Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers.
Par une société de gens de Lettres. Mis en ordre & et publié par M. Diderot ;
& quant à la partie mathématique par M. D’Alembert, Pellet, Genève, 1778.
Photo : T. Guinhut.
Les Lumières encyclopédiques
de Robert Darnton :
Un tour de France littéraire.
Le monde du livre à la veille de la Révolution.
Robert Darnton :
Un Tour de France littéraire. Le monde du livre à la veille de la Révolution,
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Sené),
Gallimard, 400 p, 25 €.
Incontestable succès de librairie, néanmoins controversée, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est l’arbre qui cache la forêt de l’édition au XVIII° siècle. Avec une aimable et précise érudition, Robert Darnton sonde les reins de la France à la veille de la Révolution, quand livres permis et livres interdits se partageaient les ballots des colporteurs, se cachaient ou s’exhibaient, depuis les imprimeries jusqu’aux librairies. Au voyage dans le temps, s’ajoute un périple géographique, au cours duquel Robert Darnton suit la trace de ces livres qui nourrissent l’édification, le divertissement, et par-dessus tout l’éducation aux libertés morales et politiques des lecteurs français au siècle des Lumières.
Une sorte de marché noir occulte est à la fois l’envers et l’allié des Lumières. C’est justement à ces acteurs du livre, ces entrepreneurs et « intermédiaires loqueteux à la petite semaine » que rend hommage Robert Darnton. Un certain Noël Gille passa deux mois en prison pour « commerce de livres interdits », fourguant brochures de « piratage » et autres pages licencieuses. En effet, outre une pointilleuse censure, l’Etat versaillais ne cessait d’émettre des décrets, de créer de nouvelles corporations, « étendant l’autorité de la Police de la librairie […] augmentant ou réduisant les taxes sur le papiers » ; comme quoi l’Etat taxateur ne date pas d’aujourd’hui…
Aussi curieux que cela puisse paraître, une immense partie des livres afférents aux Lumières étaient pour ces raisons mêmes publiée hors des frontières françaises, en ce que Robert Darnton appelle joliment « un croissant fertile » : aux Pays-Bas, souvent La Haye, parfois à Londres, ou encore en Suisse, à Genève et Neufchâtel, jusqu’en Avignon, alors territoire papal. La domination parisienne de l’édition qui est la nôtre, n’était pas, loin s’en faut, la règle, au siècle de Voltaire. Car si la capitale concentrait la production légale, soumise au regard des censeurs et au « Privilège du Roi », la province accueillait volontiers les productions étrangères, les contrefaçons et les livres sous le manteau, en particulier au voisinage des frontières, où sévissaient les douaniers, plus ou moins sévères, plus ou moins coulants, ou achetés. Ce pourquoi l’historien choisit de se consacrer à « la dimension provinciale du commerce du livre ».
Un étonnant parcours est reconstitué par la patiente enquête et la sagacité de Robert Darnton : celui de Jean-François Faverger qui, entre l’été et l’automne 1778, entreprend un périple de plus de 1900 kilomètres, depuis la Suisse, par une ville du Jura, Lons-le-Saunier, en passant par Lyon, Toulon, Carcassonne, Bordeaux, puis Orléans, le tout au service de la Société Typographique de Neufchâtel. C’est un représentant en livres auprès des libraires, dont les archives sont intactes, parmi des milliers de lettres.
Collant à ses talons, grâce à son « carnet de voyage », Robert Darnton nous conte les aventures et mésaventures de Faverger, ses rencontres, les chemins boueux entre La Rochelle et Poitiers, son cheval fourbu et blessé. Voilà un voyageur consciencieux, parfois picaresque : « En sueur pendant l’été dans le Languedoc et grelottant dans la bourbe automnale du Poitou, Favarger ne devait pas faire bonne figure sur la route ; il puait certainement quand il arrivait dans les auberges de campagne ».
Les bouquinistes sont parfois des roués, les libraires achalandés font fructifier les marchandises ou commettent des impayés monstrueux, ont pignon sur rue ou établissent leur domicile « en l’air », profitent ou périclitent, à moins qu’ils se livrent au farniente, et meurent, laissant une veuve prompte à reprendre l’affaire. Une Comédie humaine à la Balzac en somme… S’en suit tout un peuple, plus ou moins fiable, de commissionnaires, colporteurs, voituriers et contrebandiers, qui portaient clandestinement les ballots de livres en feuilles ; à charge aux libraires de plier et coudre, avant de passer chez le relieur.
Protestant et « agent des Lumières », Favarger vendit aussi bien la Bible que l’Encyclopédie, dont la société Typographique imprimait l’édition in quarto en 36 volumes, ce qui fit l’objet d’un « succès de vente spectaculaire ». L’entreprise commerciale vise d’abord à faire fructifier un capital, à gagner de l’argent, mais le livre n’étant pas une marchandise comme une autre, elle induit, vis-à-vis de la demande, de l’horizon d’attente des lecteurs, un réel opportunisme, aussi bien qu’une certaine dose de mission civilisatrice.
Quels sont les livres les plus demandés par les lecteurs ? Robert Darnton nous fournit des listes et tableaux d’une précision inattaquable. Avec 1145 titres commandés à Favarger entre 1769 et 1789, l’on peut découvrir les ouvrages les plus prisées. Ce sont, outre les Psaumes de David (protestantisme oblige) premiers sur le tableau d’honneur, des recueils de sermons et de prières, des Mémoires sur l’administration du royaume, des dictionnaires, des comédies et « chansons gaillardes ». Beaucoup plus révélateur du vent d’esprit nouveau qui souffle sur la France et sur l’Europe occidentale, l’on trouve la Collection complète des Œuvres de Jean-Jacques Rousseau, probablement autant pour la dimension politique du Contrat social que pour le sentimentalisme préromantique des lettres de La Nouvelle Héloïse.
Les ouvrages plus proprement philosophiques et historiques caressaient la curiosité et emportaient visiblement l’adhésion. Par exemple la considérable Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, de Guillaume-Thomas-François Raynal, (œuvre à laquelle Diderot mit la main) et dans laquelle l’esclavage est conspué, la colonisation mise en doute, ouvrage qui fut brûlé « par le bourreau public le 29 mai 1781 », et qui n’est hélas aujourd’hui réédité que par bribes[1]. Ce que l’on peut rapprocher de l’intérêt des lecteurs pour Les Incas, ou la destruction de l’empire du Pérou de Marmontel. L’on lisait le sérieux Helvétius, qui, parmi les pages intitulées De l’Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, était fort critique envers « les fausses religions », dont le « papisme[2] ». Il est d’ailleurs un peu dommage que Robert Darnton ne dise le plus souvent pas grand-chose sur le contenu des ouvrages cités ; mais il est vrai que ce n’est pas son propos. Et surtout il faut considérer que ce travail a déjà été fait dans son précédent essai Edition et sédition[3]auquel il ne faut pas manquer de retourner.
Guillaume-Thomas-François Raynal :
Histoire philosophique et politique
des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes,
Gosse, La Haye, 1774.
Plus surprenant, l’ouvrage-phare, mi-essai, mi-récit, de Louis-Sébastien Mercier, publié en 1771, fut un énorme succès de librairie. Trop oublié, aujourd’hui injustement dédaigné, L’An 2440, est une anticipation utopique. En effet, à peu près tous les maux ont disparu : luxe (Voltaire est loin d’être d’accord sur ce point dans son poème Le Mondain qui en est une apologie), privilèges de la noblesse, esclavage, exploitation des pauvres… Quoique l’on se demande si l’on ne glisse pas vers l’anti-utopie en découvrant, lors de la visite de « la bibliothèque du roi », le récit d’un gigantesque autodafé[4] : « D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugés ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblait en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnaient ce bizarre édifice […] Il était composé de cinq ou six cent mille dictionnaires, de cent mille volumes de jurisprudence, de cent mille poèmes, de seize cent mille voyages et d’un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifie expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût[5] ». De fait, le Tableau de Paris de Mercier, ainsi que son Bonnet de nuit bénéficièrent également de tirages confortables.
Parmi les romans un peu libres, l’on était friand du Compère Mathieu ou les bigarrures de l’esprit humain, volontiers picaresque, humoristique et anticlérical. Et du Paysan perverti ou les dangers de la ville, du sieur Restif de la Bretonne, imprimeur et écrivain compulsif, qui donnait dans les ouvrages prolixes destinés à n’être lus que d’une seule main et publiés sous le manteau, comme L’Anti-Justine…
L’on aimait la poésie un peu leste et anticléricale, comme La Pucelle d’Orléans, qui s’amusait de Jeanne d’Arc, anonyme bien sûr, mais l’on sut bientôt qu’elle était de Voltaire. Ses Lettres philosophiques étaient toujours demandées. Ses thèses afférentes au déisme, au rationalisme, à la tolérance, à l’exigence de justice faisaient leur chemin. Quant à Candide, quoique d’abord paru sous le nom d’emprunt du « Docteur Ralph » et prétendument traduit de l’allemand, en 1759, il fut de nombreuses fois réimprimé au point de devenir un beau succès de librairie ; même si la Société Typographique de Neufchâtel n’en vendit guère, quoiqu’elle eût à son catalogue 1145 titres. Notons que l’on est dépourvu de sources équivalentes concernant d’autres marchands, éditeurs et libraires concurrents qui permettraient d’en savoir plus. Reste que « les hommes qui dirigeaient la Société Typographique de Neufchâtel avaient des opinions qui correspondaient en général aux idées des Lumières ».
Les romans sentimentaux ravissaient leurs lecteurs et lectrices, ainsi Le Voyage sentimental de Sterne, ou Les Malheurs de l’inconstance de Dorat, dépassés en modernité par Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Si la poésie était de loin dominée par La Fontaine, l’on ne dédaignait pas le théâtre, lu même en dehors de toute représentation : toujours et encore Molière, mais aussi, plus novateur, Le Barbier de Séville de Beaumarchais…
Plus épicées, il fallait compter sur de revigorantes productions pornographiques, à l’instar de Thérèse philosophe, dans lequel le « cordon de Saint-François[6] », joue un rôle priapique et orgasmique qui ravit spirituellement et physiquement Mademoiselle Eradice. Un tel titre pouvait passer pour ce qu’il n’était pas, car le terme « livres philosophiques » était souvent un euphémisme pour désigner des écrits pour le moins lestes, scabreux et obscènes, irréligieux, séditieux, voire diffamatoires.
Hobbes : Œuvres philosophiques et politiques,
Société Typographique de Neufchâtel, 1787.
M*** : La Vie de Voltaire, Genève, 1786.
Photo : T. Guinhut.
Lire c’est voyager. Aussi les livres des grands voyageurs contemporains, comme Cook, Lapérouse ou Bougainville, emportaient les lecteurs vers des destinations lointaines et exotiques, vers d’autres mœurs, permettant à Diderot de rebondir dans son Supplément au voyage de Bougainville (très bien vendu par la Société Typographique de Neufchâtel) passablement utopique et irénique, en particulier en ce qui concerne la vie sexuelle. Ce qui ne fut pas sans contribuer au mythe du bon sauvage et à la critique des mœurs occidentales. La géographie, l’histoire, les sciences, la médecine, le droit, les manuels pratiques, la littérature pour enfants, voire la Franc-maçonnerie et la magie, il n’y avait guère de domaine qui échappât à la librairie, peignant un portrait intellectuel d’un siècle en bourgeonnement.
C’est ainsi que l’on découvre l’esprit des Lumières, à travers des libelles à scandale et des textes à charge contre la monarchie (comme les Annales politiques de Simon Nicolas Henri Linguet), des « ouvrages qui attaquaient Louis XV, ses maîtresses et ses ministres », dénonçant la corruption et les abus de pouvoir. Mais aussi des ouvrages plus ambitieux, prônant la séparation des pouvoirs dans la lignée de Montesquieu, prônant le déisme de Voltaire, l’athéisme d’Helvétius, donc les ferments actifs de l’anticléricalisme et de la Révolution. À cet égard l’essai du baron d’Holbach, Système de la nature, était un propagateur d’athéisme fort demandé par les esprits forts et les curieux.
Grâce à ce Tour de France littéraire, plaisant et didactique à souhait, de plus illustré de cartes, pages de titres et frontispices, ainsi que de vues de villes, l’on fouille les arcanes non seulement du commerce des livres, mais surtout de l’évolution des mentalités qui bouillonnent du désir de renverser la monarchie absolue et la censure, préparant ainsi le terrain d’une Révolution à venir, dont la disparition des privilèges aristocratiques et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen furent les meilleurs symptômes ; hélas endeuillés par la Terreur républicaine. En ce sens, il est permis de placer cet essai profus aux côtés de celui de Jean Starobinski, L’Invention de la liberté, 1700-1789[7]. La seule et discrète réserve que l’on pourrait adresser au travail remarquable de Robert Darnton tient à sa louable méticulosité, qui, concourant à l’accumulation de scrupuleux détails, le contraint parfois à des redites qui ralentissent le propos.
Voici complété un beau triptyque précédemment composé de L’Aventure de l’Encyclopédie[8] et d’Edition et sédition, soit sur la conception, la fabrication, les succès et les mésaventures du maître ouvrage de Diderot et d’Alembert, soit sur la littérature clandestine, pamphlets ou ouvrages érotiques.L’on connaissait l’historien et essayiste Robert Darnton (né en 1939 à New-York, il est le Directeur de la Bibliothèque d’Harvard) pour son Apologie du livre[9], pour son De la censure[10] qui s’aventurait jusqu’à notre contemporain. Mais cet éclairage sur le marché du livre au XVIII° siècle ne permet-il pas mieux de comprendre la fabrique de notre contemporain ? La contrefaçon est aujourd’hui à peu près inexistante, il n’existe plus, ou presque, de livres interdits, du moins dans nos démocraties libérales, mais une certaine conception de la liberté de publier et de lire est bien née parmi les Lumières, qui doivent être encore les nôtres.
Contre la grisaille du quotidien, nous avons le bonheur de nous vêtir de couleurs. Mais n’est-ce que pour lutter contre la grisaille politique que l’on brandit des étendards violemment colorés, agités par le vent de l’Histoire ? C’est ce qu’il semblerait au vu de l’apparition insolite du jaune en politique, alors que le rouge, encore virulent dans son cadavre, sinon le noir, tour à tour anarchiste et fasciste, sans compter le rose, voire le bleu, passés de mode, se voient déborder par deux verts, l’un écologiste, l’autre religieux. Au-delà du sens des couleurs, point innocent, alors qu’il ne faut pas oublier de se demander quelle est celle de l’Etat, ne sont-elles pas les cocons accoucheurs des monstres politiques ?
Outre la couleur du traitre politique (un jaune), sinon du cocu, le gilet jaune est celui de l’automobiliste en panne et en danger, de l’ouvrier des chantiers, en particulier nocturnes. Les Gilet jaunes se munissant d’un accessoire de visibilité et de protection, il est le symbole de la fragilité menacée, du blessé, du laborieux à la peine, voire du réprouvé. Le jaune était en effet parfois celui de Judas, aujourd’hui c’est celui de l’essence et du diésel, du rire jaune, et de l’abandonné sur le bord des routes qu’il faut respecter et sauver, comme un pauvre Christ molesté par le pouvoir romain. Ainsi, portés par les chômeurs, les retraités, les petits salaires, les Gilets jaunes sont les cocus du régime. Pourtant cette couleur pourrait être celle de l’or, de la richesse, mais ostentatoire elle est peu portée parmi les vêtements ; aussi son mauvais goût, sa soudaine visibilité sont de l’ordre du cri : détresse et insolence soudaines.
L'on sait depuis longtemps la marée boueuse d’impôts et de de taxes (elles sont plus de 360 !) qui déferle sur le peuple, en particulier français. Au délicieux or noir pétrolier, s’ajoute un répugnant or jaune, sous l’espèce d’une odieuse taxation à 65 %. C’est alors qu’un projet de surtaxation est la goutte d’eau qui fait déborder le vase de la colère. Alors que l’on est imposé pour son travail, grevé de charges sociales, de plus mal payé (ce qui en est la conséquence), il faut payer plus pour travailler, pour aller à son travail, pour aller payer d’autres taxes en achetant des biens de consommation taxés ; c'est alors que l'on rit jaune…
L’on bloque des péages autoroutiers, l’on fait fi des autorisations pour manifester par milliers, l’on fait la nique aux institutions traditionnelles du politique, en la matière devenues obsolètes : les oligarchies des partis politiques et des syndicats. L’on use des réseaux sociaux, en particulier Facebook, en rejetant une presse et des médias stipendiés, subventionnés, détenus par une oligarchie financière. L’on préfère le grincheux et joyeux bordel, les revendications individualistes, les solidarités de classe et d’occasion, la chaleur suante de la foule en vague et en tempête, celle des braseros nocturnes et des tentes de fortune aux ronds-points, où l’on cause, vitupère, picole et rigole, retrouvant par là le sens de la horde et de l’amitié, la communauté d’intérêt et d’opinions, malgré les mots d’ordre parfois surréalistes, ubuesques et incohérents, comme de réclamer moins d’impôts et de taxes tout en réclamant plus de services publics, quoique la plupart du temps gérés en dépit du bon sens, en déficit…
Mais au-delà des violences collatérales, et de la violence indue qui consiste à entraver la liberté de circulation, forcément opposées aux violences policières justes et injustes selon les cas,parfois intolérables lorsque des tirs de flash-balls éborgnent des individus, il y a une involontaire violence contre soi-même : en bloquant avenues et ronds-points, le commerce et l’industrie en souffrent, alors qu’ils sont les pourvoyeurs d’emplois et de revenus de ces mêmes Gilets jaunes. C’est en ce sens que cette jaunisse citoyenne et anti-citoyenne à la fois, est un monstre politique, d’autant plus mouvant, imprévisible et dangereux qu’il n’a pas de tête pensante, mais mille têtes qui peuvent repousser sans cesse, comme celles de l’hydre de Lerne, pas d’autorité représentative, quoique cela puisse être aussi de l’ordre de sa liberté, à moins qu’il faille se féliciter de l’absence d’un chef charismatique et démagogique.
Michel Pastoureau n’a pas encore publié son livre sur le jaune. Qui sait s’il dira un mot de ces déjà fameux Gilets ? Il a cependant offert aux lecteurs curieux sa déclinaison titrée Histoire d’une couleur, se consacrant tour à tour au rouge, au bleu, au vert et au noir[1], qui est bien, n’en déplaise aux grincheux, une couleur. Ira-t-il jusqu’à se consacrer au blanc autrement qu’en marge du noir ? Ce serait un défi à la hauteur de cet « historien des sociétés occidentales » [qui] travaille sur des terrains documentaires variés : le vocabulaire, la littérature, la poésie, les traditions orales, les croyances, l'art et spécialement la peinture, mais aussi le vêtement, qui est le grand code de la couleur de la vie en société, les étoffes, les drapeaux, les emblèmes[2] ». Il serait donc difficile de s’aventurer sur les sentiers colorés des civilisations et de l’Histoire, sans reconnaître sa dette à l’égard de Michel Pastoureau.
Rouge comme le sang et comme la passion, en particulier amoureuse. C’est la couleur chaleureuse par excellence. Ambivalente, la nuance flamboie comme la colère, saigne à flots, rougit de honte et marque les ecchymoses, signe le meurtre, alors qu’elle sait être vivante, palpitante, amoureuse, érotique. Purpurine et carmine, elle est poivron et piment, pétales soyeux et veloutés, reliures de maroquin cerise, couverture et sac de couchage dont on prétend qu’ils sont plus chauds, ne serait-ce que psychologiquement, parce que rouges. L’impact mental, voire moral, des couleurs n’est plus à prouver, entre vie et énergie, voire virilité. Historiquement il est avec la pourpre impériale symbole de puissance chez les Romains, puis sang du Christ chez les Chrétiens. Amour, gloire et beauté, dit Michel Pastoureau, il est cependant décrié par le Protestantisme, qui y voit « théâtralité papiste », orgueil, luxure et vanité, aussi est-il en déclin, jusqu’à ce que les révolutionnaires de 1789 lui redonnent vigueur.
Mais gare si le rouge est politique. Franchir le Rubicon était pour César le franchissement d’une ligne interdite les armes à la main. Il était déjà celui des flammes de l’enfer, il forge un enfer sur terre avec le drapeau du marxisme, du communisme[3]. Et pour paraître moins sanglant, voire joliment niais, le rouge s’est mué en rose avec le socialisme mitterrandien. Prétendant signifier l’humanisation du marxisme, il n’en cache pas moins un étatiste têtu.
Passons rapidement sur le bleu, couleur préférée des Français et qui est le symbole de leurs équipes sportives, quoique républicain, depuis le nuancier dominant de l’uniforme des soldats de la Révolution ; qui se livrèrent pourtant à ce que l’on n’hésite pas à qualifier du mot de génocide, en Vendée, en 1793. Il semble aujourd’hui, même si le Front, ou Rassemblement, National tente de le récupérer, qu’il soit dévolu à une relativement inoffensive destinée.
Le vert parait herbacé, forestier, apaisant, écologique en un mot. Mais, en son ambivalence, il put paraître autant affilié à la sève vitale et à l’espérance qu’associé à l’époque médiévale au diable verdâtre, donc emblème du mal. Pour les comédiens, il porterait toujours malheur sur scène. Fées, petits hommes verts, sorciers et Martiens, ils sont verts, parfois de rage, ce pourquoi nous sommes verts de peur, sauf si le destin tourne en notre faveur, ce pourquoi le dollar est vert. Ce n’est qu’avec le romantisme qu’il se pare de la mythologie naturelle[4], de la verdeur de la santé, au point qu’il soit aujourd’hui à son apogée : la nourriture bio, les parcs et jardins, la biodiversité sont plus verts que verts. En un mot, une idéologie est née, avec son parti politique. L’indispensable lutte contre la pollution n’est même plus un combat digne, devant la divinisation d’une planète à verdir, sous peine de mort clinique, sociale et politique.
Assisté par le rouge marxiste repeint en émeraude, de façon à recycler dans l’air du temps sa pulsion totalitaire, il est devenu un monstre politique. Monstre suceur de taxes et d’impôts, de subventions, de supercheries scientifiques et d’aberrations économiques[5], engraisseur d’élus, d’associations et de groupements pseudo-scientifiques (le GIEC), il s’est trouvé une cause plus élevée que l’homme : la planète et sa survie. Donc susceptible de devoir en toute justice terrienne opprimer et pressurer pour les besoins de la cause, avec tous les oripeaux de la religion : culte, processions, hiérarchie, prophètes, au-delà salvateur… C’est ce que disait du nazisme Roger Caillois, même si nous devons nous garder de la reductio ad hitlerum : « La base du système, comme son but, demeure strictement politique, mais la pointe en est religieuse[6] ».
Plus explicitement religieux, le vert est dans l’Islam celui du turban de Mahomet au combat, de l’étendard palpitant au vent de la conquête. Couleur sacrée qui ne décore pas les tapis afin de pas la fouler, elle est celle des meilleurs pâturages et des oasis parmi des contrées désertiques, désirés au point de se confondre avec l’au-delà. En fonction des cultures, le vert hérite donc d’une symbolique paisible ou guerrière.
Du noir découlent la fois l’image du sérieux et de l’autorité, mais aussi de l’élégance, entre caviar et smoking, opposée à la crasse, à la suie des « gueules noires » charbonneuses, et celle de la mort et du deuil, du moins en Occident. Car les ténèbres sont celles du ciel noir et vide d’avant la Genèse biblique, du chaos, de l’Erèbe infernal chez les Grecs, de l’enfer satanique dans l’eschatologie chrétienne. Renversement des valeurs, il est avec le blanc et le gris, la facture de l’austérité monacale ; de même la négritude devient une dignité libératoire, en particulier avec le poète Aimé Césaire.
Mais noir est le drapeau du pirate, de la mort et du pillage. Or la « Milice volontaire pour la sécurité nationale » de Benito Mussolini se vêt de « chemises noires », alors que son fascisme est une conséquence de son socialisme. Par ailleurs, en un affront envers le rouge autoritarisme marxiste, le noir est le drapeau de l’anarchisme, parangon de la liberté face à l’Etat[7], en cohérence avec sa devise « Ni Dieu ni maître ». S’il ne parait pas monstrueux au premier abord, sa haine de la propriété privée (en l’espèce le libertaire s’oppose au libertarien) en fait un acteur infiniment risqué du champ politique. L’anarchiste se décline aujourd’hui en « Black blocs », vêtus et cagoulés de noir, radicalement coupés de la non-violence de certains anarchistes, et devenus professionnels de la preste violence, de l’assaut de commissariats, de la casse de vitrines, banques et grands magasins représentant le grand capitalisme honni. La noire extrême-gauche anticapitaliste a pour passion la destruction programmée de l’ordre étatique comme de l’ordre financier issu de la mondialisation libérale. Alliée avec l’atavisme du pillage de la racaille islamiste et des bandes ethniques africaines (on ne verra là ni généralisation abusive ni racisme), comme lors des pillages des boutiques GoSport à Paris, de l’Apple Store à Bordeaux, elle va jusqu’à imaginer une monstrueuse tabula rasa qui serait le préalable d’une utopie également monstrueuse, puisque toute hiérarchie, toute propriété économique, en seraient bannies. Rêver la disparition des fonctions régaliennes de l’Etat, Justice, Police et Défense, serait nous jeter dans les bras délinquants et criminels de l’anarchie au sens courant du terme.
Les Gilets jaunes et leurs manifestations, comme toutes les manifestations sur la voie publique, entraînent, d’autant qu’elles ne respectent ni ordre de marche, ni autorisation préfectorale, les violences collatérales des casseurs rouges, noirs et verts. Faut-il leur en tenir rigueur, d’autant plus que n’importe qui, animé d’intentions plus ou moins louables devient un Gilet jaune en enfilant le dit gilet par opportunisme. Que ce soit pour profiter des marges du mouvement ou pour le salir, le rougir et le noircir…
Une couleur d’étendard, voire de drapeau, doit fédérer les foules, les hordes, les tribus. Unique elle risque de voir sa symbolique au service de la guerre nationaliste au théocratique, comme le rouge communiste et le vert islamique. Multiple, elle entend fédérer, sinon réconcilier les composantes pacifiées du peuple, comme dans le bleu, blanc, rouge de la République française.
Monstre politique, les « Gilets jaunes » ? Oui, parce qu’outre leur dangerosité d’humiliés et de jusqu’auboutistes ils sont enfantés par l’oppression de l’Etat, cette « nouvelle idole » selon les mots de Nietzsche : « Etat, de tous les monstres froids ainsi se nomme le plus froid. Et c’est avec froideur aussi qu’il ment, et suinte de sa bouche ce mensonge : Moi, l’Etat, je suis le peuple. […] avec des dents volées, il mord, ce mordeur. […] Sur Terre rien n’est plus grand que moi ; de Dieu, je suis le doigt qui ordonne. Ainsi rugit le monstre[8] ». Et encore Nietzsche, s’il était au fait des potentialités de l’Etat hégélien, prussien et du socialisme, n’avait pas vu à l’œuvre les démons totalitaires du marxisme russe, soviétique et chinois, ni ceux des fascismes, d’ailleurs leurs frères de sang et néanmoins ennemis.
Le veau d’or de l’Etat doit sans cesse être nourri d’or, par le clystère de ses impôts, taxes, emprunts, et vomir l’or par tous les pores de ses fonctionnaires, de ces subventions, de ces aides, de sa redistribution et de sa dette, qui atteint 99% du Produit Intérieur Brut, soit 2300 milliards d’euros qu’il nous faudra rembourser pendant trente ans, à condition de pas en contracter de supplémentaires. Le monstre devrait être jaune de la graisse dorée dont se gorgent ses clients, profiteurs et affidés, alors que jaune de pauvreté chronique sont ses victimes. L’on comprend alors, faute de l’excuser, combien la hargne des Gilets jaunes va jusqu’à s’attaquer aux symboles de l’Etat, et plus particulièrement de ce gouvernement, macronien par la puissance étouffante et micronien par la légitimité et l’efficacité, en tentant d’assaillir l’Elysée, le Fort de Brégançon (résidence de la Présidence) et en décapitant l’effigie du technocrate enfanté par la manipulation oligarchique et médiatique et béatement jailli des urnes comme un enfantin pantin…
Sans en avoir forcément conscience, faute de culture politique et économique, mais c’est une qualité partagée bien au-delà des Gilet jaunes, ces derniers n’ont qu’à peine connaissance des connivences du grand capitalisme avec l’Etat, faute de libéralisme économique, mais aussi de sa connivence avec les syndicats généreusement et scandaleusement arrosés de subventions par l’Etat et les collectivités locales, qui puisent allégrement et indument dans les fonds des organismes paritaires (Sécurité sociale, Unedic, Formation, Comités d’entreprises publiques, etc.), ce qu’a révélé le rapport Perruchot, sans qu’aucune action en justice s’en suive ! Savent-ils que 57% du Produit Intérieur Brut français est absorbé par la dépense publique, donc par l’Etat, sans qu’il rende les services que l’on devrait en attendre ? Que les prélèvements obligatoires atteignent 47% du Produit Intérieur Brut ? Qu’à cet égard il s’agit des taux les plus lourds de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique ? Que la France est classée au 70ème rang de l’Indice de Liberté Economique, aux côté du Panama et derrière la Turquie ; quand la Suisse, notre heureuse voisine dont nous ne savons ni ne voulons nous inspirer, figure au 4ème rang, ce qui contribue à expliquer son plein emploi et sa prospérité, avec un taux de chômage à 2,4%, alors que la France se traîne à 9,3% ? Qu’ainsi est le meilleur moyen d’oblitérer la croissance, l’emploi, la création de petites et grandes entreprises, donc de contraindre à la pauvreté ces Gilets jaunis sous la peine… Hélas, redisons-le, le monstre jaune est le plus souvent inculte, mais à cet égard pas plus que les autres, accusant le libéralisme et les marchés financiers, alors qu’il faudrait accuser un socialisme étatique récurrent, quelques soient les prétendues couleurs politiques de gauche et de droite qui se succèdent au pouvoir, ou se bousculent aux portes d'un pouvoir de plus en plus risqué.
Comment nettoyer les écuries d’Augias ? Cesser les aides inutiles aux pays étrangers (environ dix milliards d’euros en 2017), abroger l’Aide Médicale aux Etrangers, limiter les prélèvements obligatoires à un maximum de 20% du revenu des particuliers et des entreprises, desserrer l’étau des normes et des interdits à la recherche, supprimer toute taxe, toute aide aux entreprises libérées, donc simplifier considérablement le Ministère des finances et diminuer d’autant le nombre des fonctionnaires, sans oublier celui des députés et sénateurs, ouvrir à la concurrence la Sécurité Sociale, l’Unedic, l’Urssaf, etc. Toutes conditions préalables à la prospérité. L’Etat français est-il réformable ? Doit-on s’enfoncer avec le monstre dans le déclin ?
D’autres motifs d’exaspération légitimes confortent la jaunisse civique et incivique. La limitation à 80 kilomètre heure sur les routes, est vécue comme une coercition de plus, eut égard aux résultats peu probants quant aux vies épargnées et au coût faramineux, non seulement en perte pour les entreprises de transports, mais aussi en coût de remplacement des panneaux (une dizaine de millions d’euros au bas mot), d’où le vandalisme symbolique à l’encontre des radars. Voir supprimer l’Impôt Sur la Fortune (sauf hélas sa partie immobilière) ne peut être compris comme la mesure judicieuse qu’elle doit être, lorsque les plus modestes et les classes moyennes se prennent des coups de bambous à répétition sur la platitude de leur porte-monnaie, via l’augmentation des taxes, des Contributions Générales de Solidarité, qui ne contribuent qu’à acheter un semblant de paix sociale par la redistribution. Le démagogique et improductif appel à la chasse aux riches ne peut que ressurgir. De surcroît, le monstre politique de l’immigration (mais pas celle des Asiatiques, des Chrétiens d’Orient, des Juifs ou des Yézidis), essentiellement venue de l’Islam et des zones tribales africaines où le sens du politique n’est en rien celui d’une république laïque et courtoise, laisse fort amer le modeste peuple qui ne voit plus assurée sa liberté ni son identité[9], et que dire de sa sécurité ! Alors qu’en signant l’abject Pacte de Marrakech sur les migrations, quoiqu’il n’engage légalement à rien, le gouvernement français accorde un droit, voire un devoir d’islamisation…
Pendant qu’au moins 25000 clandestins dorment à l’hôtel aux frais du contribuable, les travailleurs pauvres doivent parfois dormir dans leur voiture, chauffée au diésel, les sans domiciles éjectés dans le chômage et la fin de droits dorment au frais des rues. Pendant qu’une assez juste répression s’abat sur les Gilets jaunes coupables de violence, les banlieues chariacaillesques où la police ne pénètre plus guère bénéficient d’un laxisme éhonté. Il en va là vers l’abîme comme pour l’impéritie économique étatique qui accumule dette sur dette : « l’Etat qui n’ose trancher dans le vif, et qui, gagné par la gangrène subtile dont il devrait arrêter le progrès, ajourne toute mesure salutaire et s’en épouvante : il se destine clairement à la catastrophe[10] », ainsi écrivait Roger Caillois en 1964.
Si les Gilets jaunes sont le peuple, il faut s’en féliciter lorsqu’ils dénoncent la surtaxation et l’appauvrissement conspirés par l’Etat, voire l’islamisation des quartiers dits sensibles. Mais il faut s’en méfier lorsqu’ils fleurent la violence vengeresse et irrationnelle, voire un putschisme atavique, lorsque les instincts de la foule s’abaissent à l’antisémitisme, à la brutalité, à l’imposition d’une loi clanique qui fait des ronds-points des zones soumises à leur discrétion et indiscrétion, instaurant une sorte de droit de passage et de blocage, qui n’est pas loin d’un fascisme in nucleo.
Or, Roger Caillois, dans son essai Instincts et société, notait que la culture, cette sensibilité aux arts et à la justice, reste fragile devant les forces obscures des instincts brutaux et de l’entropie politique, qu’elles viennent de l’esprit de secte, de la pulsion dictatoriale et totalitaire, de la raison rouge, noire ou verte des oligarchies savantes en téléologie politique, ou de la foule, de la populace, capable de contraindre la démocratie à dégénérer vers l’ochlocratie. En dépit des tentatives de récupération venues des partis démagogues et plus étatistes encore que l’Etat, soit le Front ou Rassemblement National, soit les Communistes et autres Insoumis d’extrême-gauche, faut-il craindre que cette foule jaune se trouve un chef, un homme providentiel ? Ce que disait Roger Caillois à propos d’Hitler (même si là encore il faut se refuser à la reductio ad hitlerum) reste opérant : « le chef charismatique ne s’oppose pas à la masse. C’est justement parce qu’il en partage les passions et qu’il les éprouve avec une intensité contagieuse qu’elle en fait son chef[11] ».
Cette foule des Gilets jaunes, des drapeaux rouges enveloppant le sang des capitalistes et des koulaks, des marches vertes pour un climat imaginaire, des chemises noires fascisto-mussoliniennes ou anarchistes, peut être lue grâce à la faveur du titre révélateur de Wladimir Drabovitch : Fragilité de la Liberté et séduction des Dictatures. Dans son chapitre consacré à « La psychologie des foules », l’essayiste note : « La violence des émotions induites ainsi inhibe le reste de la personnalité chez les membres de la foule : la conscience personnelle, la réflexion critique[12] ».
Monstre d’Etat fut bien le communisme, voire encore aujourd’hui, en son désir d’être l’Etat, en sa capacité idéologique à être plus persuasif que le réel. Un autre monstre d’Etat est bien plus sûrement planétaire : l’écologisme par la grâce duquel la planète idéalisée est l’étendard et le ciment d’une tyrannie, en l’espèce d’un projet fantasmatique de gouvernement mondial, voire cosmique. Monstre d’Etat divin sans nul doute que l’Islam, qui ne sépare pas le politique et le religieux[13], qui peut user des leviers de la démocratie majoritaire, de l’intimidation morale et terroriste, pour se dresser en Etat islamique, dont la charia étouffe toute velléité libérale. Reste à se demander quelle est la couleur de l’Etat. Si l’Etat des ponctionnaires est le plus froid de tous les monstres froids selon Nietzsche, il est de glace, donc blanc. Il est à craindre qu’il soit d’un gris sale, conspué des strates de son opacité, de sa corruption, de ses troupes obscures qui conspirent à l’étouffement du pays. Alors qu’il devrait être transparent… A contrario, y-at-il pour le libéralisme au sens classique du terme, c’est-à-dire à la fois politique et économique, une couleur fédératrice ? Probablement le « Gadsden Flag », représentant un serpent à sonnette sur fond jaune, avec la devise Dont Tread On Me (« ne me marche pas dessus » ou « ne me foule pas aux pieds », (du latin : nemo me impune lacessit), venue d’Ecosse et qui est l'étendard de ralliement des libéraux et des libertariens, depuis Benjamin Franklin et la guerre d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique. C’est bien ce jaune libéral que l’Etat taxateur foule aux pieds, au lieu de se consacrer avec rigueur à ses seules fonctions régaliennes, et qui devrait inspirer les Gilets jaunes.
Traduites de l’anglais (Etats-Unis) par Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf,
Tome I 1831-1839, 432 p, 27 €,
Tome II 1840-1844, 386 p, 26 €,
Tome III 1844-1849, 432 p, 27 €,
Phébus, 2018, 2019.
Peter Ackroyd : Edgar Allan Poe, une vie coupée court,
Traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Bernard Turle,
Philippe Rey, 224 p 18 €.
Poète maudit avant l’heure, traduit par Baudelaire, et par Mallarmé, Edgar Allan Poe, était un amateur forcené de nymphettes phtisiques et morbides. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’on n’avait jamais vu toutes ses nouvelles traduites en français. Enfermé dans le tombeau mallarméen, où « la mort triomphait dans cette voix étrange[1] », et dans les Histoires extraordinaires ornées de la prose baudelairienne, il faut aujourd’hui pas moins de deux traducteurs pour entreprendre une tâche absolument nécessaire : publier les Nouvelles intégrales, parmi trois généreux volumes, de celui à qui échut « une vie coupée court », selon Peter Ackroyd, une fois de plus biographe scrupuleux.
Ce sont trente-six Histoires extraordinaires que traduisit Charles Baudelaire, en fait le seul travail qui lui rapporta un peu d’argent. Pourtant ce premier volume, établi de façon chronologique (1831-1839) en traduit et publie déjà vingt-cinq, ce qui laisse imaginer que la trilogie, une fois achevée, réunira pas loin du double de ce que nous connaissons, dont une moitié d’inédits. En effet, avec dix-neuf dans le second tome, puis vingt-cinq au troisième, l’on peut se faire une idée exacte des pérégrinations mentales et fantastiques du sombre romantique impénitent.
« Ange du bizarre[2] », Edgar Allan Poe l’est d’autant plus que le choix de Baudelaire ne fut pas innocent. Il prit soin de choisir et traduire les nouvelles les plus morbides, celles du fantastique le plus noir. Il faut cependant, et ce n’est pas le moindre mérite de cette édition, découvrir nombre de textes que le grotesque anime de la plus étonnante façon.
Sans compter que, si admirable soit-elle, la traduction du maître des Fleurs du mal « n’est pas exempte d’erreurs, de contresens, d’obscurités et de lourdeurs absentes de l’original », soulignent les préfaciers et traducteurs d’aujourd’hui. Et de donner les exemples d’yeux « limpides au lieu d’être vitreux », de « sixième ciel au lieu de siècle », de gens « heureux au lieu de nerveux », sans compter que la langue a bien sûr évolué, rejetant dans une obscurité surannée quelques vocables. D’autre part, l’on aurait tendance à considérer, de ce côté de l’Atlantique, que la langue de Poe avait eu besoin de Baudelaire pour mieux s’habiller de noir, alors que la prose américaine s’enorgueillit de la splendeur classique et de la précision de l’auteur du « Corbeau ». Peut-être faut-il considérer qu’outre Aloysius Bertrand, Poe a nourrit la conception du poème en prose baudelairien. Voilà cependant qui n’enlève rien au mérite de celui qui acclimata chez nous son frère en spleen et nourrit son idéal au cours de l’écriture de son recueil emblématique et longtemps médité.
Restons cependant un brin nostalgiques de la splendeur de la langue baudelairienne... Par exemple si l’on compare les deux versions de « Petite discussion avec une momie, qui devient « Quelques mots avec une momie ». Baudelaire commence ainsi : « Le symposium de la soirée précédente avait un peu fatigué mes nerfs. J’avais une déplorable migraine et je tombais de sommeil ». Notre duo de traducteurs contemporain propose plus platement : « Le colloque de la soirée précédente m’avais nerveusement épuisé : j’avais une forte migraine et tombais de sommeil ». Plus loin, Baudelaire fait ainsi parler la momie : « Le Scarabée était l’emblème, les armes d’une famille patricienne très distinguée et très nombreuse. », alors que nos deux compères préfèrent un plus sonore : « Le Scarabaeus était l’insignium, ou les armes d’une famille patricienne très distinguée, qui comptait très peu de membres ». Difficile donc de les départager. Baudelaire était souvent plus somptueux, la complétude plaide en faveur de cette nouvelle édition, où l’on découvre « La mille deuxième histoire de Schéhérazade ».
D’un styliste raffiné, lisons maintenant ces Nouvelles intégrales, dans l’ordre de parution. Le goût du fantastique et du cauchemar, suivant la tradition du roman gothique[3] anglais et de l’Allemand Hoffmann, souvent ici parodiés, innerve « les caprices de notre imagination », pour reprendre les mots de la première nouvelle de 1831 : « Un rêve ». Ainsi faut-il s’abandonner à la réécriture du Peter Schlemihl de Chamisso dans « Le souffle perdu », qui en est une parodie. L’on pourra rire en effet des grotesques avanies subies par le malheureux héros qui a perdu son souffle, disséqué tout vivant, pendu, jeté dans une fosse commune pour y vertement converser avec les cadavres, dans une de ces nouvelles ignorées par Baudelaire. Les personnages outranciers abondent, comme ce « petit Caligula » qu’est le jeune baron Metzengerstein, devant qui, venu d’une tapisserie, un cheval à « la robe incandescente » prend vie, évidemment d’essence diabolique, à la façon des Elixirs du diable d’Hoffmann. La lecture des ressorts fictionnels et de l’intertextualité étant bien plus opérante à cet égard que ce qui aurait pu passer pour une trace autobiographique, comme le fantasmait la psychanalyste Marie Bonaparte[4].
La curiosité cosmographique est récurrente parmi les récits d’Edgar Allan Poe. À la charnière de Cyrano de Bergerac et de la science-fiction à venir, « Hans Pfaall » imagine un voyage à l’aide d’un ballon, approchant des « régions sauvages et oniriques de la lune » et de ses étranges habitants dépourvus d’oreilles… La « Conversation entre Eiros et Charmion », dernier texte de ce tome, est à cet égard étonnante, lorsque l’approche d’une brûlante comète annonce l’apocalypse inévitable, quoique sans religiosité aucune.
Être un imitateur génial du courant gothique ne l’empêcha pas de se faire novateur absolu à l’occasion de l’invention de la nouvelle policière, lorsque le détective Dupin résout les « crimes de la rue Morgue », les mystères de « Marie Roger » et de « La Lettre volée », ou « dérobée » ; invention promise à la nombreuse descendance que l’on sait. La dimension réaliste de ces nouvelles, opposée à la dominante fantastique et horrifiante, permet de rappeler que Poe, journaliste républicain de son état, ne négligeait pas d’insérer en ses joyaux littéraires des allusions politiques, des coups de griffes satiriques contre les présidents démocrates de son temps, comme dans « Le roi Peste ».
Voici des rêves horrifiques, à moins qu’il s’agisse du topos fantastique de l’interversion du rêve et de la réalité : « les réalités du monde me semblaient n’être plus que visions, tandis que les idées folles du domaine des rêves devenaient non seulement le matériau de mon existence quotidienne, mais à proprement parler mon existence toute entière, dans sa spécificité et son unicité », confie le narrateur de « Bérénice ».
Dans « l’enfer liquide » les voyages de vaisseaux fantômes, comme dans « Le manuscrit trouvé dans une bouteille », les explorations des mers du sud jusqu’aux glaces du pôle sont les prémisses d’un plus vaste roman : Les Aventures d’Arthur Gordon Pym[5]. Mais à ces aventures géographiques, répondent celles qui empruntent à rebours le fleuve du temps, plongeant le lecteur dans une antiquité grecque fantasmée, que l’on lira dans « Ombre – une parabole », où résonne la voix qui n’est « ni l’ombre d’un homme ni celle d’un dieu », mais celle du « timbre connu et familier de milliers d’amis disparus ».
Languides et morbides sont des jeunes créatures comme Bérénice et « Morella ». La première, cousine du narrateur (ils sont nombreux à dire « je », comme des doubles de l’auteur) le fascine autant par sa beauté passée que sa silhouette maladive, où brille « l’horrible spectre des dents ». Et comme « toutes ses dents étaient des idées », c’est dans un état second qu’il va violer la sépulture de l’enterrée vive et s’emparer des objets de son désir ! Un autre de ces narrateurs interchangeables, marié à la mystique Morella, se voit dangereusement menacé : « Ainsi le bonheur soudain se fondit dans l’horreur, et la beauté devint monstruosité ». Car la lugubre jeune femme meurt en prononçant une étrange et noire malédiction, et en donnant le jour à une fille qui deviendra son double au point qu’il ne faudra pas lui donner le nom de la mère…
Si l’on retrouve ici, magnifiés par la traduction à quatre mains, des contes célèbres, dont « La chute de la maison Usher » et « William Wilson », dans lequel ce dernier, à l’occasion de son agonie, offre au narrateur des traits qui sont, « de manière absolument identique, les miens ! », découvrons ceux qui sont pour nous de véritables inédits. Comme l’histoire de ce fameux Général Smith, admirable de bravoure et de prestance, qui n’est rien d’autre qu’un « homme rafistolé », et dont la marionnette un rien macabre doit provoquer l’hilarité du lecteur…
Aventures jaillies du fond de l’inconscient, comme l’ont voulu croire les psychanalystes, éclaboussures de l’imagination ? Ciseler les désirs, les peurs et les fantasmes semblent être les objectifs du romantisme noir. En tant qu’explorateur des potentialités humaines, Poe découvre des territoires insoupçonnés avant lui, comme un voyant au sens de Rimbaud. Bien que mort assez jeune, il est à l’image du capitaine dans « Le manuscrit trouvé au fond d’une bouteille » : « Ses cheveux gris sont les témoins du passé, et ses yeux, plus gris encore, les sibylles de l’avenir ». Le narrateur confie cependant, en un pathétique autoportrait : « mon âme elle-même est devenue une ruine ». A cet égard, l’on trouve, dans un récit qui est également pour nous un inédit, « Un beau pétrin », une sorte de passeport de la créativité du conteur américain : une « armée de souvenirs ténébreux se réveillera de temps à autre dans l’esprit de génie et de contemplation imaginative ». Tout ceci n’interdit en rien une lecture biographique, quoique toujours insuffisante.
Cette belle édition, outre le soin apporté à la traduction, à la préface et aux notes éclairantes, se présente comme un vrai livre : pas un fagot de ses feuilles massicotées, collées et fragilement cartonnées qui encombrent le monde de l’édition française, mais un élégant volume relié, au dos toilé de noir, aux illustrations naïves et néanmoins obsédantes de Sophie Potié, dont notre bibliothèque approuve avec joie la trilogie achevée.
Photo : T. Guinhut.
Biographe aux modèles nombreux, Peter Ackroyd à portraituré avec scrupule et empathie quelques-uns des ténors de la littérature anglaise : Chaucer, Shakespeare[6], ou Dickens. Son américaine incursion voue une réelle admiration à l’auteur du « Masque de la mort rouge ». Son Edgar Allan Poe, sous-titré « une vie coupée court », devient un personnage hautement contrasté, dont la mort, à l’automne 1849, d’ivrognerie et de delirium tremens, à moins que cela s’adosse à la tuberculose, à une tumeur cérébrale, est le sombre portail mystérieux, « à l’image de ses nouvelles ». Le biographe rembobine alors le fil des Parques pour nous faire découvrir l’orphelin, né en 1809, d’un père alcoolique et d’une mère actrice, dont la mort tuberculeuse se grava profondément dans l’esprit de l’enfant, qui fut adopté par la famille Allan. Choyé, il montra son intelligence, et découvrit cet océan qui l’inspira tant, lors d’une traversée vers l’Angleterre.
Jeune et déjà poète, talentueux et farouche, il aima Jane, la mère d’un camarade, qui mourut bientôt : « dans son imagination, mort et beauté était inextricablement et perpétuellement liées ». Il aimait également les langues anciennes et modernes, et l’alcool, hélas… Son impécuniosité le contraignit à s’engager dans l’armée, où il devint un sergent-major « exemplaire ». Ce qui ne l’empêcha pas de publier en 1827, son premier recueil, Tamerlan et autres poèmes, passé inaperçu, mais augmenté deux ans plus tard, quoique sa poésie ne fut « jamais reconnue de son vivant » : elle s’attache à des sensations indéfinies, pour lesquelles la musique est essentielle », anticipant ainsi « L’Art pour l’art ». Après avoir intégré l’école d’officiers de West Point, pour s’en faire exclure, il rejoignit New-York, puis Baltimore. Le journalisme le sauva de la pire pauvreté, le Saturday Courrier publiant ses premières nouvelles, « exercices savamment ironiques, destinés à donner la chair de poule aux esprits faibles », qu’il plaçait loin au-dessous de sa poésie, quoique « Le manuscrit trouvé dans une bouteille » obtint un prix de cinquante dollars. Il put alors décliner son humour macabre, portant « le loufoque au sommet du grotesque », selon ses propres mots.
Secrètement, il épousa les treize ans de sa cousine Virginia, devint rédacteur du Messenger, cessa de boire, se fit acerbe critique littéraire et conçut ses plus étranges contes, dont la concision ciselée fait merveille. Hélas encore, le démon de l’alcool le chassa de son poste, quoiqu’il entamât la rédaction de son roman, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym. De nouveau rédacteur, au Gentleman’s magazine, il publia enfin les Contes du grotesque et de l’arabesque, soit vingt-cinq nouvelles, dont la sanglante et ténébreuse « chute de la maison Usher », qui voit Lady Madeline, prématurément enterrée, jaillir, émaciée, dans son linceul. La passion nécrophile n’est pas loin. Il ne fut payé que d’une reconnaissance grandissante, alors que le Graham’sMagazine, où il dévoila le « Double assassinat dans la rue Morgue », lui permit de trouver une certaine aisance. Notre précurseur de Conan Doyle « fait figure de Newton du crime », selon Peter Ackroyd ! Quant à « Eleanora », elle se fait prémonitoire, puisqu’un certain Pyros, y voit mourir sa jeune épouse de phtisie, ce qui sera bientôt le sort de Virginia… Les contes funèbres sont alors pléthores, du « masque de la mort rouge » à « Lenore ». Il s’enivre encore, perd son emploi, reçoit un prix de cent dollars pour « Le scarabée d’or », se voit en 1843 caricaturé dans le roman de Thomas Dunn English : Le Destin de l’ivrogne. Soudain, en 1845, le « Nevermore » du « Corbeau » fit sensation, devenant l’un des plus célèbres poèmes de la littérature américaine. Pourtant un nouveau recueil de contes, un autre de poèmes, n’eurent guère de retentissement. Acculé entre le « démon de la perversité », les scandales, les coups de dents journalistiques contre ses confrères, l’ivrognerie croissante et la pauvreté, Poe vit sa chère Virginia rendre l’âme en 1847. Il lui restait à publier l’année suivante son obscur essai cosmique, Eureka, et les résultats de sa quête de beauté, ses poèmes déjà symbolistes, purs et sonores : « Ulalume » et « Les cloches ». Sans succès, il multiplia les offres de mariages auprès de dames attentives, mais point dupes. La « folie éthylique » acheva son œuvre. Il n’avait que 40 ans.
Qui sait si Baudelaire est un peu trop élogieux et déterministe, en un mot, romantique, lorsqu’il affirme : « l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée[7]».
Avec alacrité, empathie, mais sans commisération excessive, Peter Ackroyd fait revivre son modèle, montrant enfin combien lui sont redevables les poètes, de Baudelaire à Mallarmé, les romanciers d’anticipation, de Jules Verne (pensons à son Sphinx des glaces qui est plus qu’un écho de Gordon Pym) à Herbert George Wells, sans omettre la déferlante du roman policier au XX° siècle…
Au-delà des hormones de la génétique, des nourritures de l’éducation, des aventures de la vie, il y a quelque chose d’irréductible dans les neurones de la création et de l’art littéraire. Contredisant son propre poème, « Le corbeau », dans lequel l’âme, « de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera – jamais plus[8] », l’âme du conteur s’élève grâce à cette nouvelle traduction dont il faut souhaiter tout le succès désirable, de façon à voir achevées et publiées ses trois stèles noires au complet. Outre Baudelaire, la descendance vénéneuse d’Edgar Allan Poe saura couler, parmi la littérature américaine, dans les veines de Lovecraft[9], voire jusqu’à Stephen King, notre contemporain en noirceurs.
Boualem Sansal : Le Train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu,
Gallimard, 256 p, 20 €.
Boualem Sansal : Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller,
Gallimard, 272 p, 17 €.
Salim Jay : Dictionnaire des écrivains algériens,
Serge Safran éditeur, 480 p, 27,90 €.
Remarquables pour leur ponctualité, les trains suisses sont aussi ceux d’une confédération du prospère libéralisme économique et politique. Nombreux sont ceux qui auraient aimé pouvoir les emprunter pour quitter maints régimes honnis ! Hélas, Le Train d’Erlingen ne viendra jamais au secours des opprimés, coincés dans une Allemagne fantasmatique. Résistant de la liberté, Boualem Sansal imagine en son roman une glaciale dystopie, terrifiante pour notre humanité, dressant un impressionnant tableau allégorique de l’attente et de la soumission à une tyrannie, plus précisément islamique. Il répond ainsi à l’un de ses précédents romans, Le Village de l’Allemand, honorant à la fois la langue française et sa nationalité algérienne dissidente, parmi ceux que l’on découvre à la faveur du Dictionnaire des écrivains algériens de Salim Jay.
La richissime Ute Von Herbert écrit en Allemagne, à Erlingen, quand sa fille Hannah, est à Londres. Sans réponse à ses lettres, elle ajoute des « notes de lecture » pour un roman en cours, aux fragments dissimulés dans « notre cachette », dont un mémoire sans concession sur la « saga des Von Ebert ». À Erlingen, l’on dit que « la désintégration est planétaire », que guerre et épidémie rôdent avec « l’envahisseur sans nom », et l’on attend un train d’évacuation bondé qui ne viendra jamais. Nombre d’édiles de la ville préfèrent payer « le tribut d’allégeance » à ceux que l’on ne veut nommer, qui exigent « la SOUMISSION ou la mort », ou fuir en abandonnant leurs concitoyens, plutôt que le combat, « la reconquista » face aux « Serviteurs universels ». À moins qu’Ute ranime le feu de la liberté en manipulant « le gang de la Rosa and Co »…
L’apologue est limpide. Entre le « train d’Erlingen », inséparable d’une arrière-pensée associée au nazisme, à ses déportations, et la tyrannie religieuse en marche, inséparable de l’avancée de l’Islam, sans réduire l’ouvrage à cette seule interprétation, Boualem Sansal sculpte une forme allégorique impressionnante, qui révèle notre passé, présent et futur. En ce sens, ce roman, dont le vortex se partage entre le leitmotiv des migrations et les tyrannies obsédantes, se situe à la croisée de ses précédents livres, sans les répéter, mais aussi des lettres intimes et du brouillon de ce qui devient, sous la main de la narratrice, un recueil d’aphorismes : « les pacifistes sont les ennemis de la paix », ou encore : « Nous en sommes à la fin de l’Histoire, notre Histoire, et nous allons, pour solde de tout compte, la terminer par notre propre génocide ».
Tout cet héritage doit être trié par Léa, narratrice de la deuxième partie, qui est un roman-miroir de la première. Car sa mère, professeure, victime d’un attentat islamiste, de plus perpétré par un de ces anciens élèves (ce qui est une satire à peine voilée d’une Education Nationale dévoyée) devient une autre : Ute elle-même ! Cette « métamorphose », dont la dimension onirique confine au fantastique, s’ajoute à celle de Dieu, « dont la mission est précisément de soumettre le monde ».
Même si le noyau de la pensée de Boualem Sansal est peu ou prou toujours le même, il métamorphose sans cesse et avec brio la forme. Après le « journal » entrecroisé des « Frères Schiller », au nom si européen dans Le Village de l’Allemand, puis un roman dystopique situé dans la société mythique de 2084[1], c’est un roman épistolaire, puis un méta-roman, voire un essai de géopolitique.
L’écriture est entraînante, riche, urgente. Le pathétique et la peur sont orchestrés avec sûreté, sans cet excès d’effet qui serait du pathos, de l’emphase. Contrastée et colorée, elle est veinée d’allusions culturelles, historiques et littéraires, dans le cadre d’une judicieuse intertextualité : l’angoisse de La Métamorphose de Kafka, l’attente du Désert des Tartares de Buzzati, La Désobéissance civile de Thoreau, voire l’analyse du totalitarisme par Hannah Arendt au travers du prénom de la jeune correspondante…
Selon notre orientation idéologique, le roman déplaira, si nous trouvons intolérable l’amalgame entre nazisme et Islam (comme dans Le Village de l’Allemand qui rapprochait la Shoah des massacres du Groupe Islamiste Armé en Algérie), si nous craignons d’agiter le spectre des peurs xénophobes ; ou il frappera par sa perspicacité visionnaire. Alors l’on saura le lire comme un avertisseur, mais aussi une satire politique de nos gouvernements, séduits par «irénisme », lâches, compromis ou aveugles : « J’espère de tout cœur que le monde encore indemne va réagir et commencer par réfléchir ». Boualem Sansal va jusqu’à utiliser judicieusement la prosopopée en faisant parler feu le naturaliste et philosophe américain Henry David Thoreau[2] : « Où sont vos hommes libres… les descendants des fiers Gaulois ? Qu’est-ce donc qui a été aboli chez vous, l’esclavage ou la liberté ? nous demanderait-il ».
Seules les quelques pages et « notes » finales, qui se veulent un petit peu trop explicatives, didactiques, aurait mérité de ne pas s’ajouter à la construction biface et judicieuse de l’apologue : nous avions compris qu’il s’agissait de dénoncer la geste tyrannique de l’Islam. Il va jusqu’à proposer des mesures prophylactiques : « Pourquoi diable a-t-on supprimé les bagnes d’antan, Cayenne, la Guyane, le Nouvelle-Calédonie, les îles du Salut, c’est là qu’il faut expédier les malfaisants »…
Et si nous n’avions pas compris, lisons quelque entretien offert par Boualem Sansal à un hebdomadaire, que les autruches prétendument progressistes qualifient de « nauséabond », voire d’extrême-droite, sans craindre la grotesque reductio ad hitlerum : « Si, dans certains pays les colonisations ont bâti de grandes civilisations, dans d’autres ils ont simplement exterminé les autochtones et pillé leurs richesses. […] L’Islam étant par nature prosélyte, conquérant, communautariste et rétif à toute intégration dans des sociétés chrétiennes, la cohabitation avec les autochtones s’avère impossible. […] La France [est] une cible privilégiée dans le plan d’islamisation planétaire. » De plus, notre auteur distingue « la phase 1, le prosélytisme gentil […], la phase 2, les islamistes ont fait de maintes banlieues de véritables républiques islamiques qui se gouvernent par la charia, et la phase 3, celle du jihad, est arrivée, inaugurée par les attentats de 2015. […] plus de protection et de sécurité incline à l’irresponsabilité individuelle et collective, voire à la soumission ». Voilà qui a le mérite d’être clair. Hélas vrai de surcroît. De la part de celui qui a « fait de l’alerte le cœur de [ses] livres[3] » et dont nous devrions nous inspirer au risque de perdre identités et libertés…
Si vis pacem para bellum[4], dit l’adage latin venu du grec de Thucydide ; soit : si tu veux la paix, prépare la guerre. Nous n’avons pas identifié l’ennemi des démocraties libérales, ou bien trop tard, nous n’avons pas préparé la guerre juste ; serons-nous les vaincus ?
La reduction ad hitlerum, ou encore le qualificatif pseudo infamant d’islamophobe[5], qui équivaut à un appel au meurtre, seraient d’autant plus absurdes que Boualem Sansal, outre qu’il connait parfaitement ce qu’a de génocidaire et de liberticide le texte du Coran[6], a construit un précédent roman, Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller, sur une mise en parallèle des exterminations de masse menées avec entrain par le Groupe Islamiste Armé en Algérie et celles perpétrés avec sérieux par les Nazis.
Formant une sorte de diptyque, deux frères confrontent leurs expériences permettant de mesurer l’horreur de la guerre civile et religieuse en Algérie dans les années quatre-vingt-dix, mais aussi la déréliction des banlieues françaises où s’installe peu à peu « une république islamique parfaitement constituée », à laquelle il faudra bientôt « faire la guerre ». Rachel et Malek, tous deux fils de Schiller, ont eu un père qui « a sciemment commis la faute de transmettre la vie sachant que tout ou tard la vérité viendrait à la surface et que ses enfants souffriraient le martyr ». Ainsi, au cours d'une quête qui mène dans un village algérien perdu, découvrent-ils que leur géniteur est un ancien bourreau nazi qui s’est reconverti vers le Front de Libération Nationale algérien, en passant par l’Egypte. Or le FNL est le parti « national-socialiste du grand Raïs », quand les religieux sont les bras armés des « gestapos islamistes ». L’ex moudjahid a secrètement conservé son insigne des Wafer SS. Effarés, Rachel visite le camp d’Auschwitz-Birkenau, touchant du doigt l’horreur de la Shoah. Cette fois l’hypotexte est celui de Primo Levi, Si c’est un homme. Le roman est torturé, implacable, néanmoins salutaire si l’on consent à en tirer la substantifique morale politique.
Une fois de plus, loin des nombrilismes fatigués de trop de romanciers hexagonaux atones, Boualem Sansal, Algérien né en 1949, signe une œuvre forte, courageuse qui honore la langue française : indispensable. C’est alors qu’il faut prendre conscience de l’importance de ces écrivains d’outre-Méditerranée ; ce à quoi contribue Salim Jay avec son Dictionnaire des romanciers algériens. L’auteur du Train d’Erlingen y est présenté à l’aide de pages généreuses où l’on apprend qu’il se dit « islamistophobe ». Sa « prose tellurique » ausculte l’Algérie fracturée et sanglante, dès Le Serment des barbares, Cependant nous restons plus que dubitatifs devant un tel jugement à l’emporte-pièce, aussi petitement infamant qu’incohérent, puisque Boualem Sansal ne cesse de dénoncer les fascismes : « Il arrive parfois que ses mises en garde coïncident bien involontairement avec la rhétorique la plus outrancière de l’extrême-Droite ». Il n’en reste pas moins que Salim Jay reconnait à notre romancier la capacité de synthétiser « le destin algérien ». Il note avec perspicacité combien « l’imbrication de l’angoisse existentielle et de l’analyse morale et politique » est chez lui cruciale.
À notre grande surprise, ce Dictionnaire des romanciers algériens nous met sous les yeux une réalité passablement invisible. Albert Camus était Algérien autant que Français, l’avions-nous oublié ? Entre Français, Harkis, Berbères ou Kabyles, qui est Algérien ? Mohammed Dib voyait d’ailleurs en cette question de l’identité un « sophisme ». La plupart de ces écrivains usent de la langue française, quelques-uns seulement de l’Arabe, voire sont berbérophones, ou même italophones, ce qui n’est pas sans poser la question d’une introuvable légitimité linguistique, que les attendus politiques et religieux empoisonnent. Il n’est d’ailleurs pas impossible que beaucoup d’entre eux soient plus connus en France qu’en Algérie. D’autant que traduire les auteurs algériens, du français à l’Arabe, est presque peine perdue. Un roman ainsi transposé « est reçu comme un grain de sable qui vient bloquer un nuage », pour reprendre l’humour amer d’Amin Zaoui.
La profusion et la multiplicité des voix originales est stupéfiante, invitant à la découverte. Nous connaissons (un peu) Kateb Yacine, Rachid Mimouni, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud, Nina Bouraoui, (n’y-a-t-il pas trop peu de romancières, au regard de telles origines culturelles ?), ou Malek Chebel et Benjamin Stora, plus connus comme essayiste et historien ; mais nous ignorons tout de Mehdi Charef, de Sandrine Charlemagne et de Samir Toubi… Si la plupart « refusent la bienséance hypocrite et la langue de bois », tous s’opposent à une « littérature obscurantiste », selon les mots d’Abdelhamid Benhedouga, qui écrit en arabe.
C’est avec un enthousiasme encyclopédique, sans naïveté, que Salim Jay, nous livre son intelligente préface, ses fiches synthétiques, ses analyses, ses témoignages, ses rencontres, ses lectures boulimiques enfin. Ses qualités documentaires sont d’autant plus impressionnantes qu’il a déjà œuvré au service d’un Dictionnaire des écrivains marocains[7]. C’est ainsi qu’il combat « l’indifférence au talent »…
« Nul ne saurait aliéner sa liberté de juger ni de penser ce qu’il veut, et tout individu, en vertu d’un droit supérieur de la nature, reste maître de sa réflexion[8] », disait Spinoza. C’est justement en quoi l’Islam aliène la liberté, ce dont ne cesse de nous prévenir avec raison un écrivain éclairé comme Boualem Sansal, à la fois romancier et pamphlétaire à l’égard de l’embrigadement des consciences. Comme lui esprit critique souverainement indépendant, Kamel Daoud[9], n’est pas plus en odeur de sainteté auprès des Islamistes, qui réprouvent évidemment le culte des saints autant que les Lumières, et dont l’inculte fanatisme est pétri de haine envers les descendants de Voltaire[10].
[3] Entretien avec Anne-Laure Debaecker, Valeurs actuelles, 22 novembre 2018, p 22-27.
[4] D’après Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, 1, 124, 2 ; in Renzo Tossi : Dictionnaire des sentences latines et grecques, Jérome Millon, 2010, p 610.
Saint Jean l’évangéliste à Patmos, Museo del Duomo, Milano.
Photo : T. Guinhut.
Le triomphe de Pétrarque :
du Canzoniere aux Triomphes
illustrés par le vitrail de l’Aube au XVI° siècle.
Pétrarque : Canzoniere, traduit de l’italien par René de Ceccatty,
Poésie Gallimard, 560 p, 12 €.
Pétrarque : Les Triomphes illustrés par le vitrail de l’Aube au XVI° siècle,
traduits par Jean-Yves Masson, Diane de Selliers, 322 p. sous coffret, 195 €.
Vous qui en ces rimes éparses écoutez
Le son de ces soupirs dont j’ai nourri mon cœur
Au temps de ma première et juvénile erreur
Quand j’étais un autre homme enfanté du passé,
Où je pleure et raisonne en un style varié
Parmi vaines espérances, vaines douleurs,
Si par vécu vous connaissez d’amour l’erreur
Je veux trouver, sinon indulgence, pitié.
Mais je vois bien combien, du peuple tout entier,
Je fus la fable si longtemps et dont souvent
Je tirais grande honte envers moi tout entier.
Et de mes errements la honte est bien le fruit
Et tout le repentir et clair savoir autant,
Quand tout ce qui plait au monde est un songe enfui.
C’est à la honte de votre modeste critique que d’avoir tenté cette traduction en alexandrins rimés du premier sonnet du fondateur du pétrarquisme. Broutilles en langue vulgaire, ou plus exactement « nugae » en latin, ainsi Pétrarque écartait d’un revers de manche les sonnets en italien de son Canzoniere, même s’il considérait avec plus d’indulgence ses Triomphes. Car le poète réservait à la noble langue latine ses essais humanistes, jusqu’à ses Invectives[1] et ses lettres[2]. Mais au regard de l’histoire littéraire, ses sonnets et canzones ont acquis une noblesse inégalable, qu’il était bien temps d’offrir comme il se doit au lecteur français. Le défi est relevé avec brio par René de Ceccatty qui, plus sage, traduit en décasyllabes ce que l’on n’ose appeler le Chansonnier, tant le terme est connoté. De même Jean-Yves Masson s’empare du décasyllabe pour honorer Les Triomphes, magnifiés par une illustration aussi insolite, pertinente qu’inédite, venue des vitraux de l’Aube, où trône Saint Jean l’évangéliste.
Qu’est-ce que le Canzoniere ? Ce ne fut tout d’abord pas un recueil ; écrivant des pièces éparses pendant une vingtaine d’années, ce ne fut que vers 1353 que Pétrarque (1304-1374) songea réunir ses poèmes. Embrasé en 1327, dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, par une passion soudaine et chaste pour une jeune Laure de Noves (qui serait d’ailleurs l’ancêtre du marquis de Sade) il lui restera fidèle, au-delà de la mort de cette dernière, du moins poétiquement, puisque ses aventures lui donnèrent deux enfants. Chanoine il fut pourtant, et bien entendu grand intellectuel humaniste[3].
Laure est l’aura, soit l’inspiration poétique, l’oro, soit l’or, et il lauro, soit le laurier d’Apollon et du poète. L’on se doute qu’une telle polysémie se prête aux jeux de langue et de sens. Si elle est blonde beauté physique, elle est aussi l’allégorie de la retenue, quoique parfois intentionnellement séductrice, et la muse poétique indispensable, sans omettre la beauté spirituelle, quoiqu’elle soit bien plus humaine que la Béatrice de Dante. Trois cent cinquante et un sonnets, une poignée de madrigaux, ballades, chansons et sizains, lui sont exclusivement consacrés, allant de l’amour profane à l’amour sacré, « En liant l’idylle à l’hymne mystique ». Hélas, au sortir du sonnet 263, se clôt le cycle « En vie de Madame Laure », pour basculer ensuite « En mort de Madame Laure », car en 1343 la peste eut raison d’elle. En conséquences les amères lamentations se font plus noires, voire morbides tourments, sans céder aux trop faciles anecdotes de l’autobiographie.
Qui eût pensé que dans la même collection Poésie/Gallimard la précédente traduction du Canzoniere, par Gramont, date de 1842 ? Pire elle était en prose, certes passable, mais bien peu musicale. Il faut cependant mentionner une belle réalisation bilingue, en alexandrins rimés, par Jacques Langlois[4], en 1936, qui ne compte hélas que trois cent dix-huit sonnets, et omet les canzone et sixains ! Aussi était-il nécessaire qu’un tel classique fondateur soit retraduit à sa juste valeur. Même si cette édition n’est pas bilingue, ce qui est toujours dommageable en cas de poésie, la traduction complète du recueil en décasyllabes, plutôt qu’avec l’alexandrin « pompeux, autoritaire » (ce qui est discutable), « dans un vocabulaire et selon une syntaxe généralement modernes », rythmée, colorée, de René de Ceccatty vaut déjà référence. Tout juste pourrait-on en chipotant lui reprocher un rien de sécheresse, par exemple en balayant la périphrase « vago lume » (belle et douce lueur) qui devient banalement « ses yeux ». Certes il faut être un connaisseur de la langue italienne, de surcroît médiévale, mais surtout un poète pour bien traduire, voire en tel cas, qui sait, être amoureux. Nul doute que René de Ceccatty soit amoureux de la langue de Pétrarque. Et s’il a renoncé à la rime, mais pas à sa liberté d’interprète, c’est pour ne pas « distordre le sens », même si la métrique encourt le même risque ; les difficultés étant assez nombreuses à l’occasion du maniérisme de Pétrarque. Parfois, le traducteur semble avoir égalé le maître (et ce n’est pas le moindre des compliments) en ce sonnet synthétique de la pensée de Pétrarque :
« Amour de son trait m’a placé pour cible
Et, neige au soleil, cire près du feu,
Brume au vent, j’ai perdu ma voix, Madame,
Vous appelant, sans qu’il vous importe.
Un coup mortel est parti de vos yeux.
Je n’ai ni temps ni lieux pour l’éviter.
Vous êtes l’origine, et c’est un jeu,
Du soleil, du feu, du vent qui m’attaquent.
Les pesées sont des traits, et le visage
Un soleil, le désir le feu, ces armes
Font qu’Amour me frappe, éblouit, consume.
La musique angélique et les paroles
Ont la douceur dont rien ne me défend,
Un pur esprit qui souffle et me détruit. »
Explicitant sa démarche avec modestie, la généreuse préface de René de Ceccatty compare Pétrarque à Dante, son contemporain, qu’il a également traduit[5] en un diptyque nécessaire. Le Canzoniere est « un monument sentimental et conceptuel d’une grand abstraction lyrique », note-t-il. La forme du sonnet y parait si parfaite, si expressive, passant par sa volta argumentative entre les quatrains et les tercets, et s’achevant sur une chute souvent brillante, qu’elle fit école et séduisit Ronsard, Du Bellay et tant de poètes de la Pléiade, sans compter Shakespeare[6], et jusqu’à Pasolini[7]. Universalité et intimité, amour brûlant et élégiaque, jeux d’oppositions et d’antithèses, tout conspire à la musicalité qui trouva ses échos dans les madrigaux de Monteverdi, dans les pianistiques Années de pèlerinage de Liszt.
« Gai prisonnier », célébrant la beauté de Laure, Pétrarque conserve son humanité : « Je perds mes poils, mon visage se ride », dit le sonnet 195. Plus loin, la belle aux blondes tresses devient « os disjoints de leurs nerfs », quoiqu’elle reste beauté dans l’amour et dans le poème. Sans cesse, un va et vient, un paradoxe animent les vers : « Je crains tant l’assaut de ses beaux yeux où / Demeurent l’Amour et ma mort ».
Photo : T. Guinhut.
Bien moins connus sont Les Triomphes. Dont voici cependant un triomphe de l’édition. Après Dante illustré par Boticelli et Boccace par les peintres de son temps, est complétée chez Diane de Selliers la triade des humanistes qui fondèrent la langue italienne, le Tre corone fiorentine. C’est un volume sous coffret d’une élégance rare : Les Triomphes illustrés par le vitrail de l’Aube au XVI° siècle,
Songe initial de la survenue d’Amour, Les Triomphes est un poème allégorique en six volets, dont seuls les deux derniers sont restés inachevés. L’Amour, passant par les épreuves de la Chasteté et de la Mort, parvient à la Renommée, éphémère devant le Temps que transcende enfin l’Eternité. La somme d’expériences trouve sa perspective spirituelle. Y compris grâce à la forme choisie des tercets, la « terza rima » héritée de Dante, et qui « rend hommage à la Trinité chrétienne », selon l’analyse de Jean-Yves Masson.
Ces Triomphes voient défiler le cortège des hommes illustres (en une allusion à Plutarque) depuis l’Antiquité, car tous sont passés sous les fourches caudines du dieu Amour. Les vainqueurs romains sont remplacés par des vaincus. Mais à chaque nouveau cortège allégorique, le précédent est lui aussi vaincu, comme Laure cuirassée en Chasteté, à son tour bafouée par la Mort (ce qui est une allusion au Canzoniere). La trame narrative n’est pas sans dimension morale, car seule vaut la vie éternelle de l’âme. De la Provence à l’île de Cythère, de Naples à Rome, là où triomphe Laure (et où Pétrarque fut couronné des lauriers du poète), le périple prend ensuite une dimension plus largement cosmique. Si l’énumération de personnages illustres de l’Histoire et de la mythologie peut paraître fastidieuse, quoique la perspective humaniste y soit probante, et surtout si l’on pense à la rapprocher de tous ceux que Dante rencontre en l’Enfer de sa Divine comédie, la présence de Laure, l’évocation de sa mort rendent le poème plus palpitant, plus émouvant, sans compter que les tableaux oniriques y sont impressionnants.
Francesco Petrarca, Antonio Zatta, Venezia, 1784.
Photo : T. Guinhut.
Les vers alternent la puissance de l’évocation avec le charme de l’émotion : « de ses beautés je composais ma mort », confie le poète à la vue de Laure. Le voici dans « le cloître d’amour », confiant également son art poétique : « depuis ce jour je couvre de pensées, / d’encre et de larmes des pages sans nombre, / et j’en noircis autant que je déchire ». Ou encore : « Pour cette mer, mon style est un ruisseau ». Alors, en ce premier Triomphe, défilent les poètes soumis au dieu… Hélas la Chasteté couvre « soudain son beau visage / d’un vertueux bouclier de bravoure » et piétine, sur le vitrail, Amour. Vient ensuite le memento mori, quand « de tous côtés les champs de morts s’emplirent », et quand « sur ses beaux traits la Mort paraissait belle » ; alors que le vitrail exhibe les squelettes des Parques. Et plus que les guerriers, les rois et les reines, la Renommée se plait à choyer les philosophes, Platon et Aristote, les poètes, Homère et Virgile, Pline et Plotin ; son justaucorps vitré se voit truffé d’yeux et de langues. Tout est repris par le Temps avide : « enfant à l’aube – et ce soir, un vieillard ! » Heureusement, l’Eternité console, « où vrais et faux mérites deviendront / plus transparents qu’une œuvre arachnéenne ».
Outre bien des traductions en prose, Fernand Brisset avait en 1903 traduit Les Triomphes en alexandrins, mais il s’agissait plus d’une réécriture francisée que d’une réelle recréation. Jean-Yves Masson, comme René de Ceccatty, choisit de transposer l’hendécasyllabe italien en décasyllabes non rimés[8]. Car pour lui, la contrainte de la rime tient de « l’acrobatie » (alors qu’elle peut-être occasion de virtuose création) ; or il lui préfère la « pulsation » du rythme, ce qui n’est pas sans pertinence si les images savent y fleurir également dans la langue d’accueil, comme c’est le cas ici. De plus, à « l’ampleur et la solennité » de l’alexandrin, le scrupuleux traducteur préfère le décasyllabe qui selon lui retrouve « la rapidité nerveuse de l’hendécasyllabe ». Ce qui peut paraître discutable, à condition de ne pas enfermer son alexandrin dans le balancement formel des deux hémistiches. Il faut admettre que Jean-Yves Masson sait animer le récit avec élégance et vivacité, non sans une communicative ferveur.
Notre édition d’élection est évidemment bilingue, en une mise en page d’une réelle clarté, jamais cependant écrasée par l’illustration somptueuse. Le généreux et précis appareil critique est évidemment à l’avenant, tant sur le poème que sur le vitrail, commenté avec une rare pertinence.
Le Triomphe de l'Amour,
Saint-Pierre-ès-Liens, Ervy-le-Chatel, Aube.
« Ut pictura poesis », chantait Horace[9]. Or le miroir idéal du poème est dans ce vitrail méconnu, haut de 5,20 m, d’une modeste église, Saint-Pierre-ès-Liens, d’Ervy-le-Chatel, dans l’Aube, où flamboient six allégories de l’Amour, de la Chasteté, de la Mort, de la Renommée, du Temps et enfin de l’Eternité, ce depuis l’an 1502. Il s’agit d’une donation de Jehanne Leclerc, en hommage à son époux décédé, qui est une mise en scène des vers de l’humaniste italien. Personnages en prières, attributs symboliques, Vierge à l’enfant couronnée de soleil, phylactères, flutiste et miroir, anges musiciens, paire de lunettes sur les yeux d’un lecteur concentré, armures dorées, tout concourt au ravissement du regard, à une lecture initiatique, de bas en haut, comme une marelle sublime. Le plus étonnant et insolite, au regard de l’iconographie chrétienne, est la représentation du païen dieu Amour, entouré de chaines, bandant son arc et ses flèche, ailé de rouge, rose et demi-nu alors que ses yeux sont bandés de fleurs, « jeune enfant cruel », dit le poète.
Jamais l’on ne pourra contempler d’aussi près de telles beautés, enchâssées entre les plombs du vitrail : grâce à une luminosité photographique exceptionnelle, rouge-rubis, grisaille et jaune d’argent révèlent tant la splendeur et la tendresse des figures que le cabinet de curiosités des détails. Par exemple ces ruches, ces fruits et ces larmes, parfois venus de vitraux voisins du même département de l’Aube et de Troyes en particulier, qui fut à cet égard un carrefour culturel. Pensons également que ce fabuleux travail d’édition n’a pas peu contribué à une campagne de restauration, pour rendre aux vitraux leur intégrité, leur opalescence, leur illumination, même s’il reste un indispensable travail pour lutter encore contre le triomphe du Temps.
Ce livre, à tous égards exceptionnel, est une double révélation, dont les accords parfaits sont chantants de couleurs et de langue : un recueil poétique jaillit de l’art de la traduction, alors qu’il semblait poussiéreux, et un chef d’œuvre Renaissance l’éclabousse de lumières inouïes.
Un volume de poche associé à un écrin de luxe ! Tous deux cependant peuvent paraphraser les derniers vers des Triomphes : « Heureux le marbre où sa face est enclose », qu’il s’agisse de celle de Laure et de Pétrarque, ou encore, des traducteurs, photographe et éditrice qui ont présidé à la beauté langagière et plastique qui nous fonde et nous importe. Ils ont su réveiller la trilogie d’un monde enfoui, le révéler à la lumière soudain neuve de la beauté des vers, de la pensée humaniste et de l’art des vitriers de la Renaissance…
L’ardeur du désir et a fortiori l’orgasme ne sont pas les moments les plus propices pour philosopher. Pas même peut-être son après. Ne dit-on pas « post coïtum animale triste[1] » ? Il est vrai que l’adage parfois attribué à Galien de Pergame (un Grec du II° siècle), à moins qu’il vienne d’Aristote et de De la génération des animaux, est suivi par « praeter gallum mulieremque » (à l’exception du coq et de la femme). Il faut donc une femme-philosophe en la matière, ce qui est le cas de Sylvie Steinberg, dirigeant Une Histoire des sexualités, certes uniquement occidentale, voire souvent française. L’on se doute que cela ne nous empêchera pas le moins du monde de lire Michel Foucault et ses posthumes Aveux de la chair pour partir à la recherche de la généalogie, des démons, des pouvoirs et des libertés de cette luxure, qui est devenue sexualité.
De l’Antiquité à notre XXI° siècle à peine entamé, cette Histoire des sexualités à cinq mains prétend retracer les évolutions des normes et des mentalités, non sans y apporter une inflexion venue des études féministes et de genre, bienvenues espérons-le. Il est évident que depuis le dieu Eros des Grecs, notre temps a bouleversé nos comportements et nos représentations. La dissociation mentale et technique de la sexualité et de la procréation, les revendications et les jalons du féminisme[2], ses lectures féminisées de la sexualité, la prise en considération des « minorités » sexuelles », voilà qui sépare cette histoire en un avant et un après…
Déjà le XIX° siècle avait été celui de l’expansion de la médecine et de l’invention de la psychanalyse, or il s’était achevé selon Michel Foucault dans les années cinquante. Aussi, bien au-delà de la révision et du recyclage de la pensée antique dans la sexualité médiévale et chrétienne, il faut considérer un bouleversement contemporain, rare au regard de l’Histoire, qui doit de plus s’interroger sur la validité des sources essentiellement masculines, sans oublier le concept de violences sexuelles, qui court de l’esclavage à la répression des pratiques insolites au regard de la majorité, signant les processus d’exacerbation du pouvoir, au cœur même du politique, entre oppression et liberté. C’est en ces termes que Sylvie Steinberg engage le volume collectif qu’elle dirige.
Attention donc à ne pas catégoriser de manière anachronique les sexualités anciennes, précaution à laquelle prétend prendre garde Sandra Boehringer, sur le seuil de l’Antiquité. Cependant trop de précautions de méthodes, trop d’allusions obligées, pour paraître branché, à des icônes comme Simone de Beauvoir, aux théories du genre, alourdissent d’abord le propos, ce qui n’est guère le cas de ses corédacteurs suivants.
Paulo-Gabriele Antoine : Theologia moralis universa, Venitiis, 1754.
Photo : T. Guinhut.
Soyons plus clairs, il s’agit de lire la sexualité antique sous l’angle de la condition féminine, des « violences sexuelles », propos assumés et justifiés, pour une lecture discutable et moralisatrice, qui confronte les mœurs athéniennes à nos lois contemporaines sur le viol. Il n’en reste pas moins que l’on ne se reconnaissait pas dans une identité sexuelle à Rome ou Athènes. L’acte sexuel « était mis en lien avec la personne, avec son statut, et selon des critères sociaux », surtout libre et non-libre. Le couple hétérosexuel n’était pas aussi valorisé qu’un érotisme actif dans les champs politique et de l’éducation, plus précisément entre un citoyen et un adolescent.
Au lieu de sexualité, les Grecs parlent d’éros, cette force qui nous entraîne. Ici les premiers exemples sont féminins, on dirait aujourd’hui, homosexuels, ou queer[3], avec Sappho et Alcman, un poète lyrique du VII° siècle avant notre ère, qui faisait chanter par un chœur de jeunes filles : « Je suis rompue de désir » en invoquant la belle Astuméloisa. Il est fort louable d’attirer l’attention sur de tels phénomènes « transgenres » passablement occultés (sauf par un Pierre Louÿs), à condition que la subjectivité de l’autrice n’en soit pas la seule cause. Le lien conjugal, quant à lui, est philia et non eros, utile au patrimoine et à la procréation. Et l’adultère, s’il est interdit pour les épouses, est permis pour l’époux avec des prostituées et des esclaves, alors que la notion de consentement n’existe pas pour ces derniers : « c’était l’asservissement et non la prostitution qui faisait de la personne une victime ». L’homosexualité était courante, surtout entre les hommes et dans le cadre de l’initiation d’un jeune éphèbe, mais cela n’était en rien une identité sexuelle. Pas d’homophobie donc, mais une condamnation morale pour qui se ruinait en prestations sexuelles ou se laissait dominer.
Mais à Rome, où « le sexe tarifé était une industrie florissante », survient l’interdit concernant « la relation sexuelle entre un homme et un jeune citoyen », ce qui ne concerne pas les autres, comme Cicéron et son secrétaire Iron. Là où l’amour-passion est moqué, où la chasteté n’a rien d’admirable, l’on se définit par son statut social et non par son sexe, par la pudicitia contre le stuprum. Car moralement condamnés sont les dépenses excessives et l’oubli des devoirs du citoyen, mais aussi la passivité du fellateur. Peu à peu, sous l’influence du stoïcisme, et d’un idéal de tempérance, l’amour entre époux est valorisé. Auguste promulgue une loi contre l’adultère, qui laisse cependant toute licence à l’époux. Les concepts d’inégalité sexuelle et de consentement tels que nous les entendons aujourd’hui n’ont guère de validité dans la société romaine.
Il peut paraître curieux qu’aussi bien Sandra Boehringer, dans Une Histoire des sexualités, que Michel Foucault, malgré leurs documentations impressionnantes, ne fassent pas allusion à un ouvrage fondamental à peine oublié : le Manuel d’érotologie classique de Friedrich-Karl Forberg[4], qui compile intelligemment des extraits des auteurs de l’Antiquité en fonction des pratiques et des mœurs sexuelles. Ce sont des chapitres consacrés à la « futution » (ou coït), la « pédication » (ou sodomie), l’irrumation » (ou fellation), la « masturbation », aux « tribades » (ou lesbiennes), jusqu’au « coït avec les bêtes » ! L’anthologie est délicieusement érudite, truffée de centaines de citations, d’Aristophane à Martial, d’Ovide à Ausone…
La notion de péché intervient avec le christianisme, donc dès avant l’ère médiévale, car à la suite de la Bible, « le seul acte sexuel licite est celui qui se réalise à des fins procréatrices ». Didier Lett s’intéresse plus précisément à la période qui va du XII° au XV° siècle, lorsqu’est « contre-nature » et « fornication » tout ce qui n’est pas honoré par le sacrement du mariage, et a fortiori autant la masturbation, la fellation que la sodomie. Si l’on écoute l’Eglise, plaisir est jouissance sont condamnables et la luxure conduit droit en enfer. Y compris s’il l’on est trop ardent avec sa propre femme, comme le profère Saint Jérôme[5] : « Rien n’est plus infâme que d’aimer une épouse comme une maîtresse ». Quoique certains commentateurs encouragent le plaisir au service de la procréation, comme Constantin l’Africain qui écrivit au XI° siècle un De Coitu. C’est de cette époque que vient le nom de la seule position acceptable, celle du « missionnaire ».
Cependant le pouvoir de l’Eglise n’allait pas jusqu’au fond de toutes les consciences et de tous les lits, ce dont témoigne la liberté de la littérature volontiers paillarde du temps[6]. L’on se doute doute que les couples, mariés ou non, n’observaient pas à cet égard le calendrier chrétien, avare d’occasions de batifoler sous la couette. Et l’on sait que les méthodes préservatives, souvent à base d’herbes et peu efficaces, que les avortements, quoique sévèrement jugés, restent monnaies courantes. Lorsqu’apparait le concept d’adultère masculin, une « certaine égalité pénale » se fait jour, le viol lui-même pouvant être vigoureusement puni. Quant au concubinage, il affecte les laïcs, mais aussi une bonne partie des clercs. Alors que la prostitution est plus tolérée, l’époque médiévale est celle de « la naissance de la sodomie », qui n’est pas encore celle de l’homosexualité. La peine peut aller jusqu’à l’excommunication. À Venise et Florence, le « vice sodomite » est cruellement châtié ; jusqu’à la castration pour l’Espagne. Quant aux relations lesbiennes, elles sont plus discrètes et moins sévèrement punies, malgré quelques peines de morts appliquées.
De la Renaissance aux Lumières, la sexualité change-t-elle entre Réforme, progression de la médecine et valorisation du libertinage ? C’est ce qu’examine Sylvie Steinberg. Chez les Protestants, le contrôle intime des mœurs s’accentue, entraînant par contrecoup le contrôle des prêtres au travers des séminaires, sans qu’il soit sûr que la sexualité se restreigne… Mais au XVI° siècle, deux anatomistes, Colombo et Fallope, découvrent le clitoris, du moins lui rendent sa singularité féminine et non pénienne. Par ailleurs un procès pour impuissance de l’époux peut conduire un tribunal médical et ecclésiastique à observer une relation sexuelle en guise de preuve ! Reste que les naissances illégitimes diminuent et que la surveillance sexuelle est de plus en plus intériorisée, quoique dans les campagnes l’on observe avec relâchement les rescriptions religieuses. Au cours du XVIII° la fécondité baisse notablement : contraception (éponges et préservatifs), sexualité sans coït ou abstinence ? Des livres étonnants paraissent, sous la plume de médecins, La Nymphomanie ou Traité de la fureur utérine en 1771 et la persistance de la « hantise de l’onanisme », sous les doigts disciplinés d’un certain Tissot qui publie en 1764 son Essai sur les maladies produites par la masturbation !
De Bienville : La Nymphomanie ou traité de la fureur utérine, Londres, 1789 ;
Tissot : Essai sur les maladies produites par la masturbation, 1764.
Photo : T. Guinhut.
Cependant, les romans libertins et pornographiques bourgeonnent au siècle des Lumières, vigoureusement anticléricaux, sans compter le Marquis de Sade, puis contribuent à la critique de l’aristocratie dépravée, jusqu’à la reine Marie-Antoinette prétendument corrompue. Mais à l’autre extrémité du spectre, le préromantisme idéalisateur valorise le choix amoureux et un fidèle mariage. Ce qui n’empêche pas le siècle de cumuler prostitutions et viols de toutes sortes, de devenir « de plus en plus phallocentrique », « de plus en plus soumis à la norme de l’hétérosexualité », si l’on en croit Sylvie Steinberg et l’historien Randolph Trumbach. Néanmoins il devient celui des « prémisses de l’émancipation sexuelle », avec l’éphémère droit au divorce en 1793, puis grâce la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne par Olympe de Gouges, hélas guillotinée par la Révolution…
Le XIX° quant à lui n’est-il que le siècle de « la bourgeoisie frigide victorienne » ? Il est aussi, selon Michel Foucault, dans La Volonté de savoir, celui de la montée du « biopouvoir médical », ne serait-ce qu’avec l’apparition du mot « sexualité » sous la plume de Julien Joseph Virey en 1800. Si l’homme doit faire son initiation, y compris en affrontant la syphilis et le « péril vénérien », la femme reste « sensitive et vulnérable », soumise et maternelle. En fait son éducation érotique est voisine du néant, alors qu’elle ne découvre que la « brutalité sexuelle » lors de sa nuit de noces ; quoique les paysannes soient un peu plus délurées. En dépit des préceptes religieux et médicaux, voire étatiques qui condamnent la masturbation (solitaire ou mutuelle) et les moyens contraceptifs, au motif qu’ils détourneraient de la procréation et donc du peuplement, les pratiques évoluent souterrainement. Cependant prostitution, homosexualité et pornographie sont réprimés sans relâche. Le tableau, dressé avec vigueur par Gabrielle Houbre, fait frémir.
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Bien heureusement, la « révolution sexuelle » irrigue le XX° siècle, en particulier à partir de 1968. Peinte par Christine Bard, elle valorise la jouissance et la séduction, le mariage d’amour, le recul des tabous, la tolérance envers l’amour libre et l’adultère, alors que l’inceste et le viol deviennent intolérables… Même si l’auteure insiste un peu lourdement sur la collusion du marxisme avec cette libération, certes revendiquée par de nombreux auteurs et militants issus d’un tel courant, malgré le « conservatisme en matière de mœurs » de la gauche, alors qu’il ne serait pas indécent d’introduire le concept de libéralisme, elle dresse un tableau roboratif. De Wilhelm Reich à Simone de Beauvoir, en passant par Herbert Marcuse, les intellectuels bousculent les tyrannies de la répression sexuelle. Mais l’on oublie ici combien le capitalisme contribue à cette révolution, grâce à la démocratisation de la mode, des instruments ménagers, de la presse et des livres, y compris pornographiques, sans oublier la pilule contraceptive. La pensée féministe n’est pas en reste, rompant avec le phallocratisme. Bientôt, venu des Etats-Unis et de l’essayiste Robert Stoller, le concept de genre bouscule les mentalités. Si « la sexualité est une construction sociale » (et notre précédente lecture l’a suffisamment montré), si le genre n’est pas le sexe, ce qui est avéré pour les homosexuels, bisexuels et a fortiori hermaphrodites[7], n’allons pas jusqu’à délirer en prônant l’idée selon laquelle les sexes n’existent pas.
La recherche bouillonne : women’s studies et queer studies, mais aussi porn studies, venues des Etats-Unis, font florès pour offrir de nouvelles légitimités. L’Historien ne s’intéresse plus seulement aux femmes, mais au viol, au coup de foudre[8] ; le sociologue imagine un Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes[9]… Outre ces incontournables démarches, le Rapport Kinsey sur les comportements sexuels, paru en 1948 aux Etats-Unis, ensuite celui de Hite en 1976, l’institution du divorce par consentement mutuel, la libéralisation d’une efficace contraception puis de l’avortement, et enfin le sida, dans les années quatre-vingts, auquel succomba Michel Foucault, sont des jalons qui ont révolutionné les pratiques et les mentalités. Sexologie, sex symbol et sextoy, mais aussi homophobie et gay, trans, voire intersexe, asexuel et pansexualité, deviennent des mots courants au service de la liberté des corps, même si ces derniers sont encore empêtrés de normes sociales, quoique celle de la virginité ne soit plus guère d’actualité, même si s’élèvent des critiques arguant d’une « ruse de la domination masculine » qui permet de jouir des disponibilités féminines. L’on « balance le porc[10] » du harcèlement sexuel et l’on découvre également le néologisme « pédocriminalité », peut-être aussi maladroit que « pédophilie », alors qu'il faudrait parler de « pédérastie »…
Cette révolution politique et anthropologique étant une affaire française et occidentale, l’on devine qu’elle reste fragile, y compris lorsque des féministes radicales comme Robin Morgan plaident que « tout rapport sexuel impliquant une pénétration vaginale avec un homme est par essence un viol », préparant un nouveau puritanisme ; d’autant qu’elle est fort menacée par le sud, en particulier par les pays arabes et l’Islam…
Au sortir de cette belle Histoires des sexualités, une fois de plus se vérifie l’adage : toute Histoire est faite avec les fondamentaux, les tendances, les préjugés et les avancées de son temps. La sexualité est cependant bien devenue un domaine noble de l’Histoire, et la reconnaissance de la féminité, des violences sexuelles, des homosexualités, du genre parfois distinct du sexe, peut être un humanisme. En ce sens, s’appuyant sur des sources variées, historiques et littéraires, de Catulle à Ovide, de Boccace à Dante, des archives judiciaires, la littérature médicale, religieuse et militante, des témoignages, y compris des papyrus antiques récemment retrouvés, l’investigation est aussi probante qu’enrichissante : prodigieusement documenté, l’ouvrage est une mine de connaissance, un panorama impressionnant des pratiques et des mentalités. Entre cent autres exemples, l’on appréciera l’étude des « représentations artistiques aux frontières des interdits », qui usent souvent de l’artifice mythologique. Sans compter que les détails sont parfois croustillants, voire édifiants, comme lorsque l’adultère de Victor Hugo conduisit sa partenaire seule en prison, ou comme lorsqu’au détour du Tableau de l’amour conjugal de 1686, il apparait que la position dominante pour la femme est non seulement contraire à la « naturelle domination masculine », mais peut engendrer des enfants boiteux et stupides !
Bien avant Une Histoire des sexualités, c’était à partir de 1976 l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault[11], écrite jusqu’à la veille de sa mort en 1984. Nuance d’importance. L’on se doute que l’auteur des Mots et les choses n’affectait pas ainsi une position d’autorité absolue. Il faut cependant admettre que ce qui est aujourd’hui un quatuor d’essais sur les mœurs, depuis l’Antiquité et jusqu’au premier Moyen-âge, laisse le lecteur rêveur : si le sida avait prêté longue vie à l’auteur, jusqu’où n’aurait-il pas été, jusqu’à notre contemporain, érigeant une somme plus solide que la tour de Babel, inventoriant les discours qui ont réglé, inventé et orienté la sexualité de toute l’humanité…
Ne boudons pas notre plaisir, malgré une légère frustration : quel dommage que ce quatrième volume, posthume (quoique l’auteur prétendait : « Pas de publication posthume »), n’ait pu rejoindre ses congénères dans le coffret de la Pléiade, faute d’une trop tardive volonté de faire savoir de la part des ayant-droits, car nous voici avec un volume orphelin, si à l’occasion nous nous sommes séparés de ses trois prédécesseurs.
Quand La Volonté de savoir était un vaste prologue méthodologique, intégrant le couple discours et répression à l’usage de « nous autres, victoriens », dépassant le concept de pouvoir par celui de biopouvoir, le second volume, L’Usage des plaisirs est celui des anciens Grecs du IV° siècle, dont les catégories, le « rapport aux corps, à l’épouse, aux garçons et à la vérité[12] », les interdits n’ont pas grand-chose à voir avec ceux du Christianisme. Le Souci de soi prolonge cette enquête historique chez les Romains en interrogeant Galien, Artémidore et le Pseudo Lucien : comment les exigences de la nature et de la Cité permettent-elles de se soucier de son corps autant que de l’éducation de son esprit ?
Comblant judicieusement un vide entre l’Antiquité et le Moyen-Âge étudié dans la précédente Histoire des sexualités, l’ouvrage de Michel Foucault en est en quelque sorte le chaînon manquant. Ces Aveux de la chair sont assurément des discours, étudiés en tant que tels, dans le cadre de « la gouvernementalité pastorale », et en effet la répression n’est jamais loin de l’obéissance et de la pénitence. Ils bâtissent les fondations du Christianisme et de sa règle sexuelle aux travers des plus grands Pères de l’Eglise. Clément d’Alexandrie, Cyprien, Ambroise, Jean Chrysostome, Cassien, et, richissimes cerises sur le gâteau, Augustin et Tertullien, Pères de l’Eglise des II° au V° siècles, sont au centre de cette philologie de la confession et de la pénitence, de la rhétorique et de la morale. La quête de la vérité, car au travers du confesseur Dieu sonde les reins et les cœurs, irrigue le cheminement du Chrétien. Il s’agit d’orienter son âme au travers des voies de la virginité et de la chasteté, de la concupiscence et du devoir conjugal, entre célibat des clercs et mariage des laïcs : selon Saint Ambroise, « la virginité est pour quelques-uns et le mariage pour tous ». Il est nécessaire de purifier le désir, d’éloigner, d’exorciser le démon de la luxure, rejeté en enfer, pour gagner le paradis de la procréation qui augmente les fidèles du Christ et celui de l’esprit angélique abondé par la chasteté. Ainsi l’essayiste montre comment la formation de l’expérience christique, depuis le baptême jusqu’à cet examen de soi qui est « l’art des arts », passe par deux chemins du corps et de l’âme : « Être vierge », « Être marié ». Car il s’agit de pratiquer l’abstinence anachorétique ou la continence conjugale, de penser « la disqualification du plaisir » pour s’affranchir du mal », en particulier de ce mal qui est la concupiscence, le péché capital de luxure. Ainsi va la « libidinisation du sexe », qui est à la fois une morale et une médecine : « Ce que produit la volupté, n’est-ce pas trop souvent la ruine de la santé ? », écrit Saint Augustin dans La Cité de Dieu. Or la lecture des Pères de l’Eglise ne se limite pas à la condamnation des aiguillons de la chair et des emportements de l’orgasme qui volent à l’humanité la maîtrise de soi, mais elle engage une éthique intellectuelle bien comprise par notre philosophe : « la chasteté comme maîtrise des passions charnelles au sens strict est indispensable à la science spirituelle ».
Il semblerait qu’il n’y ait guère de continuité à cet égard entre l’Antiquité et le Christianisme ; pourtant l’examen de conscience stoïcien, qui est une « discipline de soi », est à la source de cette rencontre qu’est la confession, au pied du directeur de conscience, reflet de l’omniscience divine. Cette continuité permit de faire accepter par Rome le Christianisme. Il y avait « l’usage des plaisirs » et leur gestion raisonnée, il y eu cependant une herméneutique du désir, « de se manifester en vérité ». Au point que soient liés « le sexe, la vérité et le droit » dans une ère où s’invente « une forme de la subjectivité », un dire des « mystères du cœur ». Ne peut-on pas déduire que de ce travail d’introspection découlera l’individualisme moderne ?
Au-delà de la patiente richesse de l’érudition de Michel Foucault, l’on retrouve ici, même si l’on ignore dans quelle mesure il eût peaufiné ce texte d’ailleurs inachevé, l’élégance de son écriture, la capacité à déplier les règles et les motivations d’une époque de la sexualité humaine, celle du christianisme primitif, sans le vouer aux gémonies, et dont on peut encore mesurer aujourd’hui parmi nos mœurs et nos mentalité la trace, même si, au sortir de cette généalogie de la sexualité, elle s’efface, « comme à la limite de la mer un visage de sable », pour reprendre la célèbre dernière phrase des Mots et les choses.
Dionis : Cours d'opérations de chirurgie, Laurent d'Houry, 1724, p 237.
Photo : T. Guinhut.
L’on sait que Michel Foucault faisait de ses cours un banc d’essai pour ses livres. Les volumes en paraissent peu à peu : le dernier en date étant La Sexualité, avec des cours venus des universités de Clermont-Ferrand en 1964 et Vincennes en 1969. Cette « formation culturelle » se découvre au moyen d’une « archéologie » de la sexualité, au travers du concept du tragique face au droit et à la mort. Une trilogie thématique irrigue le volume, entre masturbation, hystérie et homosexualité. Mieux, au-delà de la question du droit des femmes et du mariage au cours de l’Histoire, se dresse un savoir biologique qui, au cours du XIX° siècle, peut accéder au statut d’utopie, de Sade à Histoire d’O, en passant par Le Nouveau monde amoureux de Charles Fourier, prémisses de cinquième et sixième volumes futurs jamais rédigés. Sexualité naturelle et révolution sexuelle y sont opposées. Cependant l’idée, déjà bien datée, voire désuète, selon laquelle la psychanalyse puisse être « la clé de toutes les sciences humaines » laisse le lecteur pantois.
Si la liberté est un pouvoir, les pouvoirs ont toujours tenté, et tentent toujours, d’ordonnancer et de réprimer la et surtout les sexualités. Entre gynécologie, pilule contraceptive et avortement, la science et le droit issus des Lumières se sont alliés pour libérer les individus et au premier chef les femmes des contraintes cruelles de la nature, des clans, des gouvernements, des églises et des mosquées. Au-delà des oripeaux et des carcans religieux, des assignations identitaires, y compris hétérosexuelles, gays, transgenres, asexuelles, ou tout ce que l’on voudra imaginer, il est à espérer que l’on puisse devenir enfin, au-delà du « régime victorien[13] », dénoncé en 1976 par Michel Foucault et aujourd’hui dépassé, « le sujet moral de [sa] conduite sexuelle[14] ». Souhaitons également que par-delà tous ces pouvoirs aliénants, que la liberté ne se contente pas et ne se cadenasse pas dans et par la sexualité. N’y-a-t-il pas d’autres dimensions au sein de l’être humain, ne seraient-ce que celles de l’art…
Les résonances musicales, picturales et littéraires
d’Haruki Murakami :
Le Meurtre du Commandeur,
Kafka sur le rivage.
Haruki Murakami Le Meurtre du Commandeur,
traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond,
Livre 1, 456 p, 23,90 €, Livre 2, 480 p, 23,90 €.
Haruki Murakami : Kafka sur le rivage,
traduit par Corine Atlan, 10/18, 640 p, 12 €.
Qui sait si un autre monde s’ouvre près de nous, lorsque résonne la mystérieuse clochette à manche de bois d’un vieux sanctuaire nocturne et pierreux. De même, parmi les anfractuosités du moi, repose un autre monde auquel un rien, mais surtout une œuvre d’art, permettront d’accéder. C’est tout l’art d’Haruki Murakami que d’associer un confort de lecture particulièrement aisé avec les mystères et les béances de la personnalité, jusqu’aux ténèbres du fantastique. Un brin kafkaïen (n’a-t-il pas écrit Kafka sur le rivage ?), il ne néglige ni les nouvelles, comme L’Etrange bibliothèque, ni les vastes massifs romanesques, comme la trilogie de 1Q84. Le dernier opus, en deux volets, du romancier japonais emprunte cette fois son titre, non plus à Orwell, mais à Mozart : Le Meurtre du Commandeur. Œuvres dans lesquelles les résonances musicales s’associent aux résonances picturales et littéraires pour former un art poétique.
Faussement simple, Haruki Murakami est un conteur dont la langue (et il en est probablement de même en japonais, ce pourquoi il faut remercier la traductrice Hélène Morita) coule avec une aisance remarquable. Elle prend son lecteur dans ses bras souples pour l’emporter dans le confortable fauteuil de la fiction, au point que l’on regretterait d’achever finalement cette lecture. Cependant cette simplicité recèle des interrogations infinies : « Dans vos toiles, il y a un je ne sais quoi qui stimule l’âme du spectateur d’une manière inhabituelle. À première vue, on se dit, oui, bon, ce sont des portraits ordinaires, conventionnels, mais si on les examine bien, on découvre qu’il y a quelque chose dedans ». C’est ainsi que Menshiki, amateur bientôt devenu client, commente les productions apparemment conventionnelles du jeune portraitiste.
Une telle citation pourrait s’inscrire au fronton de l’art d’Haruki Murakami. Art d’autant plus perspicace et universel qu’il s’intéresse à celui de la peinture. En effet, le personnage principal, narrateur et modeste héros, des deux « Livres » du Meurtre du Commandeur est un peintre. Et, comme si ce n’était pas assez, il habite quelques temps dans la demeure abandonnée par un vieux peintre grandement renommé qui maintenant est « dans un état mental qui ne lui permettait pas de faire la différence entre un opéra et une poêle à frire ».
Autre art donc, celui de l’opéra, puisque la discothèque du vieux Tomohiko Amada regorge d’interprétations remarquables, puisque le « Commandeur » est celui du Don Giovanni de Mozart. Ce sont des « correspondances » au sens baudelairien, d’autant plus qu’un tableau, celé dans le grenier du vieux peintre déchu, et habité par un hibou, attire l’attention du narrateur : « Le Meurtre du Commandeur ». Quoique peint dans le style profondément japonais du « nihonga », il représente la scène initiale de l’opus mozartien. On ne s’étonnera pas que la maison sur la montagne où s’installe le narrateur après son divorce soit l’occasion d’écoutes inspirantes. Ni que notre auteur ait publié ses entretiens avec un chef d’orchestre, Seiji Ozawa[1].
Lui qui est devenu un portraitiste professionnel recherché, bien qu’il ne lui semble pas travailler en artiste, parviendra-t-il, en faisant le portrait de Menshiki à « capter ce qui constituait le cœur de ce qu’il était » ? Car l’homme à la chevelure « étonnamment blanche », dont le nom s’écrit comme dans « Epargné par les couleurs », et qui habite opportunément une maison blanche sur la montagne d’en face, ne laissera peut-être pas découvrir son « secret enfermé dans une petite boite fermée à clé, elle-même profondément enterrée ». De même un vieux sanctuaire pierreux dégage « une atmosphère lourde de sens caché », alors que la nuit résonne de sa mystérieuse clochette.
Toute la difficulté du romancier est d’attirer le lecteur vers les secrets cachés et promis sans trop les déflorer. Aussi différents objets, différentes révélations, sont-ils comme les pierres d’une marelle, les balises d’un jeu de piste et d’une randonnée dans une contrée inexplorée : le hibou du grenier, le tableau caché et déballé, la clochette esseulée au fond de l’excavation, bientôt également musicale dans la nuit de l’atelier, qui est peut-être celle d’un bonze enterré vivant, momifié, et devenu « Bouddha à même le corps », ou d’une âme invisible.
Le peintre, d’abord en panne d’inspiration, et son voisin de la montagne d’en face sont deux solitaires, décalés de la société, artiste et amateur d’art, l’un nanti de quelque amante occasionnelle, l’autre fort riche, en son élégante maison immaculée et dont les cheveux blancs luxuriants seront le motif central de son portrait. L’un a perdu sa jeune sœur, l’autre n’a jamais été le père de sa fille… Ainsi la sorte de relation d’amitié, peut-être intéressée, qui s’installe peu à peu entre le peintre et son modèle permet peu à peu la confession de Menshiki, confiant sa probable paternité émue d’une fille de treize ans, dont il observe la maison avec de puissantes jumelles, et dont le narrateur va devoir également peindre le portrait.
Ne révélons pas toutes les chausse-trappes, n’ouvrons pas toutes les boites à mystère de ce roman et laissons le lecteur en craindre et savourer les contenus. Peut-être saura-t-il ainsi qui est ce « Commandeur », venu de l’Histoire de l’Autriche, qui est l’homme « au long visage », quels sont les chemins secrets de la fillette, comment la clochette sera un élément déclencheur, puis salvateur…
N’en doutons pas. À l’instar de Menshiki devant la lettre posthume de son amante, le lecteur se doit d’être armé d’attention et de perspicacité : « à la manière d’un linguiste étudiant une langue antique que plus personne ne parle, il avait exploré les différentes possibilités cachées dans ces lignes ».
À l’exploration psychologique, répond l’interrogation fantastique, là où s’ouvre « un léger décalage dans la jointure des mondes ». Certes, les explications rationnelles restent possibles, par exemple un courant d’air qui animerait la clochette sous les roches du sanctuaire, des hallucinations auditives et visuelles, des rêves intenses, comme lorsque le petit Commandeur est sorti de son tableau pour parler à notre peintre. Du moins en-a-t-il l’apparence, car il est plus exactement une « Idée ».
Cependant le fantastique monte par paliers. Les apparitions fantomatiques sont d’abord soumises au doute du narrateur, qu’il s’agisse du « Commandeur », dont l’apparence est empruntée par la momie philosophe venue du puits sous le sanctuaire (qui devient un tableau), ou du vieux peintre Tomohiko Amada, dont la vieillesse desséchée mais attentive réinvestit un instant son atelier. Elles deviennent de plus en plus prégnantes, jusqu’à l’apogée souterraine du roman !
Même si ce n’est qu’à l’occasion d’un rêve érotique, voire de paternités incertaines, prenons-y garde : « De multiples couches de réalité avaient fondu et s’étaient mélangées dans mon cerveau avant de se transformer en un fatras boueux. À l’image du chaos primitif du monde »...
On l’a deviné, le mystère ne va pas sans suspense. De surcroît lorsque la petite Marié manque son cours de dessin, disparait de manière inquiétante ; ce qui permet au roman de se voir frôler le récit policier. Reste qu’il faudra en passer par le meurtre de « l’Idée » du Commandeur, là où gît peut-être « la racine du mal », et brutalement interroger l’observateur au « long visage » qui n’est « qu’une métaphore ». Or mener son enquête parmi le souterrain « chemin des métaphores » et « entre le rien et l’être » risque de ne pas être de tout repos, là où aucune police ne peut être d’aucun secours : seule l’imbrication des pièces de l’irrationnel puzzle nous rendra Marié…
Aussi faut-il se demander quelle fonction remplit l’épisode démesurément fantastique de l’onirique descente souterraine de notre jeune peintre. Catabase orphique avec son passeur, initiation à la mort et à la renaissance, épreuves pour accéder aux métaphores de l’art, monnaie d’échange pour ramener au jour la petite Marié enfermée dans l’inconscient de la maison de Menshiki, où elle respire longtemps l’odeur ancienne des vêtements de sa mère dans le dressing…
Ce qui peut-être nous convainc le plus parmi les deux volets de ce roman, ce sont les récurrentes réflexions sur l’art, en particulier pictural ; ce dès le matinal degré zéro de la conception : « J’appelais ce moment « le zen de la toile ». Rien encore n’était dessiné, mais ce n’était pas encore du vide qu’il y avait là. Sur cette surface immaculée se dissimulait la forme sur le point d’advenir ». À cette esthétique zen s’ajoute une dimension platonicienne, ce que confirme à sa manière la mention de « l’Idée », qui définit le petit Commandeur.
En outre, l’art est partout saupoudré dans ce roman, qu’il s’agisse de la simple attention envers un acte culinaire quotidien ou de l’élégance de Menshiki : « il appuya alors sur la sonnette. En prenant son temps, prudemment, comme un poète lorsqu’il choisit un mot précis à placer à un endroit clé du vers ». Alors que ce dernier sait pertinemment qu’il n’atteint pas à la qualité d’artiste : « À ma façon j’ai une certaine intuition, mais malheureusement je n’ai pas le moyen de l’extérioriser. Si aigüe que soit cette intuition, je suis incapable de la transposer en une forme universelle, autrement dit, en œuvre d’art ».
C’est aussi l’histoire de la métamorphose du peintre. Une fois réussi le portrait de Menshiki, le narrateur a trouvé sa voie : le « portrait « abstrait » en quelque sorte ». Il sait aussi percevoir la vertu du non finito : « En demeurant inachevée, cette peinture était achevée », médite-t-il devant l’inquiétant portrait de « l’homme à la Subaru Forester blanche ». Si la capacité créatrice qui explore et expose la nature intime et explosive des choses s’épanouit, parfois dangereusement, sur les nouveaux tableaux du narrateur, la fin est à cet égard un peu décevante puisqu’il se cantonne de nouveau aux portraits de commande. Comme quoi, il n’a côtoyé qu’un moment le monde de « l’Idée » et le « chemin des métaphores »... Heureusement pour son lecteur, Haruki Murakami est en la matière un expert.
Le premier livre, sous-titré « Une Idée apparait », est plus riche intellectuellement ; le second, « La métaphore se déplace » est empreint d’un suspense plus haletant ; ce qui induit la seule et bien modeste réserve que l’on puisse amener auprès d’un tel diptyque de l’artiste et de la paternité. Il reste un de ces livres dont la lecture rend progressivement plus sensible et intelligent.
Aux références occidentales, comme les opéras de Mozart et de Richard Strauss, s’associent celles à des classiques de la littérature japonaise, Les Contes de pluie et de lune d’Akinari Ueda ; comme dans Kafka sur le rivage (titre qui vient d’une chanson) l’écrivain éponyme croise le Dit du Gengi de Murasaki-shikibu[2]. Explorant les pages du Meurtre du Commandeur, l’on frôle Alice au pays des merveilles, une allusion au cinéaste Akira Kurosawa, une autre à George Orwell, qui est évidemment un ricochet de 1Q84[3].
À l’instar de notre diptyque aimé, Kafka sur le rivage est une « tempête métaphysique et symbolique ». Un ami nommé « Corbeau », une noire « prédiction », un destin comparé à une « tempête de sable », tout semble orchestré pour que le doigt de la fatalité inscrive le signe de la tragédie sur le front du jeune narrateur. L’adolescent projette une fugue dans une « ville lointaine et inconnue », un « refuge dans une petite bibliothèque ». Car il se fait appeler « Kafka Tamura » et se dirige vers la bibliothèque Komura, où l’on conserve des volumes anciens de poésie. L’un des employés, Oshima, le recueille, le loge dans un refuge de montagne sommaire, et parlant de Sôseki[4] et de Schubert, lui confie : « les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles ont imparfaites ». Est-ce l’une des seules vertus de Kafka sur le rivage, dont le titre vient d’une étonnante chanson, qui fut jadis un fabuleux succès, de la belle bibliothécaire, Mlle Saeki, dont l’amoureux disparut tragiquement…
En ce mince refuge, des étagères sont chargées de livres, au service de l’autodidacte. Il lit ce que l’on devine être Eichmann à Jérusalem[5], médite sur l’accident dont il se réveilla ensanglanté, quoiqu’il ne s’en souvienne pas le moins du monde, puis, note : « Ce que j’imagine a peut-être beaucoup d’importance en ce monde ». Comme s’il s’agissait de la devise de notre écrivain.
Deux histoires parallèles se nouent : des enfants étrangement évanouis en 1944, celle du vieux Nakata qui sait parler aux chats. Evidemment elles sont liées. Le réalisme jusque-là omniprésent, se fissure légèrement, éclate, devant l’homme qui éventre et rassemble « des âmes de chats », que Nakata doit, sur sa demande, tuer, et qui se révèle avoir été un célèbre sculpteur, Koichi Tamura, donc le père de notre adolescent. Des pluies de poissons et de sangsues se produisent, mais « c’est peut-être une métaphore ». Le vieux, resté « idiot », mais pas si bête, doit partir en quête de la « pierre blanche » du sanctuaire (ce qui est un autre leitmotiv), avec le concours du jeune Hoshino (qui se métamorphosera grâce à son guide et au trio « À l’Archiduc » de Beethoven) et du « Colonel Sanders » (qui est un « concept »), alors que l’enquête policière est sur la piste de Nakata et de Kafka…
Le roman d’éducation d’un jeune homme le conduit à travailler et loger dans la bibliothèque, à être troublé par le jeune fantôme de Mlle Saeki, qui a cependant cinquante ans : « Ce qu’on nomme l’univers du surnaturel ne sont que les ténèbres de notre propre esprit ». Et, qui sait, à obéir à la prophétie paternelle : « Un jour, tu tueras ton père de tes mains, et tu coucheras avec ta mère », mais aussi avec sa sœur. Bien qu’il se découvre amoureux de la jeune fille du passé, l’oedipéenne tragédie se produira-t-elle ? Se changera-t-elle en sérénité ? Ce sont cette fois-ci des résonances littéraires, entre Sophocle et Kafka, qui irriguent l’univers profondément émouvant d’Haruki Murakami. De plus, comme le dit le poète William Butler Yeats, « la responsabilité commence dans les rêves ». Aussi, « ton sperme est absorbé dans l’autre monde ». Les personnages s’aventurent dans le lacis de la filiation, des vies antérieures et des réincarnations, mais aussi dans une forêt initiatique où il faut laisser Eurydice. En un roman exponentiel, là « où tu devras vivre dans ta propre bibliothèque », là également sont les résonances…
La délicatesse du réalisme onirique d’Haruki Murakami (né en 1949 à Kyoto) fait ici et là merveille, non loin d’ailleurs de l’écriture de Yoko Ogawa[6], mieux semble-t-il que dans le triptyque formé par 1Q84. Mieux encore que dans la nouvelle térébrante titrée L’Etrange bibliothèque[7], où, des leitmotivs parcourant le patrimoine de l’écrivain, l’on croise une fillette consolatrice, un « homme-mouton » (renvoyant à La Course du mouton sauvage[8]), où un vieux bibliothécaire entraîne un enfant au fond d’un labyrinthe et l’oblige à lire des ouvrages abscons qu’il mémorise cependant parfaitement, sous peine de relégation perpétuelle. Il serait en tous cas pour le moins risqué d’être enfermé à perpétuité dans un livre d’Haruki Murakami. Pourtant même la peur qui peut y régner semble enchanteresse…
Toute bibliothèque est unique. Y compris si elle n’abrite qu’une poignée de livres, dès que son propriétaire et jardinier des Lettres y imprime sa quête, sa personnalité et son goût de collectionner un équivalent de l’univers ; voire de voler, surtout s’il s’agit d’un opus dont il n’existe qu’un exemplaire au monde. Et s’il est un bonheur renouvelé c’est celui de déballer sa bibliothèque, comme Walter Benjamin. Mais s’il s’agit de la remballer, voilà qui est moins drôle et qui mérite pour le moins une élégie, sous les doigts affligés d’Alberto Manguel. Autrement affligés sont les libraires à qui l’on a volé des livres rares, lorsqu’Allison Hoover Bartlett mène son enquête. Fort heureusement les précieux trésors de la Fondation Martin Bodmer de Genève sont bien gardés, y compris lors d’une rare exposition d’Uniques. Cahiers écrits, dessinés, inimprimés. Egalement sous la houlette de Thierry Davila, ils rejoignent ceux de l’Institut de la Mémoire Contemporaine tant ils sont Singuliers. L’amour des livres a cependant plus de prix que le montant affiché à l’occasion des cartes de crédit qui crépitent à la rencontre de volumes introuvables.
Tout amateur de lecture, tout bibliophile, ne peut qu’éprouver un pur plaisir parmi les pages de l’auteur d’une Histoire de la lecture[1]. Ce qui ne se dément pas avec Je remballe ma bibliothèque, même si ce plaisir est teinté de mélancolie. Ce que suggère le sous-titre, « Une élégie & quelques digressions », plus exactement, pour respecter l’original anglais : « dix digressions ».
« Rituel mnémonique », le déballage s’oppose au remballage, qui doit « s’exercer à l’oubli ». De même, « si déballer une bibliothèque est une action débridée de renaissance, en remballer une est une mise au tombeau bien ordonnée ». En ce sens l’émotion de l’auteur, à la fois autobiographe et essayiste, est patente, communicative, poignante, voire tragique : « si toute bibliothèque est autobiographique, son remballage semble avoir quelque chose d’un auto-éloge funèbre ».
Pourquoi quitter ce presbytère et cette grange de la Vienne ? Pourquoi cet « enterrement prématuré » d’un ensemble de 35 000 volumes ? C’est avec « colère » et néanmoins pudeur, qu’Alberto Manguel évoque « des raisons qui appartiennent au domaine de la bureaucratie sordide dont je ne veux pas me souvenir ». Est-ce à dire que la chose ne serait pas à l’honneur de la France ? Des allusions à « des fonctionnaires de l’immigration », aux « inspecteurs des impôts » laissent craindre le pire, venant d’un Etat kafkaïen prétendument attaché aux libertés…
Les « digressions » s’interrogent sur le « processus créatif » qui permet de mettre au monde les grands livres de l’humanité. Il semblerait que le malheur et la mélancolie soient favorables à l’art. Mais n’est-ce pas un mythe, lorsqu’au contraire bonheur et sérénité favorisent la réussite de la création ? Elles rêvent également de la mythique Bibliothèque d’Alexandre, cependant avérée par Callimaque, et dont le demi-million de rouleaux a disparu on ne sait trop comment, entraînant dans leur chute une épopée comique d’Homère, le Margitès, des dizaines de tragédies d’Eschyle et de Sophocle, et tant de chefs-d’œuvre dont nous ignorons le contenu, voire jusqu’aux titres… Certes ces dix bribes mangueliennes, comme arrachées au souvenir qui gît dans les cartons refermés, et qui se souviennent du Golem, de Borges dont il fut un temps le jeune secrétaire, ne sont peut-être pas toujours à la hauteur des vastes essais que sont Une Histoire de la lecture ou De la curiosité. Cependant là n’est pas l’essentiel en cette stèle de mots : elle sait porter et transmettre les effluves d’une vie changée en bibliothèque et d’une bibliothèque changée en souvenir.
Si toute bibliothèque est unique, « le nombre des combinaisons de livres, bien qu’inconcevablement élevé, n’est pas infini ». Cependant, se souvenant de l’humanité et des livres qui l’ont précédée, « chaque histoire est un palimpseste ». Comme chaque chapitre écrit par-dessus les rêves des personnages livresques, ou par-dessus les dictionnaires. On l’a par ailleurs compris : cette élégie est une réécriture en miroir de l’opuscule de Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de la collection[2] ; mais avec la patte toute personnelle d’Alberto Manguel. Outre l’émotion que dégage ce livre, sans oublier ses fenêtres éclairantes sur les littératures, l’on goûte des formules savoureuses, ainsi « ces volumes en un tout comparable aux pays colorés de mon globe terrestre ». Heureusement les livres sont « des objets consolants », que l’on espère aujourd’hui habiter une nouvelle bibliothèque de l’« animal lecteur », Alberto Manguel lui-même, lui procurant, non seulement vie, mais éthique.
Or, en un romanesque rebondissement, offert en miroir à la mémoire de Borges, notre bibliothécaire remballé se voit offrir le poste de Directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires ! Hésite-t-il un moment, le voilà emballé… Un demi-siècle plus tard, il retrouve ses rayonnages, non plus dans un « palazzo du XIX° siècle », mais dans une tour contemporaine, « dans le style brutaliste des années soixante ». Avec enthousiasme, celui qui se compare au « Juif errant » commande l’établissement du catalogue, de la numérisation, de la programmation culturelle, le voilà voyageant à travers l’Argentine pour y rencontrer les bibliothécaires de province, découvrir « un livre rare enfoui », ou « la collection de récits de voyages détenue dans la bibliothèque du Bout du Monde en Terre de Feu ». Cela vaut bien un rêve, un projet de séjour prometteur pour les modestes lecteurs que nous sommes, n’est-ce pas ?
Reste qu’au-delà, il s’agit de savoir « si la littérature joue un rôle dans la formation d’un citoyen ». Elle est à cet égard mémoire « de nos épiphanies et de nos atrocités ». Or toute bibliothèque peut « se définir comme l’entrepôt de toutes les manifestations de justice, comme un catalogue d’actions justes (ainsi qu’injustes bien entendu) afin d’instruire et de guider les lecteurs et de leur rappeler leur rôle civique ». Il y a bien un sens moral à la collection de livres. Et un sens politique à la gestion, au financement et à la garantie des libertés des bibliothèques, nationales ou privées.
En conséquence, et opérant une gradation ascendante depuis l’élégie personnelle jusqu’à la dimension philosophique et politique, ce petit livre est une action juste, un vade-mecum, une cristallisation, non seulement de la bibliothèque en caisses de son propriétaire, mais de toutes les bibliothèques du monde, et, quoique forcément lacunaire, un véritable bijou.
« Je suis convaincu que le vol est répréhensible et pourtant, à d’innombrables reprises, il m’a fallu rassembler toute la force morale que je pouvais trouver pour ne pas empocher un volume convoité ». Cet aveu et ce scrupule d’Alberto Manguel n’embarrasseraient pas un instant l’anti-héros de L’Homme qui aimait trop les livres, découvert par Allison Hoover Bartlett. Si du bibliophile au bibliomane, il n’a y a qu’un pas, ils sont deux pas entre l’acheteur compulsif, voire forcené, et le vol. Surtout si les livres ont les prestiges désirables de la rareté et de l’ancienneté.
Journaliste de son état, Allison Hoover Bartlett mène son enquête dans le milieu des librairies et salons du livre ancien, parmi les Etats-Unis, entre New-York et Los Angeles, en passant par Salt Lake City, où Ken Sanders tient son entrepôt. Depuis son royaume de papier, il traque un ingénieux arnaqueur à la carte bancaire qui s’approprie indument des flopées d’éditions originales des plus grands écrivains anglo-saxons, de Lovecraft à Stephen King, en passant par Mark Twain et Jack Kerouac, parfois dédicacées.
Quoique John Gilkey fasse de fréquents séjours en prison, rien ne calme ses achats compulsifs ou méthodiquement planifiés, et surtout frauduleux, au service de son rêve de posséder les « cent titres de la Modern Library » : « J’aime avoir entre les mains un livre dont je sais qu’il vaut 5000 ou même 10000 dollars. Et aussi recevoir l’admiration des autres ». Il s’agit alors de « faire coïncider possession matérielle et personnalité ».
L'on aurait tort de se laisser décourager par les premiers chapitres, dont l’écriture est assez plate. Bientôt la chose prend de l’épaisseur, s’attachant au mystère et au puzzle de la personnalité de son objet d’étude. Mieux, l’addiction aux collections est éclairée par des allusions, des citations de Freud ou Walter Benjamin. Ainsi la narratrice s’initie-t-elle avec nous aux arcanes de la bibliophilie autant qu’aux complexités du désir, de la dissimulation du sujet ; qu’elle étudie sans manichéisme, et dont la personnalité évolue vers les qualités de l’érudition. À l’issue de cette lecture, on s’étonne que cette enquête didactique et à suspense soit si proche de la haute tenue d’un roman aussi bien construit qu’attachant, voire d’un essai attaché à notre « héritage culturel ».
Le bibliophile Martin Bodmer s’est donné pour mission de rassembler l’héritage culturel de l’humanité. Dans ce qui est devenu, après son décès, une Fondation sise à Cologny, près de Genève, et suite à de multiples expositions consacrées à Sade[3], à Frankenstein[4], aux jardins en livres[5], ou aux Routes de traduction[6], voici une bibliothèque stupéfiante, qui n’est faite que d’unica : Uniques[7]. Ce sont d’uniques exemplaires d’une édition unique. Et, pour reprendre le sous-titre : des « Cahiers, Ecrits, Dessinés, Inimprimés ».
Certes l’exposition, surtout composée de manuscrits, paraît à première vue moins spectaculaire que celle consacrée à la bibliophilie afférente aux Jardins ou à Frankenstein. Mais elle rassemble une centaine de documents peut-être plus émouvants. Parce qu’intimes et secrets, fleurant au plus près la main et l’esprit des créateurs.
Les cahiers de cours du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, si finement et exactement calligraphiés paraissent pouvoir se passer de l’imprimerie tant ils sont soignés, et ne peuvent passer en aucune manière pour des brouillons. Autour d’eux a germé l’idée d’une exposition vouée à ces cahiers manuscrits qui portent l’empreinte fascinante, voire sacrée, de la main qui les conduisit, de la pensée qui les innerva. Journal intime ou « livre d’heures contemporain », ou encore notes de peintres, ils sont surtout venus des deux derniers siècles, balises nécessaires du faire créatif face à l’inexistence programmée des pixels du numérique. À l’heure déjà plus que centenaire de « la reproduction mécanisée de l’œuvre d’art[8] » pointée par Walter Benjamin, cette production, voire reproduction (comme Gérard Collin-Thiébaud recopiant le Journal d’Amiel comme le Ménard de Borges, qui est ici présent avec Deux portraits de Coleridge), est une revanche, une solitude assumée, une pérennité de la main. Ne faut-il pas lire et regarder ces pièces, où l’acte d’écrire et de dessiner s’acoquinent, autant comme des pages à lire que comme des objets de plasticiens ?
Chez Mallarmé, le vide dévore la page du « coup de dé », tandis que d’autres paraissent inspirés par l’horror vacui : ainsi le journal de Julige Knifer et le carnet de recettes de Dorothy Ianonne bouillonnants jusqu’à dévorer les marges. On joue avec le livre-objet, qui peut se déplier, on l’anime de pictogrammes. Reste que la sérénité peut les avoir inspirés, quand l’horreur nazie peut avoir contribué à leur élaboration, dans le cas de Rozsa Deak qui fut détenue dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.
Pour compléter ces « inimprimés », ce sont également des livres sortis des presses, sous forme d’épreuves, comme celles, fascinantes, constellées de ratures et d’ajouts, de Du côté de chez Swann griffonnées par Marcel Proust,ou des exemplaires enrichis à la main, ainsi devenus uniques. Parfois, des imprimés sont tirés à si peu d’exemplaires qu’ils deviennent quasiment solitaires, quasiment des hapax, dans le cas de Goethe avec son Traité des couleurs, dont l’édition de 1810 n’imprima qu’en trois exemplaires un cahier de planches coloriées, forcément légèrement différents. De même, quoique tirées à deux cents exemplaires, le Campi Phlegroei de William Hamilton, en 1776, exhibent des gravures explosives, aquarellées, de volcans en éruption.
Ne manquons pas de faire honneur à aux manuscrits enluminés médiévaux, tel celui de la chute de Troie racontée par Guido delle Colonne, orné de cent soixante-seize vignettes peintes vers 1370. Et lorsque l’on rehausse à l’aquarelle un atlas de Ptolémée de la fin du XV° siècle, le résultat est proprement somptueux !
Les auteurs de ces œuvres uniques sont parfois à peu-près inconnus, alors que se côtoient les noms prestigieux de Stefan Zweig, Walter Benjamin, Marcel Proust, Henri Michaux, Jorge Luis Borges. Ils sont philosophes avec Isaac Newton, Jean-Jacques Rousseau et Schopenhauer. Diaristes avec Amiel et Jacques Chessex, dont le calepin est également bourré de collages et de dessins obscènes, qui nous amènent au champ des curiosa. Ils sont archivistes du quotidien par calligraphie et détournement picturaux interposés, mythologues de leur propre crû, comme Patrick Van Caeckenbergh, ou jouant sur le clavier du leporello (un cahier en accordéon) la gamme des couleurs permettant le déploiement du Discours sur la création de Thomas Huber…
Des pièces exceptionnelles, dont la valeur historique, civilisationnelle et patrimoniale est incroyable reposent ici : l’anonyme Codex Mendoza, un catéchisme destiné aux indigènes mexicains, écrit en logogrammes et phonogrammes colorés, dont ce précieux catalogue aux généreuses notices reproduit une quinzaine de double-pages, un Pustaha batak, livre sanscrit en écorce, venu de Sumatra, qui recueille les sciences magiques d’un monde précolonial. Ainsi, lacunaire ou bouillonnant, sage ou maniaque, l’unicum est l’empreinte de l’esprit d’un individu ou d’une civilisation créateurs en même temps qu’un « cosmogramme »…
Croisant les collections du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Genève et de la Fondation Martin Bodmer, ce catalogue profus expose tant une tablette cunéiforme qu’un carnet des tranchées de la Première Guerre mondiale, qui n’hésitent pas à côtoyer les délicieuses élucubrations de nos artistes contemporains. Et par la grâce du hasard s’y rencontre un cahier d’écolier détourné par Alberto Manguel, pour y inscrire son autoportrait au travers de l’histoire de la littérature et y dessiner le plan de sa bibliothèque en son presbytère…
Nettement plus austère, Singuliers, qui accompagne l'exposition présentée à l'abbaye d'Ardenne lors de l'été 2022, dans les locaux de l’Imec, ou Institut de la mémoire contemporaine. Une fois de plus conçue par Thierry Davila et réalisée en partenariat avec la Fondation Martin Bodmer mais aussi le musée d'Art moderne et contemporain de Genève, elle se double d’un volume valorisant les carnets, cahiers et manuscrits d'écrivains, d'artistes, de philosophes, toujours inédits. Ils sont une fois de plus uniques, leur graphie, leur facture, leur beauté hiératique leur conférant une exception plastique. Un traité polémique d'Isaac Newton sur l'Église voisine avec un premier essai de Jean-Jacques Rousseau sur l'éducation, les ajouts manuscrits d'Artur Schopenhauer sillonnent les pages de son œuvre inachevable, les pages noires ou colorées de Laurence Sterne étonnent l'édition originale de Tristram Shandy... Cependant le XX° siècle a la part belle, avec des pièces d'archives d'auteurs et artistes avant-gardistes, parmi lesquels William S. Burroughs, Robert Filliou, Gisèle Freund, Philippe Lacoue-Labarthe, Henri Michaux, Wajdi Mouawad, Jean-Luc Nancy ou encore Antoine Vitez. Entre manuscrits et livres faits mains, imprimés retouchés, de rares illustrations, dessins ou photographies ponctuent les graphies évidemment personnelles des concepteurs. Il faut alors remarquer un rare exemplaire du Traité des couleurs de Goethe, dans lequel « l’éventail colorimétrique » fut colorié manuellement. Près de deux siècles tard, Fred Kupferman charge son journal intime d’encres hallucinatoires, les bonshommes d’Henri Michaux dansent entre signes, pictogrammes et hiéroglyphes. Malgré les supports papier souvent modestes, la main singulière de l’auteur est émouvante autant que cérébrale, impressionnante sans aucun doute.
Mené sous l’égide de Thierry Davilla et avec la collaboration de Jacques Berchtold, Nicolas Ducimetière et Christophe Impériali, Uniques permet un voyage inédit parmi les mains des écrivains, des artistes, au point de donner à rêver : qui sait si nous saurions mener à bien de telles intensités de l’intellect et de l’esthétique ? Le défi est lancé, à vos plumes, à vos pinceaux ! Ainsi vous serez maître d’une bibliothèque unique, qu’elle ne soit faite que de votre unicum ou qu’elle soit chargée de cosmopolites rayonnages, ornés de volumes curieux et savants. Voire de premières éditions dédicacées recelées par l’antre d’un voleur, comme le maniaque débusqué par Allison Hoover Bartlett, que nous ne conseillerons pas d’imiter. Mieux vaut alors une honnête collection de poche, mêlée de quelques livres anciens, découverts dans les vide-greniers ou chez les bouquinistes, comme celle d’Alberto Manguel, ou, qui sait, si l’on sait fouiner et thésauriser, de rares incunables.
Jean Pruvost : Nos ancêtres les Arabes. Ce que le français doit à la langue arabe,
Points, 410 p, 8,10 €.
Gerbert Rambaud : La France et l’Islam au fil de l’Histoire,
Editions du Rocher, 324 p, 21,90 €.
Si les ethnies qui composent en Islam l’oumma, c’est-à-dire « la communauté des croyants », sont infiniment variées, sa langue les unifie : toute ou presque sa pensée religieuse, sinon politique, parle arabe. Or l’expansion territoriale de cette religion combattante entraîna forcément l’ensemencement de ses vocables. Aussi un saupoudrage de l’arabe a-t-il germé dans la langue de Molière. De même, depuis le huitième siècle, elle n’a pas manqué de laisser de graves cicatrices sur le sol et dans la mémoire de notre pays. Il n’est cependant pas certain à cet égard que Jean Pruvost, avec Nos ancêtres les Arabes. Ce que le français doit à la langue arabe, et Gerbert Rambaud, avec La France et l’Islam au fil de l’Histoire, fassent toujours preuve de la même pertinence… Le plaisir de la langue ne doit pas masquer bien des déplaisirs.
Peut-on imaginer un titre aussi stupide ? Nos ancêtres les Arabes ! S’agit-il de réécrire l’Histoire au point de l’effacer, d’être complice de certaines pages de l’Histoire mondiale de la France[1] ? D’éradiquer la langue et l’identité françaises, même si ce dernier terme est passablement malaisé[2] ? Certes, il y a bien là un brin de provocation envers la formule abusive « nos ancêtres les Gaulois », car si nos ancêtres réels, au sens génétique, sont pour la plupart gaulois, nos ancêtres culturels furent avant tout les Romains et Grecs, puis les Judéo-chrétiens. Admettons alors que l’auteur de ces modestes lignes est cette fois-ci inaccessible à l’humour, même si le roman national qui s’enorgueillit de notre filiation gauloise fut passablement ridicule, surtout lorsqu’il fut ânonné en Afrique, pendant la colonisation. Il est vrai que le nombre des vocables gaulois, « dont la langue a en réalité disparu depuis le IV° siècle », précise Jean Pruvost, qui soient restés dans notre langue est infime, une centaine peut-être, parmi lesquels l’alouette, l’ambassadeur, le barde, le truand et les verbes jaillir et rayer…
Dommage, car un tel titre, qui unit la lâcheté, la dhimmitude et le mensonge, sans compter, last but not least, la démagogie et l’opportunisme, cache et dessert un travail de lexicologie fort respectable, une analyse documentée impressionnante. Car il y est question de Ce que le français doit à la langue arabe. Quoique là encore il faille pointer pour le moins une indélicatesse : « l’arabe vient en troisième position après l’anglais et l’italien pour la quantité de termes intégrés au français ». La formulation retorse passe sous silence le fait que 80 % de nos mots viennent du latin, que l’on oublie ici le grec pour 10% et qu’en fait il n’y en a guère plus de 0,7% qui relèvent de l’arabe, soit environ cinq cents, loin derrière l’italien et l’anglais. Il ne faudrait pas oublier que l’arabe lui-même puise nombre de ses mots à d’autres langues (le castrum latin a donné le ksar) et que l’entier de son vocabulaire de Philosophie (falsafa) et de sciences fut fondé par des Syriaques, souvent chrétiens, à partir du grec.
En effet, entre la colonisation musulmane du bassin Méditerranéen, les Croisades, les échanges commerciaux, les pieds-noirs, l’immigration et le rap, comme toute langue qui s’enrichit de nouveautés venues d’ailleurs, celle de Molière connait l’alcool et l’alchimie (le préfixe al, courant dans la langue de Cervantès, est arabe), l’artichaut et l’estragon, le haschich et le bakchich (passé à l’arabe depuis le perse), l’orange, la banane et l’abricot, la jupe et le henné, la bougie et la carafe, le zéro et le zénith, l’azur et le hasard, le caïd et le camelot, les échecs et le luth…
Molière d’ailleurs intègre un « Mamamouchi » à son Bourgeois gentilhomme, comme La Fontaine, après avoir épuisé les fables d’Esope et de Phèdre, se tourne vers celles du Livre de Kalila et Dimna, de l’arabe d’Ibn AL-Muqaffa’[3], quoique ce dernier se contentât de les traduire d’un original indien perdu… Et, merveille des merveilles, n’oublions pas Les Mille et une nuits, traduites de l’arabe par Galland, quoique là encore à peu près tous ses contes viennent de la Perse, de l’Inde et de la Chine.... D’où le rôle de passeur des savants et des commerçants arabes, qui échangent de nouveaux produits en transmettant des mots nouveaux.
Ainsi Jean Pruvost relève des évidences qu’il est bon de rappeler : « On parle arabe dès qu’on se lève : une tasse de café, avec ou sans sucre ? » » Merci, plutôt un jus d’orange ». Quatre mots issus de la langue arabe ». Ce sont des vocables de nécessité, comme orange ou coton ; alors qu’il en existe de luxe, selon la distinction de Jean Pruvost, comme talisman ou azimut. Voici, de la même veine, quelques mots scientifiques comme le zénith, le zéro (quoique le concept soit d’origine mésopotamienne), l’algèbre, lui-même dérivé du titre d'un ouvrage rédigé vers 825, le Kitāb al-mukhtaṣar fī ḥisāb al-jabr wa-l-muqābala (« Abrégé du calcul par la restauration et la comparaison »), du mathématicien d'origine persane Al-Khwarizmi. N’ayons garde d’oublier les chiffres arabes, quoiqu’ils soient proprement indiens, et que les Arabes n’aient fait que les utiliser et les transmettre, jusqu’à ce que l’Italien Leonardo Fibonacci (l’auteur de la fameuse suite) publie en 1202 son Liber abaci, permette l’explosion du calcul et des mathématiques modernes. Mais aussi évidemment religieux : le Coran signifiant récitation, Islam signifiant soumission, et autre mosquée, minaret, muezzin…
Le verbe kiffer, devenu courant, voire vulgaire[4], vient lui du kief, le cannabis. Et pour rester dans les bas-fonds de la vulgarité, qui, n’en doutons pas, est de toutes les (in)cultures et langues : le « wesh », à la fois interjection amicale ou provocatrice, à la fois « salut » ou « quoi ? », à la fois un individu, de façon péjorative.
Cependant on se serait bien passé du ramadan qui a donné le ramdam (un bruit, un raffut excessifs), d’halal et haram (pur et impur) à cause desquels nous apprenons qu’outre le porc, les chiens et la couleur rouge sont voués à l’exécration. De Dar al-Islam et de Dar al-Harb, ces territoires de la paix, soumis à l’Islam, et ceux de la guerre où l’Islam ne doit avoir de cesse de s’implanter en appliquant sa tyrannie meurtrière. De dhimmi - lorsque les Chrétiens et Juifs sont soumis à l’impôt, au mépris, aux exactions, voire aux massacres -, de djihad et de moudjahidin, de taqiya (la dissimulation). Voire d’assassins (quoique l’étymologie soit ici discutée et que de tels personnages soient consubstantiels à l’humanité entière) venus des hachichins, une secte ismaélite qui droguait ses jeunes adeptes et les plongeait parmi les houris avant de les expédier nantis d’un couteau sacré…
Voilà pourquoi nous nous enrichissons en nous appauvrissant, ce que ne dit pas notre lexicologue…
Reste que l’ouvrage de Jean Pruvost, même s’il vient après le Dictionnaire des mots français d’origine arabe, de Salah Guemriche[5], une fois passé nos précautions qui sont plus que rhétoriques, est une mine d’érudition, sans la moindre cuistrerie, une promenade curieuse et gourmande en pays de vocabulaire, parmi laquelle l’on apprend sans pesanteur ni ennui l’origine trop souvent ignorée de nos mots d’usage et de moins d’usage, aussi bien du point de vue historique que de l’évolution historique. Il procède par ordre alphabétique, mais aussi thématique, nous entretenant du corps et de la sexualité, de la médecine et du vêtement, de la nourriture et du combat, parmi vingt-six thèmes.
L’on aurait bien plus de surprises encore à faire le même voyage auprès des mots venus de l’italien par exemple : ne serait-ce qu’au travers de notre vocabulaire culinaire, et musical qui est tout imprégné de sonates, de piano, de concerto et de vivace… Si l’on ne pense qu’à l’anglais qui lui-même s’enrichit du français via les conquêtes normandes, songeons à l’hébreu, qui nous a transmis l’abracadabra, l’Eden et Satan, Pâques et sémite, l’échalote et le cidre, le chameau et l’onanisme. Et, ô surprise, le mot « palestinien » ; et encore, ô ironie, le mot « arabe » lui-même !
Irons-nous jusqu’au japonais avec le zen et le haïku, l’ikebana et le manga, le bento et le bonsaï, le karaoké et le kamikaze, le sumo et l’origami… La langue est plastique, accueillante, enrichissante et richissime. Car amenant de nouveaux mots, elle ouvre de nouveaux univers, de nouvelles béances…
Une fois de plus, recourons à la connaissance du passé pour comprendre le présent, voire le futur. Au « fil de l’Histoire », la France et l’Islam sont liés pour le meilleur et plus souvent pour le pire, car, à lire Gerbert Rambaud, les visés de cette religion politique agressent bien souvent la destinée française. Ce sont, pour reprendre l'euphémisme du sous-titre, « Quinze siècles de relations tumultueuses ». Quelques points saillants émaillent cet essai d’une grande clarté : les invasions sarrasines, les croisades, la colonisation et l’invasion d’aujourd’hui. L’expansion médiévale de l’Islam est un déferlement meurtrier (la conversion ou la mort, l’esclavage ou la dhimmitude) qui balaie le Proche-Orient, le Maghreb, les Balkans et la moitié de la France. Perpignan, en 720, voit tous ses habitants tués ou rendus esclaves, Bordeaux est pillé, Sens est assiégée, « Narbonne restera sous domination musulmane pendant quarante ans, jusqu’en 759 ». Les armées sarrasines, « combattants du jihad pour la foi », envahissent la Provence, la vallée du Rhône, l’Aquitaine, entassent pillages et carnages, jusqu’aux coups d’arrêts de Charles Martel et d’Eudes d’Aquitaine. Même si les saccages de Marseille (entre autres) se perpétuent, même si le massif des Maures, au nom révélateur) est occupé pendant un siècle, jusqu’en 990.
Survenues entre 1095 et 1291, les neuf croisades, dont « le lancement est une réplique aux invasions sarrasines », donnent aujourd’hui lieu à un jugement « totalement anachronique ». Certes violences, massacres et pillages par les Chrétiens ont bien eu lieu, mais hélas comme dans toute guerre, et en répondant aux Sarrasins égorgeurs, mais sachons que les exactions des Croisés contre les Juifs et le saccage de Constantinople furent condamnés par l’Eglise.
Passons sur des épisodes, pourtant non dénués d’intérêt, lors desquels les souverains fomentaient des alliances avec l’empire ottoman, pour contrer la puissance anglaise…
Cependant la piraterie infeste la Méditerranée, car « l’esclavage est pratiqué de manière industrielle par les pirates musulmans », au point que « entre les XVI° et XVIII° siècles, plus d’un million d’Européens seront réduits à l’esclavage par les Barbaresques ». Voilà qui pousse les Français, les Anglais, et même les Américains (en 1815) à sévir, jusqu’à ce qu’Alger soit prise par les Français en 1830. Ensuite la colonisation (dont les gens de gauche comme Jules Ferry sont des fervents) mettra à peu près fin à l’esclavage islamique, ce que l’on oublie trop souvent.
Lors de la décolonisation, le Front de Libération Nationale algérien cumule deux handicaps : il est conjointement socialiste et islamiste : « une fois l’indépendance acquise, l’islam devient religion d’Etat ». Les Harkis, qui ont combattus aux côtés des Français, se replient dans l’hexagone pour échapper au massacre, méprisés : « la gauche les a assimilés à des traitres, à des collabos et ne s’en est pas préoccupé ». En France quelques rares grands esprits, tels le Général De Gaulle et André Malraux, sont alors conscients de la dangerosité de ce théocratisme qui pouvait renaître du ressentiment et d’un orgueil identitaire. Or « pendant près de trente ans, il est d’une discrétion totale », mais le « regroupement familial » mis en place par Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac va contribuer à changer la donne. Jusqu’à ce que sonne le réveil des consciences anesthésiées : l’année 2016 sacrifie 245 morts sous les coups du terrorisme islamique. Il est temps de comprendre la puissance d’une telle religion, qui prétend interdire toute critique à son égard et imposer ses mœurs liberticides au prix du sang[6].
« Et maintenant ? », se demande le dernier chapitre de Gerbert Rambaud. L’Historien, par ailleurs connaisseur du Droit puisqu’il est avocat aux barreaux de Paris et de Lyon, et quoique avec prudence, ne laisse pas sourdre un optimisme béat. En effet, l’on soutient la prétendue Palestine, non sans un nauséabond relent d’antisémitisme, les « rebelles syriens, dont la majorité est composée d’islamistes », l’on avalise « l’islamophobie », alors qu’il ne s’agit que d’argumentation critique. Quoique la loi « Informatique et libertés », interdise indûment la publication d’informations religieuses et ethniques, l’on peut penser que l’estimation d’une « rescapée du salafisme[7] », c’est-à-dire huit millions de Musulmans en France, soit proche de la réalité, sans compter l’évolution démographique bien plus ardente que celle des Français non-Musulmans. L’on comptait d’ailleurs 2200 mosquées sur le sol métropolitain en 2015. Certes tous ne sont peut-être pas des radicaux, mais combien sont ceux qui s’ouvrent à un réel libéralisme des mœurs ? 50% des habitants de Roubaix sont Musulmans, affirme Gerbert Rambaud, 42% des naissances de l’année 2016 en Seine Saint-Denis portent des prénoms musulmans (17,3 % dix ans plus tôt), selon le très officiel Institut National des Statistiques Economiques. Et les voici inféodés par des imams exportés par les pays du Golfe, du Maghreb, la Turquie, infiltrés par le salafisme, le wahhabisme, les Frères musulmans…
« Aucun exemple dans l’Histoire n’a montré une civilisation multiculturelle réussie dans la durée », déplore notre historien. Si ce n’était que cela ! Mais l’Islam est ataviquement imperméable au multiculturalisme. Là encore, outre la connaissance du passé, la connaissance des religions, de cette religion, de son livre et de ses lois[8], fait tragiquement défaut à l’immense majorité de nos contemporains.
La « laïcisation des valeurs chrétiennes », dont les Droits de l’homme sont issus, s’est faite lentement, parfois dans la douleur des exactions et spoliations lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Il est à craindre que cette dernière couleuvre avalée, la vipère vieille de quinze siècles soit un boa constrictor. Aussi la France, et l’Occident tout entier ne sont déjà plus entièrement Dar al-Harb, mais par bribes en extension Dar al-Islam, parce que déjà conquis, ce qui est le devoir de tout bon Musulman. Comme le répète le cheik Yousouf al-Qaradawi (en 2012 à Rome) : « Avec vos lois démocratiques, nous vous coloniserons. Avec nos lois coraniques, nous vous dominerons ». En effet l’ONU (où siègent 57 pays musulmans au travers de l’Organisme de Coopération Islamique) « préconise pour la France l’entrée de 16 millions de migrants de 2020 à 2040, quand « la Commission Européenne de Bruxelles, intitulée Eurislam, promeut le multiculturalisme et donc l’implantation de l’Islam pour ces mêmes migrants. Avec financement des fonds européens, bien évidemment ». Faut-il qualifier de tels objectifs de traîtrise ? « A-t-on peur d’affirmer les valeurs qui ont fondé la France ? conclue Gerbert Rambaud, qui souhaite par ailleurs que les Musulmans qui les refusent accomplissent leur « hijra », « leur retour en terre d’Islam, quittant la terre des incroyants » ; sauf qu’ils ont de fait conquis « les territoires perdus de la République[9] ». Beat Ye’or n’avait peut-être pas joué que dans l’arène de la théorie du complot pour hallucinés d’extrême droite en anticipant « l’Eurabia[10] ». Reste que la vocation de l’Historien, s’il peut et doit faire bénéficier son lecteur des leçons du passé, du plus lointain au plus proche, n’est pas de l’ordre de la prédictologie oraculaire[11].
L’ouvrage de Gerbert Rambaud, qui est loin d’être celui d’un naïf, estun récit argumenté clair, synthétique, informé, direct et cependant nuancé, ne masquant ni les avantages ni les inconvénients de la colonisation par exemple. Si la thèse n’est pas agressive, l’on en ressort pour le moins méfiant envers un expansionnisme musulman, qui, malgré de salutaires et provisoires coups d’arrêts depuis quinze siècles, redevient plus agressif que jamais et ne semble pas près de se convertir à la tolérance et à la paix…
Quod erat demonstrandum : l’enrichissement du langage d’une nation vient aussi bien des amis que des ennemis (dont il faut à cet égard apprendre l'idiome) à moins qu’il ne devienne un appauvrissement, un étranglement de la langue. Gardons le langage et sa multiplicité originaire et créatrice, mais gardons-nous de nos ennemis. Pendant plus de deux siècles les Sarazins ont dévasté la France ; en faudra-t-il autant pour les subir de nouveau, quand l’Espagne a dû user de huit siècles pour s’en libérer, même si la société d’Isabelle la Catholique n’était guère libérale. Prenons-y garde, ce n’est pas aujourd’hui, et à la mode médiévale, une armée déferlant toutes armes dehors ; mais une masse d’abord silencieuse, puis, usant de ses atouts démographiques avec le concours de migrants et des prosélytes pétrodollars des monarchies du Golfe, un concours de pratiques tyranniques, totalitaires : le halal et le haram, les femmes voilées, le mariage forcé, le retour du blasphème interdit et condamné, les tribunaux de la charia, les Lumières étouffées par l’obscurantisme… Est-ce ce que nous voulons pour nos enfants ?
Françoise Coblence : Le Dandysme, obligation d’incertitude,
Klincksieck, 2018, 368 p, 23,50 €.
Jules Barbey d’Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell,
Rivages, 2018, 153 p, 6,32 €.
L’insolence, le luxe et la vanité sont des vices pourfendus par la plupart des moralistes ; cependant pour le dandy ce sont des qualités. De George Brummell à David Bowie, figures iconiques, en passant par les commentateurs, qui offrirent au premier ses lettres de noblesses esthétiques, Charles Baudelaire et Jules Barbey d’Aurevilly, voici les héros de l’essai de François de Coblence : Le Dandysme. Ce dernier concept n’est-il que le reflet d’un beau superficiel ? Chaussant bottes vernies et nœuds papillons fleuris, deviendrons-nous dandys après de telles lectures ? À moins que le dandysme soit la sauvegarde de l’individualisme et de la beauté…
Alors que l’étymologie la plus probable fait remonter le mot anglais depuis le français « dandin », qui est un niais qui se dandine, s’agit-il de radicalité rebelle et sublime, ou de masque de la vacuité ? Ce pourquoi Françoise Coblence, universitaire et professeure émérite d’esthétique, propose à son essai Le Dandysme, le sous-titre suivant : « obligation d’incertitude ». L’on pourrait penser effet que l’élégance d’un Brummell serait autant matérielle que spirituelle, or, affirme-t-elle, son impassibilité n’aurait d’autre transparence que celle de l’effacement, voire du vide. Créant sa propre mode, il est aussi fugace que la mode, à moins d’en figurer une acmé indémodable.
Glissons sur une introduction un brin verbeuse, pour entrer dans le vif du sujet, avec George Brummell telle qu’en lui-même. Jalousé jusque par le poèteLord Byron, il a « régné en despote » sur la bonne société de son temps. Et bien que jugé comme « le plus grand des petits esprits » par Hazlitt, il continua de fasciner jusqu’à Virginia Woolf ou Edith Sitwell, qui lui consacrèrent des essais. Une si superficielle esthétisation de sa vie laisse alors rêver à un moi réalisé dans une dimension bien plus parfaite.
Né en 1778 à Londres et mort en 1840 à Caen, George Brummell est l’archétype du dandysme. Arbitre des élégances britanniques, favori du Prince de Galles - le futur roi George V -, le beau Brummell aux bouffantes cravates blanches qui le condamnaient à une raideur exemplaire, n’accéda à la célébrité que par « ses bons mots, ses vêtements, ses attitudes », lorsqu’en 1798 il s’installa dans la capitale londonienne. Beauté insipide, George Brummell sut briller par sa mise impeccable, sa vêture couleur « beurre frais » et « feuille morte ». Ses pantalons à sous-pieds, ses gants, son « art de la cravate », nouée en un chef-d’œuvre immaculé, étaient caressés par une admiration unanime. Il y ajoutait une impertinence parfois cruelle. Les clubs les plus fashionable lui faisait fête. Hélas, malgré sa modération financière et son absence de libertinage, il abusa de l’alcool, du jeu, puis s’endetta lourdement. Fuyant la banqueroute, il alla s’installer à Calais en 1817, pour se ranger et devenir un « dandy-douairier ». Ephémère consul d’Angleterre à Caen, il fut pourtant livré à la disgrâce, avant de subir l’infamie de la pauvreté et de la déchéance. Il souffrit tant de paralysie que de prison pour dettes, de syphilis que de gloutonnerie, devint « un vieillard sénile et dégoûtant » : il mourut à l’hospice, frappé d'une irrépressible démence. Requiescat in pace.
Il avait cependant su mettre en scène son apparence et son existence, au point qu’il fut comparé à Napoléon par bien des commentateurs ; ce qui entraîne l’essayiste à des gloses, ici peut-être superfétatoires, y compris en passant par Machiavel. Proposée par Françoise Coblence, la comparaison de Brummell, arbitre des élégances devant le roi, qui tentait vainement de l’imiter, avec Pétrone « conseiller en plaisirs » devant Néron, est bien plus judicieuse. Avec justesse, elle note que le dandysme n’est pas le snobisme, trop conventionnel. Il est cependant, de toute évidence, un narcissisme, celui d’un homme qui ne peut aimer autrui, pas même une femme, tant « il unit ainsi le féminin et le masculin » en sa gracieuse marionnette.
Remarqué, quoiqu’affectant avec flegme de ne pas être remarqué, il impose une morgue insolente, un humour piquant, mais peu spirituel (il surnomma le Régent « Big Ben »), en tout cas dépourvu de tout fond de sagesse et qui n’a rien du Witz romantique. Il écrivit pourtant un livre sur l’histoire du costume : Male and female costume[1], qui n’a pas eu apparemment les honneurs de la traduction. L’on peut supposer qu’il y fait preuve de plus de finesse que l’esprit borné du personnage. Ce qui faisait dire à Balzac : « le Dandysme est une hérésie de la vie élégante[2] ». Aussi l’auteur de La Comédie humaine est-il le créateur de dandys finalement plus excitants comme Maxime de Trailles. De même l’on n’oublie pas les figures de Julien Sorel, chez Stendhal, ou de Fortunio, chez Théophile Gautier…
Cultivant un je ne sais quoi d’excentrique dans la parfaite neutralité du bien-mis, sa sobriété distinguée toute moderne, son exquise modération vestimentaire contrastent avec la « Dandymania » qui sévit à partir de 1810, affichant une dommageable outrance. Le ridicule des « dandy-lions » permit aux caricaturistes de s’en donner à cœur-joie, y compris à l’égard de leurs complices féminines. Ainsi Thomas Carlyle, dans son Sartor Resartus, se moqua des adeptes d’une secte dandie…
Replacer le phénomène du dandysme et sa vogue, tant salonarde que romanesque, dans le contexte historique et politique, car il est une forme « d’élévation sociale », voire une doxa tyrannique, est une des vertus du travail de l’essayiste. Ainsi, l’individualisme démocratique, tel que décrit par Tocqueville, favorise l’irruption de personnalités singulières. Cependant notre universitaire ose comparer le « puritanisme » de Brummell, cet « inventeur de la mode bourgeoise », avec l’ascétisme, y compris vestimentaire, de Robespierre…
L’ouvrage de Françoise Coblence, touffu, profus, est effectivement un essai d’esthétique (elle s’appuie d’ailleurs pertinemment sur l’Esthétique d’Hegel, en particulier ses pages sur l’habillement), s’attachant à inscrire son sujet bien au-delà du phénomène de mode, mais dans une vaste et rhizomatique perspective philosophique. Erudit, précisément et abondamment documenté, passionnant même, il souffre non seulement du manque de concision de son introduction (sachant de plus qu’elle est précédée d’une préface), mais aussi d’un rien de pédantisme, citant à l’envi, et avec une pertinence parfois sûre, parfois inégale, Hannah Arendt, Jürgen Habermas, Gottfried Wilhelm Leibnitz, Sigmund Freud, Jean-François Lyotard, Derrida et nous en passons…
Autre petit bémol à ne pas négliger : dommage que l’édition ne relève guère de l’esthétique dandie, lorsque Klinckieck offre une blanche couverture digne de la sobriété la plus anorexique.
Jules Barbey d'Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell, Lemerre, 1879.
Photo : T. Guinhut.
Affichant lui-même une tenue voyante, car il aimait les gilets de velours rouge, les châles roses et les vastes manteaux noirs, Jules Barbey d’Aurevilly publia dès 1845 Du Dandysme et de George Brummell, qui conjugue la biographie et l’essai philosophique, sans omettre une suprême élégance du style. Il le sait fort bien, le dandysme ne se suffit pas de « l’art de la mise ». L’un de ses héros, le Comte de Savigny des Diaboliques, lui-même de noir vêtu, compare la femme qui l’accompagne à une panthère noire, une sorte de Jeanne Duval devenue dandie. Ils sont, dans son essai, des « Machiavels de l’élégance », même s’ils pourraient être « encore plus niais que les Machiavels de la politique ».
Pour revenir au Beau Brummell, il est, selon Barbey d’Aurevilly, le « souverain futile d’un monde futile », le parangon de la « vanité » et de la « fatuité ». Pour lui, la singularité anglaise du personnage fait que « le pays de Richelieu ne produira pas de Brummell ». Ce dernier, dont le luxe « était plus intelligent qu’éclatant », « n’eut point ce quelque chose qui était chez les uns de la passion ou du génie, chez les autres une haute naissance, une immense fortune. Il gagna à cette indigence ; car réduit à la seule force de ce qui le distingua, il s’éleva au rang d’une chose : il fut le dandysme même ». Est-ce à dire qu’il fut le créateur d’un art nouveau ? C’est bien ce sur quoi insiste l’écrivain, qui lui voyait « un air de sphinx », et le louait avec finesse : « L’Ironie est un génie qui dispense de tous les autres ». Mais aussi avec le sens de la formule qui fait mouche : « Ses mots crucifiaient ».
Dans une prose somptueuse, Barbey d’Aurevilly admire jusqu’à l’hyperbole son personnage tout en gardant une salutaire distance. De l’écrivain l’on peut dire, comme il le note à l’égard de son héros : « Il n’avait jamais le vertige des têtes qu’il tournait »…
Baudelaire critique d'art, avec une oeuvre de Constantin Guys,
Club des Libraires de France, 1956.
Cependant avec Baudelaire, le dandysme, opposé à la superficialité brummellienne, devient absolument un art, au sens le plus noble du terme. Originalité, élégance, mélancolie, pénétration intellectuelle sont parmi les points saillants de la personnalité de celui qui cultive son personnage et son apparence, affichant un habit noir et une cravate sang de bœuf comme un blason de l’artiste. L’esthétique du spleen, voire de la « charogne[3] », saura mieux choquer dans Les Fleurs du mal.
Or le dandysme peut sembler une société secrète, « une institution vague, aussi bizarre que le duel », dont les lois, quoique non réellement écrites, passent pour rigoureuses. Dans le texte le plus essentiel qui soit sur le dandysme, Baudelaire, à l’occasion du Peintre de la vie moderne[4] », publié dans Le Figaro en 1863, met en avant, pour celui « qui n’a pas d’autre profession que l’élégance », donc nanti d’une suffisante fortune, l’obligation de « cultiver l’idée du beau » et de la distinction, y compris à l’égard de sa propre personne. Certes la toilette n’est pas tout ; elle n’est « qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit », ce qui fait d’ailleurs douter que Brummell soit le dandy par excellence.
« Le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné », de « se faire une originalité dans les limites extérieures des convenances », la « simplicité absolue », le « besoin ardent de se faire une originalité », telles sont les maximes de l’auteur des Fleurs du mal à l’égard de ce qui est « une espèce de religion ». Grave jusque dans la frivolité, impertinent et cependant froid, défiant les normes sociales, le dandy, « en qui le joli et le redoutable se confondent », devient alors une icône du romantisme, ce jusque dans le décadentisme de la seconde moitié du XX° siècle. Celui qui réclamait d’être romantique et donc moderne, voit dans cette figure « le dernier éclat d’héroïsme », parmi les « mortels vulgaires », parmi cet « homme des foules » venu d’Edgar Allan Poe et analysé par Walter Benjamin[5]. De même, peut-on penser que la « passante » du sonnet éponyme de Baudelaire est une dandie :
« La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Ainsi l’auteur du Spleen de Paris peint-il son fantasme et son double, non loin d’un artiste dont il aimait le crayon et l'aquarelle, Constantin Guys, au point d'être pour lui « le peintre de la vie moderne »…
Le dandy continua d’être le chéri des Lettres, affectant aussi bien Oscar Wilde que ses personnages, y compris conspué, comme le vieillissant Charlus de Marcel Proust. De Huysmans à Drieu La Rochelle, une confrérie secrète est lisible en filigrane. La peinture recèle également ses figures dont la pose fait preuve d’autant de chien que leurs œuvres, de Duchamp à Monory. Paradoxalement, à l’ère de la reproduction technique de l’œuvre d’art, telle que théorisée par Walter Benjamin[7], les artistes ou camelots du cinéma, de la chanson et du rock cultivent une singularité excentriquement érotique face à la foule de leurs fans : Jim Morrison, Lou Reed… Marilyn Monroe, Ava Gardner, Madonna manifestent quant à elles une féminisation du dandysme. Sont-ils aussi futiles que Brummell, ou riches de la complexité créatrice d’un Baudelaire ?
Qui sont, au-delà du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, les dandys d’aujourd’hui ? Karl Lagerfeld, photographe précis et couturier inventif, qui se hausse le menton d’un col blanc dans son habit noir, qui ne méprisa pas de s’afficher avec le gilet jaune fluo de la sécurité routière, Serge Gainsbourg, adepte d’un ingénieux dandysme poubelle, d’ailleurs présent parmi les pages du Dictionnaire du dandysme[8]. Qui sait où va se nicher le chic, l’art de plaire et de déplaire, capables de se renouveler au-delà des modes et du prêt à porter, y compris de la pensée ? Qui sait encore si le bon goût, décrié par le relativisme[9], peut générer, non seulement un dandysme du vêtement et de l’allure, mais de l’élégance et de la justesse intellectuelle. Reprenons Baudelaire : « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire ». C’est presque le cas aujourd’hui du bon goût, en un joli paradoxe. Dans la mesure où il n’est pas égalitariste, le dandysme et le beau peuvent aller de pair en d’inédites combinaisons.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.