traduit de l’anglais par André Fayot, José Corti, 480 p, 22,40 €.
Tobias Smollett : L’Expédition de Humphry Clinker,
traduit de l’anglais par Sylvie Kleiman-Lafon, Phébus, 432 p, 22 €.
Georg Weerth : Vie et faits du fameux chevalier Schenapahnski,
traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, RN, 232 p, 23,90 €.
Comme de curieux cafards, les picaresques héros parcourent le monde, tentant de récolter quelques baies rouges de la fortune, nonobstant leurs échecs et rebonds. Qu’ils s’appellent Lazarillo de Tormes[1], le fondateur de l’espagnole lignée, en 1454, ou l’Allemand Simplicissimus en 1668, ils sont misérables, le restent, ne s’en sortent provisoirement que par leurs pirouettes, leurs coups fourrés, leurs arnaques et séductions burlesques. Cependant le Vaurien et Humphrey Clinker de Tobias Smollet ou Schenapahnski de Weerth en sont des avatars du XVIII° et du XIX°, passablement infidèles au modèle originel de l’anti-héros picaresque, dont Maurice Molho soulignait la condition de gueux misérable et mendiant, tout en notant qu’il « ne tarda guère à élargir sa signification originelle pour évoquer extensivement toutes sortes de personnages louches, sans feu ni lieu, que l’oisiveté, la paresse et le vice conduisent à la délinquance[2] ». En ce sens, les délinquants de Smollet et de Weerth, s’ils ne viennent plus d’un milieu sordide, sont indubitablement de vicieux délinquants, quoique burlesques à souhait.
Vaurien délibéré, noir scélérat et sans le moindre scrupule, tel est Ferdinand. Se prétendant, comte Fathom, son noble lignage usurpé ne l’empêche en rien d’être un gueux moral, mais l’empêche à peine de permettre que le roman de Smollet, publié en 1753, soit intrinsèquement considéré comme picaresque. Reste que, contant les aventures d’un salopard sensuel et révoltant, il s’agit d’animer de cent péripéties le récit de La Carrière d’un vaurien, qui alterne victoires et déboires avec un allant et une ironie inimitables.
Escroc, voleur, violeur, notre vaurien quitte un moment « le domaine de Vénus pour l’âpre champ de Mars », où l’on plonge bientôt parmi le registre héroïcomique. Il revient cependant aux intrigues du séducteur pour outrager la vertu de la belle Elenor, se voit ensuite fêté dans le grand monde, puis assailli par bien des revers de fortune, entre pauvreté crasse et richesse insolente acquise par de douteux moyens. C’est par les femmes qu’il exerce ses pires talents, jusqu’à un providentiel mariage et ce qui parait être une rédemption sentimentale et morale pour parachever le roman, bien que l’incrédulité du lecteur ne s’y laisse guère prendre. La satire est évidemment pleine de vigueur et de couleur, au service d’une dimension morale, par la vertu du contre-exemple. Quoique le romancier, et le lecteur avec lui, prenne un malin plaisir à ce tourbillon d’exploits et d’avanies d’un malfaiteur patenté.
On notera, non sans un frémissement de plaisir, à la fois de l’ordre de l’histoire littéraire et de « l’horrible épouvante qui anéantit peu à peu tous les secours de la raison et de la philosophie », que ce vaurien romanesque offre les prémices du roman gothique[3], avec une histoire de blanc fantôme féminin, et de « cadavre encore chaud d’un homme récemment poignardé », que notre piètre héros doit substituer à sa silhouette dans son lit pour éviter d’être poignardé à son tour, avant de s’échapper sous les yeux d’une « Hécate ratatinée »...
Au premier regard, L’Expédition de Humphry Clinker ne parait pas aussi palpitante que La Carrière d’un vaurien, dont le personnage de Fathom réapparait brièvement sous les traits d’un vertueux pharmacien de village. On aurait tort pourtant de s’arrêter au préambule entre le libraire-éditeur et l’auteur, ou par les premières pages qui semblent ne pas permettre que la mayonnaise prenne. Peut-être cela vient-il de la forme choisie, se dit-on. L’Expédition de Humphrey Clinker est en effet un roman épistolaire, genre fort en vogue à l’époque de l’Anglais Tobias Smollett, qui vécut de 1721 à 1771. Le roman par lettres nous ravit lors des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, mais il peut aussi, avec Richardson ou Rousseau, confiner à l’interminable…
Peu à peu pourtant, cette expédition acquiert sa vitesse de croisière. Dès que Lydia vient à s’amouracher d’un jeune inconnu, d’un acteur forain qui se déguise en vieux juif, dès que cette passion évidemment réprouvée par sa famille de bon aloi est pimentée par le mystère, nous voilà accrochés. S’agirait-il vraiment d’un aristocrate tout ce qu’il y a de comme il faut ? Même Mr Bramble, qui a le malheur d’être l’oncle de cette écervelée et d’un jeune homme terriblement raisonnable, de plus flanqué d’une sœur infailliblement vieille fille, nous devient sympathique malgré son esprit chagrin. Le progrès qui le cerne, sans compter ses ennuis de santé, font de ce gentleman campagnard, le type du râleur. Aux prises avec un « si méprisable monde de duperie et de fausseté », avec cette « énorme masse » londonienne qui n’est qu’un « grand déferlement du luxe et de la corruption » il est sans nul doute l’écho du caractère de l’auteur qui en voulut beaucoup de ses insuccès à ses contemporains. Conservateur -on dirait aujourd’hui réactionnaire- le bonhomme fait preuve néanmoins de charité et n’hésite pas à défendre les droits outragés. Il va se lancer dans un voyage à travers l’Angleterre et l’Ecosse, et parmi des stations balnéaires, escorté par le valet Humphrey Clinker, garçon d’écurie un rien philosophe ramassé au bord de la route, qui devient vite un personnage non moins picaresque que les autres protagonistes, parmi un roman bientôt totalement prenant. Serait-il le fils illégitime de Mr Bramble ?
Car la mauvaise humeur de Mr Bramble bascule bien souvent vers l’humour. Dénonçant la surabondance des vices anglais, le misanthrope, le mauvais coucheur en bute aux aléas d’un voyage semé d’embûches, de rencontres excentriques, est doué d’un esprit critique et caustique ; celui bien sûr de Smollet lui-même qui, après un voyage en Ecosse, s’en alla mourir à Pise avec le manuscrit de ce roman publié de manière posthume en 1770. On croise également bien des personnages hauts en couleurs. Outre le valet, c’est par exemple Lismahago, grand escogriffe à la gueule de violon, bourré de tics et qui se pique d’enseigner la phonétique… On laissera le lecteur imaginer quels retournements de situations et mariages inattendus vont animer un tel roman…
Moins que l’intrigue et cette histoire de fils naturel retrouvé, ce sont les tableaux de mœurs, les moments burlesques qui font le prix de ce récit de voyage. De curieuses pages émaillent le cours des péripéties et des chroniques parfois fastidieuses des coutumes locales. On remarquera la description de l’usine littéraire où travaillent maints paperassiers, à peine transposée de l’entreprise que fonda Smollett lui-même pour achever son Histoire de l’Angleterre. Ou la dissertation du médecin sur les pollutions et autres excréments… L’artifice du roman épistolaire n’est finalement pas sans intérêt. Les mêmes faits racontés par cinq personnages différents (y compris le franc parler à l’orthographe pittoresque de Madame Jenkins) prennent un relief saisissant et contribuent à montrer la relativité des opinions humaines : notre bourru Mr Bramble peut alors passer pour un apôtre de la tolérance et d’une liberté de la presse tempérée par la crainte de la diffamation.
Voici un sacré chenapan ! Il est digne de marquer d’une pierre bariolée l’histoire littéraire allemande. Il s’agit en effet, en 1848, l’année même du Manifeste communiste, du premier roman feuilleton d’outre-Rhin, publié dans la gazette de Marx et d’Engels.
Etymologiquement, Shenapahnski, signifie « voleur de poules ». Il faut prendre cette appellation dans tous les sens, y compris figuré. Notre héros, et plus exactement anti-héros, ploie sous le poids des dettes et s’approprie plus ou moins indûment l’argent d’autrui. Quant aux femmes, il ne se fait pas faute de les oublier, poursuivant une carrière accidentée de séducteur aux insuccès et succès divers, jusqu’à une laide et chauve duchesse, heureusement fort riche et au cœur accueillant. Ce qui le mènera jusqu’au Parlement de Frankfort.
Lecteur, tu t’amuseras beaucoup au cours de cette « rocambolesque épopée », de ces péripéties contées sur le mode héroïcomique et grivois. Une foule « d’amourettes », un duel, du « caviar de femme », des diamants achetés au nom de « Zeus» ; de Berlin à Rome, en passant par l’Espagne, les aventures burlesques s’entrechoquent avec un train d’enfer et une corrosive ironie. L’humour au galop cache cependant une satire insolente contre une classe de nobliaux plus préoccupée de ses aises et roublardises que du bonheur de ses concitoyens et du progrès de la société.
Auteur d’un seul livre, le chroniqueur social Georg Weerth ne bénéficia que d’une courte vie (1822-1856). Il s’en fut mourir à La Havane, laissant à la postérité un irremplaçable roman à clefs brocardant le chevalier Lichnowsky-Shenapahnski qui exista bel et bien, mais surtout un fleuron du récit picaresque, dans la lignée rabelaisienne et du Simplicissimus de Grimmelshausen[4].
Tobias Smollet et Georg Weerth fomentent de bien amusant anti-héros qui sont des avatars satiriques du genre picaresque, né avec Lazarillo de Tormes, cette confession anonyme parue dans l’Espagne de 1454. À cet égard la traduction des anonymes Aventures et espiègleries de Lazarillo de Tormes, publiée en 1801 et illustrée par des gravures de Ransonnette[5], est une belle infidèle puisque son deuxième volume, lui aussi anonyme, est un ajout postérieur dans lequel Lazarillo accède à une fortune sociale que sa condition aurait dû lui interdire : héritant d’un ermite, il se fait lui-même ermite, non sans avoir tenté de se marier et d’être roué de coups et volé par quatre femmes dont il se venge bientôt. Sa fin, passablement moralisatrice sera heureuse et pieuse. Or, ce qui n’était, de Lazarillo à Simplicissimus, qu’aventures de gueux picaresques condamnés à le rester, contamine avec Smollet et Weerth une bourgeoisie et une noblesse peu reluisantes. Il s’agit moins d’une évolution des mœurs que d’un renouvellement du regard des écrivains vers une satire sociale burlesque et endiablée qui n’épargne plus aucune classe sociale.
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Sola, J’ai lu, 798 p, 15,90 €.
George R.R. Martin : Dans la maison du ver,
traduit par Pierre-Paul Durastanti, Pygmalion, 144 p, 15 €.
George R.R. Martin : La Fleur de verre,
traduit par Eric Holstein, Actu SF Hélios, 296 p, 8,90 €.
George R.R. Martin : R.R.Etrospective, divers traducteurs,
Pygmalion, 1526 p, 32 €.
Pourquoi rêver de mondes qui n’existent pas, qui n’existerons jamais ? Il est évident que se projeter en toute sécurité dans les affres et les délices d’univers extrêmes est plus apaisant qu’un réel décevant, plus cathartique que le non-sens qui peut nous environner. Plutôt que de nous avachir devant l’humiliante vulgarité d’un écran, où les acteurs de Game of thrones sont des quidams endimanchés de vêtures clinquantes et alourdis de fourrures sales, de plus affligés d’assourdissants orchestres poussiéreux, préférons le silence de la lecture, qui permet le développement de l’imaginaire et de la pensée. Ornous ne nous assiérons jamais sur les pointes acérées d’un trône, ni ne changerons de corps, ni ne chasserons les « grouns » ; sauf en lisant un maestro de la fantasy : George R.R. Martin, tel qu’en lui-même son imaginaire le métamorphose. Car au-delà de l’énorme massif du Trône de fer, se cachent des romans, comme Dans la maison du ver, et des nouvelles, comme La Fleur de verre, où l’heroic fantasy le dispute à l’horreur et à la science-fiction. Et loin de laisser apparaître un stérile espace littéraire, il s’agit là d’un miroir, d’une grille de lecture de nos désarrois moraux et politiques, de notre cosmos, en un mot de notre psyché.
Faut-il encore gloser sur A Game of Trhones, improprement traduit par Le Trône de fer ? Il parait suffisamment connu, mais il s’agit là d’affirmer non seulement sa dimension, qui en fait une rare somme romanesque, mais aussi sa qualité littéraire, y compris dans le détail de l’écriture. Certes l’impétrant qui s’engagerait dans le premier tome de la saga, qui en compte cinq à ce jour, parmi sept prévus, pourrait d’abord avoir le tournis et déplorer de ne pas accrocher les wagons des séquences qui s’attachent à une poignée de personnages, puis les abandonnent, pour en installer d’autres, sans que les connexions apparaissent immédiatement. Il faut quelques centaines de pages à notre incompétent lecteur pour rassembler les tesselles apparemment dispersées en une mosaïque au vaste dessein, dont un narrateur omniscient anime tour à tour les affres et les désirs, les exploits et les tragédies d’un narrateur interne, bientôt remplacé par d’abondantes péripéties de concurrents dans une autre contrée de Westeros, parfois jusqu’à leur mort. Il y a évidemment ici quelque chose de la technique du roman-feuilleton, lorsqu’interrompu avec plus ou moins de brusquerie, un chapitre laisse baver la langue du suspense.
Dans un royaume partagé par de multiples factions et familles, une hantise domine toutes les autres : le mur du nord, au-delà duquel le froid, le noir, l’irrationnel et la plus mortelle barbarie de menaçantes créatures rôdent, au point de pouvoir déferler vers le sud. La « Garde de nuit » a pour redoutable mission de veiller aux intrusions et aux assassinats perpétrés par les « Autres », armés d’une « épée spectrale ». Aux terreurs glacées s’oppose plus tard le feu des dragons, ce qui explique que le titre du work in progress fut d’abord A Song of Ice and Fire.
Le royaume des Sept couronnes ne cesse d’être disputé entre diverses nobles familles, tandis que la dynastie des Targaryen, sur le continent oriental, intrigue pour retrouver le trône perdu, en la personne d’une héritière. Traité avec un apparent réalisme, et un zeste de fantastique, ce monde est richement médiéval, brutalement féodal. Mais outre qu’il ne correspond à aucune réalité historique connue, il apparaît peu à peu que le merveilleux, qui semblait appartenir à un passé révolu, resurgit. Des œufs de dragons, censés rester pétrifiés, éclos dans le brasier, tels des phénix, donnent de nouveau rejetons recueillis par Daenerys : « le dragon crème-et-or lui tétait le sein gauche, le vert-et-bronze le sein droit (I, p 785) ».
L’œuvre maîtresse de George R. R. Martin est évidemment redevable du Seigneur des anneaux de Tolkien, pour la fantasy, mais avec plus de puissance ; du roman historique de Maurice Druon, LesRois maudits, avec plus d’imagination; voire de l’Histoire de la chute et de la décadence de l’Empire romain de Gibbon, si l’on pense au mur d’Hadrien au nord de l’empire romain ; sinon des sanglants excès du théâtre élisabéthain, en particulier le Richard III de Shakespeare ; sans oublier l’Angleterre médiévale, en particulier la Guerre des deux Roses. Tout ce chaudron d’influences confluant dans le philtre épique et politique du Trône de fer.
Pour reprendre le titre du troisième volume, Le Trône de fer est une « tempête d’épées », mais aussi une tempête politique. Avec George R.R. Martin, la fantasy a définitivement quitté la niaiserie douceâtre de l’enfance et de l’adolescence, sa fade quincaillerie médiévale, ses elfes et sa magie. La violence guerrière, la perfidie confinant au sadisme, la sexualité aux multiples dards, où le viol et l’inceste sont monnaie courante, tout ceci nous interdit une lecture simplement pittoresque : il faut bientôt admettre que bien des « fleurs du mal » (pour reprendre le titre de Baudelaire), s’épanouissent bien saignantes, autant sur les champs de batailles que dans les geôles suspendues au-dessus du vide, que dans les tréfonds de la psyché de personnages que leur surmoi, miroir de nos bas instincts, n’encombre guère : « Comment veux-tu mourir, Tyrion, fils de Twin ? – Dans mon lit, le ventre plein de vin, ma queue dans la bouche d’une pucelle, et à quatre-vingts ans ». Le nain Tyrion Lannister, animé par une intelligence ductile, une fieffée rhétorique qui est sa meilleure arme, un sens avisé de l’humour et de la ruse politique, devient d’ailleurs celui qui manipule peu ou prou le destin des nations, non sans péripéties stupéfiantes : il use deux fois du duel judiciaire pour se disculper, est blessé jusqu’au coma, le nez arraché, lors d’une guerre qu’il remporte bien qu’on le fruste de sa victoire, tue son père qui couche avec sa maîtresse, voit une naine se faire à sa place décapiter, est réduit en esclavage… Laissons le romancier le mener encore où son sens de l’intrigue et des manipulations politiques l’entraîne.
Bien moins confortable que le fantasme de Tyrion, et pourtant infiniment convoité, est le trône de fer : « Immense, hérissé de pointes et de lames acérées, tordues, déchiquetés comme à plaisir, enchevêtrées de façon grotesque, il était aussi, conformément aux dires de Robert, d’une démoniaque incommodité. […] Entre chacun de ses doigts posés sur les bras du trône, émergeaient, crochues comme des serres, des pointes d’épées tordues, […] Cette énorme bête noire agrémentée de lames de rasoir, de barbelures et de faveurs de métal mortel, ce hideux fauteuil capable de tuer et qui, à en croire les chroniqueurs, ne s’en était pas privé ( I, p 457 et 460) » Comme pour signifier toute l’abjection cruelle du pouvoir absolu, y compris contre soi, donc mâtinée de sadisme et de masochisme, ce qui est l’intrinsèque récompense et châtiment de l’orgueil.
Qui sait alors, si ce jeu des trônes, en sus des fureurs shakespeariennes de Richard III, ne cache pas les ténèbres aveuglantes où gît le ballet de la succession entre Lénine, Trotsky et Staline, le second assassiné à coup de pic à glace. Au lecteur d’y lire d’autres jeux d’échecs aux pièces acérées de l’Histoire…
Autre grande saga aux multiples volets de la fantasy, Harry Potter déploie également un vaste univers, de surcroît aussi cohérent que détaillé. Cependant, malgré ses mille qualités, ce dernier pêche par la platitude du style et le peu d’imagination du vocabulaire, même si de volume en volume, la psyché devient plus sombre, les « détraqueurs » plus béants, le mystère du mal plus angoissant. Ce qui n’est assurément pas le cas du Trône de fer, au vocabulaire soigné, parfois rare, aux métaphores coruscantes, aux personnages complexes et fouillés, aux facettes parfois contradictoires, aux zones de noirceurs, d’innocence et de grisaille plus qu’intrigantes. La narration s’anime au moyen du sens de l’ironie, du sarcasme, rarement du lyrisme, souvent du pire pathétique, d’un tragique rapidement jeté aux orties, et, par-dessus tout d’une dynamique épique tonitruante. Au point que jeux de rôles et jeux vidéo de stratégie fleurissent aux pieds du trône de fer…
Harry Potter a une dimension morale positive : le Bien finit par triompher du Mal, à force de vertus, de combattivité. Le Trône de fer induit une morale bien différente : pour paraphraser La Fontaine, la raison du plus fort et du plus rusé triomphe, quoique provisoirement, sans respect pour la hauteur morale dont faisaient preuve les chevaliers de la Table ronde, opposés sans partage aux chevaliers félons. En ce sens Martin est plus fidèle à notre réalité, et en particulier à celle des empires : « Les dieux veulent ceci cela, par ici par là se situe la frontière entre le bien et le mal (I, p 755) ».
Les héros sont mâtinés d’anti-héros, les bons tout autant méchants, les méchants passagèrement séduisants, sans l’ombre d’un artificiel manichéisme. S’il en est un qui puisse passer pour l’incarnation du bien, il sera bientôt corrompu, ou renvoyé à ses ancêtres. Ainsi Ned Stark, l’un de ceux qui fut « La Main du Roi », et auquel nous pourrions nous attacher, étant donné son charisme, son intégrité morale kantienne, est-il sans pitié abattu, décapité avec sa propre épée, nommée « Glace » ; s’en suivra d’ailleurs la guerre des cinq royaumes. Car « Ce que le Roi chie, la Main essuie ». Lecteur, songe donc qu’il est imprudent de s’identifier à un personnage, tant il est sur la corde raide ; qui sait si le prochain chapitre le maintiendra en vie, le rendra gravement handicapé ou le maintiendra sur le trône de fer. L’enfant qui s’y juche un temps est par ailleurs un sale gosse, gâté pourri par sa mère, capable d’une tyrannie infecte, et que l’on rêve de voir bientôt empalé sur son propre trône. Car, selon la moralité au moins reprise deux fois (I, 483 et 503), « Lorsqu’on s’amuse au jeu des trônes, il faut vaincre ou périr, il n’y pas de moyen terme ». En ce sens l’archétype du combat du Bien contre le Mal en prend un sale coup.
Une lecture marxiste serait également inopérante : point de salut non plus pour les classes sociales les plus basses, dans une société stratifiée, qui associe un luxe exquis, outrageant, à de sordides cloaques, ce jusque dans l’âme (s’ils en ont une) des personnages. Un fil psychiatrique serait plus opérant, tant la folie du pouvoir, du sexe, de la violence, de l’humiliation danse parmi les loups humains ; seule Daenerys Targryen semble y échapper, paraissant incarner une reine conquérante et pacifique, digne des Lumières. Quant aux religions, elles sont plutôt officiellement polythéistes -ce qui est une forme de sagesse[1]-, même si viennent du Nord un animisme et de l’Est un monothéiste nanti d’un Dieu rouge moralement intraitable et coléreux. Faut-il y lire un reflet de notre Histoire et de notre contemporain ? Mais le phénomène religieux ne semble pas le principal levier parmi le jeu des trônes, d’autant que Tyrion se moque des superstitions, il ne semble avoir qu’une valeur allusive ; pensons par exemple au magnifique passage où l’on défile entre les statues et témoignages venus des dieux disparus et pris aux peuples vaincus. En tout état de cause, elle n’embarrasse pas Khaleesi lorsqu’elle choisit d’étouffer son époux, le beau barbare Khal Drogo, quand une opération menée par une vengeresse ensorceleuse prétendit le guérir pour faire de lui un légume ; ce qui est par ailleurs un choix éthique en terme d’euthanasie.
Aux qualités du roman populaire addictif et pas le moins du monde anorexique, s’ajoute une dimension que le philosophe de la nature humaine saura enchaîner avec les classiques de la philosophie politique ; au point qu’un Michel Weber y lut les reflets des enjeux cruciaux de notre époque[2]. Une éthique machiavelienne y retrouverait-elle ses petits, lorsque, surpris dans le lit incestueux de sa sœur, la reine Cersei, Jaime Lannister choisit de défenestrer Bran, dont le témoignage aurait pu générer une guerre civile ? Ce qu’analyse Marianne Chaillan[3] en parlant à son propos de « morale conséquentialiste à la Bentham. N’entend-on pas au Trône de fer ce « l’homme est un loup pour l’homme » qui fit de l’auteur du Léviathan, Hobbes, un contradicteur de l’homme naturellement bon de Rousseau ? Ne devine-t-on pas en Tywin Lannister un prince qui a failli incarner les qualités du Prince de Machiavel[4] ?
Nous ne prétendrons pas balayer l’œuvre entière et colossale de George R.R. Martin. Tentons cependant quelques coups de sonde vers un de ces romans courts, de plus joliment mis en page et en couverture noire, blanche et pailletée d’or. La Maison du ver, par exemple. Une première lecture pourrait tomber dans le piège du seul prisme de la fantasy simplette pour préadolescents, nantie de créatures passablement monstrueuses. « Ver blanc », « Viandard » et « grouns », voilà qui parait un conte puéril. Le jeune et bel Annelyn, passablement imbu de lui-même, se targue de descendre dans le terrier du Ver pour tuer le Viandard. Le nouveau Thésée descend dans une fosse, un « Sous-boyau », des tunnels, rencontrant le cadavre d’un ver géant, se heurtant à des pièges, des agressions, des « vers mangeurs », des « yaga-la-hai », un « groun » affreusement colossal, luttant contre la rouille, l’obscurité et l’humidité. Parviendra-t-il à honorer son défi ? Reste qu’il revient maigre et souillé…
Cependant, si l’on consent à une psychanalyse des contes[5], vers quels gouffres de l’inconscient descend le jeune Annelyn ? En ce sens, le récit exerce une fonction thérapeutique, figurant les peurs ataviques et animant un héros adolescent qui les défie. Quête, épreuves, combat du bien contre le mal, l’on reconnaît la fonction d’initiation. En cet apologue, et dans une prose intensément poétique (il faut remercier le traducteur), il s’agit de se demander comment et si l’on peut lutter contre l’entropie, et plus encore de l’accepter. Car le Ver blanc est « corruption », « mort » et « entropie » ; « Et ne pleurons pas quand bien même le cercle du vivant s’étrécit et toute chose périt », pourrait être la morale.
Le nouvelliste est également prolixe, sans galvauder son art. Choisissons quelques nouvelles, qui ne sont d’ailleurs pas indignes de celles de Ballard[6], parmi le recueil La Fleur de verre. Celle-ci a été offerte à une jeune fille qui se remémore « les mondes d’acier et de plastique où j’ai passé mes vies ». Il y a là « tant de mondes, tant de cultures différentes, tant de systèmes de valeurs et de niveaux de technologies », ce que l’on pourrait appliquer à l’œuvre entière du Maestro Martin. Un cyborg se propose de « tenter de gagner une nouvelle vie en jouant au jeu des esprits », alors que la maîtresse de ce dernier a plusieurs fois changé de corps, des plus immondes aux plus suaves. L’imaginaire dépasse alors nos perspectives de transhumanisme, de robotique et d’Intelligence Artificielle[7] : l’on connait « la maîtrise de la génétique aux sources de la beauté », il est possible de « retranscrire l’empreinte complète d’un esprit humain sur un cristal matrice »… Le lecteur avisé ne peut que s’interroger sur la caution éthique de telles avancées.
En cette « Fleur de verre » aux richissimes pétales d’idées, l’écriture est à la fois ciselée et métaphysique, convoquant le sens de la vie, s’il en est un. Interviennent « douze Judas Iscariote », une chambre dont le dôme « forme une gigantesque mosaïque de vie et de mort », car c’est là que se déroule le jeu ; un jeu cruel de gladiateurs science-fictionnels où le mal et la douleur atteignent des hauteurs surnaturelles, un jeu dont le sens moral est plus que suspect, quoiqu’il s’agisse d’illusions. Le duel psychique de la narratrice avec Kleronomas, riche de savoirs et de « souvenirs cristallisés », bouillonne d’invention expressive et poétique : « Au jeu des esprits, plus encore que dans la vraie vie, images et métaphores sont tout ». Il n’est pas risqué d’y voir un manuel de manipulation psychique, voire médiatique et politique…
Avec son Kenny Dorchester, dans « Le régime du singe », notre nouvelliste associe l’acuité psychologique qui travaille au scalpel un obèse et le fantastique le plus simiesque et horrifiant, avec une chute (dans les deux sens du terme) providentielle et désopilante. Et traversant ce recueil, sans le déflorer entièrement tant les surprises y sont sucrées comme une luxure effrayante, invitons le lecteur à découvrir les « déodandes » mort-vivants, un nécromant assassiné, une « Mémé Gombo » qui connait « les hommes aux aiguilles », une fin du monde où la « chair se mit à fondre sur ses os »…
On se fera une petite idée de l’envergure colossale de notre Balzac de la fantasy, en feuilletant R.R.étrospective, soit 1526 pages, rassemblant trente-deux nouvelles (où l’on retrouve quelques-unes venues de La Fleur de verre), deux scénarios inédits, un commentaire souvent éclairant de l’auteur lui-même sur chaque étape créatrice, une bibliographie, tout cela rangé de façon chronologique et thématique ; et encore ce n’est qu’un choix ! Même si peut-être doit-on déplorer que l’éditeur n’ait pas conservé (ou traduit) le titre original commençant par Dreamsongs, qu’il n’ait pas fait de ce malcommode pavé un ou deux tomes reliés et cartonnés, que l’on se rassure, les fans, les aficionados, n’en feront pas une indigestion, au contraire…
La marée des titres brasse notre appétence à l’imaginaire : « Le Volcryn », « Les héritiers du château des tortues », « Hybrides et horreurs » ou « Wild cards »… Aussi l’œuvre apparait bientôt dans toute sa polymorphie, du space opera science-fictionnel à l’horreur criarde des invasifs « Rois des sables » , en passant, last but not least, par la fantasy. Voici, outre nouvelliste et romancier, notre bonhomme Martin avec bésicles, casquette et barbe fournie, devenu scénariste, producteur, soit un véritable Protée de l’écriture. Qu’il s’agisse de vampires en un milieu historique, de SF horrifique, de magie, ou de fresques politiques galactiques, le minimalisme étique n’est pas son fétiche, pour notre plus grand plaisir. Passions et péchés capitaux, exotisme et sens de l’aventure, jeux de pouvoir, capacité à créer des personnages hauts en couleurs, en émotions et ambitions, mais aussi des cultures, à l’instar de Dan Simmons[8], rien ne nous est épargné.
Picorons en cette somme. Avec « Le Volcryn », qui a presque la dimension d’un roman, une novella en fait, une science-fiction largement cosmologique, dont les temps dépassent ceux de Jésus et des planètes, fait coexister en un étrange vaisseau spatial un hologramme et quelques voyageurs. Là il sera possible de tenir en ses mains « l’âme de cristal de l’Armageddon ». Mais gare à celui dont le crâne va bientôt exploser !
Peut-être faut-il être un fan forcené pour affronter les scénarios in extenso, même si Hollywood et le chant des sirènes est un titre affriolant. C’est avec le plaisir de goûter le parfum putréfié de l’horreur que nous lirons les « Extraits du journal de Xavier Desmond ». Affligé d’une trompe éléphantesque à la suite d’un « xénovirus », ce dernier est un « joker ». Ses congénères, atteints de difformités, d’excroissances et hybridations diverses, meurent de manière atroce. Est-il vrai, demande-t-il, que « nos corps reflèteraient plus ou moins notre âme », selon ce que maintes religions préconisent ?
Quelles que soient les nouvelles, les romans, George R.R. Martin a le sens de l’incipit tonnant in media res : « Au début, j’étais le seul public de mes histoires » (« Un fan de quadrichromie »), « Le Prophète s’en vint par le Sud, un drapeau dans la main droite, et un manche de pioche dans la gauche, afin de prêcher le credo de l’Américanisme » (« Et la mort est son héritage »). On croirait une allusion à La Guerre de la fin du monde de Mario Vargas Llosa[9]. Une autre nouvelle est un bijou épique où l’on sacrifie « le héros ». Le virtuose du clavier a également le sens affuté des allusions mythologiques, nombreuses ; ainsi lorsqu’un astronef nommé « Charon » vogue vers « Cerbère ». Et comme il n’y a pas de science-fiction de haut-vol si l’on n’invente pas les religions de ses planètes (comme chez Dan Simmons), on découvrira celle des Ch’kéens », qui se laissent dévorer vivants dans « Une chanson pour Lya ». Mieux, on prendra rendez-vous dans « La Cité de pierre », où « les Bâtisseurs ont noué les fils de l’espace-temps ». Georges R.R. Martin est bien l’un de ces bâtisseurs, qui, en outre, a su nouer les fils de l’heroic fantasy et de la science-fiction, à tel point que le lecteur n’aime rien tant qu’en découdre avec ses pages…
Comme La Fontaine[10] ou Perrault[11], qui fabulaient et contaient pour les enfants, George R.R. Martin n’écrit-il que pour les adolescents ? Ses apologues, qu’ils soient au format du conte, de la nouvelle ou de la monstrueuse fresque romanesque (que Dieu, s’il existe, lui prête vie pour achever son septième trône) divertissent en un magnifique tohu-bohu aux couleurs outrageantes et délicates, et donnent à penser, autant en termes de morale politique que d’éthique scientifique. Plaire et instruire était la devise des classiques, venue du « placere et docere » d’Horace ; ce peut être celle de notre écrivain, qui alimente également les canaux de la peur fascinante et ceux de l’intellect, en particulier de la philosophie politique, grâce à son Histoire fictive parallèle à celle de l’humanité, grâce à ses jeux des trônes et des esprits.
Paris capitale des chiffonniers et du XIX° siècle :
Antoine Compagnon, Walter Benjamin.
Antoine Compagnon : Les Chiffonniers de Paris,
Gallimard, Bibliothèque illustrée des Histoires, 512 p, 32 €.
Walter Benjamin : Paris, capitale du XIX° siècle,
traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Cerf, 976 p, 68 €.
« Peaux de lapins ! » criait-on sur le boulevard en haut du jardin du modeste auteur de ces lignes, dans les années soixante… C’était un descendant de ces chiffonniers et récupérateurs de bric et de broc qu’Antoine Compagnon rassemble en son étonnant, amusant, terrible parfois, Les Chiffonniers de Paris. Il y reproduit une gravure de 1820, par Carle Vernet, montrant « le marchand de peaux de lapin », l’un de ces gueux payés au poids, du papier sale à la toile de fil, qu’ils soient voleurs, « philosophes du ruisseau » ou indicateurs de police. Ils sont tout un infra-peuple, méconnu, soudain ramené à la lumière, de ce Paris qui fut, selon Walter Benjamin, la « capitale du XIX° siècle ».
L’essai brillant, amusant, cependant pathétique, d’Antoine Compagnon est d’un historien scrupuleux, d’un sociologue attentif. Il est le portrait d’une ville, et d’une profession nombreuse, miséreuse, méprisée, mais souverainement utile à l’économie, préfigurant le recyclage, car du chiffon l’on faisait ce papier qui permet l’esprit des bibliothèques. Notre essayiste balise son champ historique des Tableaux de Paris de Mercier, en 1781, au décret du préfet Poubelle, en 1883, qui mit un coup d’arrêt à la dispersion des ordures. Déjà, la fin du Second Empire vit l’industrie du papier évoluer grâce à la fabrication à partir de fibre de bois, ce qui contribua peu à peu à rendre passablement obsolète la profession. Ne nous étonnons pas, le conservatisme spolié refusa la science : nos chiffonniers protestèrent vigoureusement contre les mesures hygiéniques du préfet, s’estimant lésés !
Dès son introduction, Antoine Compagnon présente son personnage emblématique : « l’homme à tout faire, le maître-Jacques du XIX° siècle, à la fois rôdeur inquiétant des faubourgs, agent essentiel des progrès de l’industrie, et figurant coloré des arts et des lettres ». Et du même coup en quelque sorte le plan de son essai informé, généreux.
Qui sont ces chiffonniers ? Essentiellement un bas peuple, un monde occulte, une « cour des miracles du Paris moderne », côtoyant -sinon fusionnant- avec celui des délinquants et des prostituées, qui, faisant lui aussi le trottoir (quoique ce dernier existe encore à peine), se nourrit des déchets d’une civilisation que l’expansion de l’artisanat et du capitalisme enrichit de linges, tissus et autres papiers. Ils en sont les collecteurs, lorsqu’abandonnés, ils peuvent permettre leur subsistance quotidienne, leur fortune modeste ; sans délaisser ferraille, cuir, verre, y compris les chevaux et chats crevés (comme dans L’Âne mort de Jules Janin), dûment recyclés… On estime que « trente à quarante mille individus des deux sexes, y compris les enfants, se livraient au chiffonnage dans la capitale ». Leur activité, essentiellement nocturne, et malgré leur ivrognerie, leur donne parfois une allure de philosophe péripatéticien ; ce qui n’empêcha pas ces précurseurs des agents de la voirie, « fouillant du croc l’ordure où dort plus d’un secret » selon Hugo, aguerris en glanant un pauvre trésor, de monter sur les barricades des Révolutions.
En l’absence du moderne tout-à-l’égout (que l’on commença de construire après l’épidémie de choléra de 1832), l’on croise, remplis par les « gadouilleurs », les charrois de fange, d’excréments humains et chevalins qui ne se privent pas, avant de remplir « la vidange de Montfaucon » puis d’aller engraisser les champs, de souiller les passants ; ce qui entraîne un autre petit métier : celui du « décrotteur », voisin du chiffonnier, lui aussi forcément malodorant. Ainsi l’effrayant « tombereau de boue » côtoie le « diable chiffonnier », que l'on trouve au frontispice du Diable à Paris. Ouvrage justement célèbre dont Antoine Compagnon reproduit la gravure de Gavarni (visible au bas de cet article), noir marcheur dégingandé, enjambant un plan de la capitale, muni de son fanal, de son crochet et de son panier à chiffons. Ce volume et Les Français par eux-mêmes furent de ces feuilletons qui ramassent les cancans et se servent « de leur plumes comme d’un crochet avec lequel ils happent telle ou telle industrie ». Ils inondent le siècle de leurs papiers tombés de la hotte du personnage de Flammèche, recensant les collaborateurs et leurs « guenilles littéraires ». Dans la tradition du romantisme noir, Victor Hugo assimile le chiffonnier à Satan qui ramasse les âmes « dans les tas d’ordures ». Ce « terrible porte-hotte » a quelque chose du Juif errant, du croquemitaine.
Outre les tableaux d’une richissime iconographie, les gravures de Gavarni, les caricatures hilarantes de Daumier et les photographies d’époque, les littérateurs offrent leurs témoignages : auteurs de mélodrames, chansonniers, poètes, journalistes ; comme lorsqu’en 1856, Le Figaro lança une charge contre « le chiffonnier réalisme ». Sans omettre l’Eugène Sue des Mystères de Paris, ni encore les Misérables d’Hugo, ce « roman du recyclage ». De toute évidence, Baudelaire tient en cet essai une place récurrente et tutélaire avec sa « charogne », ses « petites vieilles », ou sa « voirie » dans « Le Cygne », poème paru dans la partie appelée « Tableaux parisiens », et surtout « le vin des chiffonniers », qui, parmi le « vomissement confus de l’énorme Paris » se cognent « aux murs comme un poète ». Au service des Fleurs du mal et du Spleen de Paris, Baudelaire est en « écumeur des lettres » un chiffonnier qui ramasse tout ce qui traîne, toute cette boue dont il fait de l’or. Pour reprendre cette baudelairienne métaphore[1], Antoine Compagnon, prestidigitateur d’une savoureuse et sordide érudition, ramène de ces recherches un sale et bigarré matériau, riche d’anecdotes, dont il fait l’or de son attachant essai.
Cartonnages XIX°. Photo : T. Guinhut.
On devine qu’Antoine Compagnon ne peut faire l’impasse sur un autre chiffonnier, lui penché depuis les années vingt et trente du XX° siècle sur le temps de Baudelaire, parmi les papiers de la Bibliothèque Nationale : Walter Benjamin, dont le magistral, et cependant inachevé, en l’état de tas de manuscrits, Paris capitale du XIX° siècle, glane les mémorables feuilles des « Passages parisiens », du Paris haussmannien, des expositions universelles, du « collectionneur », des vitrines de la mode et de la prostitution... Là où « la rue conduit celui qui flâne vers un temps révolu[2]», l’attitude du flâneur est un « condensé de l’attitude politique des classes moyennes sous le Second Empire[3] ». On pourrait en dire tout autant du chiffonnier, ce flâneur intéressé par les objets de sa dure subsistance qui jonchent le pavé parisien. Il est également un peu ce « vrai collectionneur » pour qui « chaque chose particulière […] devient une encyclopédie rassemblant tout ce qu’on sait de l’époque, du paysage, de l’industrie, du propriétaire dont elle provient[4] ».
Là encore le personnage inquiétant et cependant digne de pitié du chiffonnier est un témoin des révolutions politiques, industrielles et sociales du siècle de Baudelaire, auquel Benjamin consacra un opus[5], lui aussi inaccompli, dont les analyses se croisent et se dédoublent parmi les pages de Paris capitale du XIX° siècle. Ce ramasseur des feuillets du ruisseau est un de ses témoins favoris du philosophe allemand. Cependant Antoine Compagnon voit moins le chiffonnier comme un allié de la classe ouvrière (ce qui allait dans le sens du marxisme de Benjamin), que comme « une ressource poétique irriguant toute l’œuvre du poète des Fleurs du mal, et, au-delà de celle-ci, tout le XIX° siècle ». Il est pour lui certes « un acteur économique », mais surtout un « double allégorique » de l’écrivain. Faut-il -au-delà du raffinement du tri sélectif sur le territoire helvétique- voir dans le phénomène des vide-greniers un équivalent plus moderne de ce recyclage, où l’écrivain pourrait glaner et le passé et le présent pour en nourrir un nouvel or de la littérature ?
À partir d'un article publié dans Le Matricule des anges, nov-décembre 2017.
[1] Charles Baudelaire : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », « Projet d’un épilogue aux Fleurs du mal », Œuvres complètes, La Pléiade, Galimard, 2001, I, p 192,
[2] Walter Benjamin : Paris capitale du XIX° siècle, Cerf, 1989, p 434.
Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venezia. Photo : T. Guinhut.
De la vulgarité langagière au règne du langage ;
avec le secours de Jean Yvane,
Richard Millet & Tom Wolfe.
Jean Yvane : Touche pas à ma langue,
Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 192 p, 19,90 €.
Richard Millet : Français langue morte. Suivi de l’Anti-Millet,
Les Provinciales, 2020, 176 p, 18 €.
Tom Wolfe : Le Règne du langage,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Cohen,
Robert Laffont, 2018, 216 p, 19€.
« Une autre cause d’erreur, & qui tient pareillement à l’ignorance, c’est l’abus des mots & les idées peu nettes qu’on y attache[1] », disait le philosophe des Lumières Helvétius. Ajoutons l’abus des mots sales, des mots sottement empruntés à une autre langue, et de leurs substituts abrégés, travestis et retournés comme la peau d’un vil lapin. Toute cette basse sauce langagière contemporaine, outre la vulgarité native ou apprise des locuteurs, n’a guère d’autre cause que la paresse. Entre grossièretés, anglicismes clinquants, sigles et acronymes décérébrés, s’installe un royaume pourri, celui de la vulgarité, qui n’est pas seulement la grossièreté, mais aussi, selon l’étymologie latine -vulgus-, l’expression de la foule, rétive au raffinement et à la distinction. Même si nous ne voulons pas être un censeur du vocabulaire et ainsi le fermer d’un préservatif, comme le héros de Jean Yvane dans Touche pas à ma langue, il faut fustiger et éduquer notre parler, à moins que Français langue morte soit le glas sonné sans retour par Richard Millet, alors que, selon l’intelligent Tom Wolfe, l’homme doit son évolution au Règne du langage.
Quel besoin a-t-on de se vautrer la langue dans la grossièreté ? Le stade anal, pointé par Freud, permet à l’homme -surtout masculin, mais sans exclusive-, de s’engraisser de scatologie. Mais à force de dire « merde », « fait chier », votre langue a un « goût de chiottes », à laquelle il faut offrir un papier-toilettes, pour que vous essuyiez l’orifice buccal qui excréta ce mot en forme d’odorant étron. Hélas vous n’avez pas l’humour de Rabelais, qui savait « torcher le cul » de Gargantua « d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau », et qui leur préférait « un oison bien duveté […] car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique […] laquelle facilement est communiquée au boyau culier, et autres intestins, jusqu’à venir à la région du cœur et du cerveau[2] ». Il faut bien être rabelaisien pour avoir un cerveau qui s’élève de la vulgarité.
De même, il vous échappe de la bouche si souvent le pet d’un « Putain ! », qu’il faut vous répondre : « Moi, c’est Thierry ; enchanté ». Chacun ses vertus, ou grossièrement sexistes, ou galamment polies. Tant d’allusions sexuelles piteuses et pisseuses vous tiennent-elles d’érections mentales ?
Un Président français conspuant ceux qui « foutent le bordel », un Président des Etats-Unis qualifiant Haïti et la plupart des pays d’Afrique de « shit holes », ou trous à merde, ou encore trous du cul du monde, seraient évidemment comptables d’une vulgarité indigne de leur fonction ; pourtant ils ont ainsi l’oreille d’une frange (une fange ?) de leurs électeurs. Il n’en reste pas moins que, outre que cette saillie trumpienne fut démentie par les participants à la réunion où elle fut censée avoir été prononcée, sur le fond notre Donald a passablement raison : saleté environnementale, corruption, dictature, délinquance, théocratie, tyrannie contre les femmes, situation sanitaire en déshérence, sans vouloir tomber dans la généralisation abusive, sont hélas le lieu commun de nombre de ces pays, dont pourtant nombre de leurs habitants sortent ou tentent d’en sortir, et plus particulièrement par les migrations. S’il dit tout haut ce que beaucoup, y compris d’autres Présidents, pensent tout bas, il s’abaisse néanmoins à parler à la hauteur de son cul, car « sur le plus haut trône du monde on n’est jamais assis que sur son cul », disait Montaigne qui pouvait se permettre une telle licence. Et qui ajoutait : « Et les Rois et les philosophent fientent, et les dames aussi[3] »
Pour rester dans la déferlante scatologique, la métaphore populaire « ça me troue le cul », pour signifier la stupéfaction (vocable ignoré, dirait-on), engage-t-elle à l’inconscient sodomite ou à l’exhibition viriloïde de qui se joue sans peur et sans reproche de sa vulgarité ? Ainsi les métaphores inénarrablement lourdes, comme « envoyer du lourd », qui est au sans-gêne malodorant ce que le canon est au pistolet à bouchon, car le bouchon de la délicatesse et de la politesse a sauté depuis longtemps, éclaboussant de sa mousse bréneuse le destinateur et le destinataire. Sans oublier le qualificatif exclamatoire, « grave », dont on ne connait plus le sens originel, et qui tend à remplacer le langage articulé par l’expectoration.
Autre métaphore, pour marquer son plaisir, l’on dit « une tuerie ». N’est-ce qu’une innocente antiphrase et hyperbole, ou le secret désir de sadique de tuer ? À moins de « se suicider au yaourt périmé », ce qui est plus amusant, donc de salir la « malbouffe », quoiqu’à cet égard la vulgarité langagière veuille bien dire ce qu’elle veut dire, coller enfin à l’infamie d’un gras McDonald… On parlera comme l’on mâche la lie du fromage industriel en éludant les négations, en aplatissant les mots : « chépas », dit-on la bouche pleine de phonèmes écrabouillés.
De même les pires infamies, venues de l’infra-langage des cités islamisées, font flores : traiter un chacun de « bâtard », c’est revenir au mépris ancien des enfants abandonnés ou illégitimes. « Kiffer », pour aimer, fait aujourd’hui partie du langage courant, alors que l’on oublie qu’il vient de l’arabe « kief », qui signifie la drogue, le cannabis, vendu par de trafiquants délinquants. Entendons encore l’interjection « wesh », également venue de l’arabe « wesh rak », ou comment vas-tu ? quoi ? signal de salut et de provocation, souvent avec une connotation négative. Ce « wesh » est devenu, du moins prétendument, une langue de la culture urbaine et du rap -ou d’une inculture revendiquée.
Reste à pointer ces pléthoriques « voilà », « donc » et « voilà donc », dont on ne sait plus s’ils commencent ou achèvent, une phrase, un raisonnement, si tant est qu’il y en ait un. Ce sont des tics de langage, des hocquets, des parasites qui ne signalent que l’incapacité à parler, le manque outrageant de vocabulaire.
Est-ce à dire que la vulgarité empire et qu’au temps jadis nous étions plus policés ? Probablement non ; n’idéalisons pas le passé. Or, les médias télévisuels, radios et internet en réseaux donnent un plus grand rayon d’action, une plus grande visibilité à la populace, et visent à l’audimat, au plus grand nombre, donc au vulgaire, également féru de la vulgarité du sport[4]. Sans compter que cette familiarité du causer vulgaire contamine l’écrit, la presse, le roman, l’essai, pour « faire genre », faire peuple, et ouvrir sans gêne son manteau sur une décarrade de « cons » et de « bites », censée faire vrai…
Ce pourrait être un enrichissement linguistique, dû aux nouvelles technologies ou à de nouveaux concepts ; non, le plus souvent l’anglais ne fait qu’effacer un équivalent français, l’appauvrir. Quand le Globish (ce mot-valise pour global anglais) est un pauvre jargon international néanmoins utile qui ne retient que les mots utilitaires et simples de l’idiome de Shakespeare, l’invasion des anglicismes pourrit un franglais de plus en plus agressif et régressif, refusant la modeste peine de la création linguistique ; ce que font par exemple les Québécois avec le mot-valise « clavarder » pour « tchatcher »…
Déjà, dans Parlez-vous franglais ?[5]Etiemble dénonçait en 1964 cet empiètement de l’anglais sur le français, alors que ces deux langues doivent garder leur génie propre. S’il s’agit d’emprunter, utilisons par exemple le « paquebot », venu du « packed boat », disait-il. Mais s’il s’agit d’adopter un anglicisme par ignorance de sa propre langue, une régression est à l’œuvre.
« Une preview du print de votre choix parmi votre best of photos », dit une publicité. On devine les vocables français -comme les épreuves d’imprimerie- qu’il faut rétablir en place de ce sabir petitement prétentieux. On veut bien cependant que ce qui vient des nouvelles technologies américaines enrichisse notre vocabulaire ; mais que n’a-t-on l’inventivité nécessaire pour franciser « haschtag », « big data », « hacker », « wifi », qu’il s’agisse de mot cliquable, d’information globale, de pirate informatique, de connectonde. On n’y risque pourtant pas le « burn out », cet épuisement professionnel, cet incendie mental. À moins de « fighter » ou combattre, d’aller au « clash » ou au conflit, avec le vulgaire, conflit dont on se gardera de « spoiler » la fin (ou révéler et déflorer, soit divulgâcher), tel est le « deal » ou le marché, sans « bullshit », que nous ne traduirions qu’avec vulgarité sexiste !
Certes, pour crime de lèse-peuple, votre modeste satiriste risque le « bashing », ce qui est un éreintement, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas un « jogger », et méprise le « fast food », même pour le « fun ». « Et pis », en not’ « time », les « top model » sont « trop cool » ou trop « people » et « bling bling » ; de véritables « alien », qu’il vaut mieux « zapper », dans le bon « timing ». D’autant que devant la menace des « Fake news », ces fausses informations, ou pire de celles de leur interdiction au moyen de la loi, il risque de dénoncer que la liberté d’expression[6], c’est « dead »…
Tréfonds de la paresse, ces sacrosaints apocopes, aphérèses, verlans et acronymes, qui font chébrans. Que ce soit « pub » pour publicité, « télé », « projo », salle « poly », une civilisation épuisée n’a même plus la force de prononcer les mots entiers. Ou mange, en avalant de faiblesse sa propre langue, le début des vocables : on se « phone », on prend le « bus », on va sur le « net ». C’est « chelou », n’est-ce pas ? On va m’prend pour un keuf du langage, hein keum, ferai mieux de faire la teuf… Quel effet bœuf et bauf ça fait d’être appelée « meuf », verlan de femme, cette dernière étant meuglée. Prétendument d’jeun, le verlan est pourtant avéré depuis le XVI° siècle.
Prenez-garde à rester chébrans, s’il s’agit d’un projet de loi sur la PMA ou la GPA. Nos législateurs et journalistes ont-ils un abcès purulent sur la langue, qu’il leur faille user du sigle technocratique pour la Procréation Médicale Assistée (ou procréméda) et de la Gestation Pour Autrui (ou ventreloué). L’Education Nationale (pardon l’EN), est friande des babioles sigliques et acronymiques : Les filières S, L et ES côtoient les STMG et les ST2S, les assistants d’éducation ont la joie d’être des assédus, les assistants de vie scolaires sont honorés d’être des AVS, les apprenants vont en SVT, en Littsoc (nous vous laissons sécher devant ce lit de sottises), en EPS, tellement qu’avec l’Education Physique et Sportive on se la pète adonf ! Le pire du pire de cette déshumanisation, de cette déculturation étant le CDI (Centre de documentation et d’information) qui avait le tort de s’appeler bibliothèque, où sous prétexte d’être technique et d’accueillir ordinateur et internet (sûrement pour faire du copier-coller), l’on jette les livres au pilon. Et s’il en reste quelques-uns, les lecteurs de « books » se font une PAL, une pile à lire ! C’est au point que des expressions élégantes, comme maisons de retraites (certes un euphémisme), subissent un ravalement de façade avec un affreux acronyme : EHPAD (pour Etablissement d’Hébergement de Personnes Handicapées et Dépendantes). Ainsi nous voici tous des personnes dépendantes des sigles, des accros à l’acronyme.
Passons en baillant sur les expressions pompeuses et alambiquées, incorrectes en fait, lorsque l’on prétend « solutionner une problématique », alors qu’il s’agit le plus souvent de résoudre un problème ; d’ « accidentogène » pour dangereux, d’ « instrumentaliser » pour manipuler, de « finaliser » pour finir le plus simplement du monde, et tutti quanti…
Sans compter que la moitié de la négation disparait (« c’est pas grave »), que la variété du vocabulaire s’évanouit, participant d’un moins disant qui devient un moins pensant : moins de mots, moins de nuances, moins de temps verbaux, voilà qui nous jette dans le simplisme d’un présent pauvre, obérant la liberté de penser et de créer le monde.
Que reste-t-il de l’art de parler et d’écrire (ne parlons pas de rhétorique cicéronienne) lorsque la fatigue de l’organe du langage signe la disparition du subjonctif, la quasi disparition du passé simple, des connecteurs logiques et de la complexité nuancée de l’argumentation ? Faut-il corréler le phénomène à la baisse du QI, ou quotient intellectuel, de nos populations ? Reste à prononcer un RIP, un Requiescat in pace pour la langue, surtout si elle s’encombre de latinismes ringards ! En la demeure, soyons un poil indulgents pour ces prolos de la langue de veau et de bois : errare humanum est, sed perseverare diabolicum est. Puisqu’il faut traduire : l’erreur est humaine, mais persévérer est diabolique.
Il y a bien une vulgarité infligée à la face de la langue, lorsque l’on attente à son raffinement, à son histoire, pour la plier aux bassesses de la rue, aux idéologies du jour, aux diktats de sectes prétentieuses et péremptoires. C’est ce que dépeint avec verve Jean Yvane en son apologue : Touche pas à ma langue. « Il s’agit avant tout de lutter contre le rachitisme de la langue », s’insurge son personnage, qui entreprend de répondre, comme Rousseau en son temps, à une question posée par l’Académie sur « les atteintes portées aux langues nationales, et, plus particulièrement, au français ». L’universitaire Michel Barbet risque pourtant sa carrière et la contrariété de son épouse cantatrice en épousant la « croisade » de la défense de la langue contre les barbarismes, les aplatissements, les détournements, le « métissage », les castrations que lui font subir le vulgaire et les prétendants au pouvoir sur les ruines de la littérature. En outre, son fils Tom est un adolescent qui, après avoir été moqué, frappé, pour « ses perfections langagières », colle à toutes les vulgarités et paresses de la langue, « e » muet à tout bout de champ, américanisation du vocabulaire et autres « S’lut M’man », « Ben, quoi », « heu », « ciné », « Laisse béton », « F’chier », « Ça m’fout les bou’l »…
« On ne parle plus le français, on le chie, on le rote, on l’émascule », déclare un condisciple. « Pécher contre la langue, c’est déjà pécher contre l’esprit », lui répond Barbet. Ses collègues traquent également l’évolution de la langue, dont Driss, dit « le Maure », qui « lance une fatwa contre les pollueurs du langage avant d’entraîner vers la porte Mlle Lamiaux promise au tchador ». Un autre parle du « complot de la médiocrité », accuse le yéyé et le rap. L’on se demande, devant l’invasion des sons étrangers, si « l’environnement phonétique détermine nos modes de pensée, tout autant que la syntaxe et le vocabulaire ». « Sus au newspeake ! », s’exclame Barbet, de plus en plus délirant, « tyrannique […] bretteur engrammairisé ». « Vive les mélanges, au bout du compte, et même la saleté », lui objecte-t-on, en lui offrant des biscuits appelé « Délices de Babel ». Voici, posé de manière amusante, aigûment piquante, le problème de la pureté de la langue, du « phonétiquement correct », de ses frontières ouvertes ou trop poreuses. Sombrons-nous dans un « purisme excessif » ?
Ses pairs, ses étudiants, tous abandonnent Michel Barbet, sauf s’il se réconcilie avec son fils et son épouse. Que restera-t-il de cet « obsédé du phonème », et de son intransigeance ravageuse et nationaliste, signant la mort annoncée du (trop ?) beau parler. Ne gît plus sur le sol de nos bibliothèques publiques désertées qu’un exemplaire de cet apologue savoureux à l’écriture enlevée, à l’humour rayonnant, ravageur, qui se joue des subjonctifs et des pirouettes, joliment satirique et pathétique : ce Touche pas à ma langue au titre grammaticalement incorrect, on ne sait pourquoi provisoirement exempt de pilonnage et de poubellage…
Le romancier Jean Yvane fut dix ans expert pour le programme Babel qui favorisait le multilinguisme. On devine que la richesse des vocables lui tient à cœur, soutenu en son combat donquichottesque par son préfacier, le linguiste Claude Hagège, qui voit ce petit roman une « sotie » burlesque.
L’on pourrait ajouter à l’apologue de Jean Yvane cette réécriture de la série policière adolescente du Club des cinq, à la fois politiquement correcte et expurgée du passé simple et du vocabulaire complexe, ces réformes de l’orthographe, cette grammaire inclusive[7] : voilà bien sous l’apparent courage des réformateurs et des censeurs, une démission devant l’intelligence. Car les difficultés orthographiques n’empêchent en rien, voire au contraire, l’acquisition d’une langue (sinon où en seraient les Japonais ?), car les caprices du genre grammatical ne sont guère les reflets d’une domination masculine indue.
En ce sens, la vulgarité de langue est aussi celle de l’inculture, de la facilité d’embrasser la profession de censeur devant la difficulté de faire œuvre : l’un, démetteur en scène, change la fin de l’opéra de Bizet, Carmen, pour ne pas faire injure aux femmes, prétend-il, en faisant assassiner Don José par Carmen ; l’autre veut attenter à l’Histoire en débaptisant les rues et les places lorsque Colbert fut le promulgateur du Code noir, qui réglementait l’esclavage, alors qu’il ne pense pas aux avenues Lénine de nos banlieues rouges…
Vulgaire, paresseuse, bête crasse et franglaise, le langage des élites de l’infamie signerait-il l’enterrement du Français langue morte, tel que le déplore avec verdeur et alacrité Richard Millet ? En son pamphlet, l’essayiste, un tant soit peu désespéré, veille encore à défendre la langue : « seule responsabilité politique que je me sente », dit-il. Le livre est fait d’aphorismes, jetés dirait-on à la va-comme-je-te-pousse, mais non sans art, de la plus brève trouvaille, « Langue lyophilisée », ou facilité, « On s’abandonne aujourd’hui à l’anglais comme au tout-à-l’égout », jusqu’au paragraphe touffu et argumenté. Les exemples ici fournis de la crasse post-linguistique et idéologique sont édifiants : « malbouffe », le « coaching », « un apprenant », « avoir un date », « éco-responsable », le « vivre-ensemble », habiter « sur Paris ». Voilà en quoi « on est parlé par la doxa bien plus qu’on s’exprime en français ».
De telles propositions, qui font le plus souvent mouche, sont placées sous un « liminaire » en forme de prière d’insérer, attribuant le délitement de la langue aux « coups de la pression migratoire, de la dé-catholisation, [au] remplacement du génie français par le multiculturalisme d’Etat et [aux] mots d’ordre de l’anglais international ». De plus, s’éloigner des origines gréco-latines, se couper du classicisme, « être devenue incertaine quant à la syntaxe et à la sémantique », font indubitablement partie du diagnostic. L’exercice pamphlétaire peut sembler excessif, il n’en est pas moins perspicace, même si le coq français doit déposer son orgueil : « Nous vivons dans les ruines d’une grande langue dont les locuteurs ont élu la barbarie réinversée pour modèle de civilisation ». La propension pour une civilisation des loisirs débouche sur « la haine de la langue, du travail, de la profondeur, de la mémoire ». Ainsi la publicité véhicule un parler appauvri, l’oralisation évacue les liaisons, le tutoiement généralisé et les mots orduriers précipitent la langue dans la fange. Au point que l’industrie du livre ne propose plus guère que des « flatulences post-littéraires ». Richard Millet appartient ici sans nul doute à la succession d’un pamphlétaire grandiose et fort discutable : Léon Bloy.
Le polémique et virulent propos de l’auteur du Sentiment de la langue[8] dépasse un premier regard sur la langue pour y agréger ce qui participe de son effondrement : un antiracisme qui devient un racisme anti-blanc et anti-français, une expansion de l’influence musulmane qui dévalorise et pollue la syntaxe et le vocabulaire français…
Non que cela soit dépourvu d’intérêt, nous laisserons de côté le second volet de ce volume, soit L’Anti-Millet, plaidoirie de l’écrivain qui fut ostracisé pour avoir publié un Eloge littéraire d’Anders Breivik[9] (au titre probablement malheureux que l’on n’a pas voulu dépasser en lisant l’essai pourtant peu amène envers le terroriste) car il est hors de propos quant à notre étude. Nous passerons également sur l’engagement chrétien respectable de l’auteur, qui marque justement le lien entre le verbe divin et la langue, mais qui n’empêche en rien à un athée de déplorer l’affaissement du vocabulaire contemporain. Reste que ce Français langue morte, au titre aussi percutant que pertinent, mérite bien plus qu’un intérêt apitoyé.
Nos mots, nos phrases, notre syntaxe seraient donc si précieux ? C’est la thèse de Tom Wolfe dans Le Règne du langage, un essai aussi sérieux que facétieux, dont la lecture est inévitablement captivante. Stupéfait de constater qu’un aréopage de linguistes, dont le pape de l’anticapitalisme Noam Chomsky, déclarât forfait devant la question de l’origine du langage, Tom Wolfe se gausse à plaisir de leurs prétentions écroulées. Non, il n’existe pas la moindre « racine génétique de la parole », pas d’ « organe du langage » sis dans le cerveau humain. La preuve, il existe une peuplade amazonienne, les « Pirahas », documentée par l’anthropologue Daniel Everett, qui est à peu de choses près sans langue, à un niveau préhistorique. Ils n’emploient que le présent, gazouillent, n’ont que trois voyelles et huit consonnes, n’ont pas de chiffres, leur langage « ignore la récursivité », chère à Chomsky. Or, ils sont restés sans religion ni cérémonie, sans mariage ni ornements, sans chef ni musique, ni esthétique ; pire, dans l’incapacité de spéculer, de planifier et d’imaginer des mythes, de construire une Histoire. C’est alors que Tom Wolfe brocarde Chomsky et son idéal d’anarchie, l’envoyant aller se faire voir chez les « Pirahas » !
Passer de la communication animale, cette « sémantique simiesque » au langage articulé et conceptuel, marque une « distinction essentielle entre l’homme et la bête », affirme Tom Wolfe. Si l’on peut lui accorder que quelques singes ne sont pas loin de la franchir, le prédicat de Darwin, selon lequel les êtres humains sont eux-mêmes des animaux[10], vole en éclat. Fort informé, Tom Wolfe navigue de Cuvier et Linné aux travaux du généticien Mendel et du linguiste Swadesh, en passant par ceux de Darwin et d’Alfred Russel Wallace, dont The Limit of Natural Selection as Applied to Man[11]. Le discours humain n’aurait donc pas de « généalogie animale ». Pourtant, selon le « glottogénésiste » Morris Swadesh, il permet de manipuler le monde autant extérieur que mental et offre un avantage considérable sur les autres espèces.
C’est moins la théorie de l’évolution selon Darwin, qui, selon Tom Wolfe, satiriste de haut vol et penseur de bon sens, a fait de nous ce que nous sommes, que l’acquisition du langage, cet « outil culturel » à la sophistication croissante, au moyen d’ailleurs de la « mnémotechnie ». Grâce à ce dernier les civilisations se sont constituées, les sciences, les arts et les lettres ont permis nos progrès et nos bonheurs, même s’il a également contribué aux guerres et aux tyrannies, qu’elles soient politiques ou religieuses, entre Aristote, Galilée, Pasteur, Jésus, Marx ou Mahomet. Ne l’abimons pas, de peur de perdre notre humanité, laisse-t-il entendre. Entre érudition dansante et humour piquant, Tom Wolfe réalise un essai aussi plaisant que nécessaire. Il fallait bien le romancier à succès du Bûcher des vanités[12] et du Gauchisme de Park Avenue[13]pour faire l’éloge du langage, cette « toute première invention » fondatrice, et défendre « l’Homo loquax » contre tous ceux qui l’avilissent.
Si la limite de notre vocabulaire est celle de notre monde,« ce serait néanmoins une témérité de juger de tous les hommes par le langage[14] », disait Vauvenargues, quoique pour reprendre Marshall McLuhan, le medium soit le message[15]. L’hypocrite et le Tartuffe savent en effet se parer des plus belles plumes de la langue. Il n’en reste pas moins qu’un sale langage ne manque guère de salir celui qui s’en enduit. Aussi ramassons -mais avec des pincettes- quelques-unes de ces réflexions sur le règne de la vulgarité langagière, en se penchant, le nez soigneusement bouché, sur les « chiottes ». Les uns y vont pour chier, excréter, faire ses besoins, se soulager. D’autres préfèrent les WC, sec acronyme pour l’anglais water closet (traduisons : les eaux fermées). Nous préférons les toilettes, lieux plus propres, où asseoir l’acte que l’on y commet, aussi bien que le règne du langage. Et pour reprendre la collusion entre un anglicisme et un acronyme, pensons à DAESH, qui, pour éviter de dire Califat islamique, ce qui est plus réaliste et plus religieusement et théocratiquement effrayant, est de surcroît un de ces euphémismes[16] qui gâtent la langue au point d’en faire un terrible et vulgaire assujettissement de la pensée politique. Rêvons cependant que toute cette vulgarité langagière puisse aboutir à une exception esthétique, comme le tribal, sale et rageur graffiti coloré aux murs du Street art…
[8] Richard Millet : Le Sentiment de la langue, La Table ronde, 1993.
[9] Richard Millet : Eloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
[10] Charles Darwin : La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, Champion Classiques, 2013.
[11] Alfred Russel Wallace : « The Limit of Natural Selection as Applied to Man », in Contributions to the Theorie of Natural Selection, Macmillan and co, New York, 1871.
[12] Tom Wolfe : Le Bûcher des vanités, Robert Laffont, 2007.
[13] Tom Wolfe : Le Gauchisme de Park Avenue, Gallimard, 1972.
[14] Vauvenargues : Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Persan et cie, 1822, p 36.
[15] Marshall McLuhan : Pour comprendre les médias, Points Seuil, 2015.
Didier Nourrisson : Une Histoire du vin, Perrin, 384 p, 22,50 €.
Matthieu Lecoutre : Le Goût de l’ivresse. Boire en France depuis le Moyen-Âge, Belin, 462 p, 23 €.
Massimo Montanari : La Chère et l’esprit. Histoire de la culture alimentaire chrétienne,
traduit de l’italien par Martine et Jacques Pagan-Dalarun, Alma, 296 p, 25 €.
Kilien Stengel : Poètes de la bonne chère. Anthologie,
La Table ronde, 208 p, 8,70 €.
« Buvez et mangez en tous, ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Sous cette phrase chrétienne et mémorielle, outre la dimension religieuse et spirituelle, s’affirme notre nécessité quotidienne du boire et du manger. Pratiques alimentaires, breuvages blancs ou rouges, calories et goûts sont également au service d’une histoire culturelle. Ce dont témoignent nos historiens des mœurs, animés par un appétit de la langue et de l’estomac autant que par celui de la connaissance, ainsi roboratifs et savants. Les uns nous font boire par franches goulées leurs Histoire du vin et leur Goût de l’ivresse, les autres nous asseyent à la table chrétienne avec la Chère et l’esprit, et nous ouvrent un franc gueuleton poétique au travers d’une anthologie.
Le vin est une « invention proche-orientale » : de l’Egypte ancienne à la Mésopotamie, le jus fermenté de la vigne est l’objet de libation, de commerce et de sacralisation. L’épopée de Gilgamesh mentionne une « vigne enchantée », et l’on sait que l’Ancien Testament fait de Noé un amateur du jus de la treille ; de plus, enivré par ses filles, Loth se vit forcé de copuler avec ses filles après la destruction de Sodome et Gomorrhe pour engendrer des descendants. Les Grecs honorent la « triade » blé, olivier et vigne. Presqu’autant que Dionysos, Alexandre le Grand était un grand buveur. Les Romains ne connaissaient pas moins de six sortes de vin, souvent mêlés de miel. Mais « bientôt le calice chrétien remplace le cratère païen », ce qui est une des belles formules de Didier Nourrisson en son Histoire du vin.
Au Moyen-Âge, « les vins nobles côtoient les vins ignobles » au service du « peuple du vin », en particulier les moines, qui l’honoraient lors de la messe. Hélas, selon Turpin, « la défaite de l’armée de Charlemagne commandée par Roland, devant les Sarazins, s’expliquerait par l’amour du vin ». Comme quoi ce dernier tourne non seulement les esprits, mais aussi l’Histoire. Or la règle de Saint-Benoit réprouve l’ivresse, car « le vin fait apostasier même les sages ».
À la Renaissance, « le vin quitte la cave ecclésiastique et alimente l’élite intellectuelle ». Il est chanté par les musiciens, peint par Velasquez, adoré en la « Dive bouteille » de Rabelais, pour qui le rire et le boire sont le propre de l’homme. Longtemps, les écrivains ont chanté ou déchanté devant le vin, qu’il soit celui des amants ou de l’assassin chez Baudelaire, ou encore celui de l’ivrognerie, jusqu’au fatal delirium tremens de Coupeau dans L’Assommoir de Zola…
Mais Chez Didier Nourrisson les routes du vin, les « maisons de Champagne », les ventes et les consommations sont objets du délit autant que du commerce et de la réussite financière. Les maladies du vin et ces levures qui le font devenir vinaigre sont étudiées par Pasteur, aussi le voilà devenu sujet des sciences. On saura tout sur la « soif pendant la guerre », « l’effondrement du gros rouge » et « la gastronomie du boire », sur la production aux Etats-Unis et la consommation Chine, jusqu’à la française « loi Evin » (au nom prédestiné) quant à la publicité pour les boissons alcoolisées, sur l’alcoolisme et la prévention…
Sait-on si Didier Nourrisson est un fin œnologue, mais il mérite de recevoir le tastevin d’or du savant œnophile. Littérature, religions, art, droit, économie, tout est bon pour remplir le verre de son sujet, jusqu’à déborder de gouleyantes informations, car l’essai se lit comme un roman, celui de l’humanité assoiffée d’un plaisir réprouvé par les malheureux adeptes d’une religion que nous ne nommerons pas, sauf en son imaginaire paradis.
Sur un sujet parfaitement jumeau, l’Histoire du vin, Matthieu Lecoutre choisit un angle différent : comment boit-on ? se demande-t-il dans Le Goût de l’ivresse. Car « boire est un geste bio-culturel ».
Depuis les vins gallo-romains offerts à flots aux adeptes de Bacchus, surtout blancs, jusqu’au contemporain « binge drinking », ou « biture express », la soif, puis la fête se sont changées en arme d’auto-destruction massive. Il est cependant heureux que toute une évolution des mœurs et des normes sanitaires balaie la virilité de l’alcoolisation au profit de la tempérance et de la sobriété. Le péché de gourmandise, l’un des sept péchés capitaux du christianisme, devint, sous François Ier, le crime d’ivrognerie, alors qu’aujourd’hui l’alcool au volant est frappé d’un interdit et passible d’amende, voire de prison. Il est bien sûr ici question, comme chez Didier Nourrisson, d’alcoolisme, y compris ouvrier et féminin, sans que l’on omette la lutte anti alcoolique. Sachons, hélas, qu’en 2006, « les jeunes Bretons de 17 ans sont les champions français de l’ivresse régulière », quoique les jeunes filles de la même province ne soient guère mieux loties ! Seuls sept pour cent des Français sont réellement abstinents.
Là encore, la lecture de cette fontaine aux liquides pour gosiers altérés, de cette corne d’abondance qu’est Le Goût de l’ivresse, offre une mine de connaissances et de plaisirs, intellectuels s’entend. Sous-titré « Boire en France depuis le Moyen-Âge », l’essai historique ne se limite pas aux boissons alcoolisées. Il y est heureusement question d’eau (et pas seulement d’« eaux de vie »), de soupe et de lait, de café et de chocolat à l’époque de Louis XIV, de bière et de sodas, de cidre et de thé, montrant comment d’une boisson à l’autre les valeurs et l’économie évoluent, entre quotidienneté, bassesse et distinction, entre éducation et industrie agroalimentaire. Peu à peu les régions viticoles affirment leur savoir-faire et leur réputation, de la Bourgogne au Bordelais, en passant par la Champagne. Risquons donc de succomber avec Mathieu Lecoutre à l’ivresse intellectuelle, en découvrant combien le « banquet sacré » s’est de siècle en siècle sécularisé. Le « goinfre romain » peut relever d’une « culture bachique » alors que le gastronome, de Brillat-Savarin à nos jours, se fera un devoir de partager sa culture œnologique. Selon les classes sociales, l’on boit la piquette et l’excellence, jusqu’aux merveilleux premiers grands crus classés et autres Sauternes que sont les Châteaux Suduiraut et d’Yquem. Le thé, « boisson proustienne par excellence », opposé à l’ancien « vin rural », devient alors, outre un marqueur social, un gage de santé, voire de spiritualité, de sérénité. Mais aujourd’hui « la boisson apparaît comme un enjeu identitaire ». À l’appui de cette pudique remarque, il faut noter les apéritifs « saucisson pinard » qui entendent desserrer le carcan d’un Islam oppressif. Evidemment notre auteur préfère rester politiquement correct en omettant ce phénomène, et en concluant avec les conséquences du réchauffement climatique auquel apprennent à s’adapter les viticulteurs.
Si boire est un besoin vital premier, manger est rapidement le second. Mais il faut bientôt savoir unir La Chère et l’esprit, selon Massimo Montanari, qui nous propose, d’après son sous-titre, une étonnante « Histoire de la culture alimentaire chrétienne ». Contrairement au Judaïsme et à l’Islam, il n’existe pas un régime alimentaire chrétien. C’est dans les Actes des apôtres, qu’un songe de Saint-Pierre délivre les Chrétiens des interdits alimentaires juifs[1], songe dans lequel une nappe remplie de tous les animaux descend du ciel, comme le figure la couverture de cet essai. Il n’existe plus « de souillé ni d’impur ». Une révolution culturelle dans le verre et l’assiette en fait, si tant est que l’on en utilisât. N’oublions pas que Jésus, loin de mépriser et corseter les plaisirs des papilles et de l’estomac, multiplie les poissons et le vin, ritualise le pain et le vin, qu’il spiritualise un souvenir du cannibalisme afin d’absorber symboliquement le Dieu unique. Reste que vont néanmoins s’installer des règles, autour du gras et du maigre par exemple, de l’abondance et du jeûne.
Si l’on est au jardin d’Eden végétarien, Noé institutionnalise le vin et la viande, sauf le sang, interdit qui est le prélude des nombreuses contraintes alimentaire du Judaïsme. Le Christianisme, lui, permet de tout manger, en rendant grâce à Dieu ; on réfrénera seulement les aliments réputés aphrodisiaques, et bien sûr la gourmandise, associée à la luxure. En ce sens la chrétienté réprouve l’ivresse et le souvenir de Dionysos. Car la nourriture est une « corporéité » qui ne doit pas nuire à la spiritualité monastique. Honorés, le pain et le vin, christiques et quotidiens, sont cependant depuis l’Antiquité « un marqueur de l’habileté et de l’intelligence de l’homme ». Le vin fait la vie, disait-on, d’autant que l’eau était rarement potable, quoiqu’il fût souvent coupé d’eau ; ce dernier représentant l’Ancien testament quand le premier représentait le Nouveau.
À l’encontre de la tradition chrétienne volontiers carnivore, des Catholiques et des Protestants invoquent la charité envers les animaux, en pratiquant le végétarisme, à l’instar de Plutarque et de Porphyre, vertement critiqués par Saint-Augustin. Le poisson convient aux moines, puis à tous les Chrétiens, lors du vendredi et du carême, qui sont des « jours maigres », ne serait-ce que parce qu’il fut un signe de reconnaissance, et parce que, outre « le tabou du sang », il ne saurait, comme la viande, attiser l’appétit de luxure. Pourtant ce tabou s’est peu à peu effacé, ce dont témoignent le sanguinaccio (un plat italien) et le boudin, dont on trouve ici la recette, venue du XIII° siècle, l’abattage du pourceau devenant une fête. Le Christianisme étant la seule religion du livre à « se reconnaître dans la consommation de sang et de porc », et à goûter « le porcelet pascal », quoique le cochon soit aussi une tradition « romano-barbare », ainsi réinvestie.
La réforme de Luther affirma : « mangez, buvez et habillez-vous comme bon vous semble », jetant par-dessus les orties jeûne et carême, et allumant un nouveau feu de controverses. Elle prépare cependant le retour à un « idéal de frugalité ». En même temps, toute la chrétienté oppose « vice de gourmandise et vertu du jeûne ». Car Adam et Eve furent des gourmands en mangeant le fruit de l’arbre de la connaissance, quoiqu’il s’agisse plutôt d’orgueil. Le « péché de gueule » est « folie du ventre », qui empêche l’homme gros et lourd de devenir ange ; alors que le jeûne est de l’ordre de l’angélisme. Ce péché est aussi, selon Saint Thomas d’Aquin, « une offense au principe de charité ». Ainsi, affirme avec raison Massimo Montanari, « le message chrétien s’adapte à des critères propres à la culture d’aujourd’hui ».
L’ascète chrétien cependant préféra le cru au cuit, rejetant le passage du cru au cuit qui signa, selon Lévi-Strauss, la transition de la barbarie à la civilisation, attitude ascétique qui ne fut pas toujours du goût des autorités ecclésiastiques. Si la cuisine médiévale s’attache à bien et beaucoup cuire, quand les monastères sont « des lieux d’élection de la culture gastronomique », aujourd’hui un retour du cru est lié à des valeurs rousseauistes de nature sauvage et d’écologie, mais aussi aux vertus du réfrigérateur et des vitamines.
Loin de se contenter d’énumérer les pratiques alimentaires chrétiennes, Massimo Montanari s’attache au symbolisme de ce que l’on absorbe. La dimension civilisationnelle du pain et de tout ce qui l’accompagne relie l’homme à Dieu. Songeons que les pratiques alimentaires et culinaires ont également conduit le goût à devenir le bon goût, qui est faculté d’apprécier, et qui conduit à la délectation, y compris à la lecture de cet essai. Car, comme le disait notre saint-patron Guillaume de Saint-Thierry, « goûter c’est comprendre ».
L’éditeur de Massimo Montanari parait en sa quatrième de couverture ne pas éviter de montrer combien aujourd’hui les modèles et contre-modèles alimentaires marquent nos sociétés de leur empreinte. En fait, à notre grande déception, il en est trop peu question en son ouvrage, sauf s’il s’agit de la « galette mal cuite » des Musulmans au dire des Chrétiens médiévaux et bien sûr du « saint du cochon », c’est-à-dire Saint-Antoine. Malgré la promesse polémique racoleuse de l’éditeur, l’essai historique et théologique reste au demeurant gourmant d’une érudition bienvenue. Qu’il s’agisse des amateurs de viande opposés à la mode ou -l’éthique si l’on préfère- du véganisme, ou des gourmets de cochonnailles porcines opposant leurs libertés au contraintes superstitieuses, antihygiéniques et religieusement totalitaires du hallal, se nourrir, entre diététique, éthique, écologie et religions n’a rien d’innocent. Derrière nos choix alimentaires se cachent un projet de société autant qu’un individualisme, un communautarisme ou un théocratisme.
Sous sa couverture arcimboldesque, l’anthologie cuisinée par Kilien Stengel nous ouvre un poétique menu aux entrées venues du XIV° siècle et aux desserts les plus contemporains. Ces Poètes de la bonne chère sont parfois fort connus, comme Boileau, Apollinaire ou Boris Vian, ou méconnus, au point que l’on ne puisse pas même consacrer une miette biographique à Louise L’Hermitte ou Léon de Fos. Du poème gastronomique le plus savant et nourri d’alexandrins, aux facéties gourmandes en octosyllabes, en passant par une publicité versifiée pour le chocolat, il ne faut pas manquer de s’allécher et de s’amuser grâce à ce recueil d’autant plus réjouissant qu’il semble être le premier de son espèce.
L’éloge est comme attendu roi ; on y loue le fromage et le melon, et par Charles Monselet, l’andouillette : « Certes ta peau douillette / Court un grave péril. / Pour toi, ronde fillette / Je défonce un baril ». Mais au XVII° siècle, Mathurin Régnier et Nicolas Boileau font la satire d’un « repas ridicule » : l’un y rencontre « damoiselle Famine », quand l’autre se gausse : « Et sur les bords du plat six pigeons étalés / Présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés ». Que l’on se rassure, de nouveau l’on entre en « odeur de goinfrerie » avec Gabriel Vicaire, l’on se goberge de l’escargot avec Jean-Gabriel Rouyer qui l’aime « Cuit, avec jus, lard ; puis mis en coquille, / D’épices, de beurre et d’herbes farci ». Rien n’empêche nos maître-queux d’écrire leurs recettes et menus en vers, comme Blaise Cendrars qui raffole du « Foie de tortue verte truffé », ou comme Louise L’Hermitte et ses « Pommes de terre à la lyonnaise », ou encore lorsque le poème devient, avec Albert Samain, une picturale et festive nature morte : « C’est un étal vibrant de fruits verts, de légumes, / De nacre d’argent clair, d’écailles et de plumes ».
On se doute que de la bouche gourmande au baiser il n’y a qu’un pas, ce que dit avec grâce galante et spirituelle Léon Guillot de Saix dans son ode allégorique adressée à « Gourmandise » :
Tes lèvres sont de fraise et tes yeux de réglisse,
De pétales de roses adorables on fit
Tes ongles délicats que du sucre confit ;
Une ambroisie exquise en ton verbe se glisse…
Toi seule satisfais mes sens inapaisés,
Ta langue est un fondant, tes dents sont des amandes.
Viens, je détaillerai tes voluptés gourmandes.
Apparais-moi, je vais te manger de baisers ! »
La poésie gastronomique et culinaire, proche des chansons à boire, n’est certes pas un art fort noble, comme l’épopée ou la tragédie, mais force est de constater qu’ici le talent rhétorique est de mise, l’humour sans gêne, au point que se serait gageure de sortir de cette lecture pour gourmets lettrés sans une envie furieuse de goûter quelque mets en salade, de croquer quelque cuissot et de se pourlécher de vanille et de chocolat…
« Un mauvais goût gâte tout, ainsi qu’un mauvais estomac tourne en corruption les meilleures viandes[2] », disait Balthasar Gracian au XVII°, prônant ainsi l’éducation du goût, culinaire, comme esthétique, voire moral, à laquelle nos trois historiens contribuent intelligemment. À moins, nonobstant notre condition omnivore et l’entredévoration des animaux, qu’il faille s’abstenir de viande, comme le pensent avec verdeur et verdure les végans. Leur position morale ascétique les pousse, comme Gary Francione dans son Petit traité de véganisme[3], dont nous avions déjà défendu les thèses sur les animaux sentients[4], à penser, voire imposer, ce qui serait attentatoire aux libertés et à notre humanité-animalité, que nous n’avons pas d’autre choix que de devenir végétaliens. Ce serait priver notre santé et notre goût de bien des libertés et richesses, et priver nos livres de trop de terrains de connaissances et de jeux poétiques.
Scuola grande di San Rocco, Venezia. Photo : T. Guinhut.
Eric Poindron, un invité en habit noir
au bal des curiosités
et des fantômes de la littérature :
Comme un bal de fantômes,
L’Etrange questionnaire.
Eric Poindron : Comme un bal de fantômes,
Le Castor Astral, 240 p, 17 €.
Eric Poindron : L’Etrange questionnaire d’Eric Poindron,
Le Castor Astral, 128 p, 14,90 €.
Si tu manques de sens de l’humour, lecteur, passe ton chemin. Voici poindre un personnage qui enfile la cape ailée de Fantomas ou de Batman, collectionne les curiosités et curiosa dans son cabinet aux globes et aux livres : il porte l’habit noir du lecteur sévère, de l’Académicien des supercheries, des éruditions surprenantes… Mais loin de se confire dans les billevesées et autres coquecigrues, il prend le temps, en catimini, de nous bombarder de livres surprenants, délicieux, érudits sans affèterie ni cuistrerie derridienne, en homme pas le moins du monde abonné à la poésie austère et lapidaire qui fait terriblement sérieux. Son Comme un bal de fantômes est un catalogue facétieux de moments vitaux et de poètes ; quand son Etrange questionnaire est un livre-jeu de questions réponses, qui fait du moi et du monde un cabinet de curiosités en archipel.
Peu ou prou, ce recueil, sous-titré « camaraderie et chemins chuchotés », fait se succéder cinq saisons où apparaissent et virevoltent papillons et poètes ; là est leur « bal de fantômes ». La dimension autobiographique emprunte la voie du « presbytère de mon enfance », et « Les premiers pas dans le noir », sont ceux où l’on croise « des dames blanches des fous égarés/ Des fantômes malheureux et un peu égarés ». De même, « dans un grenier de l’enfance », réapparait le dessin d’un « vaisseau fantôme ». L’air de rien, tout un art poétique se dessine :
« Mon navire de papier et de glace
Met à mal mes enfances certitudes.
Et toujours à flot mon imagination. »
Fort heureusement Eric Poindron n’a grandi qu’en talent. Il aime « le crachin romanesque », « l’encre neige / sympathique et daguerréotype ». Nous aimons avec lui entrer « Tous en Seine » (où rôde l’ombre d’Apollinaire), voyager et « collectionner les départs ». Surtout, il « invente des poèmes à la gloire des hommes libres » ; mais aussi des poèmes en forme de cabinets de curiosité où trône l’étrangeté d’un « rhinocéros empaillé », ou de « papillons éteints ». Ce qui fait de son recueil un autoportrait en forme de collage à la Max Ernst, où le lecteur ne s’empêchera pas de retrouver des tesselles de son miroir.
Au cœur de cent menus faits, impressions et imaginations, l’art de l’énumération fait son numéro de trapèze volant, appelant tour à tour Shakespeare et Pouchkine, nommément ou par allusion, Borges, Baudelaire, ou encore Jacques-Henri Fabre, l’entomologiste, papillons obligent. Notre poète se voit ici changé en « bibliolibrius », jouant avec les calembours, néologismes et mot-valises pour polir une ode à la bibliophilie et, ajouterons-nous, à la polygraphilie…
Dans une démarche d’intertextualité -mais sans la moindre cuistrerie-, nombre de poètes sont ainsi invités au « bal de fantômes ». Est-ce à dire que caché derrière ses translucides émanations, Eric Poindron est lui-même un fantôme ? Pas tout à fait ; il est l’homme-orchestre d’un chant dans lequel l’emploi du vers libre n’empêche en rien la musicalité, le chantre de l’énumération enthousiasme et de tout ce que la vie et la littérature comportent de bonheurs, même si transparait parfois « une croûte en forme de deuil » et l’ombre de Nerval pendu. La fantaisie du « raconteur de marelle, essayeur de labyrinthe », cède un instant le pas à la mélancolie de l’élégie.
Une filiation surréaliste innerve le travail d’Eric Poindron, dont l’apparente facilité cache probablement le soin d’un travail attentif. « Un jour j’écrirai un roman sur le tourbillon / et papillon de la vie », confie-t-il en sa dernière page. Sûrement il aurait quelque chose de nabokovien…
L’Etrange questionnaire d’Eric Poindron n’a guère à voir avec le fameux questionnaire Marcel Proust, qui vise à cerner les contours d’une personnalité et d’une sensibilité. Il nous est livré tout vêtu de noir, chic comme le smoking d’un fantôme et pas triste pour un sou neuf. Proposant soixante questions, toutes affairées dans le monde de l’ « étrange », et sous-titré « le livre qu’il vous faudra en partie écrire (ou dessiner) », il laisse des blancs, plus ou moins généreux, à l’adresse de la réactivité du lecteur, comme des fantômes typographiques. On hésitera entre respecter la virginité des possibles parmi ces blancs paragraphes ou y calligraphier avec le plus grand soin ses inquiétudes et ses fantasmes colorés.
Que l’on se rassure, notre auteur n’abandonne pas tout à fait son lecteur-contributeur à l’angoisse de la page blanche, ni le condamne à acheter un livre définitivement lacunaire, un coup de dé aboli par le hasard, un Bartleby de l’écriture. Il ajoute en bas de page des notes, des citations, des nota bene, des bouts de poèmes de son cru, toutes illustrations comme autant de directions à la réflexion. Il compose également une préface qui est « le presque conte de Monsieur Pourquoi », puis une sorte de postface en six facettes « afin d’instruire son lecteur », tout en citant un écrivain « quasi-fantôme » : John B. Frogg. Le généreux vade-mecum de l’apprenti écrivain complète le propos : or, lecteur, à toi de jouer !
« Monsieur Pourquoi », c’était lui enfant, et c’est toujours lui à l’âge mûr. Surtout qu’il le reste, et que nous ne cessions pas d’interroger le monde, sous peine de mort intellectuelle et, cela va sans dire, poétique. Poser une question, a fortiori inédite, est déjà susciter une ou un faisceau de réponses. « Les questions chrysalides deviendraient ténébrionides ». Là encore, nous voici au seuil d’un cabinet de curiosités. Il est question de « poésie scientifique », de « fous littéraires », comme chez Blavier[1], de « bric-à-brac ineffable » et d’ombres inquiétantes », toutes choses et bricoles délicieusement inactuelles.
Commençons à répondre. « La première phrase d’un roman ou d’un livre étrange à venir ? » : « Qui, parmi nos neuf artistes, sortira gagnant de ce jeu voyeuriste et cruel ?[2] » Cela se complique à merveille : « Que cachez-vous derrière votre masque et que cache l’Autre derrière le sien ? » Nous laisserons l’épineux soin de la réponse à nos lecteurs… On aimera : « En dehors de la tête réduite, et sous vitrine de votre mère, quels sont les cinq objets étranges auxquels vous tenez ou que vous souhaiteriez posséder ? » Ou « Racontez-moi la bibliothèque -étrange ou non- que vous aimeriez posséder ». Ou encore « confessez-moi l’insolite ou l’innommable ». Mieux : « Peut-on faire voisiner sur une étagère de bibliothèque deux auteurs irrémédiablement brouillés pour la vie, & pourquoi ? » Proposons d’accoler un roman libertin avec le Coran, et laissons-les se débrouiller pendant la nuit, en rêvant que le premier corrompe heureusement le second.
À cet Etrange questionnaire, intrigant, stimulant et aussi riche qu’un microcosme, et qui est une branche étoilée de la littérature psychologique, spéculative et fantastique, répondent pour nous les collections les plus étranges, de minéraux, de nuages, de livres rares, de fictions métaphysiques et eschatologiques.
Le poète facétieux a cependant composé une œuvre interactive et ouverte, au sens d’Umberto Eco. Le livre est « structuré comme une constellation d’éléments qui se prêtent à diverses relations réciproques», y compris avec le lecteur-interprète : « Nous ne sommes plus devant des œuvres qui demandent à être repensées et revécues dans une direction structurale donnée, mais bien devant des « œuvres ouvertes », que l’interprète accomplit au moment même où il en assume la médiation[3] ».
Un narcissisme bon enfant pousse de surcroit notre aimable inquisiteur à se photographier dans sa bibliothèque, en son cabinet de curiosités, à emprunter des photographies anciennes plus moins célèbres pour y glisser son facies intelligemment chauve, sa virile moustache, ses bésicles à l’acuité sourcilleuses, conduisant un immense vélocipède à roue unique, feuilletant d’énormes et rares folios, comme le manuscrit du Codex Gigas, où s’agite un diabolique fretin.
Là encore le collage à la Max Ernst, quelque chose du cadavre exquis surréaliste complotent pour livrer une création originale, où le poète narcisse a l’élégance de laisser la parole au lecteur devenu créateur, comme dans une relation d’interactivité promise par l’écran d’ordinateur et le mode web. Là où la légèreté apparente du propos confie à la profondeur borgésienne…
Il y a néanmoins quelque chose de grave sous les pirouettes et autres poses d’Eric Poindron : rien moins que le mystère de la création et de l’univers. Sa modestie bavarde l’empêcherait de vous l’avouer, mais il faut résister, et pourquoi pas ainsi, au tragique et à l’absurde de la condition humaine. Rien moins qu’être l’encyclopédiste des causes curieuses ne peut que légitimer une existence et a fortiori une plume d’oie tachant d’encre un clavier de poésie…
Prolifique et polygraphe, Eric Poindron a publié une trentaine de volumes, depuis Le Champagne. Dix façons de le préparer[4], jusqu’à De l’égarement à travers les livres[5], en passant par Marginalia & curiosités[6]. Il fait preuve avec ses deux derniers livres (gare aux suivants !) d’une créativité roborative. Souhaitons qu’il ne se prenne pas trop au sérieux (mais nous n’en doutons pas) et qu’il ne se rengorge pas devant ce qui n’est en cette critique en rien une flatterie. Si l’on peut se permettre une amicale boutade, conseillons à notre ami Eric Poindron de cesser de toute urgence de fumer sur ses photographies. Faute de quoi il s’effacerait de ces dernières, bien trop tôt pour ses lecteurs impatients d’autres sérieuses facéties, et partirait en fumée pour rejoindre son bal des fantômes.
Santo Domingo y San Martin, Huesca, Aragon. Photo T. Guinhut.
Le protéiforme Alan Moore ;
du roman-monstre aux comics anti-utopiques :
La Voix du feu, Jérusalem,
V for Vendetta, Watchmen,
L’Hypothèse du lézard.
Alan Moore : La Voix du feu, traduit de l’anglais (Royaume Uni)
par Patrick Marcel, Hélios ActuSF, 376 p, 10 €.
Alan Moore : Jérusalem,
traduit par Claro, Inculte, 1248 p, 28,90 €.
Alan Moore et David Lloyd : V for Vendetta, Urban Comics, 352 p, 28 €.
Alan Moore et Dave Gibbons : Watchmen, Urban Comics, 464 p, 35,70 €.
Alan Moore et Cindy Canévet : L’Hypothèse du lézard,
ActuSF, traduit par Patrick Marcel, 138 p, 19 €.
Un ange peint de la coupole s’arrache de sa fresque pour admonester l’un des personnages d’Alan Moore, comme pour frapper l’auteur de Jérusalem d’une inspiration torrentielle. Icône des aficionados de comics, avec ses célébrissimes From Hell, V for Vendetta et surtout Watchmen, son opus scénaristique le plus impressionnant, Alan Moore a fini, après dix ans de gésine, par accoucher d’un monstrueux chef d’œuvre. Anarchiste à la barbe de barde, aux bagues voyantes, libertaire jusqu’aux tripes, le bonhomme fut profondément marqué par une enfance pauvre parmi les Boroughs, ces quartiers ouvriers de Northampton, ville satellite de Londres qui reste sa tanière et son moyeu. Au point qu’il leur ait consacré ses deux romans. La Voix du feu, publié en 1996, un volume qui n’a guère fait de ronds dans l’eau littéraire. Enfin, doté d’une structure peu ou prou semblable, Jérusalem vint, fresque polymorphe et somptueuse sur sa ville aimée, sa famille et l’Histoire du monde, indubitablement son assomption. Quelle est donc la mesure du génie protéiforme, entre dimension sociologique, visionnaire et expérimentale ?
La Voix du feuassocie chronologiquement douze vies, chacune tirée d'une période historique spécifique, offertes à la première personne, à divers lieux de la ville, Northampton bien évidemment. Ces douze récits, à première vue indépendants, vont de la préhistoire, 4000 avant Jésus Christ, à notre contemporain, en 1995. La langue de la première est volontairement d’une syntaxe grossière : « Moi est pas vouloir devenir pas en vie par feu ». À la fin de l’âge de pierre, un jeune homme mentalement retardé raconte péniblement ses désirs et ses souffrances. En 2500 av. J.C., les « mots coulent sans effort » ; ce sont des « amas de connaissances, de malédictions et de souvenirs », face à un rituel mortuaire de la « crémation ». Comme les strates d’une fouille archéologique à Northampton, le texte palimpseste remonte en l’an 43, puis 290, pour voir les Romains envahir le territoire, puis les Chrétiens. Un saut immense nous propulse en 1064, avec un jeune homme qu’un ange dissuade de partir vers Rome et une moniale affligée de cauchemars venus d’un passé qui appartient à un autre personnage. Au centre des récits, tissés avec une écriture toujours évocatrice, somptueuse, apparait « Jérusalem », qu’un ancien Croisé a manqué de visiter ; il ne lui reste qu’un ciel vide de Dieu. On croise également l’astronome et alchimiste John Dee, un juge érotomane en passe de se faire dépecer, deux sorcières lascives et abonnées aux esprits malins, sur le point de brûler sur le dernier bûcher anglais en 1705. En progressant vers 1994, le feu du titre, depuis les « champs de crémation » jusqu’à une voiture et un homme incendiés, les anges, y compris sexuels, sont parmi les leitmotivs qui parcourent le puzzle narratif de liens historiques, irrationnels et fantasmatiques. Ainsi le roman se faisant l’écho d’au moins douze voix différentes parait tisser un même fil, celui de l’humanité qui de vague et divague, parcourt le lieu et le temps : « L’histoire est une chaleur, un feu doux sur lequel la planète commence juste à entrer en ébullition ». En une sorte de coda, le dernier chapitre, daté de 1995, rassemble sous l’autorité d’Alan Moore lui-même, dont la tâche est d’« invoquer les morts pour qu’ils nous disent ce qu’ils savent », les strates de Northampton et les motifs du roman : « la fournaise de notre passé ».
Comme Protée et Morphée, Alan Moore se glisse dans ses personnages, dans leurs aventures et leurs obsessions, il fait du comté de Northampton « une carte de la folie » qui irradie dans l’esprit du lecteur. Si ces douze nouvelles peuvent se lire indépendamment, où dans un ordre aléatoire, on y perdrait cependant la sensation d’être propulsé dans le tunnel du temps, parmi ses douze heures d’un jour cosmique et historique, brassant quelques-unes des destinées potentielles de l’humanité, des plus réalistes à celles frisant le fantastique et le surnaturel…
À l’origine de la déflagration des 1248 pages de Jérusalem, l’on découvre Alma et Michaël, frère et sœur, l’un étant inspiré du propre frère du romancier, l’autre prétendant « être moi en drag-queen ». Le « Prélude » juxtapose un moment de leur enfance et un autre de leur âge mûr, lorsque Michaël lui confie son accident qui lui fit entrevoir « un plafond », avant de s’arrêter au seuil de l’exposition de tableaux d’Alma, comme si le roman tout entier allait en être l’illustration. En outre, ce prélude, « work in progress » au son joycien, est également le titre d’un tableau, mise en abyme évidente au seuil du roman monstrueux qui catapulte et collectionne les temps dans un savant désordre.
Ainsi ces deux personnages sont les pivots du roman et de la ville, Alma étant en quelque sorte l’âme artiste de son frère Michael. Le volume s’ouvrant sur le cheminement de Michael vers l’exposition d’Alma, il se ferme en son « Postlude » sur la description de chacun des tableaux, tandis qu’au centre des deux parties consacrées à la ville, s’ouvre l’univers de Mansoul, fantasme du même Michael parmi sa catabase.
Dans la première partie, nous sinuons dans les Boroughs, ces quartiers pauvres de Northampton, pour emprunter en 1865, les pas d’Ern Vernall, ancêtre de nos frérots. La misère populaire en cette ère victorienne est abjecte. Il y a d’ailleurs là quelque chose du roman victorien à la Dickens, ce qui n’est qu’un des avatars romanesques employés par Alan Moore et son narrateur omniscient, tirant de son chapeau de magicien du récit un prodigieux faisceau d’impressions, visuelles et psychologiques, de suspense et de terreurs métaphysiques.
Alors que le réalisme semble d’abord prévaloir, bientôt le fantastique étend ses ailes diaphanes et néanmoins inquiétantes. Ern, restaurateur de fresques religieuses, voit un ange peint du dôme changer son expression et lui parler, « chaque syllabe s’écoulant à travers un millier de fissures et de capillaires au sein d’Ern », lui annoncer : « Justice au-dessus des rues » ; s’agit-il des prémices de la folie paternelle ? La nacelle redescendue, plus personne « ne l’appellerait plus jamais le Rouquin ».
Aussitôt l’on change de monde, avec Marla, pauvre droguée sordide qui « fait le tapin », obsédée par la mort de Lady Diana et par Jack l’Eventreur ; et l’on change en conséquence de langage, volontairement pauvre et vulgaire. La coupe sociologique est sans fard, cruelle. Ce qui parait se confirmer avec le chapitre suivant, « les sans-abris » ; pourtant quelques-uns d’entre eux traversent des sortes de murs de temps, « un passage dans le passé », comme si l’on traversait le mur de la gare dans Harry Potter, mangent de merveilleux « Galutins » qui semblent être des mandragores. Ne sont-ils pas des « anciens vivants » ? Ils observent une symbolique partie de billard dont la table est gravée en ses coins des symboles figurés sur la couverture de notre roman. Nous voilà propulsé en l’an huit cent dix, lorsqu’un moine revient de Jérusalem : il doit rapporter une croix de pierre au « centre mystique de l’Angleterre », nous l’avons deviné, dans ce qui va devenir les Boroughs. Ce ne sont là que quelques-unes des échelles de la marelle aux plusieurs dimensions historiques et sociologiques montant et descendant les degrés de la famille Vernall, depuis la Fantasy médiévale jusqu’aux temps modernes, parmi lesquels les cycles de la pauvreté semblent ne pouvoir échapper à un déterminisme implacable, entre folie récurrente, alcoolisme et libre arbitre empêché.
La deuxième partie quitte le réalisme pour le merveilleux. « Mansoul » postule un monde d’En haut, découvert par Michael à l’occasion de sa fausse mort à l’âge de trois ans, avec le concours de passeurs : Phyllis, une petite fille, Sam O’Day, en fait le démon Asmodée, en écho à Lesage dans son Diable boiteux. Errant parmi les « Greniers du Souffle », ascensionnant la « Volée de Jacob », toutes les aventures de Michael dans « la gelée temporelle » de l’au-delà durent plus de quatre cents pages, alors que s’étouffant il n’a frôlé la mort que quelques instants. Les descriptions de ce monde incertain sont déstabilisantes et proprement somptueuses : « la plus infime détail semblait inviter à le fixer, médusé, pendant des heures ». C’est « un univers mouvant de veines évoquant des lignes de marée sur une carte, avec des striations invisibles ondulant depuis le vortex de nœuds en plumages de paons » ; tandis que le tabac d’Asmodée « aurait un goût de Paris, de rapport sexuel et de meurtre, quelque part entre la viande et la réglisse ». Confronté aux « quatre Maîtres Bâtisseurs [qui] n’arrêtent jamais leur partie de Trillard », le minuscule Michael, pour le moins secoué, va surplomber une Northampton fantasmatique dans un « déluge changeant de temps simultané », jusqu’à parvenir une incroyable acmé : « contempler le monde des vingt-cinq mille nuits »…
Troisième volet du triptyque (où la composition ne doit rien au hasard) « L’enquête Vernall », où « le monde est un prodigieux écorché » multiplie les points de vue. L’écriture est d’abord oraculaire ; plus loin, il s’agit d’un dialogue théâtral entre le poète John Clare et les Beckett, le tout confirmant qu’Alan Moore a les moyens de nombre de ses ambitions, dont celle de concurrencer Ulysse de Joyce. Le « texte » se met à nous parler, sous forme de « Nuages dépliés », balayant ses personnages au travers de « folie, amour, deuil, destin et rédemption ». Le narrateur plonge dans les secrets et la personnalité sédimentaire et créatrice d’Alma, à la veille de son exposition. Avant de « battre la campagne » en empruntant l’orthographe et la syntaxe barbares de Lucia, de traverser l’histoire de l’or, de la monnaie et de l’économie au travers de la figure de Roman, cambrioleur, homosexuel et syndicaliste. Plus loin, il s’agit du destin politique du Royaume-Uni et de la faculté de juger du bien et du mal… D’aucuns diront que la dimension expérimentale de ce troisième volet n’en fait pas le plus convaincant, et, a fortiori, le plus allant.
Le motif de l’art, de la peinture, court dans le roman comme un leitmotiv pour trouver son acmé dans le « Postlude ». Ern, quoiqu’analphabète, manie ses couleurs de restaurateur, Ben, pitoyable poète d’« Atlantis » (une œuvre avortée) rencontre une ancienne camarade, Alma, qui « avait fini par transformer sa monomanie et se tailler une belle réputation », et qui marche « en quête d’inspiration pour quelque monstrueuse œuvre future ». Le « Postlude » ouvre en effet les portes de l’exposition d’Alma, avec « une maquette incroyablement détaillée du quartier disparu », maquette en papier mâché par ses propres mâchoires et qu’elle finira par brûler, en écho à La Voix du feu. La mise en abyme époustouflante du roman déroule alors une splendide série d’ekphrasis, descriptions d’œuvres d’art absolument coruscantes, qui à chaque fois renvoient à des scènes marquantes du roman, comme celle s’intitulant « L’En haut », « le tout peint en touches si subtiles qu’elles en étaient presque impossibles ». Sauf que pour Michael, dont les portraits émaillent les tableaux, sidéré « devant la peinture qui le mythologisait », « sa sœur donnait de l’art une image de décharge sauvage ». Mais pour le lecteur attentif, il s’agit bien de délivrer le sens auparavant introuvable de la vie des personnages, de leur éternité, là où, à l’instar de Proust, « la vraie vie est la littérature », et bien entendu la peinture. Car l’art « sauve toute chose du temps ».
Entre la généalogie familiale des Vernall, qu’innerve la folie héréditaire, et la géographie de la ville, cet « assommoir urbain », gangrenée par la pauvreté et une politique prédatrice, c’est toute une sociologie et une sismographie qui innerve sans cesse les tesselles de cette immense mosaïque qu’est Jérusalem. Aussi l’on pourrait croire que le titre est une hyperbole au service des Boroughs, de façon à leur donner une aura historique et sacrée au travers d’une ode mystique offerte à une ville étendue aux dimensions de l’univers ; ce qui est loin d’être faux, et se confirme à l’occasion de maintes pages, par exemple quand Ern monte dans le dôme d’une cathédrale londonienne lors d’un orage pour être frappé d’une vision. Cependant il s’inspire d’un poème de William Blake[1] : « Jérusalem». En effet, selon le poète romantique anglais, la ville sainte de Jérusalem est « l’émanation du géant Albion», avant qu’il soit à l’origine de Britannia, la Grande-Bretagne. C’est également pour lui le pays intérieur dans lequel on doit vivre en esprit. Il faut imaginer qu’Alan Moore se figure les Boroughs de Northampton comme un équivalent de la Jérusalem terrestre et son « Mansoul » comme une contre-proposition de la Jérusalem céleste. Car Blake précise que les fils d’Albion furent « les premiers transgresseurs » cherchant à « anéantir Jérusalem », et parmi eux sont « les deux limites, Satan et Adam[2] ». À plusieurs reprises notre romancier fait allusion à Blake, « qui avait habité en haut de Hercules Road », donc dans les Boroughs, qui « avait également vu les créatures de l’autre monde ». Dans la tradition du poète, Alan Moore, par la voix d’Alma, son alter ego, prétend : « Chaque zone de quartier insalubre est la cité d’or éternelle ».
La richesse du langage d’Alan Moore et de son narrateur omniscient vise de toute évidence à étendre le champ de la connaissance, et de la perception visionnaire de son lecteur. Une écriture chargée d’analyse psychologique, sensuelle, sans cesse inventive, changeante selon les chapitres et au gré des personnages successifs, populaire ou raffinée, vulgaire, pauvre, ou sophistiquée, bourrée d’allusions historiques ou littéraires, charrie le lecteur dans le maelström de ce qui est tout un monde à soi seul : « propulsant allègrement son canoé percé sur son flux de conscience engorgé d’algues, tel est le sort de Benedict ». Ce jusqu’à inclure un chapitre (« Le Jolly smokers ») entièrement écrit en sixains versifiés. La richesse du vocabulaire et la somptuosité des métaphores affleurent en feux d’artifices récurrents et cependant jamais répétitifs. À cet égard, et une fois de plus, il faut saluer la verve et l’opiniâtreté de l’inénarrable traducteur Claro, qui, après Thomas Pynchon[3] ou Vickram Seth[4], fait preuve d’une séduisante pyrotechnie linguistique, allant jusqu’à rimer avec soin le chapitre versifié.
Avec le scénariste de comics Alan Moore, nous sommes en 1997 au sein d’une Angleterre ressemblant à celle de 1984 de George Orwell. En 1988, une guerre atomique a ravagé le monde, laissant le fascisme s’établir à Londres. Dans V pour Vendetta, paru pour la première fois en 1990, la « Voix du destin », radio officielle, est le seul média. Quand un masque, rappelant Guy Fawkes et la Conspiration des poudres de 1605, sauve des pattes de la police -les « agents de la main »- une jeune fille qui tentait de se prostituer pour rédimer sa pauvreté. Avant de faire exploser le Parlement. Son repaire secret, le « musée des ombres », abrite des tableaux et une bibliothèque, car « ils ont effacé la culture ». Le personnage de V (pour Vérité, Valeurs et Vendetta) lit V de Thomas Pynchon, comme de juste. Et bientôt Prothero, irremplaçable « Voix du destin », enlevé par « V », devient inutilisable, réduit à l’imbécillité par notre super-héros, amant de la liberté et de l’Anarchie, qui poursuit sa « vendetta » contre les tortionnaires du camp de concentration de Larkhill. Qu’importe s’il est finalement abattu, sa jeune disciple reprendra le flambeau…
Le scénario -nous passerons sur les illustrations, potables- est digne d’un roman, meilleur que bien des polars ; le masque de Guy Fawkes est devenu celui des Anonymous, ces hacktivistes d’internet, œuvrant au service de la liberté d’expression, si l’on en croit leur profession de foi. Comme en un écho dressé vers le futur Jérusalem, V affirme ne pas abandonner « la lutte spirituelle […] tant que nous n’aurons pas construit Jérusalem au pays vert et charmant d’Angleterre ». À la terrible anti-utopie répond une plus douce utopie, nommément anarchiste : au-delà d’une « poignée d’oppresseurs qui a dirigé nos vies quand nous aurions dû les diriger nous-même, l’anarchie ouvre une autre voie ». On ne saura guère comment nous serions plus libres sans l’Etat[5] ; c’est un peu court, mais la bande dessinée n’a guère vocation au traité de philosophie politique. Une fois de plus, n’ayons pas peur du cliché : la tyrannie n’est que fasciste[6] ; Orwell était plus subtil, avec « l’AngSoc », ce socialisme anglais. Foin du communisme et de l’islamisme…
Mais lorsqu’à l’occasion de Watchmen, Alan Moore s’acoquine avec Dave Gibbons, le dessin, plus coloré, offre une variété d’imagination qui va des décors urbains couverts d’affiches, de journaux, d’enseignes, à la limite du palimpseste, aux paysages martiens, en passant par les scènes de violence et l’intensité psychologique gravée sur les traits des personnages. Les Watchmen sont des super-héros de comics plus ou moins à la retraite, mais surtout humains trop humains. Le récit glisse jusqu’aux tréfonds des anti-héros, lorsqu’assassinés, arrêtés, mis en accusation, ils sombrent dans le doute, avant que les survivants puissent, qui sait, résoudre l’enquête policière et politique. Ce pourquoi la série, publiée à la fin des années quatre-vingts, révolutionna non seulement le genre des comics, entre réalisme et science-fiction, mais également le mythe des supermen, en une sorte de crime de lèse-majesté, même si cela contribue à les rendre attachants. De plus, Alan Moore joue avec virtuosité d’une composition en contrepoint lorsqu’un marchand de journaux commente l’actualité, ou, mieux, lorsqu’un jeune noir, assis près de son kiosque, lit des bandes dessinées d’aventures apocalyptiques, ce qui constitue de surcroît une signifiante mise en abyme. Cette fois ce n’est pas le fascisme qui est l’arrière-fond du récit, qui par ailleurs ne néglige pas l’analepse en revenant sur les souvenirs de nos héros, mais la guerre froide. Sans nul doute, avec un tel opus, la bande dessinée a pris des galons, qu’il s’agisse de l’art graphique ou de l’art littéraire.
Protéiforme une fois de plus, Alan Moore maîtrise avec brio l’art de la nouvelle, ou plus exactement de la « novella », ce terme anglais pour désigner ce qui frôlerait la dimension du roman sans en atteindre l’ampleur. Il ne faut voir là rien de restrictif, tant l’univers de L’Hypothèse du lézard est solidement campé.
La cité de Liavek, où vivent les protagonistes relève certes de la fantasy, mais aussi du fantasme de voyage en de lointaines contrées désertiques, où à la chaleur s’adosse une sensualité omniprésente et pernicieuse, car « en plus d’être un océan de hasard sans limites, le monde était également un chaotique tourbillon de sexe ». C’est en effet moins l’étrange et somptueux pittoresque du décor et de l’économie passablement médiévaux qui intéressent notre auteur, que les extrémités de la passion et les ambigüités de genre qui sont le lot des quelques prostitués qui peuplent un lupanar, « la Maison sans Horloges », une « ménagerie d’êtres exotiques », destinée au sorciers de la ville, sous la gouverne de « maîtresse Ouish » et de la servante appelée « Livre »…
Au centre de l’intrigue, se noue, se dénoue, se renoue, et se brise dans le sang, la liaison entre Foral Yatt, acteur déclinant, et Raura Chin, jeune travesti qui s’éloigne pour entamer une brillante carrière d’artiste. Son retour le verra enchaîné sous la coupe de son amant, jusqu’au crime…
Cependant, celle qui domine le récit est bien l’incroyable narratrice, la jeune Som-Som à la « douloureuse beauté », qui ne pouvant parler, sauf quelques rares formules, assure une sorte de voix intérieure, autant qu’une fonction d’écoutante et modeste consolatrice des heurs et malheurs d’autrui. En effet, dans l’objectif d’une prostitution raffinée, rituelle, sinon sacrée, elle subit d’abord une délicate opération, à la lisière de la science-fiction et de la chirurgie magique. Un « physiomancien de grand renom » va intervenir entre les deux lobes du cerveau : « on détruirait cette délicate passerelle, on la sectionnerait avec un scalpel affûté afin de ne plus permettre de communication entre les deux moitiés de la psyché de l’enfant ». Lui restera sa beauté, couverte d’un demi-visage de porcelaine, le « Don au Silence », et sa qualité de témoin : « L’énormité de ce qui s’était passé demeura enclose en elle, créature écailleuse, froide et répugnante, à l’intérieur de son esprit ».
Quant à l’hypothétique lézard du titre, c’est enclos dans une sphère de cuivre qu’il symbolise la logue hibernation de l’amour, peut-être capable et incapable de ressusciter, comme le chat de Schrödinger. Menée comme une tragédie grecque, la novella infuse et impressionne l’esprit du lecteur, fasciné par le venin narratif, par une écriture opalescente et térébrante. Qui sait si Borges aurait goûté un tel récit ?
Un peu comme il a travaillé en duo avec l’illustratrice Melinda Gebbie (qui devint son épouse) à l’occasion de la conception du roman graphique érotique Filles perdues, c’est une trentaine d’années après la parution anglaise de L’Hypothèse du lézard, en 1987, que Cindy Canévet vient marier son dessin, et parfois sa couleur au récit, accentuant son trouble et sculptural érotisme, insistant sur le feu passionnel et la morbidité, en un festival d’encre de Chine, ce qui permet d'offrir un beau livre, de plus cartonné, relié, avec signet rouge-feu.
Anarchiste, Alan Moore exècre Margaret Thatcher et Tony Blair, cite le philosophe Zizek, procommuniste avéré, au point de devoir se demander si le barde barbu est décidément bien moins fréquentable que son œuvre. Sans compter qu’outre sa prétention de magicien, il prétend vénérer Glycon, auquel il fait allusion à la fin de La Voix du feu, une divinité-serpent romaine, symbole de fertilité, une oraculaire émanation d’Esculape : « Je suis Glycon, issu du souverain des dieux / Je fais luire aux mortels la volonté des cieux », lui fait dire le philosophe grec Lucien[7]. Certes il s’agit là du pittoresque exhibitionnisme d’Alan Moore, dira-t-on… Son anarchisme affiché mâtiné de religiosité fumeuse n’est visiblement pas du bois dont on fait le libéralisme politique et économique. Et lorsqu’à la fin de Jérusalem il convoque l’économiste Adam Smith dont la « main invisible[8] » du marché fut -dit-il de manière fort réductrice- inspirée par un métier à tisser mécanique, il s’embourbe dans une vindicte luddiste et réactionnaire anti-Thatcher, lui attribuant la pauvreté des Boroughs.
Qu’importe ! Nous ne jugerons pas un romancier à ses opinions politiques, à ses incompétences en histoire économique, fussent-elles abracadabrantes, mais à l’œuvre abondante, au service de laquelle un Guide habilement concocté par Laurent Queyssiet Nicolas Trespalle[9] ouvre des pistes judicieuses. Et pour qui aurait la patience, sacramentelle dirions-nous, d’entrer depuis les ruelles des Boroughs jusqu’aux derniers ateliers et dernières alvéoles du labyrinthe urbain, extratemporel et artistique qu’est Jérusalem, ce monstre délicieux défiant l’analyse, le parcours initiatique au long cours dans la puissance du verbe se révèle proprement, outre la dimension protéiforme, démiurgique. Si nous n’irons pas jusqu’à l’hyperbole en conduisant Alan Moore par la main à la hauteur de Proust ou de Joyce, peut-être n’est-il pas indigne de figurer non loin d’eux, sur un somptueux strapontin.
Parador de Sigüenza, Guadalajara, Catilla la Mancha.
Photo : T. Guinhut.
L’art contemporain est-il encore de l’art ?
À l'occasion d'une confrontation entre
Laurence Hansen Love et Nicole Esterolle.
Laurence Hansen Love : L’art, de Aristote à Sonic Youth,
Les Contemporaines, 144 p, 12 €.
Nicole Esterolle : ABC de l’art dit contemporain,
Jean-Cyrille Godefroy, 240 p, 18 €.
Un Cupidon de marbre par Canova pour la noblesse et la pureté de l’art, mais un chiot géant couvert de fleurettes pour la reproductibilité des plus puériles et piètres icones... Sans compter le culte duchampien des misérables installations et autres accumulations, comme de vitres cassées… Deux thèses s’affrontent alors : on élève au piédestal Aristote et Kant à l’égal du tout art contemporain ; on répond à coups de tas et de bidules… Ce sont la philosophique anthologie de Laurence Hansen Love, L’art, de Aristote à Sonic Youth, et le pamphlet de Nicole Esterolle, ABC de l’art dit contemporain, qui réclame rien moins que de bousiller ce dernier aux ordures. Aux risques de jeter le bébé avec l’eau du bain.Là s'entrechoquent analyse sereine et polémique virulente. Cet art contemporain, fourbi d’ironie postmoderne, est-il encore de l’art ? À moins de devoir faire évoluer le sens de ce mot.
Qu’est-ce que l’art ? Au-delà de la technè originelle chez les Grecs, ce sont des créations verbales, picturales, sculpturales, architecturales, musicales, dont l’expressivité, l’esthétique et la pensée provoquent une sensation de plénitude, voire de transcendance ; les Beaux-Arts, se détachant des arts mécaniques et des arts libéraux. L’expérience esthétique, selon Jean-Marie Schaeffer se situe entre « émotions et connaissance[1] ». Ainsi Baudelaire, Turner, Le Bernin et Schubert nous procurent d’intenses émotions esthétiques qui par la grâce de l’intellection nous font nous sentir plus intenses, nous rendent meilleurs.
Reste à savoir si n’importe quel objet peut accéder au statut d’œuvre d’art, si un chanteur populaire tel que le prix Nobel de littérature Bob Dylan est un grand poète, donc un artiste digne de ce nom. C’est à de telles interrogations que tente de répondre -non sans finesse- Laurence Hansen-Love, que nous connaissions déjà pour la pertinence de son essai sur le libre arbitre[2]. D’Aristote, philosophe de la Poétique, au groupe de rock avant-gardiste Sonic Youth, de la « beauté libre » selon Kant aux « propositions artistiques » parodiques, cyniques et désenchantées, elle introduit, dispose et enrichit une anthologie bienvenue, sans lourdeur pédante, de façon à montrer que la « désublimation de l’art » n’est pas une catastrophe. Il n’est pas certain qu’elle considère cependant que n’importe quoi puisse être de l’art, quand ce qui plait et divertit ne mérite pas forcément cette élévation spirituelle, à moins qu’il ne soit plus question de cette dernière, sinon comme d’un inconvenant diktat. L’artiste démiurge est devenu un amuseur par qui le scandale de l’irrévérence arrive.
Il est loisible de considérer cette petite anthologie comme une amicale invitation, une antichambre aux grands textes de l’humanité, brièvement découpés et mis en avant : l’Aristote de la technè et de la poïesis côtoie Kant et sa prédilection pour « l’art libéral » ainsi qu’Alain pour qui l’artisan « est artiste, mais par éclairs ». La « reproductibilité des œuvres d’art » par Walter Benjamin est un concept qui reste essentiel pour comprendre à la fois la désublimation et la multiplication de l’objet artistique, ce qui préfigure le répétitif et creux Andy Warhol.
Le Beau[3], depuis l’idéalisme de Platon et le jugement de goût kantien, et dont l’universalisme n’admet pas le pleutre « chacun son goût », gît dans la nature, mais plus encore dans l’art, selon Umberto Eco, à la suite d’Hegel et d’Oscar Wilde. Cependant il semblerait « que le XXI° siècle a tourné le dos à une tradition multiséculaire de révérence de l’art à l’égard de la beauté incréée», même si François Cheng pense que, du moins dans la peinture, « le fil d’or du beau ne s’est pas tout à fait interrompu ».
L’art contemporain adoucit-il la barbarie, comme le pensait Hegel de son prédécesseur, est-il encore cet art bienheureux dont parlait Nietzsche dans Le Gai savoir ? La « dimension d’immortalité », selon Hannah Arendt, ou la « résistance à la mort », selon Deleuze ? Subsiste-t-il une extase esthétique ? Hélas, rencontrant selon Hegel « l’esprit d’ironie », il passe du désenchantement au cynisme, et devient esprit d’urinoir avec Duchamp. Jean Clair y voit la « prostate des civilisations fatiguées » et, parmi les décharges que deviennent nos musées, il se scandalise : « Les hautes œuvres réclamaient jadis la sanction d’un Dieu, on est entré dans les basses œuvres, la vidange des fonctions naturelles ». Ce que confirment la « Boite de merde d’artiste » de Manzoni et la « Cloaca maxima » de Delvoye, soit une machine à produire des excréments humains, trop humains, sans compter ses baisers d’anus en rouge à lèvres. Nous sommes descendus de la transcendance esthétique jusqu’à l’anus diarrhéique ; qui sait s’il s’agit d’un scatologique descendant de Rabelais…
En ce sens, Jeff Koons, avec ses « Tulips » et ses « Puppy », clinquants fétiches de la banalité du quotidien, assure la transmutation de la merde en or, jusqu’à ce que la spéculation financière se tourne vers d’autres objets et tire la chasse…
Ainsi la beauté n’est plus un critère dans le « paradigme » de l’art contemporain, assure Nathalie Heinich[4]. Il s’agit de produire du décalé, de transgresser le goût et les mœurs, de choquer et d’exciter pour exister sur la scène artistique, de questionner les préjugés et les acquis -ou d’œuvrer dans l’art engagé au service de nouvelles doxas, qu’elles soient anticapitaliste ou écologiste- voire, pour l’acheteur, d’exhiber un marqueur de luxe.
Laurence Hansen-Love ne se fait pas faute d’oublier le discutable Alex Ross[5], pour qui les hiérarchies n’ont plus guère cours, confondant dans la même appréciation musicale Messiaen et Sonic Youth, l’opéra de Monteverdi à Kaija Saariaho et le rock des batteries brutales et des guitares électriques stridentes. Des réévaluations permettent en effet d’accepter l’art brut, les « arts premiers », à côté de Lascaux et de Michel-Ange. D’ajouter la photographie, le théâtre postmoderne et le cinéma, voire « l’art de vivre », au catalogue du grand-art. C’est alors qu’un peintre comme Twombly, par on ne sait quel miracle, a su élever le crabouillis au rang du ravissement artistique…
Cependant, devant la banalisation des monstrations de la seconde moitié du siècle dernier et de ce présent siècle, Nelson Goldman répond en 1977, avec pertinence en prétendant que la réelle question devient : comment un objet fonctionne-t-il comme art ? Un caillou n’est rien, exposé il peut être symbole, question subjective, écologique, cosmique, comme avec le land-artiste Richard Long. Mais au risque d’abuser d’une telle esthétique, la caution éthique devient étique et risque de s’effilocher, entraînant dans sa chute l’esthétique même. C’est que Nicole Estérolle vient pointer d’un index aiguisé jusqu’au sang.
Avec une vigueur et un humour sans cesse renouvelés, car c’est là son second tir en rafale[6], Nicole Esterolle conspue « les tenants d’un duchampisme conceptualo-postural officiel qui honnit le sensible, le poétique, l’imaginaire, le rêve, le tripal, le terroir et surtout le savoir peindre et dessiner ». Les Fonds Régionaux d’Art Contemporain, les Conseillers artistiques, les collectionneurs, les critiques et les institutions sont rivés au pilori pour leur mépris de la figuration et de la peinture. Jusqu’à l’Etat français lui-même, qui confronte à Versailles le grand siècle et Jeff Koons, et qui aurait « perdu de vue 23000 œuvres des collections publiques ». Qu’imaginer alors du gaspillage des deniers du contribuable, de l’effondrement de la bulle spéculative à l’occasion du grand effondrement de 90% de l’art contemporain, académisme oblige, modes et démodes alternant. Même Emmaüs n’en voudra pas…
La polémiste endiablée dénonce avec gourmandise « le triomphe de la fèce », les lieux où « l’incompétence et le ridicule sont qualifiants », « l’extrême de l’inculture », « l’art monochromaniaque », le « crétinisme consanguin », « la peinture au pénis », la surévaluation du « bankable », « l’ultragauche au service de l’ultra-finance », la « bigoterie » d’un art « sectaire » et « fanatique ». Il faut admettre que notre pamphlétaire a l’art de la formule. La diatribe à l’emporte-pièce côtoie la fléchette empoisonnée qui fait mouche, comme lorsqu’elle pointe avec Aude de Kerros les papes de l’art contemporain pour qui les mots « beauté » et « œuvre » sont des « tabous sémantiques ». L’« absence d’art », le « non-art » ont remplacé l’art, au travers de glorieux faiseurs de néant comme Buren ou Lavier ; un plasticien gomme les pages de Proust, un performiste peuple une salle vide d’aboyeurs, un artiste « transgénique » introduit une protéine fluo dans l’ADN d’un Lapin, un autre érige un « vagin de la reine » en tôle rouillée dans les jardins de Versailles, un autre offre « un cochon peint avec la bite », un autre encore « couve des œufs », un autre enfin avoue en tube de néon mauve « Je suis une merde », un dernier et non des moindres sodomise d’un « plug anal » géant vert la place Vendôme ; ad libitum et nauseam…
Les tics linguistiques et conceptuels qui habillent brillamment la chose, si chose il y a encore, sont alors moqués, opposés avec les codes sémantiques traditionnels et idéalistes de l’art. Nous tempérerons cependant notre enthousiasme en notant qu’un manichéisme un peu réducteur les oppose en cette démonstration. Il y a en effet des artistes contemporains, tels Maurizio Cattelan montrant en sa « Nona Ora » un pape écroulé par une météorite, ou un Andres Serrano exhibant un « Piss Christ[7] », dont l’œuvre est loin d’être vaine. Mais tous n’ont pas leur hauteur métaphysique et esthétique…
L’on s’amusera beaucoup en allant voir sur Facebook comment Nicole Esterolle collectionne les « tas » de l’art contemporain : bonbons, pavés, quincailleries diverses, déchets poubellesques que de niaises femmes de ménage (oh les Béotiennes) ont balayés. Jusqu’aux écoles d’art qui préparent un avenir artistique radieux, les lieux muséaux deviennent des lieux nauséeux…
L’on comprend alors pourquoi Nicole Esterolle, qui loin d’être une béotienne sait elle aussi lire Nathalie Heinich, a la prudence d’un pseudonyme, quoique l’on puisse deviner de quel bord elle vient, lors qu’elle assassine au vitriol de son clavier percutant nombre de personnalités, nommément visées, du monde de l’art contemporain, lorsqu’elle moque le verbiage des critiques et des experts, lorsqu'elle lacère « un totalitarisme culturel ».
Même si l’on peut penser que Nicole Esterolle, emportée par son élan, ne sait pas toujours faire grâce à des œuvres qui la mériteraient, on ne peut simplement écarter d’un revers de main, d’une accusation infamante de populisme, ou de l’habituelle reductio ad hitlerum, sa torrentielle argumentation polémique, en la qualifiant de réactionnaire nauséabonde, voire de jalouse endémique, elle que la corne d’abondance des honneurs officiels et des comptes en banque n’a guère honorée.
Loin de se contenter de dénigrer, Nicole Esterolle (pseudonyme d’un critique d’art fort actif que nous ne nommerons pas) émet des propositions. Outre la nécessité de rogner le pouvoir « de type totalitaire » du ministère de la culture et des Directions Régionales des Affaires Culturelles, elle fournit une longue liste d’artistes (pas moins de 2500 !), surtout des peintres, qui sont selon elle, de réels marqueurs de notre temps. Si, hélas, elle n’est pas illustrée, l’on pourra poursuivre cette quête sur Internet, le plus souvent fort décevante, avec, selon les cas, ennui, ou, qui sait, illumination…
Il faut admettre que la pléthore de minimalisme creux, de conceptualisme pédant, de post-marxisme assommant, d’écologisme liturgique, d’attitudes qui deviennent formes[8], d’objets bruts, d’installations cumulatives, si elles ont pu assumer une posture de surprise et d’innovation, deviennent de pénibles clichés et le marais d’un académisme qui a fait long feu. Que penser par exemple d’une installation récipiendaire du Prix Marcel Duchamp 2017, qui consiste en une exposition de carottages de sous-sols par Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, effectués lors de fouilles archéologiques à Paris (du Louvre à Cluny), mais aussi à Beyrouth et Athènes ? Terres, calcaire, fer, os et céramique, sont des mille-feuilles de civilisation et de géologie, qui s’élèvent dans une résine transparente, enserrée dans des tubes de verre. Y verrons-nous une agglomération poétique du temps et de l’humanité, ou une piètre absence esthétique ?
En excellente pédagogue, Laurence Hansen-Love s’attache à faire comprendre les racines, les évolutions et circonvolutions de l’art et de celui qui se prétend notre contemporain, quand Nicole Estérolle en bafoue les pléthoriques convulsions d’autant plus pitoyables qu’elles sont à la mode, qu’elles sont un académisme et un placement financier spéculatif, à même de décevoir ses investisseurs arrogants. Le risque est que cette dernière, préférant peinture et sculpture, malgré ses expressions sans cesse étranges et rarement originales, soutienne un autre académisme. À cet égard l’absolumment délicieux érudit Marc Fumaroli[9] nous avait déjà alerté des déserts de sens, de la « misère de l’art contemporain », de sa ravageuse insignifiance. Il dénonçait « l’extension logique, jusqu’à plus soif, des ready-made de Marcel Duchamp », le « clonage de photographies », le « désert moral et spirituel ». Il frappe dur et juste : « À force d’usure symbolique, nous sommes entrés dans l’ère d’un technoscientisme et d’un économisme incultes qui suscitent contre eux des fanatismes religieux ou ethniques non moins incultes[10] ». Dans une exposition intitulée « Présence de la peinture en France, 1974-2016[11] », le même Marc Fumaroli défendit la présence et la nécessité de la beauté, avec le parrainage du critique informé Jean Clair. Avec une ardeur vitriolée, il y fustige « l’insupportable monopole mégalomane que s’est attribué le marché de l’art dit “contemporain“ », honorant quelques-uns de nos maîtres de la peinture d’aujourd’hui : une trentaine de portraits, de natures mortes et de paysages, tous indubitablement figuratifs ; tels Philippe Garel, Denis Prieur, André Boubounelle, Gérard Diaz, sans omettre les proliférations de Sam Szafran. Dans un entretien, Marc Fumaroli confie : « L’art ne mérite le nom d’art que s’il est intimement révélateur du Beau, du beau le plus classique au beau le plus inédit[12] ». Hélas, il faut confier notre déception, et risquer de taxer cet accrochage de conservatisme délibéré, en un post-impressionnisme et un post-réalisme surannés, où les surprises de nos regards y sont bien émaciées. À moins que là reposent les germes d’un sursaut qui verront les glacis de la peinture s’éveiller sous des charmes inédits. Force est de constater qu’entre le retour à la peinture et la déglingue de l’art contemporain un vain combat s’écroule : deux impasses se confrontant, qui sait quand et où une nouvelle voie d’or et de sens surgira…
Hotel Santa Cristina, Canfranc, Alto Aragon. Photo : T. Guinhut.
Les anti-utopies de Margaret Atwood :
de la beauté hiératique de La Servante écarlate
au burlesque de Consilience,
jusqu'aux Testaments.
Margaret Atwood : La Servante écarlate, traduit de l’anglais (Canada)
par Sylviane Rué, Robert Laffont, 1987, 544 p, 11,50 €.
Margaret Atwood : C’est le cœur qui lâche en dernier, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2017, 450 p, 22 €.
Margaret Atwood : Les Testaments, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, 2019, 556 p, 25 €.
Un lit bien accueillant, aux draps frais, dans une lumière écarlate, pour le repos, pour la lecture, puis un sommeil paisible ; qui sait pour accoucher, à condition d’être libre… Hélas les lits de La Servante écarlate ne sont que des prisons. Quand ceux de « Consilience », dans C’est le cœur qui lâche en dernier, offrent une délicieuse sécurité, cependant bien vite dangereusement trompeuse. Ce sont là les rêves et cauchemars auxquels nous convie la canadienne Margaret Atwood. Bien que paru il y a trente ans, son roman intitulé La servante écarlate ne voit éclater véritablement son succès qu’aujourd’hui. Grâce à une série télévisée, mais aussi la récupération - passablement éhontée ou vigoureusement nécessaire ? - des anti-Trump[1], qui redoutent des velléités anti-avortement peut-être fantasmées, peut-être sournoisement prêtes à déferler sur nombre d'Etats américains. Il n’est pas certain que le roman de « Consilience », plus burlesque, et néanmoins également une anti-utopie, parvienne à la même réputation. Mieux vaut revenir à La Servante écarlate, voire à sa suite, Les Testaments, quoique risquée…
Dans des dortoirs collectifs, « Tante Sarah et Tante Elisabeth patrouillaient ; un aiguillon électrique était suspendu à leur ceinture par une lanière de cuir ». Une chambre individuelle peut-être allouée si l’on est en passe de procréer, car en cet avenir indéterminé, la fertilité est dangereusement en déficit. Il faut contrôler la reproduction, gérer le troupeau de femelles, décider qui est digne de féconder, qui prendra et élèvera les enfants… La science-fiction n'affleure guère, car aucune technologie anachronique ou imaginaire n’encombre le roman, qui est d’abord une anti-utopie dirigée contre les femmes, parquées, diminuées, sélectionnées. Parmi lesquelles, Defred, la narratrice, dont le nom signifie la Servante de Fred, le Commandant qui la possède, perdant ainsi le prénom, June, de son ancienne identité. Ainsi, « la pensée doit être rationnée ».
La société de La Servante écarlate, ainsi nommée à cause de son vêtement monacal, allusion à « la couleur du sang qui nous définit », de sa cornette blanche à œillères, obéit à une structure pyramidale : si les hommes ont toujours la prééminence, on trouve des femmes à tous les degrés, « Epouses » de ces messieurs du pouvoir, et « Marthas » femmes de ménages. Les Servantes sont une caste à part. Elles sont des parias, précieuses car fertiles, mais intouchables, sinon par le fertilisateur. Plus de soin sophistiqué, plus d’anesthésie, elles accouchent dans la douleur de la nature, quoique trop rarement, et trop souvent d’enfants « inaptes ». Tout cela au service du « Royaume de Dieu ». Des sortes de saturnales leur permettent périodiquement d’évacuer leur rancœur : « démembrer un homme de leurs mains nues ».
Evidemment une telle tyrannie, surveillée par des « Anges en mission spéciale, avec leurs casques anti-émeutes », entraîne une secrète résistance, une « route clandestine » pour conduire les rares et périlleuses évasions. Qui sait si, avec l’aide de sa complice Deglen, si au moyen du « fourgon noir » des « Anges », vrais ou faux, et du réseau « Mayday », notre Servante saura s’évader, aller vers l’obscurité ou la lumière et passer la frontière du Canada ?
La beauté hiératique de cette tyrannie qui confine les femmes au strict rôle de la procréation est un huis-clos sans cesse tendu, sans guère d’espoir, même si l’ultime chapitre postule la fin du « régime gileadien », puisqu’il consiste en « Notes historiques » assemblées par un professeur Piexoto, « membre de l’Association de Recherches Gileadiennes ». Il y relate la trouvaille d’une malle remplie de cassettes audio qui délivrent « le Conte de la Servante écarlate » ; on y apprend qu’il s’agissait de « chute importante des naissances caucasiennes », sans cependant lever tous les mystères.
Curieusement, la lecture de La Servante écarlate procure à la fois une impression paisible, tant l’action est étirée, les phrases précises, tant la jeune narratrice qui est cette « Servante » est calme et posée ; mais également une permanente suffocation : elle n’a pas une once de liberté, à peine l’ombre d’une joie de vivre grâce à ses souvenirs, en particulier celui de Luke, qu’elle avait aimé dans un temps révolu, et grâce à sa relation sexuelle cachée avec « le Commandant ». Tout en s’adaptant avec soin, elle garde une sorte de liberté intérieure, faite de sens de l’observation et de recul, tout au moins en tant que le régime et son information contrôlée, obérée, falsifiée, lui en laissent le loisir.
Tout un vocabulaire balise cette anti-utopie : « les Yeux », au service des « Fils de Jacob » veillent à tout, « les Rédemptions sont toujours ségrégées » (ce sont des exécutions publiques), la « Bibliothèque » n’est plus habitée que par une « fresque en l’honneur d’une guerre », les « Parchemins de l’Âme » sont couverts de prières, et les commander est « réputé un signe de piété et de fidélité au régime ». Les « Tantes », femmes stériles ou trop âgées, forment une redoutable milice destinée à contrôler les femmes. On rafle et pend les « J », Juifs, Jésuites et témoins de Jéhovah, y compris si « on fait semblant de se convertir » ; l’on peut choisir d’aller aux « Colonies […] avec les Antifemmes, et crever de faim » alors qu’elles manipulent à mains nues des déchets toxiques et nucléaires, témoins de cette vaste pollution qui causa bien des stérilités. Les « Murs » exhibent des médecins avorteurs pendus, des « traîtres au genre », c’est-à-dire des homosexuels. Les Servantes, prétendument protégées par la Loi, se saluent en psalmodiant : « Béni soit le fruit ». L’insémination par le mâle, sous le regard de son épouse, qui tient la tête de la Servante entre ses cuisses, comme dans l’épigraphe empruntée à la Bible[2], est baptisée « Cérémonie ». Chaque tyrannie en effet travestit et produit un langage spécifique[3]…
La série qui en découla sous l’autorité de la plateforme américaine Hulu, en 2017, a su respecter la beauté hiératique du roman, en y adaptant une architecture mi-mussolinienne, mi-stalinienne, en y ajoutant de plausibles châtiments comme l’excision de lesbiennes surprises dans leurs ébats impies. La romanesque indécision finale n’est alors que le prétexte de suites, pour lesquelles l’auteure serait la conseillère. Cependant, le texte de Margaret Atwood répond bien d’une beauté plastique intensément calculée, d’une écriture hautement suggestive : le fourgon noir du dénouement qui n’en est pas un « émerge de son propre bruit comme une solidification, un caillot de la nuit ». Mais aussi d’une beauté intellectuelle due à une construction et à une rhétorique mesurée et impeccable ; d’une beauté morale enfin, de par la dénonciation induite par la dimension vigoureusement politique et engagée.
En peu de décennies, ce roman est devenu un classique, une allégorie des systèmes politico-religieux « visant à prendre le contrôle des femmes, particulièrement de leur corps et de leurs fonctions reproductrices », comme le souligne elle-même Margaret Atwood dans une récente postface. Cette dimension féministe pourrait d'ailleurs être associée au roman de la Finlandaise Johanna Sinisalo : Avec joie et docilité [4]. Notre romancière y rappelle qu’elle écrivait cette « sombre prophétie politique » à Berlin-Ouest alors encerclé par le mur. Que les Etats-Unis, avant d’être nantis d’une constitution inspirée par les Lumières, étaient cette « brutale théocratie de la Nouvelle-Angleterre puritaine du XVII° siècle, avec ses préjugés contre les femmes » ; quoiqu’elle ait bien conscience que ceci n’a pas grand-chose de chrétien, c’est-à-dire de fidèle à la parole des Evangiles. Il faut se rappeler que divers régimes politiques, fascisants, comme celui de Vichy, ou communiste, comme celui de Ceausescu en Roumanie, ont eu à cœur de criminaliser l’avortement, qu’une idéologie théocratique trop répandue enserre les femmes sous des bâches, physiques et mentales…
De là à imaginer que les récurrents puritains violemment anti-avortement qui exhibent leur vénéneuse rhétorique tout en devenant sénateurs ou conseiller du Président Trump, comme l’éphémère Steve Bannon qui compare l’avortement à l’holocauste, fomentent une sorte de pré-Gilead confinant les femmes à la clôture de la procréation, il n’y a qu’un pas. Pas peut-être trop allégrement franchi au moyen d’une hyperbole auto-satisfaite ; ou indispensable avertissement ?
D’autant que Margaret Atwood fait dire aux souvenirs de son héroïne : « C'était après la catastrophe, quand ils ont abattu le Président, mitraillé le Congrès et que les militaires ont déclaré l'état d'urgence. Ils ont rejeté la faute sur les fanatiques islamiques, à l'époque. Restez calmes, disait la télévision. La situation est entièrement maîtrisée ». Patriot Act, Etat d’urgence, autant de moyens de lutter contre une tyrannie, ou prémisses d’une autre ? Les gains engrangés par la liberté sont fragiles : la mère de June n’a-t-elle pas été une féministe engagée, déplorant le désintérêt en la matière de sa fille, ce qui a probablement contribué les femmes à baisser la garde…
Le régime de « Gilead » a « de l’idéalisme utopien qui coule dans ses veines, confie volontiers notre auteure. Après Huxley, Orwell et Bradbury, c’est ainsi que Margaret Atwood se sait écrire. Sa tyrannie prétend améliorer également les conditions de vie, physiques et morales, de ses habitats. Ce qui n’empêche en rien les puissants de jouir de plaisirs sexuels interdits à d’autres. La morale de cet apologue git peut-être ci dans la confidence du Commandant : « Mieux ne veut jamais dire mieux pour tout le monde, dit-il. Cela veut toujours dire pire, pour certains ». Ainsi vont les régimes constructivistes qui prétendent tout organiser, qu’il s’agisse des mœurs ou de l’économie ; tant aux dépends de la liberté que de la prospérité…
À moins qu’à cause de la baisse avérée de la qualité du sperme de nombreux individus, la fertilité de l’humanité en devienne compromise ; ce pourquoi l’avenir de La Servante écarlate serait une option terrifiante. Sauf que, plutôt que céder aux peurs séduisantes, c’est imprudemment sans compter sur les progrès scientifiques à venir, qu’il s’agisse de la gestion de la pollution ou des solutions apportées à l’infertilité…
« Un rêve devenu réalité », voilà qui ravit d’abord les héros de C’est le cœur qui lâche en dernier… Car le cauchemar d’une crise économique monstrueuse a balayé le pays, une « débâcle financière et commerciale », entraînée par de « gigantesques pyramides de Ponzi », que l’on devine copiée de la crise de 2008 et inspirée par les dettes exponentielles des Etats. Pour Stan et Charmaine, contraints de vivre confinés dans leur voiture, dans une hygiène douteuse, dans un monde qui est « une décharge en décomposition », harcelés par la délinquance et la criminalité, les jeux sont faits : la ville de « Consilience » à la beauté utopique et la sécurité promises sur sa publicité télévisée. Doit-on se douter qu’il y a anguille sous roche ?
Evidemment, il faut sélectionner les plus présentables, les plus capables, et cette épreuve est une broutille pour nos deux impétrants. Or, « les villes jumelles de Consilience/Positron » ont pour ambition de régler conjointement les problèmes du chômage et de la criminalité. La trouvaille est de créer des établissements pénitentiaires inédits : « prisonnier un mois, gardien ou employé de la ville le mois suivant » pour « condamnés + résilience. Un séjour en prison aujourd’hui, c’est notre avenir garanti ». Le maximum de bonheur possible est en jeu. Que ne ferait-on pas pour la sécurité, un travail assuré, la propreté, une vie de couple heureuse, bien que dans la partie et le temps Positron, les hommes et les femmes soient séparés. Et puisque l’on alterne liberté (ou presque) et incarcération laborieuse et paisible en tenue orange, un autre couple, les « Alternants », occupe votre appartement, ou votre cellule. D’où le mystère : qui sont-ils ? Surtout si un message abandonné, « Je suis affamée de toi », d’une certaine Jasmine à un certain Max, affole Stan. Quant à Charmaine, qui sait si elle ne court pas une aventure, en dépit de « Surveillance » et d’un grotesque quiproquo, au point de se retrouver coincée un mois de plus…
Jusque-là on ne comprend guère en quoi ce système peut résoudre la criminalité. Mais qui aurait envie d’être un mois criminel pour se retrouver ensuite sous le coup d’une vengeance immonde ? À moins que ce soit « pour le fun », auquel cas les « gros bras » se volatilisent ; en fait sont gaillardement soumis à la « Procédure », cela va sans dire euthanasiés… par Charmaine. Citoyens et détenus sont alors gentiment interchangeables.
Pas si folle est l’hypothèse de l’écrivaine qui oscille entre science-fiction et théorie politique. Entre ses deux protagonistes, elle alterne les points de vue. Qui eux-mêmes se retrouvent piégés dans leurs jeux par la douce et néanmoins impitoyable tyrannie. Où la liberté de la presse est une menace, la « bluette simili-gothique » vient frôler la terreur, où la construction de grotesques robots sexuels côtoie en sous-main le trafic d’organes et de « sang de bébé ». Quand Charmaine verra qu’elle doit soumettre Stan à la « Procédure », que décidera-t-elle ? Une intrigue se nouera-t-elle avec Ed, le « gros fromage » de Consilience, qui fomente de programmer l’amour comme ses robots sexuels ? Stan s’échappera-t-il…
Plus dynamique du point de vue narratif que l’écriture hiératique de La Servante écarlate, C’est le cœur qui lâche en dernier préfère l’action et le suspense, jusqu’au grand-guignolesque le plus fou (ce qu’il est permis de regretter), montrant que le cœur, ce moyeu de l’amour, voire du sexe et des fantasmes, induit les individus à mille transgressions, malgré le cadre bien huilé du bonheur obligatoire de « Consilience ». On eût alors aimé que le titre choisi par Margaret Atwood, scrupuleusement respecté par la traduction, mais empreint d’un niais sentimentalisme, soit, plus laconiquement, plus mystérieusement et plus efficacement : « Consilience ».
La Canadienne Margaret Atwood, née en 1939 à Otawa, est coutumière des catastrophes qui ravagent l’humanité. Dans sa trilogie MaddAddam, elle partait d’une peste crée par l’homme pour mettre en place une société où des animaux transgéniques côtoient une nouvelle espèce humaine, les « Crackers ». Les rares survivants oscillent entre des sectes religieuses et écologiques ; bientôt « Snowman » n’est plus que le « Dernier homme », quand les animaux transgéniques ont pris le pouvoir. D’une manière plus modérée cette fois, elle reste néanmoins fidèle aux scénarios apocalyptiques, aux science-fictions bio-technologiques, aux anti-utopies enfin, celle de « Consilience » restant à la fois doucereuse et bigrement inquiétante. Tout en perdant une grande part de son efficacité dans sa seconde moitié, encombrée de toute une quincaillerie de puériles péripéties.
Fallait-il écrire une suite à notre chère et effrayante Servante écarlate ? De par le succès de la série filmique qui en fut tirée, Margaret Atwood crut devoir céder à la demande de ses lecteurs plus peut-être qu’à la nécessité de l’écriture. Etait-ce possible d’égaler, voire de surpasser, car c’était s’imposer un défi, le roman qui certes se terminait de façon ouverte, sur une non-fin, disaient les impatients ?
Si l’on considère la consistance dramatique de la narration, si l’on apprécie la reprise des idées fortes, totalitarisme et résistance, endoctrinement et liberté, l’on reste convaincu et entraîné par Les Testaments, même si l’enchaînement des péripéties peut paraître un tant soit peu mécanique. Pourtant l'intensité du premier volume en est un peu émoussée. D’autant que de nouvelles narratrices (dont Tante Lydia) et personnages animent la saga, sans que la perspective en soit bouleversée. Reste que l’on est toujours étonné de la servitude volontaire des acteurs, y compris de celle des femmes, ces fameuses « Tantes », qui contribuent diligemment à la masculine volonté de tyranniser, humilier d'autres femmes.
Cela dit, le lecteur est curieux de se diriger vers le Canada, où l'organisation résistante, « Mayday », conduit clandestinement les femmes opprimées et libérées. Ce sont là les opposants au régime de Galaad (Gilead rebaptisée) qui sont aux commandes pour élaborer diverses stratégies pour faire évader des jeunes filles, en vue de contrer, voire de détruire le cauchemar totalitaire et théocratique voisin, où elles sont « pendues pour hérésie et apostasie ». En outre, l’on aura la surprise de dévoiler bien des secrets familiaux, sociaux et politiques. Par exemple, l’homme qui la puissance suprême, le Commandant Judd, jads maître des Fils de Jacob, la secte de fanatiques à l'origine de chute des États-Unis et de la création de l'actuelle république, n’est plus qu’un vieux machin sénile et corrompu, qui ne goûte à peu près plus que les jeunes filles à peine nubiles. La chute de la république serait-elle imminente ?
Trente-cinq ans après l’opus séminal, notre romancière prolixe[5] a su relever le gant, sans qu’il s’agisse d’un bouleversant gant d’or.
L’une des problématiques les plus étonnantes à soulever dans toutes ses anti-utopies est qu’il n’y soit guère question d’art, de littérature, d’Histoire, de philosophie, de livres enfin. Soit que dans La servante écarlate, l’on devine qu’ils sont soigneusement prohibés et indicibles, soit que, dans C’est le cœur qui lâche en dernier, qui n’a ni la beauté ni la hauteur intellectuelle de sa grande sœur, ils paraissent inutiles à la gestion du bonheur. Pourtant, dans ce dernier, Jocelyn a fait des études de littérature qui lui permirent de travailler pour Surveillance, car « c’est là qu’on déniche toutes les intrigues ». Dans 1984 d’Orwell ou dans Le Meilleur des mondes d’Huxley, c’est explicitement qu’ils sont pourchassés. Quant à la musique, dans le glacis doré de « Consilience », « ils censurent tout ce qui est trop excitant ou perturbateur ». Souvenons-nous que Boko haram, ce groupe islamiste meurtrier, tire son nom de books impurs (sauf un seul, le plus génocidaire et totalitaire de l’humanité depuis quatorze siècles). S’il y a bien une utopie positive et atteignable, du moins tant que d’affreuses tyrannies ne nous tombent sur les épaules et ne nous prennent à la gorge de manière écarlate, c’est celle de nos bibliothèques.
Punaises arlequin et ombelles d'angélique. Photo : T. Guinhut.
Tyrannie ou rhinocérite ?
Eloge et blâme de Donald Trump
et réponse à Timothy Snyder :
Timothy Snyder : De la tyrannie. Vingt leçons sur le XX° siècle, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, 112 p, 9,50 €.
J. D. Vance : Hillbilly Elégie, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Vincent Raynaud, Globe, 288 p, 22 €.
Quelle est cette étrange punaise à la crinière maïs accrochée à la tête de l’Amérique ? Le genre « épidictique », selon Aristote[1], rappelons-le, comprend également l’éloge et le blâme, ce pourquoi, à l’égard de cette bête rousse de la politique planétaire, nous nous appliquerons à tenter de séparer le meilleur du pire, l’enthousiasme colérique du sens de la nuance et de privilégier l’analyse mitigée. Il conviendra, non sans jeter un œil du côté de quelques électeurs de l’Amérique profonde vu par l’autobiographe J. D. Vance, de se demander de quelle tyrannie Donald Trump est le nom. Et, quoi qu’en dise Timothy Snyder dans son De la tyrannie, au risque d’agacer notre lecteur, de peut-être en conclure : d’aucune ; et plutôt de la prospérité.
Une incroyable rhinocérite anti-Trump s’est emparée du monde, et peut-être plus encore de la France : demandez si l’on a une opinion négative de l’hurluberlu, et une forêt de mains se lève. Malheur à qui viendrait l’idée saugrenue de le défendre. En 1959, Eugène Ionesco publiait son inoubliable pièce intitulée Rhinocéros, au cours de laquelle toute la population reçoit de bon cœur cette abjecte métamorphose animale. Seul Béranger prend toute la mesure de cette effrayante inversion des valeurs, pour demeurer un homme : « Je ne capitule pas[2] », conclut-il. L’on se souvient qu’il faut y lire un apologue : celui de la montée des totalitarismes, qu’ils soient nazis ou communistes.
Ne capitulons donc pas devant la meute des donneurs de leçons bien intentionnés, et commençons par nous interroger : pourquoi un tel déferlement de haine, un tel tombereau de quolibets ? Après deux présidences libérales (au sens américain du terme) et « progressistes », sans compter un faciès de beau gosse black qui témoigna sur ce dernier point d’une réelle évolution des mentalités, voici le retour du fantôme républicain, qui comme l’on sait a une mémoire d’éléphant, de surcroit un mâle blanc capitaliste, ce qui suffit à faire de lui un monstre. Résumons-nous, il n’est pas de gauche, il est populiste (entendez : il entend et harangue le peuple qui l’élit, comme il se doit en démocratie), il entend parachever le mur frontalier avec le Mexique, auquel Obama contribua, il ferme la porte aux ressortissants de pays musulmans aux intentions plus souvent qu’à leurs tours désastreuses, quand Obama, en 2015, désignait la plupart de ses mêmes pays dont les ressortissants devaient faire l’objet d’enquêtes approfondies. Pour paraphraser La Fontaine, selon que vous soyez blanc ou noir, les jugements des médias vous rendront puissants ou misérables[3]. Aussi les rhinocéros n’ont pas la trump d’un éléphant, mais, aveuglés par leur hystérie idéologique, et de plus leur ressentiment de mauvais perdants, la corne acharnée de ceux qui lancent une perpétuelle offensive contre le nouveau Président.
Ainsi, bien qu’aucune réelle catastrophe se soit faite jour, et à l’occasion de l’anniversaire de l’élection, nos magazines rivalisent de brio. Le Point offre « Les pires tweets de Trump » (où sont les meilleurs que l’on cache ?) ; Courrier international titre « Trump le démolisseur », avec une rare finesse de rhinocéros dans un magasin de porcelaine. The Atlantic, qui aime faire dans la dentelle, parle d’un « monstre de Frankenstein, composé du pire des attributs des 44 Présidents qui l’ont précédé ». Le tréfonds du pire étant atteint avec Incroyable mais Trump de Natacha Tatu[4] vulgairement sous-titré en franglais « le worst of du président des Etats-Unis » (sans majuscule à Président), ramassis de faits et mots avérés et de mauvaise foi partisane.
Certes, le tweeteur compulsif aux 42 millions d’abonnés, le Lucky Luke qui tweete plus vite que son ombre des mots d’esprits qu’il eût mieux fait de laisser macérer dans sa poche-révolver, - même si leur sans-gêne et leur crudité plaisent à son populaire électorat lassé du politiquement correct - parait abaisser ce qui devrait être la noblesse de la politique à la vulgarité des trottoirs de la téléréalité. Certes le sabreur de subventions gouvernementales aux associations prônant l’avortement et la contraception (faut-il que l’Etat subventionne ce que les citoyens peuvent très bien faire financer par eux-mêmes ?) peut avoir mauvaise presse. Sa propension à faire de la politique un show racoleur et démagogique, son peu d'élégance verbale et physique (qui ne sont pas celles de son épouse d’ailleurs capable de parler cinq ou six langues) ne plaident pas forcément en sa faveur.D’autant que ses meetings sont des florilèges de vociférations et d’argumentations entremêlées, d’excitation des foules et de désignation des journalistes présents (surtout ceux de CNN) à la vindicte populaire : en ce sens, il est un ochlocrate, qui tient son pouvoir d’un bas peuple qu’il flatte en ses bas instincts.
Il faut en effet admettre que l’animal politique (au sens d’un Aristote qu’il ne lit probablement pas) accumule quelques bourdes parfois fort lourdes, auxquelles la rumeur ne reste pas sourde (mais qui prétendrait ne pas dire des bêtises ?). « J’ai gagné le vote populaire si vous déduisez les millions de gens qui ont voté illégalement », dit-il, quoique l’on n’ait pas trouvé trace de ces derniers. Il parla de remettre en cause la licence de CNN, alors qu’elle n’en a pas. Il interdit le recrutement des transgenres dans l’armée, au motif des « coûts médicaux énormes », provoquant un tollé parfaitement justifié. Ce n’est pas toujours avec des mots choisis qu’il mène la charge, parfois méritée, contre les coups de corne des médias qui font systématiquement front contre lui.
On a beaucoup glosé, tempêté, vidé de fiel sur l’affaire des ingérences russes présumées dans la campagne électorale de Trump. Cependant, si son ex-directeur de campagne, Paul Manafort, vient d’être inculpé, il n’est pas inutile de lire le Washington Post : il révéla que le Parti démocrate et l'équipe de campagne d'Hillary Clinton, avec la complicité du FBI, auraient financé un rapport sur les liens entre la Russie et Donald Trump, rapport peut-être truffé de mensonges ; de plus il apparait que le Président Obama avait fomenté une enquête illégale sur le candidat Trump. D’autant que des liens plus troubles, de l’ordre de la corruption manifeste, entre Bill Clinton et la Russie de Poutine se font jour dans le cadre d’une colossale vente d’uranium américain, « Uranium one[5] ». À cet égard, souvenons que la favorite des sondages, des cœurs purs et des médias, traîne un lourd passif : mails confidentiels défense non sécurisés, financement de sa campagne par les pétromonarchie du Golfe, Fondation aux fonds nauséabonds…
Pour revenir aux métaphores animalières, l’on se souvient que l’éléphant est le symbole des Républicains aux Etats-Unis. Malvenue est alors le retour de l’autorisation d’importation de trophées éléphantesques, bien en accord avec la passion viriloïde de la chasse de nombreux américains, et le goût puéril affiché par l’un des rejetons du Président pour les queues d’éléphants à l’issu d’un combat titanesque. Heureusement -et nous le redirons- Trump n’est pas seul. Son administration, son parti, ainsi que la pression d’organisations de protection de l’environnement, ont permis qu’il recule et gèle la mesure controversée. Reste que toute cette bonne intention animalière n’est qu’hypocrisie, rien en cela ne luttant contre le braconnage et les Etats africains corrompus, tels que le Zimbabwe. D’autres voix signalent que la privatisation de la gestion et de l’élevage des éléphants, en prélevant l’ivoire sans les tuer, aurait plus d’efficacité.
Une intelligente charge est livrée par un rhinocéros pour le moins cultivé en philosophie politique (ce qui n’est guère le cas de sa bête rousse), l’historien Timothy Snyder. Il a en effet publié des analyses judicieuses sur le nazisme et le stalinisme[6]. Il a en cet essai, De la tyrannie. Vingt leçons du XX° siècle, la sagesse de mettre sur le même plan les tyrannies nazies et communistes.
Timothy Snyder parle d’or : « Nous ne sommes pas plus sages que les Européens qui ont vu la démocratie succomber au fascisme, au nazisme et au communisme au XX° siècle ». Ce pourquoi, il propose « vingt leçons ». De « l’obéissance anticipée » à bannir, il passe à la nécessaire « défense des institutions », qui ne sont pas aussi éternelles que les Juifs allemands l’imaginaient en 1933. Il est évident qu’il faille « prendre garde à l’état de parti unique », veiller à ce qu’une oligarchie ne confisque les leviers du pouvoir, conserver les « bulletins papier » pour le vote. De même il faudra « se souvenir de l’éthique professionnelle » et non « ne faire que suivre les ordres ». Cependant, s’il commande avec raison de « se méfier des paramilitaires », ne pense-t-il qu’aux Nazis quand il ne sait pas penser aux ultra-gauchistes cagoulés de noirs et aux barbus du califat islamique qui agitent leurs drapeaux dans quelques avenues américaines ? S’il est vrai que Trump encouragea ses militants à chasser les opposants de ses meetings, il ne s’agissait pas de forces armées, et ces opposants n’œuvraient pas toujours dans la délicatesse. Timothy Snyder propose encore « Se distinguer », comme Rosa Park refusant de céder sa place à un blanc, comme Teresa Prekerowa, qui sauva des Juifs du ghetto de Varsovie. En effet ; mais n’est-ce pas ce que nous faisons, bien plus modestement en cette page, et ainsi « contribuer aux bonnes causes » ? Sans oublier que nous tentons de « prendre soin de notre langage », d’être « attentifs aux mots dangereux », à la propagande, à la doxa et au novlangue[7]. De surcroit, il vous conseille de lire des livres, de « comprendre par vous-même ». Il fait évidemment et pertinemment allusion au Viktor Klemperer de La Langue du Troisième Reich, au Bradbury de Fahrenheit 451, à Hannah Arendt[8]. Si Trump a bien attisé une haine populaire contre les médias et les journalistes à cause de ces allégations fausses, de ses saillies virulentes, force est de constater que ces derniers ne sont pas en reste. Quant à l’enthousiasme de la presse envers Hillary Clinton, il eût dû être l’occasion d’appliquer à son égard, et au moins tout autant, ces conseils.
Méfions-nous également d’une politique gangrenée par les travers vulgaires de la téléréalité, dont Trump fut un promoteur et animateur, et préférons un journalisme qui prend le temps de vérifier ses sources (ce que nous avons tenté de faire). Pour notre essayiste la collusion de Trump avec Poutine serait un péché capital, alors qu'il s'avère bientôt qu'il s'agit d'une machination clintonienne. On connait les travers tyranniques de ce dernier, mais il reste moins à craindre que l’islamisme[9].
Là où Timothy Snyder est le plus redoutable pour son adversaire, c’est lorsqu’il rappelle combien le « patriote » autoproclamé Trump a échappé à la conscription et au Vietnam, non grâce à un tirage au sort favorable, mais grâce à un prétendu problème de talon alors qu’il était un sportif ; combien il n’est guère patriotique d’échapper aux impôts -fussent-ils excessifs- ; ou de « nommer conseiller à la sécurité nationale un homme qui a reçu de l’argent d’un organe de propagande russe »…
Cependant, retenir contre Trump le slogan « America First », sous prétexte qu’il fut utilisé par un Charles Lindbergh qui s’opposait à la guerre contre les Nazis, est bien de la plus pure mauvaise foi : les faits infirment l’argument lorsque l’administration Trump n’a pas cessé de combattre le Califat islamique. Il faut en effet renoncer « à la différence entre ce que l’on a envie d’entendre et la réalité des faits », comme le dit si bien lui-même Timothy Snyder. Il est vrai que Trump manie volontiers le mensonge, l’ignorance et la reprise incantatoire de slogans, y compris pour déprécier ses adversaires. Sauf que notre essayiste s’emmêle les pieds : pour lui se contredisent les promesses de « réduire les impôts pour tous, d’éliminer la dette nationale et d’accroître les dépenses sociales et le budget de la Défense », alors que la baisse de fiscalité produit une baisse du chômage et entraîne la prospérité ; quant à accroître les dépenses sociales, il faut admettre qu’une telle promesse ne vaut que si on la considère par individu la méritant. Et lui aussi connaît Rhinocéros d’Ionesco, sauf qu’il l’applique à sa manière, et que l’auteur de ces modestes lignes aura à cœur de changer de tête à corne si les faits l’en convainquent. Nous ne serons ni rhinocéros à trump, ni rhinocéros anti-trump primaire.
Son présent essai est étrange : autant il est méritoire du point de vue de l’analyse politique, des leviers et des mécanismes de la tyrannie, autant son acharnement à la dépister chez Donal Trump parait être de l’ordre du canon chargé d’obus à pulvériser les éléphants et dirigé vers un éléphanteau un brin malpropre qui n’en peut mais, quoiqu’il vienne du parti républicain, dont rappelons-le, le symbole est justement un de ces éléphants, qui, une fois élus, n’ont jamais fait du pays de la bannière étoilée ni une parade à la Nuremberg, ni une Kolyma sibérienne, malgré quelques errements plus que dommageables, dont l’esclavage, le Vietnam ou le maccarthysme. Il y a là quelque chose de la « connaissance inutile », pointée par Jean-François Revel[10]. Même si nous avons le mince avantage d’écrire un an après Timothy Snyder, qui va jusqu’à parler des élections de 2018, en ajoutant « à supposer qu’elles aient lieu » ! La paranoïa à l’égard de sa bête rousse d’anti-prédilection lui ôte par instant tout entendement, jusqu’au ridicule, tant les velléités d’abus de pouvoir du matamore Trump sont limées par ses proches et son parti, tant les Républicains les premiers tiennent au respect de la Constitution américaine, dont le but premier reste de se protéger de la tyrannie…
Préférait-on la notoire islamophilie d’Obama ? Et Huma Abedin, conseillère chérie d’Hillary Clinton, éditrice d’un journal musulman radical et dangereusement proche des Frères Musulmans, dont le mari, Anthony Weiner, est impliqué dans de nombreux scandales sexuels, comme le mari de notre délicieuse Hillary,par ailleurs fan du producteur hollywoodien Harvey Weinstein, grand harceleur devant l’Eternel, qui finançait sa campagne ? Quelques sorties lourdement sexistes de Trump font le tour des médias, surexcités d’avoir un osselet à ronger, à tel point que la « Women’s March » remplit les avenues de Washington de féministes outragées en janvier dernier. Là encore deux poids, deux mesures ! Quoique circulent quelques plaintes pour harcèlement sexuel autour de l’animal à trump, dont une ancienne candidate de ses émissions de téléréalité, Summer Zervos. Il est à craindre en effet, même si l’on ne prête qu’aux riches et que la cible est trop belle pour ne pas lui faire essuyer un monceau de salissures, que notre éléphant roux ait la patte et la lippe peu délicates… Il est alors temps pour lui, dont les propos misogynes, sur la place des femmes à la maison ont trumpété, de se refaire une beauté en préconisant l’embauche des femmes et leur accès au capital dans les entreprises, tout en nommant sa fille Ivanka vice-présidente de sa société d’immobilier, au risque de se voir taxé de népotisme lorsqu’il l’implique dans la rencontre avec le premier ministre canadien sur le sujet.
Imagine-t-on que Donald Trump, certes héritier, ait pu faire fructifier une fortune immobilière, créer, gérer et animer une émission de téléréalité à succès (certes vulgaire), financer sa campagne électorale avec son propre argent, distancer ses concurrents républicains, puis vaincre le clan Obama-Clinton, en étant un imbécile ? Que ces contempteurs tentent d’en faire autant et il est à craindre qu’il ne restera qu’à en rire…
Le prétendu « démolisseur » est cependant en train de mettre en œuvre la réforme qui confirme les promesses de la campagne. La Chambre des Représentants et ensuite le Sénat adoptant le projet de réforme fiscale de Trump, (quoique avec des variantes qu’il faudra lisser), la loi vient bientôt simplifier le code des impôts, réduire le nombre de tranches d'imposition de sept à quatre, de façon à abaisser les taux, et faire passer de 35 à 20% le taux d'imposition des entreprises. De plus l’avantage fiscal pour les enfants sera revu à la hausse, et la taxe sur les héritages allégée. N'en doutons pas, une telle réforme, jamais vue depuis Reagan, est un gage de prospérité, jusqu'aux plus modestes.
Il s’agit également d'abolir l'obligation faite aux Américains qui ne sont pas déjà assurés par leur employeur de souscrire une assurance maladie auprès d'une compagnie privée. Ce qui reviendra à alléger les travailleurs indépendants de la charge pesante que représentent les primes d'assurance réglementées par l’Obamacare de 2010, par ailleurs recueillies par seulement trois compagnies, en un capitalisme de connivence éhonté avec l’Etat. Mieux vaut d’abord diminuer drastiquement le chômage, ce qui revient à rendre une assurance aux citoyens, pour ensuite permettre d’une manière plus souple que chacun soit assuré, d'autant que subsiste Medicare. Comme quoi l’Obamacare était loin d’être une panacée. En outre, son promoteur est comptable d’une explosion de la dette américaine et des assistés, de l’exacerbation du racisme anti-blanc, d’une indulgence coupable, y compris financière, à l’égard de l’Iran toujours arcbouté sur ses mollahs.
Souvenons-nous qu’en juin 2016, Obama fourbit la campagne d’Hillary Clinton. Il annonce alors que les emplois ne reviendront pas. Il brocarde le candidat Trump en demandant au public si celui qui promet de créer des millions d’emplois nouveaux a une « baguette magique ». Las, le premier mois de la présidence, ce sont 298 000 nouveaux emplois qui éclosent, ne serait-ce que grâce à la confiance,même s’il faut en imputer une part à l’excellence de la conjoncture mondiale. Fin octobre 2017, ce sont deux millions d’emplois nouveaux qui ont fleuri, donc en une seule année, puis cinq millions fin 2018. Enfin, le taux de chômage est au plus bas depuis 17 ans à 3,8%, ce malgré deux ouragans dévastateurs. Le nombre de personnes subsistant au moyen de bons alimentaires est tombé à son plus bas niveau depuis 7 ans, le chômage des Noirs est au plus bas. Les salariés voient le salaire moyen et leurs primes augmenter. Que nos moqueurs patentés de la rhinocérite trumphobique en prennent de la graine !
Comment se peut-il ? Il s’agit d’ordonner de réelles coupes dans les réglementations, d’alléger la lourdeur bureaucratique, d’éradiquer des restrictions environnementales destructrices d’emploi, comme l’interdiction du pipe-line du Dakota, ou de l’exploitation du charbon (certes fort polluante) alors qu’il faut plutôt songer (et les entreprises s’y attellent) à améliorer la sécurité et la propreté de telles activités. Réduisant la fiscalité des entreprises, il s’agit de les dynamiser, de rapatrier des activités, de voir naître de nouvelles initiatives créatives et industries, sans oublier le retour des milliards de bénéfices placés hors des frontières pour se garder des taxes confiscatoires. Ainsi Bayer, Ford, Monsanto, IBM, Walmart, General Motors, Sprint, Amazon -et nous en passons- créent des emplois à tours de bras, sans compter les milliers de petites structures qui croissent, celles dont les embryons deviendront bientôt l’enfance de l’art et la maturité de la prospérité. La croissance économique, dépassant 3% par trimestre, et la Bourse (donc par contrecoups les dividendes des actionnaires et les caisses de retraites) sont déjà dans un état de pétulance oublié depuis longtemps, quand les salaires et l’immobilier frémissent vers le haut…
Que n’a-t-on vidé d’ordures sur la décision de Trump de se retirer de l’accord de Paris sur le climat ! En faussant compagnie aux idéologues du réchauffement climatique d’origine anthropique (alors que l’extinction des taches solaires induit un refroidissement probablement déjà engagé), notre Président s’est délivré de contraintes colossales qui entravaient les entreprises américaines ; pendant que les pays les plus pollueurs, Chine et Inde en tête, étaient exonérés de tels inconvénients, saturant leurs atmosphères et fleuves de métaux lourds et autres joyeusetés, alors que la science américaine fit bien mieux pour l’écologie que mille tyrannies écologistes patentés et nourries au lait de l’argent ponctionné aux flancs des contribuables.
Evidemment notre Trump préféré est un vilain tout sale pollueur en permettant à la Pennsylvanie d’excaver de nouvelles mines de charbon. La verte Allemagne, qui s’est exclue du tout pas beau nucléaire, arrose de lourdes vapeurs toxiques la moitié de l’Europe grâce à ses mines de charbon et de lignite (l’une à ciel ouvert est aussi vaste que Paris), à la bénédiction générale. Que vous soyez Trump ou Merkel les jugements de cours vont rendront blancs ou noirs de grisou ! de plus, ne voyons-nous pas que le premier tient à desserrer les Etats-Unis de l’étau du pétrole arabe ?
À cet égard la maestria diplomatique de Trump va jusqu’à stupéfier le modeste auteur de ces lignes. Sommant à Ryad les pays arabes, et au premier chef l’Arabie Saoudite, de lutter au nom de Dieu contre le terrorisme et le fanatisme, alors qu’il contribue à détruire le Califat islamique, qui sait si le nouveau Président ne contribue pas à isoler (outre l’Iran qu’il compte remettre à sa place) les Qatar, Koweit et autres contributeurs du terrorisme, voire à la pincée de libéralisme politique et religieux qui semble animer le nouveau roi de Ryad, qui réalise que la manne de son pétrole touche à sa fin (à moins qu’il s’agisse d’une ruse habile, digne de l’ancestrale taqiya)…
Ses opiniâtres voyages diplomatiques en Extrême-Orient, du Japon au Vietnam en passant par la Chine, vont, qui sait, permettre de rajuster les accords commerciaux, et permettent déjà d’engendrer des commandes colossales au bénéfice de l’industrie américaine. Sans compter la nécessaire intimidation du tyranneau nord-coréen qui n’aime rien tant que jouer de ses doigts bouffis avec des bombinettes atomiques. On s’est pourtant bien offusqué d’entendre Trump dire « Le temps de la force est venu », lui reprochant sa provocation, le réduisant au même ridicule et à la même dangerosité que le potentat affameur du peuple nord-coréen. Préféreriez-vous le temps de la faiblesse ? Il semblerait que sous la pression de Trump, la Chine puisse modérer son soutien, en particulier économique, à son encombrant voisin, qui risque bientôt de faire patte blanche…
Restons cependant méfiants devant les velléités protectionnistes de Trump. Pourtant, il ne ferme pas la porte aux accords commerciaux bilatéraux avec tous les pays, à la réserve que les libertés soient également partagées et qu’elles soient au service des intérêts américains, de façon à concourir à la réduction du déficit commercial, en particulier avec la Chine. Il prétend ne prendre des mesures protectionnistes que si ces mêmes intérêts se voient lésés. Ce fut l’objet de la rencontre de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) à Manille, qui ambitionnait de lutter contre le protectionnisme économique. Mieux, en préconisant un réel libre échange, il risque de divulguer l'hypocrite protectionnisme européen.
Que n’a-t-on vilipendé le Trump pourfendeur des « violeurs mexicains » ? Bouh, le vilain xénophobe ! Il n’en reste pas moins que les crimes sexuels pullulent encore du côté du Sonora. Certes, l’on ne tombera pas dans la généralisation abusive qui est un péché peu mignon de l’orateur. Certes, imaginer de faire payer l’achèvement du mur frontalier (construit d’ailleurs aux deux-tiers par ses prédécesseurs) fut une fort puérile billevesée. Mais, là encore, lorsqu’Obama confirma le déploiement de ce mur, il bénéficia d’une indulgence entière, tandis que notre éléphant roux se voit traité comme l’animal malade de la peste de La Fontaine.
N’ignorons pas que l’immigration illégale des Mexicains, qui contraint les salaires des non qualifiés à stagner au plus bas, a déjà baissé considérablement. Il est certes bien dommage de devoir en arriver à de telles murailles, mais plutôt que de huer les Etats-Unis, ne vaudrait-il pas mieux s’interroger sur l'explosive criminalité mexicaine, sur le socialisme et la corruption récurrents qui minent l’économie mexicaine, dont le niveau de vie de la population stagne depuis bien des décennies, malgré des richesses potentielles considérables, en particulier pétrolières ?
Encore un point à mettre à l’actif de Trump en ce qui concerne l’immigration : en avril dernier, il signait un ordre exécutif pour éjecter le programme de visa par tirage au sort, au profit d’un programme au mérite, bien plus judicieux, en terme de sécurité, de respect des individus et in fine au service d’un melting-pot américain digne de ce nom.
Pourtant l’abrogation du programme DACA, qui protégeait de l’expulsion les enfants immigrés clandestins et leur permettait d’étudier et de travailler aux Etats-Unis, a provoqué un bruyant tollé. Certes l’on sait que de prétendus mineurs s’y glissent avec des intentions peu avouables, mais la mesure parait aussi peu charitable que digne des Lumières, et des intérêts des entreprises américaines qui y trouvent parfois un vivier de créateurs…
Le milliardaire (l’on sait combien c’est mal de l’être si l’on est un capitaliste, et pudiquement tu si l’on prospère en mettant à son service la fiscalité), est bien entendu un xénophobe avéré conspué par de gauchistes juges dont le multiculturalisme est un retors angélisme, lorsqu’il refuse l’entrée à des ressortissant de pays musulmans. Cette interdiction, certes brusquement édictée avec une maladresse insigne, est bientôt jugée conforme à la Constitution par la Cour suprême. Il n’y a par ailleurs rien de xénophobe à lutter vigoureusement contre les gangs latinos violents, et contre l’islam radical.
Combien l’on a reproché à Trump de quitter l’UNESCO ! Pourtant il argue avec justesse que cette organisation, financée à gogo par les Etats-Unis, et prétendument chargée de favoriser l’éducation et la culture, a intégré la Palestine, pseudo-Etat, de surcroît terroriste (c’est d’ailleurs à cette occasion qu’Obama suspendit les financements), que cette organisation démesurément islamophile tente de réécrire l’Histoire en prétendant qu’Israël est une force d’occupation à Jérusalem. Ajoutons que cette organisation publia en 1981 une « Déclaration islamique universelle des droits de l’homme » qui considère « qu’Allah (Dieu) a donné à l’humanité, par ses révélations dans le Saint Coran et la Sunnah de son saint Prophète Mahomet, un cadre juridique et moral durable permettant d’établir et de réglementer les institutions et les rapports humains », et autres abjections concomitantes… Devinez qui depuis aspire à la Direction générale du dit organisme ; mais c’est bien sûr, en digne lèche-charia, … La France !
Bien d’autres domaines bénéficient de l’attention de l’administration Trump. Il est question d’une réforme de l’éducation (notoirement incompétente dans le public), de permettre le libre choix scolaire pour les ressortissants de quartiers défavorisés. Reste à savoir ce qu’il en adviendra. Il serait indécent de qualifier ce Président de tranquille pépère pantouflard, une fois la place prise. Reste que les craintes hystérisées autour de la législation Pro-vie en cours ne prouvent pas qu'il s'agirait de menacer qui aurait légitiment besoin d'avorter.
Que l’on soit Trumpmaniaque ou Trumpophobe, il est bon de s’interroger sur ses électeurs, dont les petits blancs déclassés de l’Amérique profonde. Le livre de J.D. Vance, Hillbilly Elégie, publié en 2016 aux Etats-Unis tombe à point. S’il se présente comme le roman autobiographique d’un enfant puis d’un jeune homme venu du tréfonds du Kentucky et de l’Ohio, il n’en est pas moins un document sociologique d’une rare pertinence.
Les usines ferment ou s’enfuient, le chômage gronde, le déclin économique ronge les consciences : « toutes les grandes entreprises comme Armco sont en train de mettre la clé sous la porte, et c’est une population dont les qualifications sont peu adaptées à l’économie moderne ». L’on comprend alors combien une génération confite dans le chômage par une mondialisation qui défavorise l’Amérique profonde, aspire à retrouver travail et dignité, ce que promit et réalise déjà, du moins en partie, l’administration Trump.
Mais loin de se complaire dans la rhétorique victimaire de l’ « Elégie », Vance souligne : « Vous pouvez traverser une ville dont 30% des jeunes hommes travaille moins de vingt heures par semaine sans trouver personne qui ait conscience de sa propre fainéantise ». Plutôt que de se plaindre du monde tel qu’il évolue, les habitants doivent affronter la vérité sur eux-mêmes : « Jackson est assurément pleine de gens charmants, mais la ville est également pleine de drogués, et il y a au moins un homme qui a trouvé le temps de faire huit enfants et pas celui de travailler pour les faire vivre ». Sans oublier l’alcoolisme et la violence. Le réquisitoire est cruel, mais réaliste.
Comment notre auteur s’en est-il sorti ? « Maman m’a emmené à la bibliothèque de la ville avant même que je ne sache lire, m’y a inscrit, m’a montré comment emprunter des livres et fait en sorte qu’il y en ait toujours à la maison ». Avocat pour un fonds d’investissement, écrivain chéri des médias, marié avec Usha dont il loue les qualités, il vit aujourd’hui à San Francisco. CQFD.
Vance a su radiographier ceux qui ne sont pas les seuls à avoir élu Trump, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Sans vouloir faire de la prédictologie[11], toujours risquée, il n’est pas impossible que ce Président rempile pour un second mandat, voire avec un résultat électoral plus généreux…
Le procès Trump est loin d’être achevé. Hors de tweetesques sorties inconsidérées, des convictions populistes sans nuances, il conviendra de le juger sans a priori idéologiques sur les résultats. Il sera cependant d’autant plus haï que les résultats économiques et diplomatiques seront bons. Tout ce qu’il réussit et réussira sera inaperçu par les yeux qu’obscurcit l’idéologie ; tout ce qu’il ratera sera la poutre fichée dans son œil.
L’on dit souvent que l’Histoire se répète ; certes. Mais parfois sous des formes métamorphosées. Le socialisme de Bernie Sanders est bien plus dangereux que Trump, en particulier pour les libertés économiques et la prospérité, y compris du petit peuple ; les violences de l’extrême gauche anticapitalistes sont avérées. D’autres formes de totalitarisme, masquées par de bons sentiments sont également à craindre : la tyrannie écologique, par exemple, ou le politiquement correct qui pousse des étudiants à ne pas vouloir étudier des auteurs mâles et blancs, en un racisme aussi étroit que leur pensée, ou encore le cancer théocratique de l’Islam. Si Donald Trump, malgré ses errements et velléités agités comme ceux d’une puce rousse, n’est le nom d’aucune tyrannie, il ne manque pas de concurrents bien plus redoutables, dont Thimothy Snyder, le doigt pointé sur un éléphant plus débonnaire qu’il n’y parait, n’a pas su voir les forêts de cornes aux virales rhinocérites. C’est avec une indispensable prudence, en particulier à l’égard d’un avenir pour lequel nous nous garderons de toute prédiction, que le modeste auteur de ces lignes, dont les informations restent cependant lacunaires, tente de contribuer à la vérité, au risque que bien des lecteurs velléitaires ne soient pas parvenus à cette ligne, irrités, scandalisés par une telle prose, qui ne respecte pas la doxa de la condamnation péremptoire, idéologique et a priori.
Il y a bien des exagérations, voire des hyperboles insensées, dans la pléthore de satire, de dénonciation, qui se jette en meutes sur Trump. Voyons comme l’on s’est mis, vaillamment, en signe d’héroïque résistance (on n’est pas aussi vaillant face à l’hydre de la théocratie islamique) à manifester, comme ces 125 psychanalystes et psychiatres qui défilèrent à New-York en dénonçant la santé mentale défaillante de notre éléphant roux, « populiste, ploutocrate, fou à lier », réclamant l’impeachment, alors que l’on s’est moins excité devant les symptômes avérés d’Hillary Clinton.Prenons garde à ne pas suivre aveuglement la rhétorique haineuse des démocrates et non les faits. Par exemple pour les enfants mexicains retenus aux frontières pendant des semaines que l’on reproche à Tromp, quand c'était déjà le cas sous Obama, alors qu'il s'agit de les protéger de leurs parents, des gangs, des viols, ce qui ne faisait pas scandale (et ne prétendons pas que cela soit parfait) : selon que vous soyez blanc ou noir, les jugements de cour vous rendront puissant ou misérable (ceci en paraphrasant La Fontaine).Voyons comme l’on a relu et brandit Impossible ici de Sinclair Lewis[12] qui voyait un fasciste s’élever au sommet des Etats-Unis, ainsi que La Servante écarlate, de Margaret Atwood[13], autre anti-utopie marquée par une tyrannie contre les femmes réduites à la seule procréation. La reductio ad hitlerum est aussi manifeste qu’abusive et mensongère, quand de plus réelles tyrannies sont les hydres de notre temps…
[2] Eugène Ionesco : Rhinocéros, Théâtre, III, 1968, Gallimard, p 117.
[3] La Fontaine : « Les animaux malades de la peste », Fables, VII, I :« Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir »
[4] N atacha Tatu Incroyable mais Trump, Plon, 2018.
[5] Voir : Peter Schweizer : Clinton Cash, Harper Collins, 2015.
[6] Timothy Snyder : Terres noires. L’holocauste et pourquoi il peut se répéter, Galimard, 2016.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.