est peut-être regrettable que l’éditeur, malgré l’indéniable richesse de ce volume, n’ait pas consenti à y joindre ce qui devait être un préambule : le Discours de la dignité de l’homme[4], écrit lui avec une virtuose élégance. Il y résume ses thèses, son union de Platon et d’Aristote, de la magie comme philosophie naturelle et de la Kabbale juive. Et, surtout, il plaide que, venu de Dieu, l’homme est libre de devenir ange ou démon, et, qu’à son service la philosophie prépare le règne de la foi et de la paix.
Rassurons-nous, le mysticisme de Pic de la Mirandole se fera plus raisonnable à l’occasion de l’un de ses derniers ouvrages, Disputationes adversus astrologiam divinatricem, dans lequel il se montre plus que critique envers les billevesées de l’astrologie et de l’ésotérisme !
L'on ne sait ce qu’il faut le plus admirer en cette occasion, la qualité du travail de l’éditeur, de la traductrice aux notes profuses, ou de la préface de Louis Valcke, généreuse, aussi claire qu’érudite. Rappelons-que ce dernier commit, outre son Pic de la Mirandole : un itinéraire philosophique[5], un étonnant essai : Du Cosmos à la conscience[6], dans lequel il pense que les philosophes présocratiques, en particulier Héraclite, ont la prescience du big bang divin, ce en cohérence avec la pensée de Pic de la Mirandole, pour qui les philosophes de l’Antiquité préparent la venue du Christ…
Acmé du Moyen-Âge et phare de la Renaissance humaniste, ainsi faut-il compter Pic de la Mirandole, dont la monumentale Disputation contre l’astrologie, déjà citée, met en avant une science capable de rendre compte des lois et des mouvements des objets célestes. Moins scientifiques sont les 900 conclusions : aussi peut-on se demander à quoi peut servir un tel livre aujourd’hui, si inactuel, surtout si Dieu est une belle fiction, balisée dans l’espace et dans le temps des hommes. Outre la dimension de jalon de l’histoire de la théologie et de la philosophie, il faut s’étonner de la capacité de l’esprit humain à réunir la somme des spiritualités et des logiques argumentatives venues de plusieurs traditions intellectuelles, en vue du savoir absolu. C’est en cela, outre sa beauté, sa richesse, sa culture aussi encyclopédique que cosmopolite, et sa maîtrise de pas moins de 22 langues, que Jean Pic de la Mirandole nous restera précieux. Si « la beauté est en Dieu par la cause (625) », on ne mettra pas en doute la beauté intellectuelle de notre Pic, dont Verena von der Heyden-Rinsch propose une biographie roborative, à la fois historique et intellectuelle.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.