Le masque de la Tragédie et de la Comédie à la main, nous sommes tous en attente d’une joie, d’un avenir meilleur, d’un miracle. Souvent rien n’arrive. Samuel Beckett offre une image noire de cette situation récurrente dans sa pièce en deux actes et en prose En attendant Godot, publiée en 1953 et qui ne manqua pas de faire scandale. Né en 1906 en Irlande, il se fixe à Paris, publie quelques romans comme L’Innommable, mais c’est surtout son théâtre, avec Fin de partie ou Oh les beaux jours, qui lui valut la notoriété et le Prix Nobel de littérature en 1969, avant de décéder en 1989. Deux duos de vagabonds animent les planches : Pozzo et Lucky, le premier tyrannisant le second, tenu en laisse, ainsi que Vladimir et Estragon qui prétendent attendre un improbable Godot. Nous penchant sur le dénouement d’En attendant Godot, nous nous demanderons comment, à travers la pantomime absurde de deux clochards, Beckett parvient à nous faire partager sa vision tragique de la condition humaine. Deux clowns burlesques attendent en effet un mystérieux Godot sur le théâtre de l’absurde.
Dans cette pantomime, les didascalies sont nombreuses pour des gestes burlesques : chutes, pantalonnades de Vladimir et d’Estragon. Ce sont deux Laurel et Hardy d’un cinéma presque muet, des clowns aux noms ridicules, de burlesques bouffons. Ecoutons l’onomastique : l’estragon est une plante aromatique, qui vaut moins qu’un dragon, Vladimir à la consonance slave et au nom de cirque jouit d’un surnom infantilisant : « Didi ». Les anti-héros pratiquent le comique de situation, de gestes, de mots, de répétition. Les gags relèvent de la basse et piètre comédie, (pantalon tombé, corde qui casse) pour des clochards qui peinent à amuser, à moins qu’ils parviennent à émouvoir émeuvent par un pathétique dénué d’emphase.
De plus, leur incapacité à faire aboutir une délibération velléitaire vers des actes effectifs contribue à ce pathétique. Le langage est courant, voire familier, pauvre, bref, coupé de « silences », sans rhétorique. Ces épaves humaines sans horizon affectif, familial, professionnel ou artistique, dépourvu de culture, glissent vers le tragique devant le néant qui les caractérise. Dans leur pantomime tragicomique, le seul miracle serait la corde qui casse en les sauvant d’un suicide, d’une mort qui n’a pas plus de valeur que leur vie, mais en les privant de la liberté de choisir sa fin.
Autre miracle peut-être, Godot, ce personnage attendu, plus retardé que Tartuffe de Molière ou Athalie de Racine, puisqu’il ne vient jamais, écartant toute possibilité d’évolution dramatique. N’est-il qu’un homme, un « Monsieur » quelconque, un autre « clodo » pour approcher la sonorité de son nom ? En ce cas l’attente est grotesque, car le trio serait tout aussi pitoyable que le duo. Il est un attrape gogo (« Gogo » étant le surnom d’Estragon) un souvenir des godasses de ses trois traîne-godillots… Reste l’improbable possibilité que dans Godot il faille entendre « God », Beckett parlant d’abord anglais, donc Dieu. Il a effet une « barbe blanche » (attribut de la sagesse et de la pureté du père vénérable), il « punirait » en Dieu vengeur et jaloux de l'Ancien Testament et permettrait que nos deux compères soient « sauvés ». Vladimir demande « Miséricorde » et le garçon qui donne des nouvelles bien floues de Godot, prophète dégradé, Messie parodique, dit « je crois », mais bien plus au sens de l’incertitude que de la foi.
Est-ce enfin une allégorie de la mort, du néant ? Beckett affirmait en vieux renard qu’il n’avait pas la moindre idée de qui était Godot, nom qui revient cinquante fois dans la pièce. Cependant, comme pour Dieu, il n’y a pas de preuve matérielle de son existence. Il n’a de sens que dans son absence, que si les protagonistes croient en lui, restant le bâton de vieillesse d’une détresse pitoyable. Seul Godot les fait exister sur terre et sur une scène où le dénouement théâtral ne tient plus aucune promesse : Godot n'est pas venu, aucune résolution n'a établi un ordre, une justice, une métaphysique qui n'existent pas. Le « rideau », sans aucune nécessité dramatique, tombe sur la scène désertée.
Sur la scène vide, le décor n’a qu’un « arbre » absurde. Si « Seul l’arbre vit », est-il une trace de l’arbre de vie de « La Genèse » dans La Bible, ou signale-t-il que la vie végétative est supérieure à celles des personnages ? Sa présence est aussi absurde que les démêlés de Vladimir et d’Estragon, pauvre succédané de campagne, alibi de décorateur de théâtre ou parodie d’un sens divin. Effeuillé, arbre de mort, il ne permet que de se pendre, à moins qu’il reste une allusion à un théâtre mort (du moins pour Beckett) celui de Shakespeare, puisque c’est là un « saule », comme celui du suicide d’Ophélie dans Hamlet. D’ailleurs les délibérations des candidats au suicide font écho au monologue, célèbre icône théâtrale, « Être ou ne pas être » d’Hamlet, ce qui n’est pas sans laisser entendre une certaine intertextualité.
En un lieu improbable, un temps flou (« Le soleil se couche, la lune se lève. » ou « demain ») un seul fait inaccompli, voilà qui serait un pied de nez à la règle des trois unités chère à Boileau et au théâtre classique. Il s’agit bien, après le mélange des genres, comédie et tragédie, qui permit aux Romantiques de bafouer le classicisme avec le drame romantique, de fonder un « anti-théâtre », un « théâtre de l’absurde ». Il y a effet plus de « silence » que de paroles, une absence caractérisée d’action, ou alors elle n’aboutit pas, une attente à jamais irrésolue, un nœud lâche qui ne trouve pas son dénouement, où la scène d’exposition est aussi lacunaire qu’interchangeable avec la fin, des péripéties dérisoires… Cette déconstruction des genres théâtraux s’accompagne d’une érosion de la fonction de communication du langage, comme chez Ionesco dans La Cantatrice chauve, où les grands discours sont rendus impossibles, où une triviale stichomythie peine contre le silence. Dans les années cinquante, après le constat d’échec de l’humanisme et des Lumières devant la seconde guerre mondiale, la Shoah et le communisme totalitaire, des auteurs (sans compter Sartre et son philosophique L’Être et le néant) Adamov, Ionesco, Beckett, dressent le tableau d’une humanité abandonnée de Dieu (la « misère de l’homme sans Dieu », disait au XVII° Pascal), dénoncent le vide métaphysique et le tragique de la condition humaine livré à la finitude, à l’impossibilité du bonheur. Leur pessimisme est noir, on s’amuse avec les dés absurdes des mots. « Rien n’est plus grotesque que le malheur » disait Beckett.
Plus lacunaires que L'Etranger d'Albert Camus, sans identité ni utilité sociale, les fidèles de Godot ne lui adressent qu'un rituel vide, sans la moindre métaphysique. Ils sont pires, plus pitoyables en fait, que le héros absurde de l'auteur de La Peste. Le mouvement littéraire de l’absurde s’illustre avec l’essai d’Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, anti-héros d’une humanité acharnée à pousser la pierre de la vie sans jamais pouvoir la faire retomber de l’autre côté de la montagne. Parmi cet essai de 1942, l'écrivain notait en sa page conclusive : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers [...] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Vladimir, Estragon et Godot n'enseignent rien ni ne sont heureux, quoique le bonheur n'ait plus de sens.
Vladimir et Estragon sont donc les miroirs d’une humanité désespérée qui ne sait plus que se divertir (au sens pascalien) d’une façon grotesque et pitoyable. Reste que ce théâtre, aux jointures de la tragédie et de la comédie, et aux personnages sans sens, n’est pas vide de sens : il parvient, y compris dans la tradition d’Horace, à « plaire et instruire », plaire avec une scénographie, un échange de répliques très novateur, un anti-théâtre ravageant les codes théâtraux. Certes, si toute passion a disparu, le tragique demeure, cependant bien loin de la tradition racinienne où l’on mourait du fait de ses passions et péchés, du fait de la fatalité et des dieux. Ce sens de l’absurde beckettien, où l’on ne meurt même plus, parvient également à instruire au regard d'une condition humaine où, autant que Dieu, la catharsis nous est refusée, lors d'un dénouement irrésolu. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », s’interrogeait le peintre Paul Gauguin dans un tableau pourtant situé dans les îles polynésiennes, ces lieux réputés paradisiaques…
Quelle autre porte de sortie peut-il y avoir à la douleur que la fin de la douleur, l’apaisement, le bonheur enfin… Dire son mal, surtout s’il est moral, est pourtant tout autant nécessaire, ce dont témoigne la cure par la parole devant le psychanalyste. Mieux encore, peut-être, le travail de l’écriture poétique permet-il de donner à sa peine une dimension expressive et esthétique. Dans le sonnet XII des Regrets, Du Bellay « pleure » ses « ennuis » : « Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante ». En chantant son mal, le poète parvient-il à l’enchanter ? Nous présenterons d’abord la pérennité du mal malgré le chant, ensuite la dimension d’enchantement qui permet de le dépasser, pour terminer sur la mission de la poésie.
Hélas, le tourment du poète ne cesse pas au moyen de l’écriture de ses vers. Du Bellay lui-même, grand sonnettiste de la Pléiade au XVI°, intitule son recueil entier Les Regrets. Ces derniers n’ont pas cessé, la plainte pathétique et élégiaque serre le cœur de l’auteur qui se sent à Rome exilé, au point que le sonnet XII se termine par l’image du « prisonnier maudissant sa prison ». Quelque soit le soin de Musset ou d’Apollinaire écrivant « Les mie prigioni » ou « A la santé », ils n’en restent pas moins enfermés, purgeant leur peine jusqu’au bout. Leur souffle poétique ne leur permet pas de s’envoler à travers les barreaux. « Cachot », « triste », « ennui », « sinistre », le champ lexical du « désespoir » hante sans cesse le texte. Au point de se demander si, pour Apollinaire, le ressassement par les anaphores et les comparaisons avec un « ours » dans sa « fosse » ou l’allusion évangélique à « Lazare entrant dans sa tombe », ne creusent pas encore plus le champ du désespoir. Au lieu de la fuir, l’écriture redouble la peine.
Baudelaire aura beau cultiver Les Fleurs du mal, il y aura au bout du recueil plus de mal que de fleurs, plus de « spleen » que d’ « idéal ». Jusqu’à la dernière partie, « La mort », cette autobiographie poétique ensemence le terrain aride de la douleur avec une application qui parait peu thérapeutique, sinon masochiste, ancrant le destin du poète dans un mal qui est à la fois défaite personnelle et mal-être durable, cultivé jusqu’à la lie, sans issue. Sartre dira que Baudelaire avait mérité et recherché son malheur. Peut-être parce que, dans la tradition romantique, il n’y a pas de grande poésie sans mélancolie. « Les chants désespérés sont les chants les plus beaux » ajoute Alfred de Musset.
En effet le mal et le malheur n’éteignent pas le chant. Ils le nourrissent ; au point qu’une secrète jouissance, une délectation assumée s’emparent du poète lorsqu’il compose. Le plaisir de Musset est tel qu’il affirme la supériorité esthétique de la douleur. Chanter est pour Du Bellay plus qu’un moyen d’expression, mais un bonheur sensible dans le rythme tournoyant des anaphores, des assonances et des allitérations, au point qu’il s’exalte et s’étourdisse comme un danseur ravi. Musset, dans « Le mie prigioni », n’est que brièvement incarcéré, mais il en profite pour apprécier maints détails : « les rayons de l’automne », « un réseau d’or », jusqu’aux « caricatures » des murs de son cachot qui « semblent des vers », tandis qu’Albertine Sarrazin veut s’ « évader dans les pavots », sommeil magique que seul le poème peut figurer.
Le mal est une réalité prosaïque, le chanter c’est lui donner la dimension de la poésie, c'est-à-dire, pour revenir au sens étymologique, d’une création, d’une œuvre d’art, qui doit perdurer au-delà de la douleur et au-delà de son auteur, par sa beauté, sa richesse expressive et intellectuelle. Ainsi, sachant cette fonction inévitable de la poésie, le poète fait plus que chanter son mal : il l’enchante.
C’est par l’enchantement, cette opération magique qui transmue la douleur en ravissement poétique transmissible que la poésie trouve son sens : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. » disait Baudelaire. En nouvel Orphée, le poète qui offre une forme langagière, plastique et musicale à son mal, apaise ceux qui viennent l’écouter : animaux les plus féroces, dieux des Enfers qui lui permettront de retrouver son Eurydice à la condition que l’on sait. C’est avec « la harpe thracienne » (en fait la lyre d’Orphée) que Du Bellay, dans Les Antiquités de Rome, entreprend « De rebastir au compas de la plume / ce que les mains ne peuvent maçonner ». C’est donc par enchantement que les mots du poète reconstruisent le réel perdu et dressent à son mal un monument de guérison : « je calme, je console, je guéris, / je ressuscite la morte » annonce Michaux dans « Pourquoi faut-il que je compose ». Alors le lyrisme, ce chant sublime, a pour fonction de chanter, autant que d’enchanter, les sentiments personnels, mais ainsi universels.
Catedral de Tudela, Navarra. Photo : T. Guinhut.
Cependant, au-delà de ces lieux communs de la poésie que sont la plainte, la mélancolie et le chant des larmes, peut-être peut-on imaginer d’autres enchantements. La poésie parnassienne par exemple, qui, s’opposant au romantisme, veut évacuer sentimentalisme et émotion larmoyante, avec ses vers sculptés dans le marbre de la langue, son culte de « l’art pour l’art » : « L’art robuste / Seul a l’éternité » affirme Théophile Gautier, dans son recueil Emaux et camées. Théodore de Banville lui répond dans ses Odelettes : « Le poète oiseleur / Manie / L’outil du ciseleur » sur « Un métal au cœur dur ». La poésie est sculpture, elle n’enchante que l’art, au-dessus des vaines agitations du mal, humain, trop humain, « belle comme un rêve de pierre », pour reprendre le poème « La beauté », de Baudelaire…
Ou encore la poésie engagée, de Victor Hugo conspuant le coup d’état de Napoléon III dans Les Châtiments, à Aragon affichant la cruauté de l’invasion nazie, en passant par Eluard et son « Liberté chérie ». Les vers ne chantent plus le mal, mais le dénoncent, choisissant le camp de la paix, de la compassion et de la beauté, contre celui de la violence et de l’oppression. Même si ces deux derniers poètes ont hélas également exalté le communisme stalinien… Leur répond en 1979 le caribéen Dereck Walcott, dédiant « Forêt d’Europe » (Le Royaume du fruit-étoile, Circé, 1992, p 177) à son ami joseph Brodsky qui lui connut les travaux forcés du goulag :
« De main en bouche, à travers les siècles,
pain qui dure quand ont pourri les systèmes,
que dans sa forêt de branches de barbelés
un prisonnier tourne en rond, mâchant la seule phrase
dont la musique durera plus longtemps que les feuilles ».
Ainsi la poésie est un « pain » qui donne une longévité, sinon une immortalité, aux émotions, à l’art, aux combats de l’être libre contre les totalitarismes. Que la poésie soit lyrique et élégiaque pour chanter son mal, qu’elle se veuille magie langagière pour l’enchanter, que polémique elle veuille dénoncer le mal commis par les tyrannies et les tyrans, toujours elle doit nous enchanter. Un poème ne refermera pas une plaie, ni ne ressuscitera les morts. Mais le lecteur en reçoit un surcroit de vie. Compensation imaginaire, certes, mais d’autant plus nécessaire qu’on n’ennoblit pas l’humanité avec des crimes… Avec les modestes fleurs des vers et des rimes, avec des monuments poétiques, Sonnets de Shakespeare ou Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, oui.
Le « Bourgeois gentilhomme » fut fort surpris d’apprendre qu’il faisait de la prose. Probablement Molière le serait-il encore plus en apprenant que l’on écrit de la poésie en prose. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle qu’Aloysius Bertrand puis Baudelaire inventèrent le poème en prose, ajoutant une corde à la lyre de la Muse Erato. Cependant, dès 1800, dans sa Préface aux Ballades lyriques, Wordsworth rapproche ces deux opposés : « Non seulement une grande partie du langage de tout bon poème, même du caractère le plus élevé, doit nécessairement, exception faite du mètre, être conforme en tous points conforme à celui de la meilleure prose, mais également certains des passages les plus intéressants des meilleurs poèmes sont écrits strictement dans le langage de la prose, pour autant qu’elle soit de qualité. » S’il ne voulait parler que d’une écriture prosaïque dans le cadre de la métrique du vers, peut-on considérer qu’il ouvre la voie à la possibilité que la poésie puisse être écrite en prose ? Certes la poésie traditionnelle brille de tous ses pouvoirs grâce à la régularité du vers, mais la prose poétique puis la poésie en prose trouveront les faveurs des poètes qui veulent se libérer des contraintes. Cependant, au-delà de cette confrontation peut-être est-ce la nature de la poésie qu’il faut interroger.
Depuis Homère et Orphée, toujours le poète chante en vers épiques ou lyriques sur sa lyre. Inspiré par les muses nées de Zeus et de Mémnosyme, déesse de la mémoire, il diffuse son récit ou ses émotions grâce à la régularité du mètre et le rappel de la rime. Wordsworth ne déroge pas à cette règle : les Ballades lyriques sont en vers, même s’il permet à des formules prosaïques d’y résider avant les grands élans nostalgiques de « Tintern Abbey », adressés aux montagnes et à un fleuve, dont même en traduction française, on ressent le rythme et la musicalité grâce à des rimes et des assonances (présentes, quoique différentes en anglais) :
« Que de fois, en esprit, me tournai-je vers toi,
Ô Wye sylvestre, ô toi errante à travers bois,
Que de fois mon esprit s’est orienté vers toi ! »
Ainsi, de Shelley à Lamartine, les grands romantiques respectent le vers, chantant dans « Mont Blanc », « La tranquille caverne de cette enchanteresse, / La poésie »… et, dans un hémistiche inoubliable, « Ô temps ! suspends ton vol » de l’élégie fondatrice « Le lac » de ce romantisme français qui attendait son versificateur inspiré.
D’Hugo à Rimbaud, on se gardera bien d’oublier le vers rimé. Dès La Fontaine, nos écoliers identifient avec lui la poésie dont les plus grands moments lyriques culminent avec Baudelaire qui peut affirmer sans présomption dans un impeccable alexandrin : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Sa musicalité rejoint par métaphore son célèbre « La musique souvent me prend comme une mer ! » Verlaine l’affirme encore : « De la musique avant toute chose ». Même s’il ajoute « Et pour cela préfère l’impair »… Car Verlaine écrit là avec des vers de neuf syllabes, cassant les mètres obligés. Un vent de liberté souffle sur le poème, préparant le vers libre qu’aimeront les surréalistes au XX° et Breton en tête. Le respect du mètre n’est plus alors la condition sine qua non de la poésie.
Déjà les préromantiques, Rousseau dans son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse, usaient d’une prose aux accents musicaux et lyriques pour révéler dans la montagne « un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison le tonnerre et l’orage se former au-dessous de soi ». Cette prose poétique, amplifiée par Chateaubriand dans René, n’était pas le poème en prose, mais elle le préparait.
C’est ainsi que Baudelaire, précédé par Aloysius Bertrand, auquel il rend hommage dans sa lettre-préface, imagine « le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme ». Ce sont les « Petits poèmes en prose », sous-titre du Spleen de Paris, paru à partir de 1862. Au-delà de la « singerie rimée » dénoncée par Baudelaire dans « Genèse d’un poème », la « sorcellerie évocatoire » de la poésie investit la prose grâce à sa musicalité et l’abondance de ses images. Ainsi, il va jusqu’à réécrire « La chevelure », originellement en alexandrins, pour en faire « Un hémisphère dans une chevelure » dont la prose chante indubitablement : « Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs ».
Suivant cette voie prometteuse, Rimbaud écrit dans « un dérèglement de tous les sens » les poèmes en prose des Illuminations ; nul doute qu’il veut s’affranchir de la règle des vers rimés dans laquelle il a pourtant excellé avec « Ma bohème » ou « Le bateau ivre ». Le XX°, de Segalen à Michaux, dans les explorations chinoises d’Equipée ou dans « Façons d’endormi, façons d’éveillé », trouvent « l’extase » en prose et « Une montagne dans ma chambre » qui n’a pas besoin du vers pour soulever le rêve par le langage poétique. Comparant le « bleu » de cette montagne avec « une faïence égyptienne, un petit hippopotame pharaonique », Michaux déploie l’image jusqu’à en faire le bijou culminant d’une œuvre d’art langagière.
Vain est probablement le débat entre vers et prose. La poésie comme « la vraie vie » de Rimbaud, est « ailleurs ». Non pas dans quelque choix technique, mais dans la capacité, au-delà du dire, à « évoquer », comme le montre Roger Caillois dans son essai Approches de la poésie. Musicalité et capacité de l’image inédite à nous entraîner vers l’autre monde de l’analogie, vers Les Portes de la perception, pour reprendre le titre d’Huxley (d’où les « Doors » menés par cet autre poète, Jim Morrison ont choisi leur nom), sont les conditions sine qua non du pouvoir de la poésie. En grec, poésie veut dire création. C’est une création magique, séductrice et propice à l’émotion et à la pensée, miroir des sentiments et d’un monde à lire autrement. Comme dans « l’Hymne à la beauté intellectuelle » de Shelley, elle est « l’esprit de la beauté ». Y compris lorsque Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, s’attache « à la description de la vie moderne », à « la fréquentation des villes énormes ».
Probablement le vers restera-t-il longtemps le plus populaire. La chanson aime la rime, le rap et le slam la cultivent. Les quatorze vers du sonnet, forme parfaite de Pétrarque à Ronsard en passant par la « Dame noire » et le « jeune homme blond » des Sonnets de Shakespeare, forme oubliée, reprirent de la vigueur avec Baudelaire, Nerval et Rimbaud. Qui sait si, avec la perfection de son vers noble aux rimes précieuses, avec l’impeccabilité et l’élégance de sa démonstration, il ne fera pas demain de nouveau fureur ? Le vers n’a pas cédé à la consomption du lyrisme, il n’a rien perdu de son pouvoir de séduction. Malherbe comparait la prose « au marcher ordinaire et la poésie à la danse ». Nul doute que le poème en prose puisse également offrir une danse du cœur et de l’intellect. Le « marcher ordinaire » de Ponge, dans Le Parti-pris des choses, permet de faire danser la prose grâce aux images de « L’huitre » : « une formule perle à son gosier de nacre d’où l’on trouve aussitôt à s’orner ». Ainsi, le poème en prose ne signe pas la fin du vers, mais une possibilité supplémentaire, un univers parallèle de la poésie, comme Internet ne fait pas la mort du livre, il n’est qu’un livre un peu plus arborescent et en cela poétique, dans la bibliothèque privée autant qu’universelle.
Voulons-nous que nos enfants deviennent des idéologues violents du communisme ou de divers fascismes, noirs, bruns ou verts, nos garçons des fanatiques islamistes, nos filles des portemanteaux à burqas, que notre progéniture s’abîme dans la délinquance, la corruption et la misère, que nos descendants descendent les degrés de la civilisation jusqu’à la barbarie crasse? Il n’est cependant pas douteux que la clef du monde de demain soit l’éducation. Et plus précisément l’éducation aux libertés, bien qu’il reste à définir par quels moyens…
Certes notre service public français forme passablement bien un nombre considérable de nos futurs citoyens, grâce à des programmes pluralistes, à l’accès à une culture d’élite, mais aussi des formations professionnelles diverses et aussi utiles qu’honorables… Mais outre que le dit service public a trop souvent une propension à se servir sans discernement du public et de l’argent du contribuable plutôt que de servir le public, il reste l’épouvantail de ces milliers de jeunes qui sortent de l’Education Nationale sans le moindre diplôme. Et l’on ne parle pas de ceux qui s’évacuent avec un bac général sans valeur ou quelque paperasserie honorifique de sociologie ou de psychologie… Nombre de ces derniers, floués par des qualifications aussi prestigieuses que trop souvent inutilisables sur le marché du travail, iront grossir les rangs des chômeurs, sinon des grévistes bloqueurs d’Universités (au mépris de la liberté d’enseigner et d’apprendre) et des semi-professionnels du ressentiment anti-capitaliste. Qui sait si ses jeunes dévoyés par l’Education Nationale ne seraient pas mieux traités grâce à une sélection plus exigeante, par une éjection de ces classes qu’ils ne fréquentent que par paresse, total désintérêt, rejet violent du système, sinon plaisir de la contestation, du chahut… Ceux qui resteraient bénéficieraient d’un climat plus propice à l’étude et à l’ouverture d’esprit. Mais, me direz-vous, que faire des exclus ? Peut-être ne seraient-ils pas plus nombreux que ceux qui s’excluent d’eux-mêmes ou par carence du système. Sans compter que cet apprentissage décrié pourrait-être remis à l’honneur, dès quatorze ans, grâce à la clémence qu’espèrent en vain les entrepreneurs, de notre enfer fiscal et de notre maquis réglementaire… Ce qui n’empêcherait pas d’accueillir de nouveau les repentis pour leur offrir une deuxième chance.
Que pouvons changer à notre éducation ? Il n’est pas douteux que les syndicats se trompent de cible quand ils se mobilisent (curieuse antiphrase lorsqu’il s’agit de faire grève et de démobiliser -sinon au service de leur idéologie- nos élèves) contre les suppressions de postes, liées pourtant à la démographie et aux économies nécessaires. Notons qu’ils pensent surtout à grossir les rangs de leur clientèle. Quid de la violence scolaire où l’on n’ose appeler à une indispensable présence policière pour voler au secours du jeune enseignant parachuté sans formation dans une banlieue ghettoïsée ? Quid de ces cours de Lettres ou d’Histoire où l’on ne peut aborder Le Fanatisme ou Mahomet le prophète[1] de Voltaire ou les conflits du Moyen Orient sans se faire (au mieux) insulter de pro-Américain, de Juif sioniste, d’islamophobe (et encore nous utilisons là un vocabulaire soutenu)…
N’allons pas croire que cette éducation aux libertés ne se fasse que par le petit vécu de chacun, que par la rue et les potes… Se défaire des préjugés, des œillères idéologiques héritées, que ce soit au moyen de la famille ou de tout autre environnement, nécessite d’une part des enseignants divers et pluralistes, mais aussi une ouverture à l’histoire, aux sciences, aux littératures et philosophies, aux langues et à l’économie, grâce à laquelle la formation d’une personnalité, d’une culture et des compétences pourra atteindre le maximum des potentialités de chacunet contribuer à la création de richesses, de bonheurs dans le cadre d’une nécessaire démocratie libérale partagée. A condition d’enseigner l’économie sans haine marxiste de l’entreprise et du libéralisme…Une aussi banale question humaine et de société que l’amour, sur laquelle chacun possède une vision aussi personnelle que péremptoire (« chacun sa vision », « toutes les opinions se valent », n’est-ce pas ?) ne nécessite-t-elle pas, outre notre petit et parcellaire vécu, d’interroger Shakespeare, Racine et Marivaux, la sociologie du divorce, l’Indice de Développement Humain et le niveau d’éducation des femmes, le féminisme, les hormones et les phéromones, l’évolution de la réception de la contraception, de l’avortement, du mariage homosexuel, que savons-nous encore…
En ce sens, le relativisme, s’il permet à chaque individu et culture d’exprimer sa voix, est un frein considérable à l’éducation aux libertés. Toutes les religions, tous les systèmes politiques, toutes les cultures -aztèques, nippones ou gréco-latines- sont-elles égales ? Non, si l’on doit considérer quelles valeurs les innervent, non si l’on doit considérer les résultats : quelles sont les cultures qui ont permis à la femme et à l’homme le plus de libertés individuelles, de confort matériel et de richesses intellectuelles. La culture mafieuse est-elle préférable ? La culture des Frères musulmans, qui censure jusqu’à cette merveille que sont les Mille et une nuits, est-elle souhaitable ? Les cultures ne sont donc pas égales. De plus, si sympathique soit-il, Dave chantant avec bonheur « Du côté de chez Swann » n’approche pas Marcel Proust lui-même, quoiqu’il puisse être un passeur. Ne parlons pas de ce rap qui incite à coup de rythmes sordides, de textes aux clichés navrants, à la haine et la baston, sinon aux meurtres de flics… Nous avons la charge difficile et exaltante de faire toucher du doigt ces questions par nos chers bambins, nos adolescents rebelles, nos étudiants studieux et passionnés…
Pire encore, on croise trop souvent l’anti-culture plus ou moins militante. Que ce soit dans des banlieues tribales, mafieuses et violentes (elles ne le sont certes pas toutes), que ce soit dans des classes d’élite des meilleurs lycées de centre-ville, la honte suprême serait de passer pour un « intello ». Pourtant, quoi de plus beau et juste que d’user avec discernement de son intellect ? Il n’est d’ailleurs pas indifférent de signaler que le rejet de la culture de classe, de la culture bourgeoise, voire aristocratique, que le diktat de la reproduction sociale à la Bourdieu[2] (même s’il use d’une constatation qui a sa part de vérité) venu d’un gauchisme revanchard et pré-totalitaire, a contribué fortement à nourrir cette infamie suicidaire.
Autre vice inhérent, le pédagogisme. Au-delà d’une didactique indispensable, d’une richesse des contenus des formations des enseignants, un peu de pédagogie ne nuit pas, surtout lorsqu’elle est couplée avec les qualités humaines du maître, de l’autorité à la souplesse, de la fermeté à l’indulgence sans laxisme, de l’amour de ses disciples à l’écoute… Mais l’idéologie démagogique de l’apprenant qui construit ses savoirs en autonomie a fait long feu. Certes, les ateliers divers, d’écriture, ou les exposés et entretiens, comme les Travaux Personnels Encadrés, qui permettent aux élèves de réaliser des productions variées et stimulantes dans bien des champs du savoir, sont à encourager. Mais rien ne remplacera le cours magistral, dans son engagement à l’écoute et à la concentration, néanmoins mêlé de débats argumentés. L’art d’entendre, l’art du discours et d’écrire en sont les résultats et les buts. Enfin, depuis les histoires abondamment racontées, l’apprentissage de la lecture, de la richesse du vocabulaire et de la syntaxe, dès la maternelle, jusqu’au Collège de France, la fréquentation des grandes œuvres doit irriguer nos jeunes gens, des contes aux comptines, de Darwin à Nabokov, d’Orwell à Nietzsche, de Plutarque à Sloterdijk… Et ce dans la tradition du siècle de Périclès, de la séparation des pouvoirs (depuis le « Rendez à César ce qui est à César » énoncé par le Christ), de l’humanisme et des Lumières.
Le chèque éducation, préconisé par Milton Friedman[3], permettrait de mieux choisir la qualité des maîtres et des établissements, de rendre aux chefs d'établissement responsables souplesse, rigueur et liberté dans leur recrutement; à condition que cette nécessaire concurrence et émulation ne débouche pas sur des officines confessionnelles étroites, partisanes ou inféodées à une réductrice culture d'entreprise... Que l'on permette également la bivalence des enseignants, la possibilité de travailler plus, en particulier pour les agrégés qui pourraient dépasser leurs 15 heures; sans compter que l’ancienneté est plus valorisée que le mérite dans la grille des salaires. Vous avez beau par ailleurs avoir publié x articles, livres, avoir des expériences professionnelles ou associatives diverses, on n’en tient pas compte ; pire, on ne les utilise en rien au profit des élèves…Le mérite individuel doit rester pour tous, élèves et enseignants, le critère d’évaluation premier.
On imagine que pour réaliser cette éducation aux libertés, qui n’est pas sans avoir, concédons-le, un parfum d’utopie (tout en se gardant des dangers de l’anti-utopie) elle ne puisse se faire qu’avec des maîtres aux qualités intellectuelles et morales, au charisme et à la théâtralité passablement supérieurs à la moyenne. Gare à l’orgueil donc. Mais la confiance et la curiosité d’esprit du disciple sont à ce prix, dans une démocratie « qui est censée être une aristocratie qui s’est élargie au point de devenir une aristocratie universelle[4] », comme le disait Leo Strauss.
Leo Strauss, dans « Qu’est-ce que l’éducation libérale ? » disait de cette dernière qu’elle « est libération de la vulgarité. Les Grecs avaient un mot merveilleux pour vulgarité ; ils la nommaient apeirokalia, manque d’expérience des belles choses. L’éducation libérale nous donne l’expérience des belles choses[5]. » Les libertés d’entreprendre, les libertés des sciences, de la justice, de la tolérance et de l’art ne sont-elles pas les plus belles choses ?
Carlos Fuentes : Diane ou la Chasseresse solitaire,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins, Gallimard, 1996.
Carlos Fuentes : Le Bonheur des familles,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins et Aline Schulman, Gallimard, 468 p, 22,50 €.
Carlos Fuentes : En inquiétante compagnie,
traduit de l’espagnol par Céline Zins, Gallimard, 320 p, 22,50 €.
Un tel titre laisse présager un conte mythologique, une parabole romantique : Diane ou la Chasseresse solitaire. C'est un simple récit, une confession. Mais qui, à travers les paradigmes de la passion et du destin, parvient à l'universel. Loin des grands massifs romanesques de Terra nostra et de Christophe et son oeuf, où le fantastique pénètre plusieurs niveaux de réalités, où pullule l'efflorescence des langages, ce n'est qu'une histoire, linéaire et entraînante, mais avec tous les bonheurs d’une écriture raffinée et suggestive. C’est non sans ironie que lui répond Le Bonheur des familles, dans lequel amours, violences et destins prospèrent En inquiétante compagnie.
Diane emprunte le chemin de la star de cinéma en perte de vitesse. Elle tente d'inverser ou de s'attacher la fatalité. Carlos Fuentes lui-même, Don Juan aussi professionnel qu'écrivain, l'a rencontrée lors d'une soirée, puis file avec elle le grand amour dans une ville perdue du désert mexicain où elle tourne un western de seconde zone. Un matin, en regardant la photo d'un précédent amant (Clint Eastwood), elle lui lance: "Cher ami, cela fait deux semaines que vous prenez votre plaisir. Quand songerez-vous au mien ?" Le coup porte au cœur de l'amant attentionné. Puis, insulte suprême à l'écrivain: "Ce que tu peux manquer d'imagination". Les parts d'ombre de Diane, la face cachée de l'astre de l'amour sont soudain béantes. Quand nous n'ignorons rien des crèmes vaginales de la belle, nous ignorons presque tout de ses profonds secrets, amants précédents et tourments futurs... Bien sûr, ce militant harcelé, violent, des Black Panthers représente une figure de la passion plus grandiose que celui qui ne sait qu'aimer et noircir des feuillets: "J'étais son amant parce qu'on ne laissait pas entrer au Mexique son véritable lover, le leader des Panthères Noires". Soudain, elle change d'amant: "Tu écris mais tu n'agis pas". "Carlos Ortiz est capable d'escalader des montagnes pour sa cause, pas toi". Au-delà de l'actrice déchue, elle se veut "accoucheuse de révolutions". Elle aime le risque et se compromet auprès de la police locale et du FBI, elle aime embrasser les grands idéaux de l'époque et leurs héros: "Elle croyait que l'injustice se combat non seulement par la politique, mais par le sexe, l'amour et les abîmes du romantisme. Cela la rendait extrêmement vulnérable". Elle sera en effet vaincue par la calomnie du FBI.
L'on a compris que Diane Soren est Jean Seberg. Ses deux grands rôles, Jeanne d'Arc, et la jeune fille aux cheveux courts vendant l'Herald Tribune ont contribué à l'éclat de Preminger et de Godard. Tous ses éléments biographiques (Iowa, Black Panthers, FBI et suicide) sont présents dans le roman de Fuentes. Cet amour d'écrivain est-il vérité ou fiction ? En tous cas, le récit est riche d'expériences et de réflexions empruntant autant à Eros qu'aux démons politiques des années soixante-dix. Celles-ci par exemple, parmi tant d'autres, peut-être discutables, toujours stimulantes: "En matière de sexe comme en art, le plaisir interrompu est un poison, mais il assure aussi une ambiguïté qui est le liquide amniotique de la passion comme de l'art". Ou encore: "Que l'anarchisme est une merveilleuse idée de liberté: n'avoir personne au-dessus de soi. Aucun pouvoir supérieur, aucune chaîne. C'est la plus belle idée qui soit. Et la plus impraticable. Mais il faut préserver l'utopie des idées. Sans cela nous devenons des bêtes".
Carlos Fuentes fut taxé de manque de courtoisie envers la mémoire de l'actrice, d'obscénité, de vanité et de machisme. Tout ce qu'il n'est pas. Même fabulant et méditant sur l'amour, des mystiques à Don Juan, il a l'humilité de dire qu'il n'a pas su aimer, qu'il a été dépassé par une figure tragique: celle qui n'a pas pu limiter sa passion de vie et de changement, qui a voulu faire l'amour à l'humanité pour sa libération. De ce ratage sentimental, de cette comète qui l'a ravagé, Fuentes ne peut revivre qu'en épousant une femme plus conventionnelle. Il ne peut, à retardement, panser sa blessure et lui donner sens qu'en écrivant un beau livre: "La perspective du livre raffine et fortifie les données de la vie vécue".
C’est à partir du fameux incipit d'Anna Karénine de Tolstoï que Carlos Fuentes s’élance sur les voies romanesques: « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles heureuses sont malheureuses à leur façon ». Une telle vérité générale, trouvaille géniale au fronton d’un des plus grands romans réalistes européens du XIX° consacré à la condition féminine, a fait couler beaucoup d’encre critique. On peut lire ce roman mexicain, dont le titre original (Todas las familias felices) est donc une citation, comme une réécriture, d’autant que les personnages féminins y tiennent une place considérable.
Si l’on suit l’invitation à la lecture de Tolstoï, on devrait n’imaginer que des familles malheureuses chez Fuentes. Mais ce n’est pas si simple. La première voit ses enfants, après avoir quitté le nid pour se lancer dans leurs professions respectives, et, une fois la lassitude ou le chômage venus, revenir sous le toit familial. L’une pour s’isoler et se tisser une famille virtuelle grâce à internet, l’autre pour avouer à son père son échec. Mais on y découvre des sérénités imprévues, un moment intense de complicité filiale. De même, l’enragé de religion catholique qui veut forcer ses quatre fils à devenir prêtres pour expier une fatalité historique, nous laisse croire qu’il va faire leur malheur. Pourtant, il se dit « fier de mes fils qui ont refusé de se laisser manipuler par leur père et se sont forgés leur propre destin, schismatiques face à l’existence ». Hélas, comme en miroir, un « père éternel » contraint ses trois filles longtemps après sa mort. L’emprise des familles sur les destins individuels est inévitable, quoique pas toujours fatale.
Toutes les plaies inhérentes au Mexique sont là : le machisme (« Félix sent ses couilles se gonfler d’hormone mâle ») et la criminalité. Une mère éplorée échange une correspondance insolite avec l’assassin indien de sa fille ; un époux sadique enchaîne sa moitié pour la châtier en lui reprochant « le simple fait de vieillir et d’avoir perdu sa beauté ». Tous nous rappellent combien meurtres et viols sont une sous-culture de ce voisin des Etats-Unis. Pour répondre à Tolstoi, la condition des femmes, épouse, fille, ou mère, n’est pas souvent rose, même si, parmi ces « familles laides, tristes et ruinées », l’on croise d’étonnantes amours, comme celui de la « cousine sans charme ». Ces seize « récits » forment alors un roman kaléidoscopique, un tableau de société qui s'intéresse autant aux rapports humains qu'aux situations politiques et économiques, sans oublier la corruption omniprésente. A force de parcourir tous les milieux, toutes les idéologies, nombre de situations sociales et intimes, le pays nous montre ses strates, ses origines, ses peurs et ses espoirs, ses atouts et surtout ses freins dont le moindre n’est pas le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel - on ne rit pas de l’oxymore) au pouvoir pendant des décennies et cause principale du presque sous développement du Mexique : « le PRI, vaste parapluie politique servant à abriter toutes les postures idéologiques ».
Ce Décaméron coloré, animé d’une foule de personnages contrastés, n’intéressera pas que les curieux de l’Amérique latine. Il est d’abord une micro comédie humaine, un roman des vies et de ces familles dont Gide disait : « je vous hais ». Fuentes, lui, ne les déteste pas. Quoique sans illusions, il leur garde néanmoins une certaine tendresse critique. Si l’ensemble reste réaliste (sans tomber dans le misérabilisme), les chœurs, insufflant une voix intemporelle, comme celle des pleureuses et des chœurs antiques venus d’Eschyle ou de Sophocle, balaient le puzzle romanesque d’une aile de réalisme magique. Intercalés entre les récits, ils sont souvent violents, en vers libres rock and roll ou presque rap. Ces voix du peuple, des « mère-filles des rues », « de la fille menacée », « de la fille suicidée », « du curé du rock », sonnent comme une longue complainte pathétique et tragique.
À travers ces seize récits, le roman kaléidoscopique du Mexique, de ces familles et de ses femmes se déploie, insistant et fascinant. Autant à l’aise dans le vaste roman-somme (pensons à Christophe et son œuf) que dans la nouvelle, Carlos Fuentes nous livre une autre facette de son art polymorphe attaché aux rapports des humains entre eux, lorsque l’on ouvre les nouvelles du recueil En inquiétante compagnie.
Une brune fascinante, extatiquement couchée, attire sur la couverture de l'édition française l’œil du lecteur, nous invitant à entrer dans les draps blancs du livre. Mais gare au soupçon de vampirisme qui aiguise ses dents ! Le ton est alors donné : les apparences se fendillent très vite sous l’afflux du fantastique, à la limite du conte noir et gothique. Carlos Fuentes ne nous avait pas habitués à ces nouvelles troublantes. Le grand romancier et brillant essayiste mexicain, scrutait le plus souvent les réalités de son temps et l’histoire de l’Amérique latine grâce à des fresques narratives magnifiées par le réalisme magique. Ici la magie de l’inquiétante étrangeté touche l’intimité des personnages.
Un monteur de films vit « intensément à travers Electre ou Coriolan ». Lorsque l’appartement d’en face s’allume de la présence d’une femme. Pour observer sa beauté, il sacrifie son amour de la scène, prend un congé de maladie. L’idéalisation érotique a pris le pas sur la « catharsis non seulement affective, mais sexuelle» du théâtre. Une fois disparue, il la retrouve jouant le rôle d’Ophélie, mais en silence. Mise en scène révolutionnaire, ou folie du protagoniste qui sauterait sur la scène pour sauver sa bien-aimée et se faire poignarder par Hamlet ? Pourquoi le bleuet qu’elle lui a jeté ne se fane-t-il pas ?
L’écrivain octogénaire est plus jeune et vigoureux que maints faiseurs de clichés. Outre la présence anecdotique d’internet et la rythmique rap and slam dans Le Bonheur des familles, il continue d’inventer des formes romanesques et de troubler infiniment son lecteur. N’en déplaise aux plus jeunes auteurs du « Crack » mexicain (Volti ou Padilla) qui revendiquent parfois avec bonheur la liberté de sortir du réalisme magique et de son aire culturelle, le « Boom » latino-américain des grands ainés (dont Mario Vargas Llosa ou Gabriel Garcia Marquez) n’a pas fini de nous étonner, puisque carlos Fuentes vient de sortir son dernier roman, La Voluntad y la fortuna, dans lequel une tête coupée chante, entre tragédie et telenovela, la tyrannie de la délinquance qui affecte le Mexique…
traduit du grec par Gilles Decorvet, Gallimard, 2004, 210 p, 16 €.
Quel compas, quel mètre ruban, sauront mesurer le génie ? Nous connaîtrons l'infaillible vérité grâce à cette « confession » ourdie par Panayotopoulos. Elle jaillit d’un oreiller pour tomber entre les mains du Docteur qui se fait le préfacier du « Portrait de l’artiste en moribond », ironique écho du Dedalus ou « Portrait de l’artiste jeune par lui-même » de James Joyce. Voilà qui fait l'objet du roman tout à la fois burlesque et tragique, inquiétant enfin, oscillant entre notre réalisme et la science-fiction, pour dangereusement glisser sur la pente de l'anti-utopie.
Tragique et drôle à la fois, Le Gène du doute est un conte philosophique situé au cœur du XXI° siècle. Le ressort de la science-fiction n’est qu’un jeu dont le but n’est pas d’imaginer de nouvelles technologies, mais de pousser jusqu’à son ultime conséquence la quête de solutions génétiques dans le seul domaine de l’art. Albert Zimmermann voit sa communication sur « le gène de l’artiste » d’abord ignorée, décriée, ensuite universellement adoptée au point qu’on ne puisse publier sans être passé par le test sanguin qui estampille le candidat en véritable écrivain, en « génie » au sens étymologique du terme. Quant à celui dont le test se révèle négatif, il n’a plus qu’à disparaître, végéter en dehors de tout terrain artistique, ou adhérer aux « Artists Anonymous » s’il a eu la vaine résistance de ne pas accepter de passer sous les fourches caudines : il faut « présenter un échantillon, non de son œuvre, mais de son sang. » En toute logique, on va jusqu’à profaner les tombes pour authentifier les auteurs du passé, réhabiliter les oubliés et « récrire de zéro des chapitres entiers de l’histoire de l’art ». Les « prémunis », les « démontrés », les « invalidés », ainsi sont étiquetés artistes et non-artistes.
James Whright est un auteur à succès, enchaînant sans coup férir un recueil de nouvelles et un roman. Mais le livre suivant tombe à plat. Un autre est encore pire. C’est à ce moment qu’apparaît le test Zimmermann. Par entêtement, dignité ou lâcheté -qui sait- il refuse de s’y soumettre. S’en suit la déchéance, un couple brisé… Pour lui, le temps et le doute sont seuls juges. Quand à la certitude permise par le test, elle permet à l’industrie du livre bien des économies. Plus d’éditeurs, de comité de lectures, pas même de critiques : à quoi bon, puisque le livre est forcément génial ! Il suffit de repérer le prodige dès sa naissance, de publier les niaiseries de ses « dix-huit printemps ». Un problème surgit pourtant lorsque les prémunis (dont le succès fut antérieur au test) et les bébés savants se trouvent trop peu nombreux. Alors, notre auteur, attiré par le critique qui l’avait lessivé, se voit propulser au creux d’une intrigue scandaleuse : devenir le « nègre » surpayé d’un génie en panne d’inspiration… Après avoir raconté ses fictions pour le seul public de Patty la petite prostituée, un immense public s’offre à lui, contournant ainsi la censure scientifique et idéologique.
Une fois James Wright mort, l’auteur de cette fiction aux étages emboîtés, Nikos Panayotopoulos lui-même, prend la parole en un « appendice » pour annoncer la publication de la confession qu’autorise le test effectué sur le moribond, puis ses conséquences dévastatrices dans le milieu de l’édition et dans le public : « On a rouvert le débat sur l’art véritable. »
On lira Le Gène du doute comme une divertissante fiction ou une formidable satire de notre contemporain éditorial qui permet à Nikos Panayotopoulos de créer, en disciple de Borges, des écrivains, des critiques et des bibliographies fictives. Mais, douce amère. Où est la vérité lorsque le Docteur confie que le test de James Whright est positif ? Puis faux ? Ce dernier n’est-il enfin que son prête-nom ? Reste le doute, ce « matériau, mais aussi la force de l’artiste. Si vous évacuez le doute, vous n’avez plus affaire à de l’art, mais à de la propagande. » Inutile d’imposer le test à cet écrivain grec, la réponse tombe sous le sens : voilà un roman à ranger parmi les plus grandes et plus facétieuses utopies…
Que lire ? Et comment lire ? C’est à ces questions que, sur la grève érodée du temps littéraire, l’autorité et la modestie de la plume ou clavier du critique doivent répondre. Autorité, pas au sens de la posture brutale autoproclamée, fût-ce par ses pairs, mais au sens où l’on serait autant autorisé par ses compétences et sa culture que par la curiosité et la complicité de quelques happy few. Modestie, car il faudrait des siècles de lecture et de relecture pour épuiser la qualité d’une bibliothèque choisie avec perspicacité, sans compter les nouveaux volumes qui viendraient l’augmenter sans cesse. Quelle sont donc cette perspicacité, ce savoir et cette pénétration dont voudraient se targuer nombre de professionnels ou d’amateurs, sans compter le peu de poids de l’auteur de ces lignes ? Au-delà de la guerre au cliché, il faudra appréhender en un livre sa position générique et sa filiation, son amitié avec des productions qui ont marqué l’histoire littéraire, mais aussi sa posture de langage, sa capacité à renouveler le monde tel que nous le voyons et le vivons. En un mot se demander en quoi il est digne d’approcher, peu ou prou, les grandes œuvres de l’humanité.
Au-delà des clichés. Voilà le premier des commandements impératifs du critique. Il est évident que pour cela il faut avoir suffisamment lu, parmi des espaces, des temporalités littéraires suffisamment diverses, pour espérer sortir de la nasse des clichés où s’engluent bien des auteurs, quelques soient les époques, et où se complaisent leurs lecteurs.
Il serait discourtois ici de nommer des faiseurs de clichés, qui n’ont d’ailleurs pas forcément conscience d’en être. Cependant le lecteur avisé les reconnaîtra du premier coup de paragraphe. Nous connaissons tous -du moins quelques-uns parmi nous- cette sensation nauséeuse qui nous saisit lorsque ce que nous lisons s’affiche de soi-même comme du déjà-lu, du déjà-vu. Phrases creuses, consensuelles et plates, métaphores qui sont du copié-collé du langage courant et trivial du quotidien et de la rue, comme si le mince microcosme qui a la velléité de s’afficher sur la page était transparent. Mais au mauvais sens du terme : il n’y a rien à voir au travers de cette transparence. Il n’y rien à lire ni à vivre d’original, ni de surprenant parmi cette pauvreté narrative, cette absence d’idées, hors celles toutes faites, resucée d’assertions politiques ressassées sans aucun recul critique, de psychologie convenue, d’intimités pauvrement narcissiques, d’aventures en cascades explosives pour berner et assommer, comme un électro-disco-rap de rave party, l’espace de cerveau disponible… Ainsi, au travers de l’encre et du papier, seul le vide est bouche bée. Qu’on se rassure, il y une vaste et renouvelable clientèle pour ce genre de congruité avec le plat horizon d’attente du lectorat. Sans compter ceux qui les abreuvent au premier chef, la plus vaste cohorte des éditeurs et des critiques eux-mêmes.
Peut-être est-on moins clicheteux dans le domaine des essais que dans celui du roman et de la poésie, le lectorat étant un peu plus restreint, plus exigeant et savant. Hélas, on a connu les pires exemples de clichés en cette matière. Pensons au colossal succès de L’Horreur économique de Vivianne Forester. Il suffisait d’ouvrir les yeux autour du monde contemporain pour constater que le système économique capitaliste -mieux s’il est libéral et non d’état et de connivence- et malgré ses imperfections, était un formidable pourvoyeur de services et de libertés. Pourtant on accueillit, en enfant gâté-pourri, en adolescent boutonneux du ressentiment, en cégestiste blanchi sous la pauvreté neuronale, ce volume pas plus construit que le déversoir d’une poubelle, répétitif, pétri d’une cécité et d’une inculture béantes, avec des concerts d’admiration. Fort heureusement, il y eut des exemples d’excellents essais politiques et philosophiques, malgré leurs difficultés, qui rencontrèrent un succès estimable : pensons à La Fin de l’histoire et le dernier homme de Francis Fukuyama et à la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk[1]. Reste que ce fut aux Etats-Unis et en Allemagne, qui pourtant n’auraient guère de droit à se réclamer de la virginité devant la pénétration du cliché. C’est d’ailleurs en ce dernier pays que Thilo Sarrazin vendit deux millions d’exemplaires de son iconoclaste essai sur la démographie et l’immigration islamique, L’Allemagne disparait[2]; quand la castration du silence l’accueillit en France. Comme l’originalité, la vérité dérange le confort intellectuel des oreilles qui se recroquevillent, au point d’atrophier le cerveau qui croit se jucher entre elles. En ce sens, le cliché intimiste est complice du cliché idéologique.
Il faudra également au critique littéraire tenter d’identifier le genre d’un livre, voire ses subversions génériques, les liens qu’il entretient avec ses confrères et devanciers. Qu’un roman soit d’initiation ou de société, d’aventure ou philosophique, psychologique ou satirique, lyrique ou polémique, voire parvienne jusqu’à l’enviable et rare qualité de la somme romanesque, doit être immédiatement dicible dans une recension critique, dans un analyse plus fouillée. La relation qu’il entretient avec ses devanciers, par l’allusion, le pastiche ou la parodie, le mouvement d’écart qu’il a su exercer par rapport à ces derniers, tout ceci doit compter pour beaucoup dans le recul conceptuel qui nous anime. Il n’est pas indifférent qu’un volume ait moins l’affection népotique de ses pairs germanopratins et médiatiques, la complicité d’une génération, plutôt qu’un fil invisible avec Borges ou Boccace, avec Musil ou Fuentes…
Photo : T. Guinhut.
Qualifier le style et la richesse d’idées, autrement dit le goût et la culture, du romancier, de l’essayiste, du poète reste primordial. En effet, qu’est-ce qu’un bon livre sinon celui dont toutes les phrases sont goûteuses, dont l’abondance et la finesse rhétorique, mais sans lourdeur, sont un bonheur intuitif, mais aussi déductif lorsqu’il s’agit d’en déplier les tropes si nous avons en mémoire les outils des Rhétoriques d’Aristote et de Cicéron ? Qu’est-ce qu’un bon livre sinon celui dans lequel au moins une idée nouvelle, dont on fait son miel intellectuel, surgit au détour de chaque page, pour nous surprendre, nous enrichir ? C’est ainsi que changent les perspectives de nos sensibilités aussi bien que de notre raisonnement, ce dont le critique doit être le garant. Au point qu’un nouveau livre engendre l’horizon d’attente du lecteur, au contraire de la posture courante qui voudrait que ce dernier soit le premier.
Identifions alors la capacité d’un livre à nous aspirer dans un univers inédit, à nous proposer une nouvelle image de la moindre chose quotidienne comme de la plus vaste société, une nouvelle lecture du monde et du moi, un « que vivre et comment vivre » ; ce dans le cadre d’une identification, d’une projection, ou d’un ailleurs inatteignable de soi, mais rendu visible par le prisme d’abord inconnu de l’écrivain. Ainsi, La recherche du temps perdu de Marcel Proust nous aspire dans l’éventail de la connaissance d’un monde qui appartient autant au passé d’une société qu’au présent du moi ; quand 2666 de Roberto Bolano[3] nous aspire dans l’inconnaissance autant du mystère du mal coupable de centaines de meurtres de jeunes mexicaines que des vaniteux critiques littéraires fascinés par le grand écrivain absent…
Est-il possible, si l’on commet une note, une chronique, un article, une étude, sur tel ou tel romancier, poète, essayiste, qu’il soit ancien ou nouveau venu, de ne pas déroger à cette éthique du critique littéraire ? Faillible, nous le sommes assurément. Derrière les quelques arbres de notre connaissance, se cache l’ogresque forêt de notre ignorance. Pire encore, nous ouvrons entre nos mains impatientes un chef d’œuvre que nous ne saurions, faute de capacité d’accueil sensible et intellectuel, de par notre horizon d’attente trop étriqué encore, apprécier ; nous l’avons donc manqué sans le savoir. Que nous soyons lecteur, éditeur, écrivain ou critique, il est en nous un devoir sans pitié : chasser l’ingratitude et la coquille vide des mauvais livres. Mais aussi une éducation à l’humilité : peut-être ce livre, ce blog - car à l’encre d’imprimerie s’adjoint le territoire nouveau des pixels des écrans - recèlent-ils un livre marquant que nous ne savons pas encore accueillir comme il le mérite...
Du luxe de la Pléiade au papier-chiottes des Beaux draps, les œuvres de Louis-Ferdinand Céline subissent un double traitement. Comment concilier l’écrivain, génial dit-on, et le pamphlétaire infâme ? Plutôt que se voiler pieusement les yeux en ne contemplant que le cuir et l’or fin des cinq Pléiades, révérant l’audace du style aux accents populaciers, faut-il en découvrir la chassie en exhumant, voire en publiant de nouveau, les pamphlets céliniens, affreusement antisémites ? Bagatelles pour un massacre en 1937, L’Ecole des cadavres en 1938, Les Beaux draps en 1941, autant d’ordures haineuses en ce triptyque d’un Auschwitz langagier. Il suffira de confronter Le Voyage au bout de la nuit et Les Beaux drapspour que dans l’indignité du génie soit avéré le voyage au bout des pamphlets antisémites…
La question revint, plus virulente que jamais, à l’occasion de l’indignation de Serge Klarsfeld et de son association, les « Fils et Filles de Déportés Juifs de France », qui se sont vigoureusement élevés à l’encontre de l’inclusion de Louis-Ferdinand Céline dans les Célébrations nationales 2011. L’insulteur de « youpins », l’antisémite professionnel et éructeur, qui par trois fois a publié les volumes les plus haineux envers les Juifs, qui plus est en 1937, quatre ans après la prise du pouvoir par Hitler pour Bagatelles pour un massacre, puis en 1938, année de la Nuit de Cristal pour L’École des cadavres, enfin en 1941, pendant la collaboration, au moment où fleurissent les étoiles jaunes et les listes qui vont bientôt nourrir les Auschwitz où les enfants auront « une tombe au creux des nuages[1] », pour Les Beaux draps. La décision du Ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, a, provisoirement, en écartant le fauteur de trouble et en lui préférant une année Liszt, apaisé la polémique. Car c’est sans compter que bientôt se pose la question de l’accession des œuvres, donc des trois pamphlets, de notre Louis-Ferdinand (« Quel beau bébé ! » disait sûrement sa maman) au domaine public, sinon dès l’autorisation de l’ayant-droit, Lucette Destouches, épouse Céline, pour ne pas la nommer…
Écartons tout de suite la grotesque accusation de « censure » émanant de quelques moralistes spécieux. Qu’ils ouvrent le dictionnaire, ils verront alors qu’effacer un écrivain d’une célébration des gloires littéraires de la France n’a rien à voir avec l’interdiction de publication, avec les ciseaux qui font les pages blanches, avec l’autodafé. Que l’on sache, Céline reste disponible en librairie, étudié en classe de lycée sans que l’on y voie malice. Reste que l’on pourrait parler de semi-censure lorsque les ayant-droits bloquent la réédition des dits pamphlets, même si des publications pirates ont alimenté les fonds de trésorerie des bouquinistes et la gourmandise suspecte des célinolâtres, en particulier avec le soin douteux d’un éditeur canadien qui arbore sa mauvaise foi en titrant Ecrits polémiques,[2] au lieu de pamphlets antisémites.
Plutôt que l’interdiction, mieux vaut, en conformité avec le « Sapere aude » (Ose savoir) de Kant[3], la connaissance, la libre circulation de ce qu’il faut, à l’instar de Mein Kampf, appeler des documents littéraires et historiques, y compris lorsqu’ils furent d’incomparables fauteurs d’abominations. Interdire sent trop son moralisme imbu de lui-même, voire un aveu d’incapacité à réfuter par une argumentation claire et appuyée sur des valeurs morales judicieuses. Qu’importe d’ailleurs que la France dise qui sont les grands écrivains de son patrimoine, il est à craindre, qu’à travers ses représentants politiques, elle ne soit pas plus capable de sanctifier ses génies que le Prix Nobel qui, s’il glisse en son catalogue des noms aussi solides que Thomas Mann ou Mario Vargas Llosa, n’a pas su y faire figurer, excusez du peu, un Jorge Luis Borges. Qu’importe qu’un grand éditeur français, on devine Gallimard, envisage de rééditer ces pamphlets, ce ne sera pas donner caution au furieux antisémitisme célinien, mais présenter la vérité, qui ne persuadera que les déjà persuadés de la malfaisance universelle juive, délirants chroniques, qu’ils soient d’extrême droite fascisante, d’extrême gauche anticapitaliste ou islamistes théocratiques.
Imaginez qu’un Prix Nobel de littérature -ou de la Paix, on n’est à l’abri de rien- appelé Louis-Ferdinand Destouches ait écrit les phrases suivantes : « La présence des Allemands les vexe ? Et la présence des juifs alors ? […] Paris, la France, plus que jamais livrés aux maçons et aux juifs plus insolents que jamais. […] Une hébétude si fantastique démasque un instinct de mort, une pesanteur au charnier, une perversion mutilante que rien ne saurait expliquer sinon que les temps sont venus, que le Diable nous appréhende, que le destin s’accomplit[4] ». Que les célinolâtres apprécient à leur juste délicatesse les propos de leur maître à penser dans Les Beaux draps…
Reprenons une cuillère à café, plus infecte que l’huile de foie de morue, des Beaux draps, cet opus rapidement illisible tellement la tartine de fiel est sans cesse jetée à la face du lecteur sans guère de cohérence argumentative ni plan : « Ils se doutent pas les Français comment ça se présente l’Amérique. Ils se font des illusions. 40 millions de blancs bien ivrognes, sous commandement juif, parfaitement dégénérés, d’âme tout au moins, effroyables, et puis 300 millions de métis, en grande partie négroïdes, qui ne demandent qu’à tout abolir. Plus la haine des Jaunes ! On n’a qu’un tout petit peu ouvrir les portes de la Catastrophe vous allez voir cette Corrida[5] ». Ou « Le petit juif s’il en boit ! Il se tient plus de violente extase, il en part tout seul dans son froc ![6] » Ou encore : « Le juif il veut bien tout ce qu’on veut, toujours d’accord avec vous, à une condition : Que ce soit toujours lui qui commande […] C’est un mimétique, un putain, il serait dissout depuis longtemps à force de passer dans les autres, s’il avait pas l’avidité, mais son avidité le sauve, il a fatigué toutes les races, tous les hommes […] il veut nos os, nos tripes en bigoudis pour installer au Sabbat, pour pavoiser au Carnaval. Il est fol à lier complètement, c’est qu’un absurde sale con, un faux sapajou hystérique, un imposteur de ménagerie, un emmerdant trémousseux, crochu hybridon à complots[7]. »
Suffit ! L’on a reconnu tous les clichés absurdes attachés aux Juifs, basses grossièretés, infâmes et grotesques propos qui pourraient d’ailleurs aujourd’hui tomber sous les coups de la loi. Au-delà de l’indignation, réfutons cette boue au moyen d’arguments : les Juifs ne sont pas des fauteurs de guerre et de génocides, ils ont su édifier un Etat qui est parmi les plus démocratiques et libéraux du monde[8], et sont d'une efficacité intellectuelle, scientifique et technologique remarquable.Tirons donc la chasse sur un tel papier célinien indigne d’approcher les toilettes du lecteur… Dans sa verve pamphlétaire, Léon Bloy[9] écrit mille fois mieux.
Photo : T. Guinhut.
Justement, Céline est-il un génie ? Indubitablement, un souffle, un rythme nulle part ailleurs lisible, emportent son lecteur dès Le Voyage au bout de la nuit jusqu’en D’un château l’autre, deux points d’orgue pour deux guerres mondiales vécues comme deuxfuites… Cette pétarade linguistique hachée, ces points d’exclamation à la décarrade, ces points de suspension saupoudrés à la régalade en font une voix éminemment reconnaissable. Un style donc. Quoique vite fatiguant, systématique, de Nord à Rigodon… Ajoutez à cela l’utilisation virtuose du langage populaire et de l’argot, le tableau des petites gens et de leurs souffrances, dont la dimension sociologique est indubitable, les portraits grinçants, la satire des puissants, l’épopée dérisoire de la fuite du collaborateur à travers l’Allemagne déchue… Au style s’ajoute alors l’ampleur du propos, ce qui devrait suffire à le placer parmi ses pairs, qu’ils se nomment Proust ou Joyce.
Hélas, force est de constater que le fiel antisémite délirant ne trouve pas sa source dans les seuls pamphlets incriminés. Relisant le Voyage au bout de la nuit, et si l’on veut bien ôter ses œillères idéologiques, on aperçoit la cohérence haineuse qui lie comme un sale mortier l’œuvre toute entière. On veut bien que Bardamu, le narrateur, crache le venin de son ressentiment contre les gradés et la hiérarchie militaire qui ont conduit la première guerre mondiale. Mais, chez Céline, tout est ressentiment. Même les pauvres sont des infâmes, veules, et la mort ignoble de Robinson n’est que le fin du fin de la déconfiture générale de l’humanité. On veut bien encore que son antinationalisme et son anticolonialisme soient tout à fait judicieux, même s’il est à craindre qu’emporté par l’élan de son dégout généralisé, à l’évidence de l’ordre d’une burtonienne[10], sinon psychiatrique, mélancolie, il aille jusqu’à jeter le bébé avec l’eau du bain ; son sens des nuances n’imaginant pas un instant que le nationalisme et le colonialisme, malgré leurs excès rédhibitoires, puissent être jugés dans une démarche un peu plus dialectique. Quant à son anticapitalisme (« le juif il est Rothschild[11]», dit Les Beaux draps) n’est-il pas pétri jusqu’à la moelle d’antiaméricanisme éhonté, comme il était de mode (et comme il l’est toujours) ; n’est-il pas cohérent avec la haine des banquiers juifs qui ont contribué à l’expansion économique des États-Unis, voire de l’Occident ? « Quand les fidèles entrent dans leur Banque, faut pas croire qu’ils peuvent se servir comme ça selon leur caprice. Pas du tout. Ils parlent à Dollar en lui murmurant des choses à travers un petit grillage, ils se confessent quoi[12] », dit Le Voyage au bout de la nuit. On appréciera l’ironie à sa juste valeur, sachant de plus que le lieu suivant, au cœur de cette découverte de Manhattan, est celui des toilettes publiques : « les hommes déboutonnés au milieu de leurs odeurs et bien cramoisis à pousser leurs sales affaires devant tout le monde, avec des bruits barbares[13] ». Il est bien évident que ces deux temples sont le reflet l’un de l’autre. En dépit de la satire plus que talentueuse, de l’humour ploutocratique et scatologique qui sont du meilleur Céline, on ne peut que constater que tout ceci « dut s’ajouter si possible à (s)on marasme[14] », que « sortir dans la rue, ce petit suicide[15] » est une variante de son credo : « La vérité de ce monde, c’est la mort[16] ». Ce qui est cohérent avec le « On n’échappe pas au commerce américain[17] ». Quand on sait que le commerce est ce qui a permis l’accession d’une bonne partie de l’humanité à l’aisance et à la culture (pensons à la lettre « Sur le commerce » de Voltaire[18]), merci Céline !
De même, son anarchisme, sa désobéissance perpétuelle, ne sont-ils pas le masque de sa veulerie, de son incapacité viscérale à contribuer au développement de l’humanité, malgré son hypocrite profession de médecin des pauvres, lui qui gérait si bien le magot de ses droits d’auteur ? Ce que confirme André Rossel-Kirschen [19], qui montre que son antisémitisme était moins sincère qu’opportuniste. Son anti-idéalisme, s’il est légitime de résister aux sirènes de l’idéalisation, son nihilisme enfin, ne sont-ils pas la marque de son incapacité à respecter l’élan vers le meilleur qui doit caractériser l’humanité ?
L’écrivain, en effet, comme tout artiste, n’a-t-il pas quelque part pour mission et fin la vertu, y compris par le biais de la satire ? Qu’il présente des personnages infects, de splendides Satan ou de pleutres médiocres, une dimension morale doit se profiler. Qu’il ne s’agisse pas d’une morale rassie et corsetée va de soi, mais de celle qui choisit les libertés et la justice, la tolérance et le travail créateur, toutes valeurs éminemment préférables à l’immoralité foncière de la haine, des fanatismes et de l’antisémitisme militant, acharné et pour le moins complice, sinon propagandiste de la Shoah. Ce qui reste, hélas, d’actualité, lorsque des incendiaires spirituels clament au Moyen-Orient que le seul défaut d’Hitler fut de ne pas avoir terminé le travail… Nous aurons donc du mal à célébrer les vertus autres que stylistiques du fresquiste des mœurs de son temps que fut l’auteur de Mort à Crédit. « Car rien n’est plus aimable que la vertu, rien n’inspire autant d’attachement », disait Cicéron[20].
En ce sens il est légitime de penser que l’œuvre romanesque et celle pamphlétaire de Céline sont les deux mailles d’un même filet. La haine contre celui qui a réussi, contre le pouvoir - qu’il soit justifié ou non - contre les riches et les puissants trouve son exutoire naturel vers un bouc émissaire éminemment partagé à l’époque par un large consensus (et encore aujourd’hui où le mythe palestinien fascine) : le Juif. Ce qui n’est pas contradictoire avec l’admiration pour ce régime nazi qui sut imprimer à Céline, à celui qui au fond est un faible, l’admiration pour la force. Certes, il serait abusif de confondre l’homme Céline et ses personnages, mais quand l’homme est pire que ses personnages, que dire ? À moins d’imaginer que l’abjection des personnages céliniens puisse être un abaissement volontaire qui jouerait le rôle de la contrition… Sauf que le monde de Céline est un monde sans Dieu ni grâce.
Nous ne signifierons pas qu’il ne faut pas lire Céline, au contraire. Mais avec discernement. Jamais il n’a été un humaniste, un homme des Lumières, et quels que soient ses talents stylistiques et esthétiques, ils restent entachés par une éthique désastreuse. Hélas, l’esprit critique à l’encontre de Céline est trop souvent ressenti comme un crime de lèse-majesté par ses inconditionnels. Le génie du style ne protège pas de la bêtise, ni l’ampleur romanesque de la haine humaine, trop humaine… Ce n’est pas seulement en écrivant Les Beaux draps que Céline s’est mis dans de sales draps : qu’il y reste, même sous le suaire puant des rééditions des pamphlets.
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony,
Sonatine, 480 p, 22 €.
Shane Stevens : Au-delà du mal,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Baude,
Sonatine, 768 p, 23 €.
Thomas de Quincey imaginait en 1854 que l'assassinat pouvait être mis au rang des beaux-arts. Depuis lors le roman policier a pu penser à ne pas épargner le crime aux artistes. Ainsi Robert Pobi n’hésite pas un instant à mêler ses personnages de peintres aux fureurs de la guerre, du meurtre et de L’Invisible. Quant aux Visages de Jesse Kellerman, ils adorent entrelacer l'art et le meurtre. Et si, Au-delà du mal, Shane Stevens n'a pas de personnage qui soit un artiste, son « meurtrier total » en tient en quelque sorte lieu.
La collusion du peintre et du meurtre vient apporter une touche de frisson à l’image de l’artiste, à l’instar d’un Gesualdo, compositeur et assassin, ou d’un Caravage criminel, dans le roman de l’Américain Robert Pobi : L’Invisible. Or le problème majeur du roman policier est d’attirer l’attention auprès d’un lectorat abreuvé de crimes et de meurtres, tous plus affriolants, effrayants, ou sur la personnalité d’exception et tourmentée de l’enquêteur, sans compter la perversion de l’assassin. Jusqu’où aller dans cette surenchère ? L’argument du meurtrier en série commence à être usé jusqu’à la corde… Robert Pobi est bien conscient de ces exigences. Comment faire plus et mieux ? Et bien en imaginant que son détective du FBI est un ex drogué, monstre froid de l’intellect et de la visualisation intérieure parfaite des scènes de crime, chargé de femme et d’enfant, nanti d’une sexualité extrême. Tout cela face à l’arrivée imminente d’un cyclone apocalyptique sur la côte ouest américaine. Et surtout d’un sadique qui écorche vives les femmes et les enfants… Jusque-là, ce polar psychiatrique ne saurait être digne de véritable attention.
Sauf que l’art relève puissamment le niveau littéraire. Notre enquêteur est tout entier tatoué des vers du douzième chant de L’Enfer de Dante (où sont les violents contre leurs prochains) sans qu’il sache d’où vient cette gageure. Le peintre débute « chaque tableau par une illustration techniquement époustouflante qu’il recouvrait ensuite adroitement, d’aucuns diraient criminellement, de couches successives de pigment jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un petit détail de l’œuvre originale photoréaliste ». Dans « la chapelle Sixtine » de son atelier, Il peint des « hommes de sang », y compris avec son propre sang et « ses os calcinés », en une « tragédie allégorique majestueuse ».
Le rythme s’accélère avec une efficacité redoutable lorsque le père de l’enquêteur du FBI, qui n’est rien d’autre que ce peintre sanglant, peut être soupçonné du meurtre de d’une mère et son enfant retrouvés écorchés vifs, d’autant que la mère de notre détective fut retrouvée dans le même état des années plus tôt.
Il faudra, d’une manière ingénieuse, en faisait appel à une enfant autiste, reconstituer le puzzle de l’œuvre picturale entière, parmi 5000 toiles, pour retrouver le visage de l’assassin… Ainsi, « l’invisible » devient visible, grâce à la peinture qui, tel un acteur foisonnant, vient brillamment au secours du talent du romancier policier. Ainsi, l’art de Robert Pobi est à la fois figuration et solution des zones infernales de l’humain. Un dénouement presque inédit, que nous ne révélerons pas, vient couronner dans l’horreur le récit, finalement plus psychiatrique que policier. Dans lequel l'image de l'artiste se révèle digne de figurer parmi l'un des cercles de l'Enfer...
Banal thriller ou œuvre d’art ? L’inflation des romans policiers à intrigue étirée usant du poncif du sérial killer est telle que l’on pourrait à bon droit directement poubeller ce fort roman bien professionnel, d’ailleurs élu « meilleur thriller de l’année par le New York Times ». Nous ne voudrions pourtant pas nous laisser inféoder par des clichés antiaméricains en rejetant a priori ce bon produit de l’industrie de l’écriture et de l’édition, industrie fort respectable qui a le mérite insigne de faire lire une population guère attaché aux questions d’esthétique, de stylistique et de morale littéraire. Ici la morale est digne de celle encore une fois respectable de la série Les Experts où la science et la sagacité incorruptible de la police traque le criminel et permet à la justice d’asseoir un équilibre minimal sur le monde.
Dans ces Visages, là encore le combat titanesque et pourtant humain, anthropologique et éternel du Bien contre le Mal se pare d’une intrigue passablement palpitante, de personnages assez bien calibrés et psychologiquement touffus, avec ce qu’il faut de complexité pour être crédibles. Alors, me direz-vous, pourquoi s’intéresser à un produit apparemment interchangeable ? Parce que l’art est au cœur de l’action, induisant une problématique fascinante.
Certes, on peut noter qu’introduisant ses personnages et ses crimes dans le milieu des galeristes d’art contemporains new-yorkais, Daniel Kellerman offre avec assez de pertinence une dimension documentaire, sociologique et d’histoire de l’art. Mieux que cela pourtant, c’est l’œuvre d’art au cœur du déclenchement criminel qui fait le prix de ce roman aux qualités narratives et de style parfois très inégales.
Ethan Muller, galeriste de renom, découvre des milliers de dessins dans un appartement déserté et impayé. Il rafle le pactole en exposant l’obsessionnel travail de Victor Crack. Chaque dessin se raboute à d’autres, formant une pieuvre graphique infinie. Au centre du premier panneau qui les rassemble, une « étoile à cinq branches » attire l’œil. « Autour d’elle dansait une ronde d’enfants ailés au visages béats qui contrastaient vivement avec le reste du décor, grouillant d’agitation et de carnage ». Deux personnalités artistiques semblent s’interpénétrer : « celui qui dessine des petits chiens, des gâteaux à la crèmes et des rondes féeriques, et celui qui dessine des décapitations, des tortures ». Tout cela au point que l’œuvre d’art fictive devienne plus intéressante que le roman lui-même. L’écrivain excelle alors dans ce que la rhétorique classique, depuis l’homérique bouclier d’Achille, appelle l’ekphrasis (description d’une œuvre d’art). Mieux encore, le graphisme se ramifie, pullule, de feuille en feuille : « Les images avaient tendance à s’emboiter les unes dans les autres, de sorte que, chaque fois que vous pensiez avoir trouvé l’unité la plus vaste, vous découvriez, en ajoutant d’autres panneaux, une superstructure supérieure.» Ici, l’œuvre devient, plus que figurative, allusive et symbolique, cryptique et métaphysique.
Nous tairons les déboires amoureux du galeriste enquêteur, la maladie mortelle du flic retraité qui reconnaît les portraits d’enfants assassinés pour lesquels d’anciennes enquêtes n’ont apporté aucune solution. Toutes péripéties racontées avec un talent honnête, sans guère de concision et avec une dynamique narrative parfois exsangue, parfois entraînante… C’est la rançon commune du thriller, même réussi… Nous avions imaginé juste lorsque l’on apprend que les collectionneurs, qui raffolaient déjà de la chose, sont plus encore affriolés au bruit selon lequel l’artiste serait un violeur multirécidiviste. Hélas peut-être, Victor Crack ne sera pas le coupable. Mais celui qui prend sur son dos et en sa création ce qu’un ami déglingué a commis. Laissons le lecteur dans l’expectative quant au destin des personnages ou se précipiter sur le dit thriller dont seules quelques dizaines de pages nous intéressent vraiment. Ce qui après tout n’est pas un mince compliment. Nul doute qu’un médiocre film sera tiré de ce roman. A moins que… On se prend à rêver de réécrire le livre, de le faire parvenir à la qualité d’œuvre d’art qu’il aurait pu être en son entier…
Un crime est-il plus beau s'il est commis par un artiste ? Ce en quoi la responsabilité de l’artiste se voit être, non celle du péché, mais de son poids sur le monde qui en est alors innervé. Cette conception serait proche du mythique péché originel des chrétiens… Et si l’on se penche un peu plus avant dans le mystère des dessins féerico-démoniaques, peut-être redevables de l’art brut, c’est toute l’interrogation du rapport entre le mal et l’œuvre d’art qui nous explose à l’entendement. Faut-il commettre de vrais crimes pour en traiter dans une vraie œuvre d’art ? Les fantasmes de l’artiste sont-ils la condition de l’art ? Figurer le mal et le mêler à l’angélique, est-ce y trouver son origine ou augmenter son abomination ? Est-ce le perpétrer en intention ou en acte, est-ce en être le prosélyte, est-ce « catharsis », cette purgation des passions définie par Aristote, mise en œuvre par Eschyle ou Racine… Peut-on être bon tueur et donc mauvais artiste, ou tueur infâme et excellent artiste? On pense ici bien sûr au splendide, analytique autant que narratif - et d’une autre trempe stylistique - texte de Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts. Doit-on alors considérer comme une œuvre d’art les meurtres de Victor Crack ? Si c’est bien lui qui les a commis…
Pire encore, on peut se demander dans quelle mesure l’art n’est-il pas le papier hygiénique sur lequel nous essuyons nos bassesses, nos vices, nos crimes et désirs de crimes. C’est peut-être la fonction de ces feuilles stockées pendant quarante ans dans des cartons par Victor Crack, dont le nom dit assez la drogue, artistique ou meurtrière qui le mène. Caravage était peintre autant que criminel, Gesualdo madrigaliste autant que meurtrier. Que je sache ni Robert Pobi ni Jesse Kellermann n’ont fait de mal qu’à quelques mouches… Mieux vaut un romancier qui invente de belles exactions en en étant l’auteur sur le seul papier. Mais la tentation de les réaliser in vivo est peut-être un palier supplémentaire de l’art, si l’on croit que l’humanité est au service de l’art et non le contraire. Pente éminemment dangereuse…
L’on peut s’étonner que ce roman ait mis 25 ans à traverser l’Atlantique. D’une impeccable construction et d’un suspense de bon aloi, il ne fait en rien regretter de s’être laissé piéger dans ses 768 pages, au contraire. Tom Bishop est un enfant plus que dérangé qui finit par assassiner sa mère. Enfermé dans un hôpital psychiatrique, il s’en échappe, jeune homme « d’une intelligence supérieure » subtilisant l’identité d’un compagnon dont « il détruit le visage». Il est donc mort pour le monde, introuvable ; sa véritable identité n’est connue que de lui seul, et du lecteur… Très vite, il libère ses pulsions sauvages, sa certitude de devoir venger et sauver l’humanité en éradiquant des proies féminines qui sont pour lui le réceptacle et la source du mal. Il peaufine alors, de la Californie à New York, en passant par la Floride, un voyage transcontinental semé de femmes dont il ouvre et découpe les corps. Bien sûr, la police déploie un impressionnant arsenal local et national, mais le duel va se jouer entre Tom Bishop et un journaliste d’investigation, tenace et presque inquiétant : Adam Kenton. Suivant tour à tour les deux protagonistes, la narration est précise et rigoureuse, riche et palpitante. Bishop, aux prises avec « une lutte pour la suprématie au niveau le plus élémentaire de la nature humaine : le meurtre », est « le Pouvoir ». Kenton vise lui la suprématie journalistique, évoluant dans le monde de l’édition et de la politique, dénichant au passage des scandales, dont celui d’un ambitieux gouverneur qui tente de profiter de l’effroi suscité par le « meurtrier total » et déjà légendaire pour militer en faveur de la peine de mort et surtout pour favoriser son ascension. Le roman policier s’ouvre alors, et ce d’une manière très cohérente, au roman de mœurs, à la satire politique, non sans une écriture analytique et généreuse en métaphores signifiantes. Sans compter que l’on se trouve en présence d’une sorte de chainon manquant entre Jack l’éventreur, Le Dalhia noir de James Ellroy et l’Annibal Lecter du Silence des agneaux de Thomas Harris, ces constituants irréfutables de ce mythe aujourd’hui si prisé du serial killer, voire d’un écho à ce magnifique éloge paradoxal : De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts de Thomas de Quincey…
Thierry Guinhut
La partie sur Stevens est parue dans Le Matricule des anges, juin 2009,
Si certains des nombreux romans ou recueils de nouvelles de Yôko Ogawa sont parfois unpeu ternes, mais toujours animés par des situations étrangement poétiques, des émotions aussi ténues que justes, elle a réussit à se dépasser avec Le Musée du silence, vaste fresque de la mémoire dans laquelle une vieille dame offre à un jeune muséographe l’occasion de réunir une collection hétéroclite d’objets volés du quotidien. L’amnésie d’un individu (et la difficile et miraculeuse filiation qui pouvait en découler) avait déjà été explorée dans La Formule préférée du professeur. Temps, mémoire, caractère éphémère des traces du passé sont donc des thèmes récurrents, exploités à satiété, mais sans répétition, ni obsessionnelle, ni stérile. Jusqu'à ce qu'ils soient enfermés dans une Cristallisation secrète, celle du totalitarisme. Mais également dans la beauté paisible, quoique un peu effrayante, de ses Petites boites.
Notre Japonaise a fait encore un saut qualitatif avec Cristallisation secrète, ajoutant à la disparition des choses, des êtres et des souvenirs qui y sont associés, une dimension politique: c'est une anti utopie où une étrange « police secrète » est l’instrument zélé d'un régime totalitaire. Il s’agit autant d’une altération de l’esprit que de la destruction progressive et programmée du monde qui nous entoure. C’est grâce au personnage de la grand-mère que la narratrice peut prendre conscience de cette anomalie. Sorte de gardienne du temps, modeste déesse Mnémosyne aux émotions encore intactes, elle sera dépassée par l’éditeur « R » dont l’esprit reste un vivant réceptacle, un trésor préservé. Le suspense, qui ne cède pas aux démons et aux clichés du film d’action, s’accélère lorsque son écrivaine le cache dans un entresol aménagé, lorsque sa maison est fouillée par les « traqueurs de mémoire ». Les corps vont-ils s’effacer ?
Toujours, la romancière œuvre avec une technique narrative impressionnante. On bascule dans un espace temps inquiétant, une atmosphère que l’on pourrait dire kafkaïenne, mais avec une permanente dimension poétique : l’attention aux objets et à autrui est toujours empreinte de poésie et de délicatesse. Le monde autour de nous est à respecter et à couvrir de prudentes attentions jusque dans ses fêlures. De plus, le fait que la narratrice soit une romancière ajoute la question de la responsabilité de l'écrivain... Il s’agit pour elle d’une action doublement vitale : protéger son éditeur c’est tenter de s’assurer que toujours ses romans paraîtront, mais aussi garder présent celui dont les gènes lui permettent de conserver les souvenirs venus d’un monde évanoui.
Entre délicatesse et violence totalitaire, cette tyrannie de la disparition est une plaidoirie pour la littérature en forme de fable. Quoi de plus évident en effet que la qualité allégorique de ce plaidoyer pour la nécessité de l’écriture, de la création romanesque et de l’art, puisque les sculptures de la mère « ravivent la mémoire », puisque écrire est jusqu’au dernier instant l’image nécessaire de la réalité du monde à retenir… D’autant que le personnage de la romancière nous livre en abyme son récit qui conte une extinction de voix suggestive. L’anti-utopie est parlante. C’est sur une île (emblématique de l’utopie depuis Thomas More) que cet oubli menace la littérature, les hommes et la vie. Et, comme les pompiers et les limiers de Farenheit 451, les « traqueurs de mémoires » visent à détruire ce que le passé à inscrit dans les cerveaux, dans les livres, finalement brûlés, qui sont pourtant les conditions de la permanence didactique de l’Histoire, de l’esprit critique et de la liberté.
S’agit-il de fantastique ou de science-fiction ? D'un récit à lire dans Une Parfaite chambre de malade ? Hors une technologie non précisée qui permet de lire dans les gènes des individus pour repérer leur capacité à une mémorisation répréhensible, rien ne semble lier cet apologue aussi évocateur qu’alarmant à un futur scientifique inconnu. La dissolution de pans entiers de l’univers et de la psyché s’apparente elle plus exactement à un thème classique et récurrent de la littérature fantastique : la disparition. Pensons en effet à la fameuse nouvelle : Escamotage de Richard Matheson. Sans compter les grands noms de l’anti-utopie, d’Orwell à Huxley en passant par Bradbury. Yôko Ogawa, loin d’être indigne de ses illustres devanciers, apporte ici sa touche toute personnelle faite de suggestion et de poésie, et la maîtrise de son talent politique. L'on imagine le très beau film qui pourrait être adapté de ce roman, tout en respectant sa fragilité et sa justesse.
Tout apparaît modeste chez la romancière japonaise Yôko Ogawa, née en 1962, dont voici le vingt-sixième livre traduit. En ces Petites boites, les sensations, les êtres ont quelque chose de ténu. La narratrice, vivant dans une ancienne maternelle, n’y a rien modifié : elle vit parmi les meubles minuscules. Les concertistes font jouer le vent d’ouest dans des instruments miniatures, parfois « d’os humain », pour retrouver « la voix des enfants morts », dont des lyres aux cordes faites de leurs cheveux.
Sa vie est consacrée à déchiffrer ce que lui apporte le chantant « Monsieur Baryton » : « les lettres de son amoureuse », dont les caractères s’amenuisent jusqu’aux « ténèbres des lettres ». De surcroît, comme une sorte de thaumaturge, elle est la gardienne de mémorielles boites en verre « destinées à conserver le futur », « pour qu’une âme d’enfant grandisse dans l’au-delà ». Autour de ce mausolée, le récit part en étoile, observant la destruction de la vieille maternité, l’abandon du musée, auprès des parents qui viennent se recueillir et offrir à leurs rejetons perdus des cadeaux appropriés et des jouets, dans la direction d’un artiste qui, comme Cornell, concevait des boites, ou de « Monsieur Carie », l’ancien dentiste qui fabrique les lyres, d’une coiffeuse… Le récit est une ode à la cristallisation vivante des souvenirs.
Une imagination poétique, une musique animent le subtil roman d’amour de Yôko Ogawa, où l’on devine l’attention de la traductrice. Tout est en délicatesse, et même si l’on glisse vers les rivages du fantastique, voire de l’effroi et du morbide, un apaisement profond empreint ce « cabinet d’écriture pour la sérénité ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.