Quelque part dans l’horizon du temps, une apocalypse est probable. Fantasme ou certitude cosmologique ? Elle peut être une métaphore, soit la pétrification du monde au moyen d’une théocratie, ou l’éradication de la population mondiale, telles que les met en scène le romancier Boualem Sansal. Dans le premier cas, Vivre. Le compte à rebours, un espoir se fait jour au travers d’une indispensable sélection au service d’une humanité nouvelle. Dans le second, 2084. La fin du monde fait la démonstration désespérée d’un totalitarisme définitif. Le troublant diptyque n’est pas sans poser de sérieuses questions politiques et éthiques…
L’on sait que vivre est éphémère ; et que chacun d’être nous est sous l’épée de Damoclès d’un compte à rebours. Nous projetons nos espérances de survie et de renouvellement dans les générations suivantes. Mais qu’en est-il s’il s’agit de l’humanité toute entière ? Ou presque. Car, dans le roman de Boualem Sansal, intitulé Vivre, le narrateur découvre à Paris un « J-780 » peint en rouge sur la vitre d’une fenêtre, alors qu’il est le sujet d’une vision grandiose : « il a vu un immense vaisseau de feu surgir de la nuit infinie et dans d’immenses mouvements de panique sauver de l’humanité ce qui pouvait l’être ». Etreint par l’angoisse autant que par la prescience de l’événement considérable, il rencontre l’Américain Jason, auteur du graffiti régulièrement mis à jour. Leur complicité reste longtemps solitaire, jusqu’à ce qu’un troisième larron, Samuel, soit interrogé par la radio de « l’église évangélique des Appelés du Septième Jour ». Lui aussi, juché parmi les Monts Ozark, reçut une vision apocalyptique, « L’entité ou la Voix off laissait entendre qu’il nous reviendrait de sélectionner ceux qui seraient sauvés ».
Cependant le vaisseau salvateur, appelé « Ouamuamua », d’un vocable hawaïen pour « éclaireuse, messagère », poursuit sa course vers la terre. Il est plus que temps d’écarter ceux dont la responsabilité pénale pèse sur la terre : « la Covid chinoise, la terreur islamique, les zizanies arabes, les bombes russes […] le béatisme des wokistes ». Ou encore, « les pédophiles », « les gauchistes », « les violeurs », etc. « Pas de religion », décide Paolo. En effet lorsque sont convoqués les porte-paroles, l’intolérance est de mise. L’imam brille par son sectarisme et son djihadisme, l’hindouiste par son nationalisme, le rabbin, bien moins vindicatif, est cependant exclusif ; alors que le catholique s’en tire mieux, d’autant que le Pape François est peut-être un Appelé. Mais au contraire de maints mystiques d’occasion, l’Entité n’a rien d’un dieu…
Pas de gouvernements non plus, qui voudront capter la catastrophe à leur avantage et se pousser du coude lors de la salvation suprême et du chaos, quoiqu’ils ne sachent qu’armer une troisième guerre mondiale qui carbonise la chair avant même l’irruption du trou noir cosmique et brûlant…
Aussi faut-il penser « le sauvetage de l’humanité et refondation sur des bases intellectuelles, morales et spirituelles supérieures ». Malgré la délicate question d’un « principe moral supérieur » et de la nécessité de réduire par élimination des populations aux cultures inégales, voire délétères, les critères retenus seront la probité et l’intelligence : « le vaisseau est réglé sur nos ondes cérébrales, les Appelés seuls pourront en prendre possession et le piloter, selon des programmes inscrits dans nos mémoires par l’Entité, et n’embarquerons que ceux que nous aurons choisis selon nos critères ». Faut-il, craindre la disparition des bibliothèques, d’internet, au dépend de la connaissance. Rassurons-nous, cette même Entité en tient lieu, au centuple…
Bientôt, au cours de ces deux ans de montée de l’imminence, ce sont soixante-douze Appelés confirmés de trente-sept nationalités différentes »,
Outre la dynamique du suspense qui nous rapproche d’une inévitable apocalypse et d’une salvation réussie, le roman n’oublie pas les coups portés par la satire contre une société déliquescente. La compagne de Paolo, lui-même agrégé de mathématiques, enseigne le français dans une « sous-banlieue », là où l’école est victime « de la dictature des sectateurs ». Les universitaires ne sont pas épargnés, si philosophes qu’ils soient. Ou encore lorsqu’il est question du rêve : « Aux Etats-Unis, il sert à gagner de l’argent, en France, à en perdre ». La preuve, « la bureaucratie nationale et européenne », « l’écologie est un luxe ruineux ». Surtout quand « la France est devenue, à l’insu du ministre de l’Education nationale ou avec sa bénédiction, la plus grande, la plus pensante et la plus sinistre école d’écologie punitive du monde ». Voilà qui est bien senti et fera sursauter la cohorte des bien-pensants, qui liront également avec suspicion : « notre pays a virtuellement disparu de la carte, avalé par l’Europe, l’Afrique, l’Algérie, la Chine, le Qatar ». Souvenons-nous à cet égard que Boualem Sansal est lui-même Algérien, né à Alger en 1949, donc aux premières loges de l’observatoire du grand remplacement, et « sous la coupe totalitaire de l’islam ».
L’on devine que les services de renseignement s’en mêlent, FBI en tête, car au-dessus de la raison d’Etat, règne « la raison cosmique », mais sans dommage aucun envers nos Appelés. Auxquels se joignent d’autres radieux protagonistes : Camille Mo ou Badan, « l’enfant quantique », usant d’une langue riche, complexe et inconnue venue d’ailleurs et « qui avait pouvoir sur les événements ». À J-30, les Appelés étaient liés « par un cordon ombilical télépathique », et fin prêt pour l’ascension, pour, à J-5, « le vol de lucioles au-dessus d’un volcan en flammes » qui signe la mort définitive de la terre…
Mais cette « Terre-neuve » serait-elle longtemps un « Paradis premier » ? En effet, composée d’hommes ne risquerait-elle pas de devenir également un enfer…
De chapitre en chapitre, la catastrophe ultime s’approche au moyen d’un décompte inéluctable, jusqu’au « Jour J ». L’immense monologue intérieur, interrogeant « la bascule fantastique », et les attendus de la science-fiction, est malgré le peu d’action, intensément dramatique et palpitant. Même si l’on peut parfois s’impatienter d’un léger manque de concision et d’un millénarisme outrecuidant, nous sommes en présence d’une œuvre impressionnante, d’un roman polémique et poétique, roman philosophique crucial enfin.
Castillo de Alarcón, Cuenca, Castilla La Mancha.
Photo : T. Guinhut.
Où se trouve « l’Abistan » ? Parmi des montagnes ocres, brunes et lointaines, des déserts, du vide, ou au-delà du temps ? Dans une fiction, celle de Boualem Sansal, ou trop près de notre réel ? Au carrefour de maintes influences, d’une allusion non voilée à un chef d’œuvre indépassable, l’écrivain algérien parvient pourtant, comme avec une insolente et délicieuse aisance, à imprimer sa marque, indélébile qui sait, sur la tradition déjà foisonnante du roman d’anti-utopie. En une contrée imprécisée, en un futur fort précis, l’an 2084, quoique hypothétique pour qui ferait profession d’anticipation, un homme dresse le tableau cotonneux et terrible d’une théocratie hallucinante qu’il est inutile de nommer tant elle est reconnaissable : impossible, ou probable ?
En son sanatorium isolé, Ati voit passer de nombreux blessés qui lui révèlent par bribes l’envers du décor : il y a bien des dissidents qui fuient vers les confins la tyrannie heureuse d’Abi, « Délégué » sur terre du dieu unique Yölah. Une « Grande Guerre sainte », y compris nucléaire, a pourtant purifié le monde entier. Mieux vaut cacher ces informations, ce doute sacrilège, car « les V ont des antennes ultrasensibles ».
Au tournant de la première partie, Ati, à peu près guéri, quoique déclaré « À surveiller », quitte son sanatorium. Le voyage de retour dure un an, au travers de territoires encore marqués par les destructions, où « la misère était pantagruélique », jusqu’à la capitale, Qodsabad. Là il retrouve un studio, un travail d’archivage, sans se sentir « la force et le courage d’être un incroyant engagé ». Pourtant, sa curiosité inapaisée trouve la force de visiter « le ghetto dit des Renégats ». Lieu dévasté, où pullulent les graffitis obscènes et blasphématoires, où les femmes débraillées peuvent être coquettes, monde inverse et choquant pour Ati et son ami Koa, qui en viennent à être taraudés par le doute… Ainsi, les péripéties alternent : entre celles dévolues à Ati et celles du vaste monde dominé par le grand Abi, idéalement immobile, où chacun vit dans des conditions misérables, et cependant secoué de convulsions programmées, comme lorsque le village originel d’Abi est redécouvert, au point de devenir lieu de pèlerinage et motif de récrire le livre saint. Mais à mi-chemin du roman, l’inquiétude des personnages, sans compter celle des lecteurs emportés par un sombre suspense, s’intensifie : seront-ils découverts lors de leur voyage initiatique vers le pyramidal siège de « l’Abigouv » ; Ati n’est-il qu’un « cobaye » ; seront-ils bientôt châtiés selon la loi terrible d’Abi ?
Par un étrange retournement de situation, Ati est introduit dans un contre-monde, celui du luxe, où l’abilang n’a plus cours, où une conspiration lui sera révélée, quoique cachant peut-être une autre conspiration. Comme à la fin du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[1], l’intrépide héros, invité ou piégé sait-on, approchera les secrets et les rouages du pouvoir, non sans visiter « le vingtième siècle dans un musée ». Qui sait s’il saura passer la mythique « Frontière »…
C’est autant un conte d’aventure à demi légendaire qu’un essai de philosophie politique : « Dans un monde parfait, il n’y pas d’avenir, seulement le passé et ses légendes articulées dans un récit de commencement fantastique, pas d’évolution, aucune science ; il y a la Vérité, une et éternelle, et, toujours, à côté, est la Toute-Puissance qui veille sur elle ». Ou : « Le peuple serait donc une théorie, une de plus, contraire au principe d’humanité, toute entière cristallisée dans l’individu ». Ou bien : « La foi commençait par la peur et se poursuivait par la soumission ». Ou encore : « Le Système n’est jamais ébranlé par la révélation d’un fait gênant, mais renforcé par la récupération de ce fait ». Mieux, ou pire plutôt, le gouvernement suscite et entretient une opposition, de façon à souder le peuple dans sa guerre sainte aux nombreux martyrs et victimes.
Toute une géographie se dessine sous la précision borgésienne de Boualem Sansal. Outre les montagnes, gorges et immensités désertiques, la capitale oppose à ses ghettos où l’on ne pénètre que par contrebande, les quartiers gouvernementaux, en particulier « l’Abigouv », au centre duquel trône une pyramide démesurée, « avec sur les quatre versants de son pyramidion l’œil d’Abi couvant la ville, fouillant continûment le monde de ses rayons télépathiques ». Là également, Ati et Koa vont s’aventurer… Fantastique, zeste de science-fiction, atmosphère oppressante, réalisme parfois crû, tout concourt à la réussite d’un art difficile : celui de l’anti-utopie. Cependant, plutôt qu’une île d’Utopie, comme la conçut Thomas More[2], il s’agit là d’une contre-utopie continentale, voire planétaire.
L’allusion au 1984 d’Orwell[3] se précise lorsqu’au fronton du sanatorium est gravée cette date fondatrice. De plus, il s’agit expressément de parler l’ « Abilang », langue sacrée, comme il s’agissait de parler le novlangue, à l’exclusion de tout autre idiome. Les écrans muraux sont des « nadirs », auxquels s’ajoutent les confessions, neuf fois par jour, auprès des « Mockbis », soutenus par les « V », assurément télépathes. La guerre, pourtant passée sous silence, règne au-delà, quelque part, démentant la doxa selon laquelle le règne de Yölah est universel. Pour raccrocher le puzzle, nous apprenons, au détour d’un paragraphe, que l’Angsoc de Big Brother fut détruit par l’Abistan…
Il y a, inévitablement, un ministère de la « Santé morale », un autre « des Archives, des Livres sacrés et de la Mémoire sainte », des « Croyants Justiciers bénévoles ». Car il est à craindre qu’un jour ou l’autre, on se retrouve « au stade à prendre du nerf de bœuf et des pluies de pierres », parmi un « saint carnage ». Le spectacle est en effet, comme dans les jeux du cirque romain, ou dans les noces du sport et de la tyrannie parmi les pages de W ou le souvenir d’enfance de Georges Pérec[4], un couronnement du régime et un exutoire pour la population, dont les meilleurs doivent être les bourreaux.
Boualem Sansal a su non seulement créer un monde, mais aussi un langage, officiel et pervers : l’on porte le « burni » quand les femmes portent des « burniqabs », les mosquées sont des « mockbas », « Balis » est le contrepied diabolique de Yölah, l’abilang est souvent monosyllabique, évacuant la pensée, les renégats sont des « Regs », bien qu’ils se nomment eux-mêmes « Hors », ce qui viendrait de leur ancien dieu, Horus. Quant à leur emploi du mot « Bigaye », parfois gribouillé sur un poster d’Abi, il vient de « Big Eye », qui est sans nul doute un clin d’œil au regard omniprésent de Big Brother. Seul l’étrange Toz semble échapper à cette abjecte tyrannie, tout en conservant mains objets et connaissances de l’ancien monde, lui seul connait le « Démoc », une organisation secrète…
De même, l’écrivain a su écrire les versets, tirés des chapitres du « Livre d’Abi » (quoique tous les livres aient disparu) qui sont, de la manière la plus limpide, des récritures d’un modèle inspiré à un obscur et belliqueux prophète du VIIème siècle. Quoiqu’il faille se demander si assurément l’élève ne dépasse le maître en poésie : « Quand Yölah parle, il ne dit pas des mots, il crée des univers et ces univers sont des perles de lumière irradiantes autour de son cou ». Une mythologie et théologie nouvelles, quoiqu’à deux pas de leur modèle exécrable, gagnent en pittoresque et en intensité intellectuelle, puisque l’on peut lire la pyramide de « l’Abigouv », également appelée « Cité de Dieu », pour faire un sourire en coin à Saint-Augustin, de surcroit renforcée d’une muraille titanesque, comme une allusion à l’orgueil de la tour de Babel. Au contraire des sectateurs d’une religion aux aspirations totalitaires pas assez bien connues, Boualem Sansal a probablement lu Borges… Son magnifique 2084 est en effet la cristallisation d’une somme de mythes autant qu’une labyrinthique explosion d’ironies. Qui pourrait nous faire éclater de rire tant l’Abistan est fait d’une grotesque superbe, d’une féérie carcérale venue des Mille et une nuits, couronné par un gouvernement aux ramifications kafkaïennes, et tissé d’ubuesques complexités ; s’il ne fallait pas en pleurer des larmes d’abrutissement et de sang.
Algérien, né en 1949, Boualem Sansal[5] fut le contemporain des exactions du Groupe Islamique Armé dans les années 90, réprimées dans le sang. Fort critique envers le pouvoir algérien, en particulier de Boumédienne, il est parfois étrillé par la censure. Comme lorsque son roman Le Village de l’Allemand[6]osa un parallèle plus que judicieux entre nazisme et islamisme. Son essai, Gouverner au nom d’Allah[7], sous-titré « Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe », est une charge contre la théocratie aux mains des hommes. Sans cesse, y compris à l’occasion d’entretiens, il dénonce le totalitarisme religieux qui gangrène le Moyen-Orient, le pourtour méditerranéen et bien au-delà. Il va jusqu’à marquer à la culotte l’Occident qui selon lui a abandonné les Lumières : il est à craindre qu’il soit loin d’avoir tort en cette matière… De l’essai, en passant par ses récits, parfois en partie autobiographiques, jusqu’à l’apologue de 2084, Boualem Sansal défend les couleurs de l’humanisme avec autant de constance que d’envoûtant talent, dont nos romanciers hexagonaux, repliés sur la frilosité de leur blanc papier, feraient bien de prendre de la graine.
Car un tel roman a bien entendu une dimension pamphlétaire, y compris contre l’éducation, lorsqu’elle fait de vous un « avaleur de contes noirs et de légendes gamines, réciteur de versets abracadabrantesques, de slogans obtus et d’anathèmes insultants, et pour l’exercice physique, un parfait exécuteur de pogroms et de lynchages en tous genres ». En effet, selon Toz, maître de son musée de la vie humaine, « La religion, c’est vraiment le remède qui tue ». La seule erreur d’appréciation de Boualem Sansal réside en sa conviction que l’Abistan de 2084 vient « du dérèglement interne d’une religion ancienne », alors que cette dernière reste, ab ovo, une tyrannie fidèlement meurtrière[8].
Le sous-titre, « La fin du monde », était peut-être superflu, qu’importe. À moins qu’il faille plutôt y lire le début d’un monde, dans « le regard d’un homme qui, comme lui, avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel ». Souhaitons alors qu’un tel regard, « petite racine de liberté », se multiplie…
Si l’on ne doit guère prendre garde aux choix plus que discutables des Prix littéraires, on sera cependant ravi de constater que Prix du roman de l’Académie Française a au moins pour deux fois couronné des livres engagés, quoique chacun bien à leur manière, contre les totalitarismes : Les Bienveillantes de Jonathan Littell[9] et ce 2084. Ce dernier était en lice pour le Goncourt. On lui a pourtant préféré l’ambitieux et onirique Boussole de Mathias Enard[10], qui narre les errements d’un verbeux orientaliste un peu trop indulgent envers le Moyen-Orient et sa religion du Prophète ; ce qui en dit bien long sur le politiquement correct et la pusillanimité de notre classe médiatique déboussolée…
« Il est des musiques que l’on entend que dans la solitude, hors de l’enceinte sociale et de la surveillance policière. » C’est celle de ce récit de soumission et d’insoumission, ce conte philosophique, qu’il faudrait placer auprès de celui de Michel Houellebecq[11], d’un tel livre fantôme et cependant armé d’une forme satirique incommensurable contre une théocratie qu’il n’est nul besoin de nommer, tant son abomination sue par toutes les pages du roman de Boualem Sansal. Qui est en effet à la théocratie ce qu’Orwell est au nazi-communisme… Reste à se demander avec lui, touchés que nous sommes par « la rencontre explosive de la Liberté et de la Vérité » : « Comment convaincre les croyants qu’ils doivent cesser d’importuner la vie » ?
Le diptyque formé par Vivre et 2084 peut être lu comme une antithèse. Voulons-nous une tyrannie absolue et obscurantiste ? Laissons-nous alors soumettre par un islamiste théocratique - ce qui est un pléonasme - avant même 2084. À moins d’user de la volonté de vivre une humanité meilleure, sans en attendre à une fort hypothétique entité extraterrestre salvatrice…
Erasme avait fait de la folie des hommes un éloge paradoxal[1]. Nul doute que depuis son XV° et XVI° siècle, la matière n’a pas manqué de croître, de manière exponentielle. Parfois il vaut mieux, de crainte de la censure, de crainte d’être traité de provocateur, de « troll » comme l’on dit vulgairement aujourd’hui, ne pas attaquer les monstres sociétaux et politiques de front. Le recours à l’apologue, animalier par exemple, est alors recommandé, voire la pochade burlesque, pour dénoncer avec rire, finesse et verdeur les délires et manques de notre temps. De cette trempe est Alexis Legayet. Il use tour à tour de gallinacées comme personnages à l’occasion de son « Dieu-poulet », puis de plantes comme préalables à un « paradis », enfin d’un « syndrome » poétique et artistique afin de donner des leçons bien senties à nos contemporains. Un détective un brin loufoque servira la cause de l’écrivain afin de lutter contre une dangereuse épidémie artistique, puis d’aller à la recherche du meurtrier d’une sainte prostituée… Techno-sciences, véganisme, néo-féminisme, manipulation des gênes, misère sexuelle, tout est cible pour notre humoriste, et satiriste aux fictions croquignolesques, finalement délicieuses. Délivrez-nous du mâle[2] est un titre à cet égard explicite, alors qu’avec Chimères[3], il prend pour cible les heurts et malheurs de la gestation pour autrui. Pourquoi de tels romans doivent-ils trouver refuge chez de confidentiels éditeurs, éditeurs, d’autant plus dignes d’éloges qu’ils font un travail qui devrait incomber aux plus grands, par la taille du moins…
Un duo de gallinacés, dans l’élevage industriel de volailles A. Lounatcharski, chez Viktor Pelevine[4], romancier russe, avait élu les hommes pour leurs dieux. Renversement de tendance avec Alexis Legayet : ce ne sont plus les hommes qui sont les dieux des poulets, mais l’un d’entre eux qui devient le « Dieu Denis ou le divin poulet », selon un titre à la direction particulièrement loufoque, quoique les végans militants préfèreraient en grincer des dents élimés. Cependant l’heure est grave. Un type inédit de « serial killer » sévit. Non, il ne tue ni ne cuit pour les déguster ses frères humains, mais en contravention avec la « Loi éthique universelle signant l’abolition du meurtre, de la consommation et de l’exploitation de nos frères animaux » ! Frank en aurait bien plaisanté, mais devant son épouse Hélène, ce serait blasphème : « L’élévation morale de notre humanité réduisait le champ du rire autorisé comme peau de chagrin ».
Car une certaine Marthe (et non Marie) reçut l’annonciation : une poule qui n’a jamais connu de coq va concevoir « Denis, Fils du Très-Haut » ! Mais comment prêcher lorsque l’on est poussin piaillant ? Bientôt notre « Dieu-Denis » parvient à attirer l’attention en traçant des lettres dans la boue, puis en écrivant sur un smartphone. Ainsi un adolescent benêt persuadé par la bestiole devient-il « l’apôtre Jordan », bientôt flanqué de trois comparses. De surcroit, comment convaincre les incrédules, qui prennent les vidéos You Tube pour des bouffonneries ? Omnisciente comme il se doit, la bête emplumé pirate les sites internet de grandes marques de restauration, comme KFC, spécialiste en nuggets de poulets, ce pour « sauver les bêtes de l’Homme ». Sur les affiches, les publicités et les menus, la maltraitance animale éclate au grand jour, associant les camps d’exterminations nazis aux « camps de poules du Kentucky, trois millions de morts par an », en une burlesque reductio ad hitlerum. Au grand scandale d’une société qui voit décroître ses carnivores, quoique la police se charge d’arrêter les quatre apôtres et de faire griller le fauteur de trouble, dont la mort rachète les péchés des hommes contre leurs frères animaux, pour parler comme Saint-François d’Assise.
Devant la déshérence de l’Eglise catholique, il va bien falloir que la Papauté intègre celui qui est devenu « Père Jordan ». En conséquence, naîtra le « dieudenisme ». Les péripéties s’enchainent avec entrain, retrouvailles des apôtres, « siège de Rungis », « Sus aux bouchers », jusqu’au couronnement législatif et politique de la cause, en un abject semblant de théocratie, punissant le « crime contre l’animalité », imaginant de changer les génomes pour que les prédateurs bestiaux deviennent végétariens ; avenir qui n’est pas tout à fait improbable.
Voilà les bêtes redevenues sauvages, mais pourvues d’inhibiteurs cellulaires qui leur font cesser toute prédation dans les « zones familières ». Les restes d’un poulet « tandoori » sont exposés lors d’une cérémonie religieuse télévisée, face à un crucifix nanti d’un « poulet embroché ». L’on se demande « comment protéger les animaux les-uns des autres », si interdire aux bêtes « aux piscines publiques n’était pas une intolérable discrimination, tout à fait analogue aux pires formes de racisme ». Quant à Jordan, outre le Panthéon pour son corps, c’est la canonisation qui lui est réservée pour son âme ! Le festival conceptuel et drolatique est irrésistible, quoiqu’effrayant…
La parodie de l’Evangile est aussi claire que réussie ; l’on y retrouve la « Cène » et le tombeau vide », sans compter les allusions au coq et à la lumière du matin dans les dernières pages des Evangiles. En un renversement des valeurs anthropologiques, le véganisme fait loi : « Les végans étaient des chevaliers de l’absolu, refusant tout compromis ». Pourtant leur tyrannie alimentaire trouve rapidement sa limite, dans la mesure où les animaux s’entredévorent et où « Dieu-Denis » fait l’expérience de « la condition sauvage de la bête traquée » par les prédateurs animaux, ce qui le conduit à imaginer de revenir pour « sauver la Bête de la Bête ».
Le romancier, qui est notre contemporain et enseigne la philosophie, est peut-être un fin métaphysicien, tel que veut le prouver son essai : Métaphysique de l’astre noir[5]. Cependant, usant ici d’un zeste de science-fiction (« la grande loi du 8 mai 2050 »), et bien entendu de la prosopopée qui fait parler les bêtes, au service d’une fable politique et d’une redoutable dystopie, il se montre un maître de l’apologue, croquant ses personnages avec une vivante acuité, jusqu’au vigoureux boucher Marcel Durand, lapidé par les défenseurs de « 30 millions d’amis ». Si notre talentueux auteur, à l’humour redoutable, veut attirer la pitié et l’humanité sur le sort des quatre et deux pattes[6], il y réussit sans nul doute. Mais pas au prix de la tyrannie vegane dont il se fait le juste satiriste virulent, visionnaire et impénitent, sans oublier de brocarder les thuriféraires et moutons de Panurge de la nouvelle doxa, violente de surcroit : cette nouvelle humanité compassionnelle a accouché d’un monstre. Ce sont jusqu’aux livres de cuisine et de gastronomie qui sont « mis à l’index » et détruits…
Evidemment, l’on pense au voltairien « Dialogue du chapon et de la poularde[7] », dans lequel les deux comparses se plaignent de leur castration et de leur destinée gastronomique, mais Alexis Legayet va bien plus loin que ce bref dialogue philosophique. D’autant que son poulailler prend la dimension du monde politique autant que du sacré.
Il y a de pire déclencheur qu’un sublime fessier féminin pour animer une histoire, un récit, un roman, tel ce Bienvenu au paradis, dont on ne sait d’abord s’il s’agit de cette porte anatomique qui exalte Dan Basquet. Alice Roux, qui fut par « trois mères » conçue comme un de ces indispensables « esprits augmentés », est également étudiante en manipulations génétiques. S’inoculant des cellules souches, elle acquiert la beauté de « la rose et la panthère qui sommeillaient en elle ». Celle qui travaille à créer des roses éternelles est aussi une militante du « Flower Power ». Car un siècle après la « libération animale », l’on fomente celle des plantes ! Ces victimes, sensibles à la souffrance, seraient douées d’une « âme ». Toute créature méritant le respect, « l’agonie d’Escherichia coli était bouleversante » ! L’on a même, un siècle plus tôt, « reprogrammé le génome des carnassiers afin qu’ils cessent enfin d’être agressifs et de dévorer leur prochain ». Ce roman fonctionnant alors comme le deuxième volet du triptyque initié par Dieu-Denis ou le divin poulet.
Ainsi le malheureux héros qui ne se nourrit plus que de fruit (l’on imagine les carences alimentaires !) ne s’agrège au mouvement que par amour sensuel pour la belle. Il faut libérer les plantes de l’assassinat par les fleuristes, enquêter sur leur disparition, jusqu’à un chêne immense, dont le coupable serait probablement la firme « Biosanec », dont les locaux sont sous haute protection. Il faut à Dan, et à l’aide d’un scaphandre sophistiqué, s’immerger dans le béton encore liquide véhiculé par un camion afin de pénétrer les secrets inquiétants du monstre scientique. S’il semble d’abord réussir dans sa rocambolesque mission, il sera hélas arrêté avant de pouvoir fuir les lieux. Pourtant le voilà bientôt rendu à son Alice, qui l’accueille en héros et lui prodigue tous les trésors de son corps. Nous laisserons au lecteur le plaisir de découvrir l’inattendu retournement de situation qui fait de Dan un sommet de l’immortalité numérique…
Sous couvert de science-fiction - nous sommes en 2145 - le roman déploie un futur enchanteur ou inquiétant, selon les promoteurs de l’entreprise prétendant que « l’ère du tout numérique est le royaume de Dieu », ou selon Dan privé de son corps charnel et de sa finitude. En docteur Frankenstein, Francis Zorb change l’humanité en vies artificielles, y compris lorsqu’il se targue de reconstituer Alice au moyen de la mémoire de Dan…
Si les plantes sont bien le siège d’échanges chimiques et de réactions à l’agression, il s’agit de personnification et d’anthropomorphisme si l’on parle de sensibilité tant elles sont dépourvues de cerveau et de moelle épinière. À la perspective régressive et obscurantiste qui correspond à un animisme botanique, postulant « le cri des carottes », répond une perspective futuriste permettant à l’homme d’échapper à la mort, aux limites corporelles pour s’éterniser dans l’illusion immensément tactile et transhumaniste d’une réplique numérique, soit « dans un monde d’esthétique pure ». L’on peut alors parler de roman philosophique, y compris en terme de libre arbitre, dans la plus noble acception du terme.
L’une des implications les plus profondes de ce roman est la remarque selon laquelle cette défense de l’espèce botanique serait due au « grand désœuvrement de la jeunesse ». Que de grandes causes puissent être justes, soit. Mais que d’autres ne tiennent leur pseudo-validité que de l’incapacité des individus à fonder le sens de leur existence sinon avec des groupes auxquels ils se lient par grégarisme et communautarisme, laisse entendre combien des fictions, des mensonges, s’arrogent rapidement une dimension tyrannique, voire totalitaire, comme par ailleurs notre écologisme planétaire, grâce à la cette libido dominandi dont l’humanité fait trop souvent preuve…
Photo : T. Guinhut.
Au premier regard, Le Syndrome de Bergson se présente comme un roman policier sans grande ampleur, avec ce qu’il faut d’ingrédients piquants, voire de l’ordre des clichés : un inspecteur bedonnant et dépendant au whisky, un crime aux circonstances insolites et comiques ; ce que semble confirmer l’humour aimablement simplet de la couverture. Que le lecteur ne se laisse pas décrocher d’un tel déroulé narratif assez conventionnel, quoiqu’entraînant et divertissant ! S’il est déjà prévenu des pouvoirs d’Alexis Legayet, il devine que se prépare là une bombe philosophique, surtout sachant que ce dernier enseigne par ailleurs la discipline de Socrate, auquel il a consacré un essai pataphilosophique[9], traitant de l'enseignement de la philosophie, non sans un regard critique.
En effet les victimes meurent en pleine hilarité chorégraphique, disjonctent en pleine extase poétique, laissant tous leurs avoirs financiers s’évader vers quelque compte lointain. Ils ne sont plus bons que pour l’institut psychiatrique Antonin Artaud, si bien nommé par de foucaldiens édiles, où leurs prestations éblouissent les connaisseurs. Notre inspecteur, aux aventures peu reluisantes, burlesques, n’en cache pas moins une perspicacité, une culture pertinentes. Car bientôt cette ubuesque folie doit prendre un nom passablement scientifique, à laquelle un médecin de la Grande guerre aurait consacré une thèse introuvable : « le syndrome de Bergson ». L’on devine la parenté avec le fameux syndrome de Stendhal qui, à Florence ou Venise, affecte le touriste en pâmoison devant tant d’insupportable beauté.
« Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes », telle est la teneur de la citation venu de Bergson, dans Le Rire, qui permet de qualifier le soudain emportement qui gagne de plus en plus de protagonistes. Ainsi, brusquement, après une centaine de pages, le roman prend son envol vers une étonnante beauté intellectuelle, à laquelle on veillera à ne pas trop succomber, n’est-ce pas…
Un poème venu du XVI° siècle, quoique soigneusement retiré des rares volumes conservés, d’un certain Pierre de Eudes, serait-il à l’origine du phénomène ? « Création, création, je te chante ; / Tu es be-lle. Tu es be-lle ». Il faut enquêter auprès des bibliophiles, des historiens, d’un haut-fonctionnaire, d’un général. Car l’affaire est d’importance. Devant la menace venue d’une population toute entière changée en artistes extatiques improductifs, il est nécessaire de fomenter un complot d’envergure. Ce pourquoi l’agent Marcel Duchamp conçut sa « Fontaine », l’urinoir bien connu, de façon à détourner l’art de la beauté. Et l’on sait comment toute une troupe de pseudo-artistes, de faiseurs du marché de l’art contemporain se sont engouffrés dans la brèche, avec le succès que l’on sait. L’on travaille dans le grand guignol, mais fort pertinent au second regard. Tant « l’art officiel d’aujourd’hui finance des plugs anaux géants gonflables, de gigantesques vagins rouillés et des doigts d’honneur jetés à la face du ciel ». Ce qui rappelle ce vert plug anal de Paul McCarthy auquel Alexis Legayet a consacré un essai critique[9]. Comme quoi l’on peut être un judicieux complotiste !
En quelles mains est donc tombé ce « Chant de la création » pour qu’elles en fassent une arme redoutable ? Au-delà du mobile qu’est le vol, et puisqu’il ne touche que les auditeurs francophones, il se pourrait que soit ainsi éradiquée la France tout entière.
Le récit, de surcroit ressortissant également du dialogue philosophique, s’agrémente d’allusions à la caverne de Platon, au philosophe Bergson, aux gnostiques, sans perdre sa dimension ludique et loufoque. Enquêter sur le « fichier maudit », aux risques et périls des auditeurs n’est pas une mince affaire. Les rebondissements à grand spectacle ne font pas défaut en cette immense galéjade, Canetti se retrouvant emprisonné chez les fols artistes et s’échappant, l’armée répliquant par un massacre, les insurgés contaminant les autres en leur « paradis » (encore une fois), la France en état de démence artistique avancée, Canetti seul - ou presque - résistant à ce « virus de l’esprit », comme Béranger au dénouement du Rhinocéros d’Ionesco…
Féroce et impayable est la satire contre la sous-culture, par exemple le rap et son « effet déspiritualisant », ou encore l’art contemporain d’un Jef Koons, des scatologiques Wim Delvoye et Damien Hirst, quoiqu’ils n’aient qu’un effet limité contre la contamination par le « génie de la musique et de la poésie ». L’antidote reste à découvrir : « c’est la critique qu’il faut faire naître en suscitant le rire ». Mais la partie n’est-elle pas perdue ? La fin de la « laideur indutrielle », la survenance d’une « nature riche d’esprit » sont impitoyablement à l’ordre du jour, l’homme vivant en « poète sur la terre », y compris auprès des nécessités quotidiennes, tout devient possible… Pourtant, une dernière pirouette anti-artistique saura mettre fin au syndrome. Si le rire est le propre de l’homme, et surtout rire de tout[10], sans oublier que Bergson est l’auteur d’un essai célèbre sur le rire, peut-être aura-t-il le pouvoir de désamorcer les pires et les plus beaux délires. Faut-il le regretter ? Le romancier laisse au lecteur le soin d’épiloguer, de mettre son libre arbitre à l’épreuve pour décider du bien et du mal sociétal et artistique.
D’autant qu’Alexis Legayet laisse son lecteur devant une interrogation restée béante : quelle est la nature exacte de ces incessantes créations, de ces œuvres d’art permanentes et extatiques ? Peut-être le romancier aurait-il pu nous offrir quelques exemples poétiques… Mais outre qu’il n’est pas un poète au sens précis du créateur de vers - du moins ne le laisse-t-il pas supposer - son personnage d’inspecteur au travers duquel est contée l’action n’est guère enclin à la poésie, en bon réaliste qu’il reste. Ce qui permet de supposer qu’il s’agit là d’une irrecevable utopie…
Personnage récurrent, le bedonnant inspecteur Canetti, dans le dernier opus de notre romancier, La Sainte et la putain, se voit chargé de résoudre un crime fort énigmatique. Qui a pris le soin de massacrer Barbara, une prostituée, dont la tête ne réapparait que dans l’obscurité de la morgue ? L’on crie au miracle, l’on se scandalise. La victime ne fut-elle pas une paradoxale belle de nuit tant elle prétendait aimer l’humanité, tant elle apportait amour et réconfort aux disgraciés et aux malheureux par ses services ? Ce qu’elle confiait à son apparente antithèse, la « sainte » du titre, d’une chasteté exemplaire, jeune infirmière heurtée par l’attouchement d’un vieux pensionnaire. Peu à peu convaincue par sa surprenante amie, Alice va opérer un tournant pour le moins stupéfiant. Ne devient-elle pas à son tour une prostituée catholique au service des malheureux que la destinée prive d’amour et de caresses, une nouvelle Marie-Madeleine aux pieds du Christ : « la sainteté visée et accomplie par l’acte de chair ». À tel point que les pensionnaires de « l’EHPD Oasis » puissent entrer « dans une phase d’ébullition vitale ressemblant fort à une résurrection » ! Mieux encore, en l’an 2036, a contrario de la misère sexuelle ambiante, « l’idée de droit universel à une sexualité épanouie pénétra la Constitution » !
Au travers de pages palpitantes, de pages qui ressortissent un brin de l’essai, de péripéties et rebondissements entraînants et parfois hilarants, nous laisserons le lecteur découvrir avec Boris Canetti l’identité et les mobiles du meurtrier, personnage pour le moins ambigu.
Michel Houellebecq[11], justement ici placé à l’épigraphe, dénonçait le « libéralisme sexuel », ses inégalités et sa paupérisation ; tout en préconisant dans ses Particules élémentaires un clonage généralisé, un égalitarisme sexuel, finalement de type communiste, au dépend de la dignité de l’individu. Alexis Legayet préfère proposer au travers de son dernier apologue un éloge de la charité érotique par la grâce de ses « filles de la joie ». Si toutes les « putains » ne sont pas des « saintes », mais animés par le seul appât du gain et les nécessités de la pauvreté, voire par la contrainte d’un souteneur, l’on peut considérer cette proposition comme nettement idéaliste. Satire d’un christianisme dont l’amour ne sait pas être érotique ? Certainement. Utopie atteignable ? Plutôt, en même temps qu’une hérésie du christianisme, une éthique à ne pas prendre au sérieux. Quoique…
Reste encore à se plonger dans Délivrez-nous du mâle, ou l’on devine que sont rabrouées les dérives les plus excessives du néoféminisme. Ou encore Le Greffon sacré[12], où la « machinumérisation » emporte dès 2029 tout sur son passage, ne laissant que chômage et misère. C’est au Sénégal que l’on trouve la solution au désastre économique. Les richissimes jouissant de surcroit des privilèges de l’humanité technologiquement augmentée pourront bénéficier de la légalisation de la vente d'organes des plus pauvres, dont le corps recèle un inestimable joyau. Croisant des questions transhumanistes, transéconomiques, il est certain que notre prolixe romancier ne manque pas d’y faire mouche. Ou plus exactement d’injecter un rire cynique en ces espérances scientifiques, tel le sperme canin au service d’une ambitieuse gestation pour autrui parmi les pages de Chimères, une sotie joliment iconoclaste.
Mis à part Dieu-Denis ou le divin poulet, chez François Bourrin, les livres d’Alexis Legayet sont publiés par des éditeurs lilliputiens au regard de monstres comme Gallimard, Grasset ou Flammarion. Ces derniers, certes souvent honorables, s’en tenant généralement à leur horizon d’attente, font-ils toujours le travail nécessaire pour que soient révélés des talents originaux ? Fort heureusement, des yeux fureteurs et éveillés, aux paupières non cousues par le préjugé et le conformisme, s’allument à l’occasion de cette Mouette de Minerve, qui, à la sagesse de la chouette allégorique, répond par le rire de celle qui est la compagne de Gaston Lagaffe. Ce qui, dans le cadre ouvert de l’apologue, permet d’associer rire et savoir, dans la lignée séculaire d’un Rabelais et de sa « substantifique moelle ». Ce dernier ne permettait-il pas à son Gargantua d’élire le meilleur « torche-cul » ? Ne soyons pas étonné si Alexis Legayet a consacré à l’anus un essai au titre ampoulé, Métaphysique de l’astre noir, bien entendu en philosophe cocasse et facétieux.
Tout en ne se prenant pas au sérieux, Alexis Legayet est terriblement grave. Il est un rare avertisseur des dérives de notre temps, même s’il n’en a pas parcouru - qui le pourrait ? - tout le catalogue. Il écrit avec verve et intelligence. La Fontaine, dans « Le pouvoir des fables[13] », savait « l’assemblée par l’apologue réveillée ». S’il n’écrit pas en alexandrins et autres octosyllabes, notre romancier anime ses fictions animales, botaniques et artistiques avec humour et brio, de façon à révéler toute la saveur épicée de l’apologue. Conjuguant satire des mœurs et moralité, il montre comment l’homme peut perdre sa dignité humaine en se condamnant à devenir le vassal des animaux, voire des plantes, en s’effaçant en faveur d’une immortalité numérique, certes aussi provisoire que les technologies et l’énergie qui la nourrissent, en s’élevant aux plus utopiques activités esthétiques. Fantasmes et grandes causes ne peuvent-ils pas se révéler finalement délétères ? L’art lui-même, ô paradoxe, et en sa plus pleine réalisation, ne pourrait-il pas signer le péril de l’humanité ? Alexis Legayet, l’air de rien, quoique loufoque en diable, serait un redoutable maître de la dystopie…
François Cheng : Une longue route pour m’unir au chant français,
Albin Michel, 2022, 256 p, 17,90 €.
François Cheng : Cinq méditations sur la beauté,
Albin Michel, 2017, 160 p, 15 €, Le Livre de Poche, 6,90 €.
François Cheng : Le Long d’un amour, Artfuyen, 2003, 94 p, 13,50 €.
François Cheng : Vide et plein, Seuil, 2021, 172 p, 45 €.
François Cheng, Cahiers de l’Herne,
sous la direction d’Olivia Mauriac, 2022, 288 p, 33 €.
« La beauté sauvera le monde », affirmait Bernard Bro[1] de manière peu ou prou péremptoire, ce dans une perspective sacrée, plus exactement chrétienne. Avec plus de circonspection, François Cheng prétend à cet égard seulement fournir un quintette de « méditations », néanmoins spirituelles, dans le cadre de sa pérégrination sur notre terre. Or à la « Longue Marche » de Mao qui fut le prélude du ravage communiste, ce Franco-chinois a préféré l’exil et nous conter enfin Une Longue route pour m’unir au chant français. Celui qui se veut d’abord poète est également un esthète, à la recherche de cette poétique des monts et des brumes innervant la peinture chinoise, ce au sein de son ouvrage Vide et plein. Au couronnement d’une carrière singulière, un Cahier de l’Herne offre cent clefs d’un parcours exemplaire, entre taoïsme et christianisme, auquel nous ne répondrons modestement qu’au moyen d’une partielle traversée d’un tel dynamisme créateur, philosophique, poétique et romanesque. Comment prétendre à un orphisme à la fois chinois et français ?
« Célébrer la sagesse », tel est le sens de son prénom chinois : Chi-Hsien. Né en 1929 à Nanchang, arrivé en France en 1948, embrassant une nouvelle langue, c’est en 1969 qu’il se prénomme en hommage à Saint-François d’Assise, mais aussi à la nation qui l’accueille. Professeur à l’Institut national des langues et des civilisations orientales, il mène de front l’enseignement et la traduction, non sans édifier une œuvre toute personnelle, assez vite couronnée de succès. Son premier roman, Le Dit de Tianyi[2] reçut le Prix Fémina, quand son recueil, Enfin le royaume[3], vit s’écouler 30 000 exemplaires : étonnant pour de la poésie ! Celle qu’il considère être sa vocation fondamentale depuis l’adolescence.
Aussi livre-t-il sa Longue route pour m’unir au chant français en commençant par une naissance inaugurale : « C’est à l’âge de quinze ans que le chant s’est éveillé en moi ». Le geste autobiographique est moins venu du corps que de la gestation de l’œuvre. Parmi les pins, le soleil illuminant la pluie, comme en une peinture ancienne de paysage montagnard, une « Présence » lui enjoint : « Toi qui as soif, sois chant. Chante et tu seras sauvé, et tout sera sauvé ». Cette taoïste réceptivité à la beauté des puissances de la nature et à l’irrationnel n’est probablement pas sans lien avec sa future conversion au christianisme. Mais au début des années quarante, la guerre sino-japonaise, si meurtrière, le chasse, et avec lui sa famille, vers l’intérieur de la Chine. Aussi, comme un autre échappatoire, lit-il avidement en traduction les poètes européens. Cependant, face à la guerre civile entre nationalistes et communistes, et face au désarroi intérieur, il cède à une période de désœuvrement, à une longue fugue. C’est à son retour que son père, expert en sciences de l’éducation, l’embarque pour Paris ; où il demeure, malgré le départ de sa famille vers les Etats-Unis. Il lui faut opiniâtrement apprendre la langue, vivre de petits boulots. Pendant que dans la Chine de Mao n’existe plus qu’une littérature de propagande, sa vocation créatrice ne pourra se réaliser qu’en français, lisant Rimbaud, Gide, mais aussi Rilke, se consacrant à « la voie orphique ». Il lui faut dix ans pour que ses premiers quatrains atteignent à la justesse :
« Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants »
Enfin il obtient un poste au Centre de linguistique chinoise, ce qui n’est qu’un prélude à la réussite universitaire, jusqu’au sommet : un fauteuil de l’Académie Française, en 2002. Un jalon crucial se situe lorsque Julia Kristeva l’introduit parmi les éditions du Seuil, où paraît en 1977, L’Ecriture poétique chinoise. Dont le pendant est bientôt Vide et plein. Le langage pictural chinois. Cette osmose entre Orient et Occident lui permet de devenir « un être indéfinissable, à la crête d’une symbiose ». Et si la philosophie européenne, de Parménide à Kierkegaard, le requiert, il revient aux brumes et montagnes natales avec l’album L’Espace du rêve. Mille ans de peinture chinoise. Mais la réelle assomption orphique vient de la naissance de divers recueils, dont De l’arbre et du rocher, Cantos toscans, Le long d’un amour, plus tard réunis dans À l’orient de tout[4]: « De l’indicible au chant, notre voix est orphique, Transmuant les absents en d’ardentes présences ».
Le parcours autobiographique se change en recueil d’essais d’une pure finesse linguistique et interprétative, lorsque le poète commente sa découverte d’autres poètes, de Baudelaire à Rimbaud, également de ceux qu’il put rencontrer, engageant un dialogue fécond : Henri Michaux ou Yves Bonnefoy. Sans compter un « pèlerinage rilkéen », soit en 1960 un voyage dans le Valais Suisse où Rainer Maria Rilke, l’auteur des Sonnets à Orphée, composa ses vers ultimes et français, et auprès de sa tombe émouvante. Là où une nuit de lune inspire François Cheng : « Que valent nos corps sous la houle des galaxies ? » en un écho de la « Première élégie[5] ».
Qui l’eut cru ? Après de telles prémisses, le genre romanesque devint une corde résonnante au sein de la lyre de François Cheng. Le Dit de Tianyi est à la fois un roman de l’artiste, une histoire d’amour absolu et une immersion dans la fureur d’un demi-siècle de l’Histoire chinoise, soit l’univers tyrannique des camps de Mao Zedong.
Ecrire un poème après Auschwitz - ce qu’Adorno pensait être impossible - est au contraire essentiel, prouvant « que les humains peuvent s’arracher à la vertigineuse pente qui mène au néant ». Rien d’engagé chez Français Cheng, rien d’insignifiant non plus, plutôt une quête de spiritualité, car « au sein de l’éternité, fût-ce durant quelques secondes, tout n’est pas là pour rien ». Pour lui, le Créateur n’a-t-il pas « besoin de répondants, d’être doués d’une âme et d’un esprit comme nous le sommes, qui donneraient sens à sa création »… En une rigoureuse continuité spirituelle, trois recueils d’essais se complètent, sur la beauté, la mort et l’âme. Et si engagement il y a, c’est en faveur de la langue française, dont toute sa tradition littéraire et poétique est garante. Il est lui-même la preuve de sa conviction : « On comprend que la France, pour accueillir ceux qui viennent à elle, procède par intégration ». Il est cependant à craindre qu’il pêche là par irénisme, seul bémol dont nous le gratifierons, tant de croissantes poches d’immigration ne font pas rimer ce dernier mot avec intégration, fort au contraire…
Conçu depuis l’« ultime stade de mon parcours terrestre », depuis le « bambou aux feuilles arrachées », le récit, mais aussi l’art poétique, est empreint d’une souplesse narrative enchanteresse, le réalisme n’empêchant en rien la prose poétique d’insuffler au lecteur le sens de la vie et de la création, de soi et de l’œuvre en gestation. « La vénération de la langue française » est une des morales de ce volume, morale à laquelle nous nous devons de rester fidèles.
En ce sens cette Longue route est en phase avec les Cinq méditations sur la beauté : « En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourrait paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais à cause de cela même, on voit qu'à l'opposé du mal, la beauté se situe bien à l'autre bout d'une réalité à laquelle nous avons à faire face. Nous sommes donc convaincus qu'au contraire nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les deux extrémités de l'univers »...
L’on se doute que pour notre penseur la beauté[6] n’est pas une affaire de goût, ni un relativisme subjectif, mais au plus près de « la source même de la Création ». Elle est celle des paysages et de la plume, de la contemplation et du pinceau, de la calligraphie et de l’être, autant au sens moral qu’esthétique : « la vrai beauté est celle qui va dans le sens de la Voie étant entendu que la Voie n'est autre que l'irrésistible marche vers la vie ouverte ». Transcendant Orient et Occident, elle dispose évidemment d’une dimension universelle, ce dans la perspective de la pensée platonicienne, unissant le vrai, le beau et le bien. Non sans accorder que la capacité à la beauté, innée, doit être développée, dans le sens d’un art de vivre. La délectation philosophique à l’état pur, en toute simplicité, en toute beauté…
Il fallait bien qu’en son humaine condition, le poète succombe à l’amour. Sous le nom mythique d’Iris, une aimée cristallise des émotions et expériences heureuses ou douloureuses parmi les pages aérées de Le Long d’un amour :
« Âme charnelle, cette basse chantante en chacun,
Lorsque le toucher de l’autre le fait
vibrer, résonner »
Ce n’est pas là un désordre violent de la passion, ni un narcissisme outrecuidant ; car le plus essentiel est présent :
« Derrière les yeux, le mystère
D’où infiniment advient la beauté
D’où coule la source du songe »
Une communion, plus qu’érotique, orphique serait-elle possible ? « Si le veut ton souffle / nous serons chant ».
Grâce à son recueil Le Long d’un amour, il semblerait François Cheng soit au plus près de la tradition lyrique occidentale, depuis l’amour courtois des troubadours. Cependant, loin de la tradition romantique, une poétique ténue allie des notations venues du vide et plein des paysages naturels à la délicatesse du sentiment. Sans rien de l’ordre du sentimentalisme toutefois, affleure une union mystique entre amour humain et amour divin.
Selon Tsung Ping (375-443), le microcosme pictural est « plus vrai que la Nature elle-même ». Ainsi Vide et plein. Le langage pictural chinois restitue-t-il cet art du pinceau en prenant appui sur les souffles vitaux de l’Univers. Cet essai, originellement paru en 1979, nous est restitué en une somptueuse édition reliée et illustrée, réalisant une implicite promesse.
Capter les lignes internes des choses, animer les relations qu’elles entretiennent entre elles, telle est la mission dont se sait redevable le peintre. Cependant le trait s’incarne parmi le Vide, auquel le Plein répond, en une dualité qui est une complétude, car le Rien, par « le truchement du souffle primordial », a donné naissance au Tout. Les autres notions de la peinture chinoise, et en premier lieu le Yin et le Yang, s’organisent autour de ces concepts fondateurs et redevables du Tao. Cependant le blanc du tableau n’acquiert aucune « qualité aérienne » s’il est « inerte ». L’important est que « le courant du vide médian circule au travers des figures incarnées, que le tableau en son ensemble, respire d’invisibles souffles vitaux à l’œuvre ». C’est là qu’intervient la mobilité de la brume, au sein de la confrontation paysagère entre montagne et eau, dont « l’interaction » est perçue « comme l’incarnation de la transformation universelle ». Et si les monts, les arbres et les cascades bénéficient des reproductions de peintures enchanteresses, s’y glissent également fleurs et insectes colorées, saisis dans leur perfection allusive, microcosme parmi le macrocosme. Parfois un vieux sage, en pied, ou minuscule sur une falaise, médite face à la permanence et à l’évanescence de soi et du monde…
Cette réédition magnifiée bénéficie d’une nouvelle préface, dans laquelle François Cheng non seulement réaffirme les principes de bases de la peinture chinoise, mais propose des rapprochements inattendus avec l’Occident. Turner et Matisse connaissent à leur manière la vitalité du vide en leurs œuvres paysagères ou dansées. En outre, ville, eau, ciel et lumière, Venise[7] est la ville d’une « constante circulation du souffle ».
Comme les œuvres de François Cheng, faites de trilogies, romans, essais, poèmes, selon les triades confucéenne, égyptienne, platonicienne, puis la trinité chrétienne, le Cahier de l’Herne à lui consacré est un triptyque : « le poète-pèlerin », « le poète-artiste », « le poète de l’âme » sont les jalons révélateurs. Ce voyage au travers d’une œuvre et d’une pensée est de toute évidence géographique, entre Extrême-Orient, Paris, la Suisse de Rilke et l’Italie de Shelley. Il faut une pléiade d’auteurs pour le cerner sans le sceller par un introuvable point final : écrivains, poètes, universitaires, critiques, théologiens. La France est confrontée à la Chine, en des allers et retours féconds, de façon à comprendre comment « habiter la langue de l’Autre », comment trouver « la juste voix ». Plus loin la poétique du paysage et la pratique de la calligraphie rendent sensible la connivence entre l’art et la beauté.
De nombreux inédits balisent l’ambitieux volume. À côté de reprises de quelques pages cruciales de l’autobiographique Longue route, l’on découvre son Discours de réception à l’Académie française. Cette dernière se devait en effet d’accueillir en son sein un amant si studieux et si créatif de la langue de Molière et de Baudelaire. Il y fait d’ailleurs l’éloge, outre celui obligé de son prédécesseur Jacques de Bourbon Busset, de la France des Lumières et de son idéal d’universalité. La prose du « Pèlerinage rilkéen » nous entraîne sur les marches d’une tombe, mais aussi d’un hommage à un prince de la poésie. De cette méditation sur la finitude à la dimension philosophique il n’y a qu’un pas, dans la mesure où poésie et spiritualité trouvent leur symbiose à l’occasion du périple qui va « Du Tao à la Voix christique », pour reprendre le titre de l’analyse de Madeleine Bertaud. Les poètes également rendent leur hommage, qui n’a rien d’obligé ni de convenu, par l’essai ou par les vers : ainsi Gérard Bocholier et André Velter. En de tels examens informés et sensibles, le lecteur emprunte le chemin dans la pérégrination d’une vie, dans la montagne peinte et dans le poème…
À notre grande et belle surprise, le traditionnel cahier central de photographies a laissé place à douze calligraphies, plus parlantes qu’une succession de visages que le temps gomme. Il s’achève en beauté, par la grâce de trente Quatrains orphiques, presque des alexandrins, qui sait testamentaires :
« N’oublions pas nos morts ni notre propre mort ;
C’est le devoir mourir qui nous pousse vers l’élan.
De l’indicible au chant, notre voix est orphique,
Transmuant les absents en d’ardentes présences. »
En écho à ceux de la poésie chinoise classique (« jue- ju ou « vers tranchés »), cette forme brève est pour lui, comme il le précise dans Une Longue route, le « minimum complet, apte à restituer une pensée, une vision, avec sa dialectique interne ». Cette pensée ramassée, qui est à la poésie franco-chinoise ce que le haïku[8] est à la poésie japonaise, réalise en quelque sorte la quadrature du cercle entre poésie chinoise et poésie française, au détriment peut-être du sonnet qu’il n’a pas cru devoir élire.
À la lecture de François Cheng, ce sésame entre les cultures, une impression diffuse se fait peu à peu chair : dans sa longue et féconde continuité, elle nous affine. Elle nous emporte vers la beauté et l’amour, sans niaiserie aucune, réalisant une sorte d’idéalité possible au-delà des barbaries inhérentes à l’humanité. Comme Orphée se retournant vers son Eurydice aussitôt disparue[9], le poète, s’il ne ramène pas la chair, ramène au jour les mots qui en sont la renaissance.
Cécile Chabaud : Rachilde, homme de lettres, Ecriture, 2022, 240 p, 18 €.
Julien Marsay : La Revanche des autrices, Payot, 2022, 272 p, 20 €.
Vénéneuse impénitente, féline orgueilleuse, Dame et homme des lettres, telle apparut, à la fin du XIX° siècle, un étrange météore, une fascinante et inapprochable harpie, un hybride scandaleux, dont la plume empruntait aux ailes d’Eros un délicieux venin. La dénommée Rachilde avait lu Baudelaire et ses lesbiennes « Pièces condamnées », les poètes maudits et les écrivains décadents. Son emblématique roman, Monsieur Vénus, attire les curieux d’orchidées anthropophages autant que nos contemporaines et les troubles dans le genre, pour reprendre le titre de Judith Butler[1], agités comme ludions dans un bocal. Autant une biographie bienvenue, par le soin de Cécile Chabaud, entretient la flamme de cette sulfureuse dame des Lettres, autant son regain participe de cette « revanche des autrices », mise en avant avec un brin de provocation discutable, mais bien des analyses critiques et des découvertes, par Julien Marsay. Qui, par son prénom, semble être un homme - n’est-ce pas ? - osant écrire sur les auteurs féminins : allégeance ou justice ?
Avec un titre en forme d’oxymore, les bien-pensants contemporains de Rachilde, en 1884, ordonnèrent en Belgique une condamnation pour obscénité. Le volume n’ayant paru qu’allégé de passages fort érotiques, voici Monsieur Vénus, vêtu de toutes ses pages originelles, ou plus exactement mis à nu comme il se doit.
Raoule de Vénérande est une héroïne paradoxale. Elle inverse les rapports homme femme, dominant dominé. Un « être qu’elle méprisait comme homme et adorait comme beauté » est sa maîtresse, nourri au haschich pour en abuser, quand elle est d’une jalousie féroce. Aristocrate excentrique, elle féminise son amant, un ouvrier fleuriste joliment roux à qui elle offre un mécénat intéressé, puis le mariage : « Elle forçait Jacques à se rouler dans son bonheur passif comme une perle dans sa nacre ». Le réalisme, la « dépravation » du décadentisme, la riche et sensuelle écriture, torride et cependant allusive, servent l’action venimeuse à souhait et magnifie « le poème effrayant de la nudité humaine ».
Un scandale mondain, une fin tragique et vampirique ornent le roman des sensations fortes ; à condition d’apprécier l’association de l’amour et de la violence. Cette œuvre fondatrice de Rachilde, qui écrivit une Marquise de Sade[2], dans laquelle la jeune Mary devient un monstre assoiffé de sang, rappelle furieusement La Vénus à la fourrure de l’Allemand Leopold von Sacher-Masoch[3], paru en 1870, d’où vint par antonomase le mot « masochisme ».
Marguerite Eymery (1860-1953) ne devint Rachilde qu’après avoir usé du pseudonyme de Jean de Childra. Héroïne sulfureuse de la Belle époque, elle était selon son orgueil « homme de lettres », et fort prolifique, ce qui ne l’empêcha pas d’épouser Alfred Valette, directeur du Mercure de France, dont les locaux lui servaient de salon littéraire en vue. Son héroïne, Raoule de Vénérande, porte son nom comme un drapeau militant, prénom presque mâle, matronyme lubrique, en digne précurseure des afficionados des théories du genre.
La réédition de Monsieur Vénus vient à point pour raviver la trajectoire exceptionnelle de son auteure, s’il faut accorder le mot au féminin, qui bénéficie d’un roman biographique : Rachilde, homme de lettres, par le soin de Cécile Chabaud.
Une incroyable personnalité innerve la trajectoire de Marguerite Emery (1960-1953). Stimulée par le reproche de son officier de père qui aurait voulu qu’elle soit un garçon et en fit une amazone, énervée par les violences de ses parents, un viol précoce, un mari refusé, la petite provinciale qui a lu Zola et Sade – on l’avait deviné avec Madame de Sade - et se voit encouragée par Hugo, débarque du Périgord où elle avait écrit des contes, dont celui d’une Eve amoureuse « d’un ange avant le réveil d’Adam ». Un journal périgourdin avait même publié en feuilleton un roman pour le moins précoce : Madame de Sangdieu, mais que l’on devine plus innocent.
Soutenue par sa « maîtrise des mots », elle intègre à Paris le « Club des Hydropathes », gagne l’amitié de Sarah Bernhardt et de Jean Lorrain, l’amour jaloux de Maurice Barrès. Et publie à vingt-quatre ans sous le nom de Rachilde son provocant Monsieur Vénus qui intervertit les genres et fut interdit. En pleine Belle Epoque, elle se heurte à une société misogyne, pour accéder à la dignité d’« androgyne des lettres » : « Le hasard a fait de moi une femme, mais ma volonté a fait de moi un homme ». Ainsi les passions peu réciproques, pour Catulle Mendes et Marie-Paule Courbe se succèdent. Elle deviendra une égérie du décadentisme, une amatrice des tables tournantes et du spiritisme. Ce qui ne l’empêcha pas d’offrir en 1889 sa main à Alfred Valette, éditeur du prestigieux Mercure de France, publiant cependant en 1928 Pourquoi je ne suis pas féministe, posture un peu trop simpliste à son goût.
Celle qui « enterra sa vie de garçon » en épousant Valette, cette grande dame qui se voulut une vie masculine, est brossée avec une plume alerte et sensuelle par Cécile Chabaud, narratrice enthousiaste et documentée, qui, étrangement, consacre beaucoup plus de pages à la jeunesse de son héroïne qu’à sa maturité. Bien que son récit se lise comme un roman-feuilleton haletant, prodigue en drames et piquantes péripéties, le lecteur ne peut s’empêcher de rester sur sa faim, tant il aimerait que se continue d’une telle entraînante façon le tableau d’une vie singulière, qui ne manque pas d’autres livres à son actif. Peut-être dans une seconde édition augmentée ?
S’est-elle rangée en épousant Alfred Valette ? Pas exactement. Car elle publie toujours à tour de bras. Une Virginité de Diane en 1886, sa Madame de Sade l’année suivante, un Monsieur Adonis en 1888, tous titres aux parfums sexuels évidents et troublants. La dimension fantastique affleure avec Le Démon de l’absurde (1894) et La Princesse des ténèbres (1896). Elle rejoint ensuite le genre du roman de mœurs avec Les Hors nature ou Le Meneurs de louves. Outre un recueil de poésies, Les Accords perdus en 1937, elle enrichit sa palette avec des essais, dont Portraits d’hommes et Alfred Jarry ou le Surmâle des lettres. Son dernier roman, Face à la peur, est en 1942 un tantinet autobiographique…
Peut-être son ouvrage le plus célèbre est-il La Tour d’amour[4], histoire de phare breton isolé au milieu des tempêtes. Le huis-clos met en scène deux gardiens, Jean et Mathurin, qui luttent sans cesse pour maintenir le feu, ce en toute confiance réciproque. Jusqu’à ce qu’à l’occasion de l’échouage d’un navire Jean découvre l’étrange passion de son confrère et maître. La belle morbidité de la chose fit - une fois de plus - scandale lors de la parution en 1899 : « Tous ces cadavres tourbillonnaient autour de moi, maintenant à m'en donner le vertige. Ils n'en passaient plus, et je les voyais encore, les uns la bouche ouverte pour leur dernier appel, les autres les yeux fixés à jamais sur leur dernière étoile. Ils allaient, allaient par troupe, par file, deux à deux, six ensemble, un tout seul, tout petit comme un enfant, et ils ressemblaient à une grande noce qui s'éparpille le long du dernier branle du bal ». La puissance poétique de ce roman fascine d’autant que l’écriture est d’une sensualité sourde, bientôt déchaînée, soit un véritable fleuron du décadentisme.
L’édition n’a pas été pingre avec Rachilde. Elle a su prendre sa revanche sur son enfance maltraitée. Ses titres ont été publiés, réédités. Des biographies l’ont radiographiée, des essais l’ont étudiée : Vicky Gauthier, par exemple, en fait une « écrivaine fantastique monstrueuse[5] », ce qui est d’importance. Pas d’injustice donc à l’égard d’une femme écrivain, qui, visiblement, n’a pas été invisibilisée…
Jacques Olivier : Alphabet de l'imperfection et de la malice des femmes,
Barraud, 1876. Photo : T. Guinhut.
Serions-nous assez bêtes, assez niais et niaises (puisqu’il faut féminiser) pour imaginer que nous ignorions tout de ces femmes qui eurent la plume à la main. Certes le XIX° siècle et la première moitié du XX° n’eurent pas toujours tendance à leur rendre justice, mais les noms de Christine de Pizan, auteure d’une utopie féminine, La Cité des dames[6], de Madame de Sévigné, de Germaine de Staël[7], de George Sand, ne déparaient pas les manuels de littérature, quoique avares en la matière. Aujourd’hui, il est de règle de vilipender le vilain patriarcat, qui ne fut certes pas toujours amène, d’appuyer sur la vilénie d’une injuste histoire littéraire. Aussi, en une « enquête sur l’invisibilisation des femmes en littérature » qui se veut provocante, Julien Marsay sonne l’heure de la « revanche des autrices », qui n’ont pas d’ailleurs attendu son tocsin pour écrire et exister. Il choisit de nous expliquer « comment les femmes ont été rayées de l’histoire littéraire », selon son angle d’attaque. Passons sur les anachronismes linguistiques, tel ce « blacklash » ou retour de bâton, sur le revanchardisme, pour employer un néologisme, typique d’un néoféminisme, qui n’est plus un humanisme ; sur une vision de la mythologie grecque où ne seraient que décriées les féminités, quand nous avons montré combien c’est le contraire[8]…
Nonobstant notre instant de mauvaise humeur contre une furia de militantisme qui anime l’ouverture de l’ouvrage, il faut admettre que Julien Marsay nous apporte mille informations édifiantes, en ce qui ne se veut pas une anthologie, mais une « enquête ». Il a beau jeu de dénoncer de trop nombreuses « satires contre les femmes », dont celle de Pierre Motin le baroque, de Boileau, le classique, au XVII° siècle. Pourtant, la plus récente Encyclopoedia Universalis approuve encore en 1966 « les railleries justifiées de Boileau ». Il a encore beau jeu de dénoncer une Académie française qui mit plusieurs siècles avant d’ouvrir ses portes, en 1980, à une Marguerite Yourcenar. Tout du long, « les puissants mécanismes déployés afin de reléguer les autrices dans l’ombre » parcourent avec constance les temps littéraires, jusqu’au pillage parfois.
Songeons qu’en 1310, la béguine Marguerite Porette vit son livre trop amoureux, Le Miroir des simples âmes, brûlé avant qu’elle-même goutât aux flammes ! Des morceaux de bravoure de la rhétorique misogyne se répondent : au XVI° siècle, Gratien du Pont présente ses Controverses des sexes masculins et féminins, dont le blâme des « abus et forfaits féminins » répond à l’ouvrage de son contemporain Jacques Olivier, Alphabet de l’imperfection et malice des femmes[9], quoique ce dernier soit plus humoristique et ne prétende pas se laisser prendre au sérieux.
Sont ici réhabilitées bien des belles de l’intellect. Les dames des Roches poétisent en déplorant « de nous tenir closes dans la maison », quand Marie de Romieu écrit un Brief discours, que l’excellence des femmes surpasse celle de l’homme. Toujours à la Renaissance, Marie de Gournay ne vit pas que dans l’ombre du Sieur de Montaigne mais plaide une Egalité des hommes et des femmes. Les querelles ont souvent fleuri de manière épineuse au XVII° siècle : contre les Précieuses, telle Madeleine de Scudéry, dont la mémoire souffrit très injustement des Précieuses ridicules de Molière ; ses romans, dont Clélie histoire romaine, nantie de son allégorique « Carte du Tendre », décrivant les étapes consenties de l’amitié et de l’amour, ont eu un succès considérable, une influence pérenne, puisque Rousseau la lit avec délectation, quoique ce dernier fasse de sa Sophie une créature inférieure à son Emile. Si l’on connait les contes de Perrault, ceux de Mesdames d’Aulnoy et de Murat restent dans l’ombre. Et Madame de Villedieu, créatrice du genre du « roman-mémoires » ? Si l’on connait maintenant Olympe de Gouges et sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, où est passé Madame de Genlis ? Et bien d’autres.
Il est vrai que le XIX° siècle fut souvent « rétrograde », s’échinant contre les « bas-bleus », ces dames de Lettres ainsi ridiculisées. Jules Janin et Barbey d’Aurevilly s’en moquèrent, quoique le premier fît un grand éloge de George Sand ; mais le second la tenant pour peu de choses. Lire Marie d’Agout (qui se fit appeler Daniel Stern), Louise Colet (plus connue comme correspondante de Flaubert), par exemple, permettrait de les laver des invectives dont leur siècle les a couvertes. Un Gustave Lanson, critique et pédagogue d’un grand talent en son Histoire de la littérature française de 1894, marqua bien des générations. Hélas, il excelle en « champion du dénigrement des autrices », conspuant « cette insupportable lignée de femmes auteurs » ! Ayons pitié du bonhomme en l’oubliant ; pour préférer Olympe Audouard, vigoureuse féministe.
Et si les Muses paraissent avoir depuis l’Antiquité une autorité sine qua non, le concept servit trop souvent à reléguer ces dames, épouses ou égéries, dans le statut d’inspiratrices muettes. Pourtant Elsa Triolet ne fut pas que l’Elsa des poèmes d’Aragon, mais une romancière. La poésie érotique aux mains des femmes parait alors un affront, quoique Christine de Pizan ou Louise Labé y excellent. Affront encore, si, comme Renée Vivien, son éros est lesbien. Notre essayiste reconnait cependant qu’il y eut des reconnaissances fulgurantes et largement partagées. Comme de Corinne ou l’Italie de Germaine de Staël, en 1807, un sommet du romantisme romanesque.
De tout temps est le plagiat, mais bien des messieurs en abusèrent au dépens des femmes : Choderlos de Laclos a-t-il trop lorgné les pages du Danger des liaisons de Madame de Saint-Aubin ? Octave Mirbeau celles d’une certaine Georges de Peyrebrune ? Voire Stendhal lui-même, qui, pour son Armance, se serait fort inspiré d’Olivier et le secret de Claire de Duras ? À moins qu’il s’agisse de réécritures, cependant au procédé peu courtois. En la demeure, Paul Valéry ne fut guère reconnaissant à Catherine Pozzi.
De même être « sœur de » ou « fille de » n’aide guère, si l’on est Lucile de Chateaubriand ou Judith Gautier, qui fut pourtant une romancière orientaliste remarquable. Le cas des « épousautrices » (un joli mot-valise) est plus délicat encore. Car d’un couple complice, comme dans le cas des Condorcet, Sophie et Nicolas, dont l’essai à quatre mains Sur l’admission des femmes au droit de cité est un texte trop peu connu des Lumières. Le catalogue vague entre les « maris indignes » à la Malraux et les « couples stars, tels celui formé par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Reste à ces dames à prendre un nom de plume masculin : nous pensons bien entendu à la géante George Sand, qui couvrit un champ romanesque immense, régionalisme, mœurs, science-fiction…
Récemment encore les mouvements littéraires sont un peu trop largement, sinon exclusivement, masculins. Parmi Alain Robbe-Grillet, Clause Simon, Michel Butor, le Nouveau roman ne vit en son sein Nathalie Sarraute que par exception. Mais devant la déferlante actuelles des autrices et éditrices, il y a fort à parier qu’ils seront bientôt - bien trop ? - féminins ; la littérature féministe et néo-féministe, y compris avec ses abus, comme l’autrice du nécessaire Génie lesbien[10] qui ne prétend en sa souveraine bêtise (ou stratégie ?) ne plus lire aucun homme, étant un mouvement littéraire en formation…
Il fallait en effet passer les premières pages lourdement enfiévrées de l’ouvrage. Julien Marsay se révèle être un chercheur cultivé, qui nous initie à de belles découvertes. Pourront-elles cependant pousser la porte de la réédition, comme notre chère Madame du Boccage, avec La Colombiade ou sa tragédie Les Amazones[11] que l’on devine peu misogyne ? Il est vrai que son épopée sur Christophe Colomb subirait aujourd’hui les foudres incultes des décolonialistes…
Avec Femmes et littérature. Une histoire culturelle, sous la direction de Martine Reid, nous avions loué une approche plus prudente, une réhabilitation plus nombreuse également[12]. Il n’est pas certain qu’en usant d’un mégaphone militant Julien Marsay, qui ne s’arrête pas sur Rachilde (mais pouvait-il les citer toutes ?) serve au mieux son propos. Réclamer ces dames au programme du Baccalauréat de Français, alors qu’elles ne sont pas absentes, en témoignent Marguerite Yourcenar et Olympe de Gouges, serait-il abuser de l’idéologie ? Nous lui serons cependant gré d’avoir dénoncé avec méthode le fond de misogynie de la tradition culturelle française, qui n’était au reste guère une exception européenne. Son enquête se situe dans une mouvance prolixe, puisque l’on peut ouvrir de surcroit Autrices. Ces grandes effacées qui ont fait la littérature[13], qui est cette fois une anthologie, du Moyen-âge au XVII° siècle, dont il ne s’agit encore que du premier tome. Une fois le décrassage et le dépoussiérage faits la place est aujourd’hui ouverte pour de nouvelles Christine de Pizan et autres Rachilde, sans compter des génies singulières à venir…
dix volumes en deux coffrets, Zulma, 2011, 30 € chacun.
Hubert Haddad : Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses,
La Bibliothèque, 2017, 160 p, 16 €.
Bellement et follement inactuel, Hubert Haddad (né en 1947) ne daigne pas jeter un regard vers le roman écoféministe, la chronique judiciaire et moralisatrice ou, sans compter la biographie fictive d’une personnalité célèbre, la reproduction platement réaliste, toutes usines à clichés et à conventions. Entre fresque historique et destinée poétique, le roman fantastique d’Hubert Haddad prend en écharpe des problématiques scientifiques et transhumanistes science-fictionnelles avec Corps désirable, tout en rêvant d’improbable immortalité, à l’occasion de son Invention du diable. C'est ainsi qu'ilpratique avec indépendance la réécriture des mythes de Frankenstein et de Faust. Sa plume alerte, abondante, est également prodigue en nouvelles, venues du jour et de la nuit, mais aussi en textes critiques montrant combien est vitale l’ardeur du style, en ces temps de détresse littéraire réaliste, sociologique, voire militante.
À mi-chemin des mythes de Frankenstein[1] et de la tête de Saint Jean-Baptiste brandie par Salomé, Hubert Haddad interroge les ressorts de la science-fiction et les questions d’éthique. Nous sommes sur les pas d’une médecine devenue folle ou qui a la sagesse de l’espoir. Peut-on impunément greffer une tête, changer de corps ? Parmi les pages de son Corps désirable, le romancier et nouvelliste Hubert Haddad met fastueusement en scène un voyage aventureux entre une médecine sophistiquée et des amours dangereuses.
Cédric Erg, alias Cédric Allyn-Weberson, a raccourci son nom prestigieux pour gagner un paisible anonymat. Fils d’un magnat de l’industrie pharmaceutique, il exerce ses talents dans le journalisme engagé de façon à dénoncer les manipulations de cette même industrie, responsable selon lui « de l’aliénation pathologique d’à peu près toute la population du globe avec la complicité plus ou moins crapuleuse des Etats et des services de santé publique » - ce qui n’est peut-être pas loin d’une covidienne actualité. Quand un malheureux accident - est-ce d’ailleurs un accident ? - le fracasse sur un bateau en mer Egée. Aussitôt, sur injonction paternelle, on décide de greffer sa tête intacte en un nouveau corps. Un demi-vivant et un demi-mort feront peut-être un seul homme, dans toute son intégrité génétique, intellectuelle et morale.
Au-delà des précautions scientifiques complexes lors de cette « première mondiale » menée par un audacieux neurochirgien, au-delà du « tohu-bohu médiatique », où la satire pointe le bout son nez, le plus intense suspense s’anime dans l’esprit de Cédric, sans compter, bien évidemment, celui du lecteur. S’il n’a accepté que pour mieux mourir, espérant l’échec de l’opération, alors qu’il était « inhumé dans le tombeau d’un corps », il se demande désormais dans quelle mesure ce nouvel organisme va modifier son individualité, si le « syndrome des personnalités multiples » sévit en lui, quelle relation entamer avec son sexe, quel regard lui porte autrui : « Que restait-il de son libre arbitre ? ». D’autres, excités par cette première scientifique aux immenses perspectives, imaginent de rajeunir ainsi, de changer de sexe…
Bientôt le récit prend, au-delà de la dimension psychologique intense, une bouillonnante coloration de roman d’aventure, entre Paris et la Grèce, entre hôpital de Turin et forteresse médicalisée de Suisse, enfin jusqu’à la fuite haletante en Sicile, où la mafia offrira une ultime décapitation. De surcroit le levier romanesque de l’amour, avec Lorna, amoureuse de son esprit, et survoltée par son nouveau corps, puis avec Anantha, la veuve « carnassière » qui aime le corps qu’elle a retrouvé, en dépit d’un visage inconnu, jette de plus troublants reflets sur l’intrigue et sur la problématique de l’identité recomposée : « N’étant plus qu’une tête sur un étroit balcon d’os, comment s’identifier à l’autre, à son corps désirable ? » Ce qui a tendance à jette une lueur clinique sur le sentiment amoureux, qui est plus un appétit corporel qu’une empathie sentimentale, morale et intellectuelle. Ainsi, le roman philosophique de l’homme « hybride » se lit avec passion.
L’on saura gré à Hubert Haddad de ne pas sombrer dans le discours éthique moralisateur qui, dans la droite ligne de Mary Shelley, condamnerait uniment le professeur Cadavera si bien nommé - un des « Prométhée modernes » - et vouerait aux gémonies une pratique scientifique anti-naturelle irrespectueuse de l’identité humaine. Même si la menace d’une « traite des greffons » et la fin malheureuse peuvent passer pour délivrer une morale condamnant une telle hubris médicale, la porte est entrouverte pour considérer que la greffe de corps puisse contribuer à l’allongement de la vie, voire au bonheur.
En une écriture fluide, Hubert Haddad ne cesse de nous emporter vers un dénouement que nous devinons peut-être trop aisément : tragique est le destin de ce jeune « cobaye de luxe ». La richesse et la beauté du vocabulaire, aux images expressives et colorées (dans un escalier, « chaque marche à la dimension et l’aspect d’une vertèbre de cétacé »), nous permettent de partager avec précision les inquiétudes, les tribulations de son personnage. On ne s’étonnera pas de découvrir que notre auteur a consacré un essai à Julien Gracq[2]. Il partage avec ce dernier un goût pour une langue plastique et néoclassique, voire post-romantique, quoiqu’en explorant des thématiques bien plus variées. Ici la science-fiction médicale aux perspectives inquiétantes et humanistes, ailleurs le Japon du Peintre d’éventail[3] et de Mã, ailleurs encore les contrées et d’Opium Poppy, de Palestine[4].
Car Hubert Haddad, d’origine juive arabe, ne peut se départir du souvenir de son frère qui vécut là-bas avant de suicider. Cham est un jeune soldat de Tsahal, en Cisjordanie, qui se voit enlevé par un commando palestinien. Son type arabe lui vaut indulgence en son amnésie et à l’occasion de ses papiers perdus, avant que l’on découvre qu’il est juif. On le rebaptise Nessim, espérant le gagner à la cause terroriste. Le roman oscille entre humanité et radicalisme palestinien, entre Hamas et Fatah, entre reportage guerrier, politique, et initiation poétique, entre identité religieuse forcenée et laïcité.
Que faire d’un corps si l’on ne peut accéder à l’immortalité ? Cette fois, en toute cohérence, Hubert Haddad (né en 1947) se coule dans l’immortelle peau d’un poète baroque, volontiers érotique et satirique : Marc Papillon de Lasphrise[5] (1555-1599). Après avoir guerroyé, et s'être retiré en son château dévalué près d’Amboise, Papillon, dont la « couenne de preux […] était comme un portulan des mers du sang », recueille une fillette, prétendument sa fille, qui meurt trop tôt. Il ne lui reste plus que ses livres et ses « bouts rimés […] en grand maréchal des muses », dont il ne cesse de peaufiner l’édition définitive.
Est-ce l’effet de quelques vers : « Une plume à ma veine trempée / Scelle un contrat d’immortalité » ? Sous les traits d’un indigent surgi de la neige, grâce à « l’invocation d’une puissance diabolique », le pacte est-il scellé ? En tous cas la mort est endiguée, du moins tant que la postérité n’accordera pas sa reconnaissance à l’œuvre de notre poète.
Maintes aventures picaresques émaillent le parcours plus que séculaire du héros de L’Invention du diable. Le dernier à le reconnaître est un vieil oiseleur. De taverne en taverne, il devise avec le poète Voiture, est reçu parmi les Précieuses, où son style poétique parait fort désuet. Un séjour aux galères, un enrôlement dans les guerres de Louis XIV : il réchappe dix fois à une mort impossible. Errant sur les chemins, ses amours vont et viennent, dont la bohémienne Elfida, qui vieillit avec effarement face à l’immuable Papillon, dont Pulchella qui « l’aimait dans l’écart des siècles ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver encore à sa « Nouvelle Inconnue », toujours différente. Emprisonné à la Bastille en hôte choyé, il côtoie un sculpteur aussi talentueux que criminel et un marquis où l’on devine Sade. Intégrant un « petit théâtre forain », il parcourt la France au temps de la guillotine révolutionnaire. La Commune de Paris et l’Occupation, où l’on brûle les livres, sont pour lui un insupportable théâtre, dont il se cache parmi soupentes et recoins.
Traquant sans cesse dans librairies et bibliothèques telle mention de son œuvre, son recueil oublié toujours en main, il constate, amer : « la langue s’était simplifiée et décantée de ses tours et saveurs d’autrefois ». Son livre « était d’un autre langage, vrai baragouin, magma d’idiomes », ce qui est également à lire comme une métaphore du roman d’Hubert Haddad. Aussi l’évolution de la poésie est-elle un autre thème de cet ouvrage, lorsque Papillon voit passer ceux qu’il approche ou feuillette : Malherbe, Boileau, Chénier, Hugo, Baudelaire…
Si la première partie, soit la vie réaliste du personnage « à la face sabrée et couturée », hésite à trouver son rythme, l’élan narratif et le suspense attisent la curiosité du lecteur dès le premier dépassement temporel, car le bonhomme conservant son apparence et son langage devient de plus en plus une sorte d’intrus temporel, d’étranger métaphysique, sans oublier un regard aiguisé et désabusé sur les convulsions de l’Histoire.
La biofiction commence comme un roman historique haut en couleurs, nourri de tableaux vivants impressionnants. Bien vite, il se mue en roman fantastique se jouant des époques, qu’une écriture charnue, et sensuelle rend magnétique. Non sans que le pastiche du style et du vocabulaire baroque du seizième siècle n’enjolive la prose poétique, même si parfois un peu trop chargée. La réécriture du mythe de Faust est brillante, originale, sans que l’on sente trop pesamment l’écho de Marlowe ou de Goethe.
N’est-ce pas là un apologue ? Se moquant de la quête d’immortalité des hommes, une leçon morale surgit, car une telle condition n’aurait rien d’enviable : « Que valent jours, mois et années pour l’insensé qui, ajournant son Salut au profit d’une hypothétique gloire, se sera lui-même condamné à la survivance ? » Demeurant en un « archaïque isolement », Papillon de Lasphrise réhabilite paradoxalement la fugacité de la vie.
Il serait imprudent d’affronter, sur le terrain de la nouvelle, des pointures aussi mythiques que Vladimir Nabokov, J. G. Ballard[6] ou Philip K. Dick[7], dont ont paru de fascinants opus complets… Ainsi, voir surgir aux étals des libraires un auteur français, dont on réunit plus de soixante récits en l’espèce inédite de deux charmants coffrets, présente un pari pour le moins risqué. Mais entre « jour » et « nuit », pour séparer le temps des lecteurs scotchés par l’addiction, l'on parcourt avec frénésie cette généreuse compilation, d’abord dispersée chez divers éditeurs, puis ici accompagnée d’inédits. Hubert Haddad, maître du jour et de la nuit, voyage avec nous parmi les archipels réalistes et oniriques de ses nouvelles…
En ces deux élégants boitiers de nouvelles, le fantastique, récurrent, fascinant, désirable, nous emporte sans trêve vers de nouveaux avatars de la psyché, des opéras en miniature, même si parfois, le réalisme et une contemporanéité plus incisive se font sentir au détour de récits politiques qui évoquent de façon directe ou allusive l’occupation allemande, les dictatures meurtrières, réelles ou fantasmées : un pauvre paranoïaque se cache avant de tirer sur un camion de sacs de charbon, croyant y voir les troupes d’une tyrannie venues l’arrêter ; une géante écroule l’Empire State Building…
Ce sont des personnages pour le moins rêveurs, sinon complètement allumés : l’un croit « déceler des Titiens » dans les nébuleuses stellaires, l’autre rencontre « la matérialité incidente des mythes » en l’espèce d’une sirène pythonisse. L’on explore des paysages créés de toutes pièces où « Le Souffle de l’Agone » pousse un poète à publier une œuvre bientôt oubliée, et ressuscitée à la veille de ses cent ans, à condition que lui soient montré ses seins, peut-être devenus vénéneux au point de pousser l’enquêtrice à un suicide trop poétique. Plus loin, les mystères d’Eros culminent avec « La femme invisible », prose d’une beauté raffinée, torride et plastique. Un érotisme parfois pervers, parfois idéalisant, parcourt ces femmes fatales, ces alter ego fantasmés de nos vies où « Des seins se démoulaient des ténèbres ». Non sans rappeler le mythe homérique et médiéval des femmes oiseaux ou poissons, auxquel il consacra un récit coruscant : La Sirène d'Isé[8].
Nombre de protagonistes d'abord réalistes ont le goût des cirques, des théâtres, des fêtes foraines, où l’on se travestit, où l’on rit rose et jaune, où les voyantes sont pitoyables ou impressionnantes. Sont-ils des voyants au sens rimbaldien ? Comme notre auteur qui se glisse parmi des dizaines de narrateurs, voire de narratrices, ou parmi « le combat des siamois ennemis », explorant les abîmes des personnalités. Il apparait soudain qu’Hubert Haddad est un initiateur au seuil des univers parallèles : qu’il s’agisse de ses deux Nouveau magasin d’écriture[9] ou de ces coffrets, le lire, c’est ressusciter en uchronie dans son île du « Miracle à Elcarim »…
Mais il est aussi, à l’instar de quelques-uns de ses héros et anti-héros, (parmi lesquels un égyptologue homonyme et embaumeur fou) une sorte de dandy qui affecte le « goût vulgaire de vivre ». En ce sens il a quelque chose d’inactuel, avec une affinité pour les auteurs romantiques, de Nodier à Hoffmann en passant par Gautier ou Barbey d’Aurevilly, mais aussi d’intemporel… L’écriture de ce styliste aussi séduisant que poignant, virtuose, n’est jamais lourde ; la voici enlevée, précise, évocatrice, digne d’un raconteur d’histoires sans failles, sinon celles étonnantes du mystère. Pari tenu donc, ces nouvelles aux saveurs secrètes, aux fantasmes postromantiques et aux clartés baroques trouveront leur place chez les happy few et parmi un club d'ardents aficionados…
« De la scène à la rue sans même en soupçonner la frontière », C’est ainsi qu’Hubert Haddad fait circuler son art, fleuve d’histoires aux multiples bras, étranges, surnaturels, dangereux et sensuels… Comme un de ses personnages qui est chargé par une fantasmatique officine de la « gestion imaginaire des vecteurs de réalités », il affectionne cette irréalité qui ajoute une nouvelle dimension à notre monde. C’est à cet égard que le critique Jean-Luc Moreau inclut en 1992 notre auteur dans ce mouvement littéraire appelé « La nouvelle fiction française », où il côtoie Marc Petit ou Georges-Olivier Châteaureynaud. Car, pour notre écrivain, « la vie n’est qu’une pâte à songes »…
N’a-t-il pas rendu hommage, par amitié et surtout affinité, à ce même Georges-Olivier Châteaureynaud ? Hubert Haddad use de l’art de la critique dans un petit recueil intitulé Comme un étrange repli dans l’étoffe des choses. Il aime y faire l’éloge de l'aborigène Paul Wenz, anglomane francophone et chamanique, du « syndrome d’Elpénor », soit le réveil désorienté de « l’homme des gares ». Chez Julien Gracq ce sont ces « blasons de l’imaginaire […] les routes, les lisières, […] les frontières minées » qui l’enchantent. Quant à Marcel Proust c’est parce qu’il est aussi musicien que la musique, de Vinteuil, par exemple. Plus surprenant ici, Hugo, l’immense prodigue ; mais évident se dévoile Georges-Olivier Châteaureynaud, complice trépidant, créateur de « moirures existentielles », dont les titres, de L’Ange et les démons[10] à La Faculté des songes[11], disent assez la dimension onirique. Alors que Patrick Modiano, à propos duquel nous resterons dubitatifs, profite d’une lecture politique des ombres de l’après-guerre français qui n’est pas inféconde.
Il faut alors être attentif à la préface, sans nul doute une sorte de manifeste littéraire en faveur de cet « étrange repli » qu’est le style. Hubert Haddad révoque l’écriture blanche, la reproduction sociologique du réel dans de pseudo-romans, le « terrorisme de l’insignifiance assumé par les sciences du langage », le style pensé comme « vernis transparent ». Il y préfère à juste titre « la compagnie avec la poésie qui en révèle l’état de surprise dans la langue », mais aussi « l’écran neigeux de la page [qui] flambe d’images concertées ». Car sont inséparables « métaphore et imaginaire ».
« Dis-moi qui tu lis, je te dirais qui tu es », pourrions-nous demander à Hubert Haddad. En cet autoportrait à la manière du bibliothécaire fait de livres entassés dans la peinture d'Arcimboldo, il répond en huit facettes diverses et colorées, comme un octaèdre choisi qu’irrigue puissamment la nécessité de l’écriture créatrice, de « toutes les tortures du style pour atteindre au secret, par-delà les mots et les choses ». Cette conclusion permet, si l’on n’avait compris, d’affirmer une esthétique romanesque essentielle.
Finalement notre romancier et nouvelliste aime les monstres, humains, trop humains, comme ceux d’un autre écrivain du XVI° siècle, donc contemporain de Marc Papillon de Lasphrise : Boaistuau, l’auteur des Histoires prodigieuses[12], telles celles des « enfantements monstrueux » ou d’un « Monstre, du ventre duquel il sortoit un autre homme tout entier, réservé la teste ». Un magnifique bric-à-brac de songes et d’inventions, cependant au service de la pensée, de l’éthique, telle peut être l’image louangeuse que nous gardons d’Hubert Haddad. Son Magasin d’écriture, qui se double d’un deuxième et « nouveau magasin », offre à qui veut l’entendre une réserve thématique incommensurable, et qui ne cesse d’enfanter et de surenfanter une œuvre discrète et cependant considérable. Où fantastique et science-fiction ont peut-être plus d’urgente et profonde actualité que nombre de trop vulgaires tables des rentrées littéraires post-estivales.
Proust-Monde. Quand les écrivains étrangers lisent Proust,
Folio, 2022, 592 p, 10,60 €.
Le temps des jeunes filles en fleurs[1] n’a jamais passé, malgré les ravages des décennies et du siècle. Centenaire de sa mort oblige, le parfum d’une cuillérée de thé et de sa madeleine ne cessent de nous inspirer une délicate vénération. Sans sombrer dans la proustomania, comme d’autres sont des célinolâtres incurables[2], voire impardonnables, nous saurons gré à tant de critiques, essayistes et biographes de nous faire aimer un peu plus Marcel Proust (1871-1922), y compris au travers de ces illustrateurs, quoique souvent malheureux. Plus modestement, mais au plus près du créateur reclus dans sa chambre, le témoignage émouvant de Céleste Albaret ne peut nous manquer. Et si notre mémoire regorge d’illustrations du passé proustien, c’est parce que le romancier modèle également notre propre figuration du vécu. Qu’il ait eu le Prix Goncourt en 1919 avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs est un scandaleux miracle, tel que narré par Thierry Laget. Alors que paraît une version augmentée de la monumentale biographie de Jean-Yves Tadié, une nouvelle édition des Lettres et un hommage lorsque Clara lit Proust sous le clavier de Stéphane Carlier, l’on peut mesurer sa puissance grâce à un Cahier de l’Herne et sa réputation devenue mondiale au moyen d’un Proust-Monde. Car jusqu’à Jorge Luis Borges, sur toute la planète, un Proust est sans cesse retrouvé.
C’est par Les Plaisirs et les jours, en 1896, que commença le ballet des illustrateurs s’attachant à faire voir l’univers proustien autrement qu’avec le charme sineux des phrases. La gageure est d’importance tant le texte - plus que tout autre - ne vit que par les mots, dont l’éclosion se fait dans la psyché conquise et l’efflorescente vision du lecteur. En 1896, Madeleine Lemaire, au prénom prémonitoire, dessine des roses - sa spécialité virtuose - des jeunes filles et des salons mondains pour donner tout son éclat au premier livre[3] de celui qui fera d’elle l’une des modèles de Madame Verdurin. La réussite est indubitable, tant les goûts, les luxes d’une époque privilégiée sont ici à l’avenant des pièces de prose. Réalisme raffiné et chronique mondaine ne sont pas déparés par ces images un peu sucrées. Sauf que bientôt l’écrivain, devenant autre, ne désire plus rééditer ces illustrations.
Jan Baetens ne partage pas, en son Illustrer Proust. Histoire d’un défi, notre avis sur les productions trop Belle époque de Madame Lemaire : « les illustrations dix-huitiémisantes ne correspondent plus à la nouvelle langue qu’il est en train de se forger ». L’on attend en effet de l’image la suggestion plutôt que le littéral, tant les émotions de Combray et les éblouissements vénitiens sont labiles. Depuis ce geste inaugural, réalisé à la demande de Marcel Proust lui-même, rien qui paraisse à la hauteur d’À la recherche du temps perdu. Y compris « la suite photographique [qui] fait tombeau ». Voilà bien le nœud du questionnement de Jan Baetens, parcourant l’iconographie proustienne avec l’œil du spécialiste des rapports entre textes et images, tant il s’est intéressé au roman-photo et aux adaptations en bandes dessinées[4]. Il laisse à cet égard de côté les adaptations dessinées, en particulier celle de Stéphane Heuet[5], dans laquelle les phylactères conservent des bribes de la langue proustienne alors que l’élégant et sobre graphisme suit les personnages et les lieux.
C’est avec un rien de regret que l’on s’aperçoit qu’aucun illustrateur ne trouve grâce aux yeux de Jan Baetens. Certes peindre et dessiner à la hauteur de la grandeur et du sens du détail de l’œuvre proustienne reste impossible, à moins d’être comme Françoise le « Michel Ange » de la gastronomie. Mais au moins reconnaissons à Kees Van Dongen de ponctuer de ses silhouettes vivement colorées l’ensemble de La Recherche. Certes leur manière, à la lisière d’un impressionnisme perdu et d’un fauvisme finissant - nous sommes en 1947 - est un peu trop voyante, l’aquarellisme trop empâté, mais à défaut de finesse le défilé des jeunes filles près de la plage ou celui des têtes vieillies du Temps retrouvé ne manque pas de suggestion et crée un petit univers à soi seul. Les réactions furent parfois vigoureuses. Ainsi Jacques Schiffrin, fondateur de la Bibliothèque de la Pléiade, écrivit à Gide : « Le Proust illustré par Van Dongen est un scandale ».
Un peu plus tendre, Jan Baetens fait défiler Gus Bofa et Philippe Jullian, mentionne les brouillonnes soixante-douze lithographies en couleurs de Jacques Pecnard, hélas sans en reproduire une seule. Il aime - on le comprend - André Brasiller dont les suggestions roses et noires évacuent le réalisme. En revanche, Jan Baetens apprécie plus que nous de récentes propositions photographiques qui s’attachent au texte lui-même : lorsque Raphaël Denis le rend minuscule au sein d’une seule reproduction du texte entier de La Recherche, voire en le gommant vers la disparition, comme Jérémy Bennequin, toutes apories pauvrement iconoclastes bien dignes d’un contemporain que l’art conceptuel essouffle. Son examen des couvertures des livres de poche, parfois reprenant Van Dongen en folio, parait ne plus être tout à fait de l’illustration puisque seule la couverture est ornée. La photographie, venu par moments de films de Volker Schlöndorff ou Raoul Ruiz, laisse entendre que le cinéma relève d’une autre typologie de l’illustration. Nos réserves n’empêchant pas cet essai de mériter d’une bibliothèque proustienne.
Puisqu’il s’agit d’illustrer la vie de l’écrivain et de son humble servante, il est moins risqué de manier crayon, plume et pinceaux en face des souvenirs de Céleste Albaret que face à la cathédrale de La Recherche. Aussi faut-il avouer que les dessins de Stéphane Manel font mouche. Souvent en noir et blanc, parfois en couleurs, le trait, l’ombre et le non finito donnent assez de précision en laissant place à une part de mystère. Cette séduisante publication surfe sur la mode et le goût des adaptations en bande dessinée et des romans graphiques. De Paris à Cabourg, des livres publiés au lit de mort, la narration se contente de sélectionner et d’adapter des passages marquants, sous la gouverne de Corinne Maier, comme un résumé pour dilettante.
Peu à peu, la provinciale Céleste, épouse du chauffeur de Proust, de gouvernante attentive, vit également la nuit, dix ans entre cafés et fumigations contre l’asthme, contribuant pour beaucoup au personnage de Françoise dans La Recherche. Elle arrange la venue nocturne du quatuor Poulet qui vient interpréter César Franck « pour nourrir » la sonate de Vinteuil. Mieux, elle devient une véritable collaboratrice, écrivant sous la dictée, imaginant les « becquets » pour coller les « paperolles » des nombreux ajouts aux manuscrits et aux épreuves de l’œuvre sans cesse en expansion. Auprès de son « prince parmi les hommes et prince des esprits », elle devient une sorte de secrétaire de rédaction, un intermédiaire entre l’auteur et l’éditeur, Gallimard. « Moi, Céleste Albaret, qui n’ai même pas le certificat d’études primaires, j’ai participé dans ma modeste mesure à cet énorme travail que ce livre a représenté. J’ai reçu les insignes de commandeur des Arts et des Lettres pour ma contribution à l’histoire de la littérature française ». Ne témoigne-t-elle pas de phrases précieuses : « Céleste, la vérité de la vie est dans l’observation et la mémoire ; sinon elle ne fait que passer »…
Que faut-il préférer ? Cette édition dessinée ou la nudité du témoignage in extenso recueilli et mis en forme par Georges Belmont ? Les mots sont suffisamment évocateurs tant la simplicité du discours et l’humilité de Céleste permettent à l’œil intérieur du lecteur de visualiser la chambre où l’intimidant et cependant si délicat Marcel travaillait sans relâche à son œuvre, jusqu’à éprouver la joie sereine d’inscrire le mot « Fin ». Même s’il n’y avait de fin que la mort à la dentelle sans cesse augmentée du texte ; dont le « temps retrouvé » allait lui survivre.
Autre « scandale », hors celui des illustrateurs : comme l’on sait, en décembre 1919, Marcel Proust obtient pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le prix Goncourt, alors doté d’une coquette somme. Thierry Laget, dans son Proust, prix Goncourt, use d’un sous-titre expressif : « Une émeute littéraire ». Quoi, ce bourgeois mondain et maladif aux psychologies triturées devrait évincer les héros qui ont narré la vie et la mort dans les tranchées de 1914-1918 ! De plus certains critiques, comme Fernand Vandérem, dans La Revue de Paris, vomissent le roman « éléphantiforme », « des enchevêtrements, des puzzles, tels que les lecteurs les plus aguerris s’y reprennent à deux fois sur chaque phrase ». D’autres, plus analytiques, comme Abel Hermant, parlent « d’hyperesthésie ». Le résultat, une fois connu, « que les quotidiens socialistes accueilleront avec répugnance », entraîne des flots d’encre virulents, ou parfois compréhensifs.
Le plus scandaleux est peut-être que sur les rangs figurait Les Croix de bois, de Roland Dorgelès, plus une suite de tableaux réalistes qu’un roman. Mais il était « sorti de la guerre » et obtenait déjà un beau succès. Par ailleurs, son auteur, fort goujat, fit savoir « qu’il ne pourrait décemment accepter pour un livre de guerre un prix décerné par des femmes », soit celui de La Vie heureuse. Alors que « les femmes se dévouaient pour les Jeunes filles ». Ces dames ne seront pas rancunières, mais manœuvrières, puisqu’elles lui décerneront le prix, pour dorer leur propre blason et offrir « une leçon de virilité », comme l’écrit Les Potins de Paris ! L’on en profita pour reparler du vote des femmes…
Après les potins vinrent les ragots, présentant Proust comme un hurluberlu nocturne, la « surenchère d’invectives » et les poèmes satiriques, les jeux de mots bien gras (« Marcel Proutt ») et « la masturbation intellectuelle »… Enfin les clivages politiques s’en mêlent accusant les jurés Goncourt d’être des « empoisonnés d’Action française », notre romancier outre d’être un embusqué », est « le dernier des Scudéry », selon un Raymond Lefebvre, donc affreusement réactionnaire de l’avis général de la gauche et de ses tenants de « l’art révolutionnaire ». Heureusement, et au-delà d’un art populaire ou d’un art patriotique, tous deux dénoncés dans Le Temps retrouvé, un Jacques Rivière recentre la polémique sur la littérature.
Au fond, le débat porte sur la fonction de l’art, engagé, témoin de son temps, ou le dépassant vers le roman de société et de soi, lors que la dimension esthétique permet d’atteindre l’universel. Aussi notre romancier n’a guère eu de mal avec son affectueuse diplomatie bien connue, à convaincre quelques-uns des jurés Goncourt, en particulier Léon Daudet ; et de surcroit de plus en plus de lecteurs attentifs. Bientôt le panthéon littéraire l’accueille en son sein.
L’enquête de Thierry Laget est roborative, presque comique, tant le festival de mauvaise foi, de nationalisme, empreint la presse et autres particuliers, et lorsque Proust à l’annonce du prix « ne parvient à articuler à ce moment-là que la phrase la plus brève de sa vie : Ah ? ». Tout ce cirque d’une presse déchaînée, de « la férocité des attaques », n’empêche pas de rares et clairvoyants critiques de goûter le sens de l’analyse de ce « visionnaire de l’au-delà » selon Léon Daudet, de celui qui, depuis 1913, est enfermé dans la chambre, non sans imprégner La Recherche de l’atmosphère de la Grande guerre, y compris avec la mort sur le front du personnage de Saint-Loup : « pressent-il que les scènes de plages d’avant-guerre pourraient sembler obscènes à ceux qui sortent des tranchées couverts de boue et de sang ? »
Si le jeune Marcel Proust fit sa première communion, il ne mit plus les pieds à la messe. Son catholicisme étant fort léger, Antoine Compagnon peut se tourner vers son « côté juif », quoiqu’il ne mît pas plus les pieds à la synagogue. Car sa mère, né Jeanne Weil ne s’est jamais convertie. Sans honte ni fierté, l’écrivain s’attache à une pléiade de personnages juifs, comme Swann, Bloch, Nissim Bernard, Rachel, fait figurer en dreyfusard fervent une chronique de l’affaire Dreyfus, comme le réclame la dimension largement chronographique du roman, entre temps individuel et intérieur et temps d’une société politique. L’on se doute qu’Antoine Compagnon s’intéresse à la réception des romans successifs dans les milieux juifs.
Comme à l’accoutumée de la « Bibliothèque illustrée des Histoires », l’essai se présente à la fois comme une enquête pointilleuse, bellement ornée de maints documents. Se demandant, « Est-ce une question oiseuse ? », l’essayiste interroge les ancêtres, dont Baruch Weil, pointe un « judaïsme déjudaïsé », et ose un « À la recherche du judaïsme perdu ». Malgré les tentatives de récupération, ni « Proust sioniste », quoiqu’il jugeât, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs le « patriotisme juif inéluctable », ni « Proust antisémite », conclue Antoine Compagnon. Qui, non sans humour, avoue, après son livre sur Les Chiffonniers de Paris[6], s’être livré à un « livre de fossoyeur ou plutôt de déterreur du caveau des Weil » au Père-Lachaise.
Marcel Proust : À la recherche du temps perdu, illustré par Kees Van Dongen,
Cartonnage Bonnet, Gallimard, 1947.
Photo : T. Guinhut.
Le titre de Gaëtan Picon est volontairement modeste : Lecture de Proust. Pourtant, lors de sa parution en 1963, il fit figure de bouleversement. Car la critique auparavant aimait à s’appesantir sur la dimension autobiographique, cherchant l’homme dans l’œuvre. Or Gaëtan Picon rappelle : « Histoire d’une vie, À la recherche du temps perdu est aussi l’histoire d’un livre ». Cette thèse - les premières lignes de l’essai - est avec soin développée. Moins une autobiographie, d’ailleurs tellement diffractée par la fiction et les personnages qui combinent tant de modèles, qu’une œuvre d’art, La Recherche relate au plus essentiel de son projet, le chemin, souvent semé de déceptions, vers la réalisation de l’œuvre. En ce sens, il s’agit du « roman d’un roman ».
Après avoir considéré Jean Santeuil comme un grand brouillon, Gaëtan Picon s’attarde à raison sur le Contre Sainte-Beuve. Selon ce dernier l’homme Baudelaire n’est qu’un raté, d’où ne peut sortir nulle belle œuvre. Mais le génie est ailleurs : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.[7] » Bien qu’il ne fasse pas cette citation, Gaëtan Picon sait qu’il ne s’agit pas de reproduire un moi, une vie, mais d’être le « créateur d’un monde romanesque ». Passant du « il » dans Jean Santeuil au « je », de l’autobiographie fictive et lacunaire au roman du narrateur, la voix proustienne s’élève, découvrant ce qui est au fond d’elle-même, trouvant dans la scène finale du Temps retrouvé ce qui « est en réalité le germe de l’œuvre ». La boucle temporelle, depuis l’incipit - « Longtemps je me suis couché de bonne heure » - et le dernier mot - « temps » - établit la somme d’une expérience autant que la collusion de l’écriture et d’un monde sauvé par le moyen de l’art.
Pour reprendre les titres des chapitres de Gaëtan Picon, une progression s’établit de « la naissance du chant » aux « révélations de la métaphore », en passant par « le moi et l’autre », puis « le moi et le monde ». La rigueur du projet créatif proustien progresse donc selon une logique centrifuge et esthétique, en lequel selon Proust lui-même, « la vraie vie c’est la littérature ». Selon ce dernier encore, les personnages y sont « les étoiles des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie, des points les plus différents ». Mais ces personnages n’apparaissent que dans une vérité provisoire, au cours d’une évolution d’un élargissement de la perception. Si certains d’entre eux sont des passeurs de l’amour impossible, Swann, Gilberte ou Albertine, d’autres sont des initiateurs sociaux, Madame de Verdurin, Charlus, ou encore des portes de l’œuvre d’art : Bergotte pour la littérature, Elstir pour la peinture, Vinteuil pour la musique, autant d’autres moi en puissance à l’usage du narrateur. Ainsi Gaétan Picon analyse « le monde de l’apparition », par exemple à l’occasion de Saint-Loup à Balbec, puis le développement surprenant qui métamorphosera ces personnages en dépit de la première perception. Leurs secrets, en particulier l’homosexualité, puis l’épreuve des ans, les ont révélés, y compris lorsque dans Le Temps retrouvé, Gilberte est une « grosse dame », Charlus, « un homme gros [avec] une figure mauve ». Voici « une comédie humaine qui mérite plus ce titre que celle de Balzac », ose notre essayiste, qui rend hommage au « poète comique » qu’est sans conteste le romancier, à ce fin psychologue, à ce sociologue des classes sociales. Révélant les ponts jetés à travers cette « épopée de la subjectivité », éclairant les prodiges de la mémoire involontaire, l’essai sans lourdeur de Gaétan Picon, un demi-siècle après sa parution, garde toute sa pertinence, pour célébrer « le romancier d’une expérience poétique », telle que l’on a pu la comparer aux découvertes de Kepler en astronomie.
Affirmons le tout de go : l’on ne peut se prétendre proustien si l’on ne lit pas avec délectation cette édition augmentée de la biographie concoctée avec amour et patience par Jean-Yves Tadié. Nous en étions restés à celle de Painter[8], plus qu’honorable au demeurant. Si ce dernier n’oubliait pas la somme romanesque, il était plus factuel.
Avec Jean-Yves Tadié, l’on saura tout ce qu’il est possible de savoir sur l’enfant et l’élève du lycée Condorcet, sur ses amitiés et ses mondanités, sur ses velléités poétiques et ses premières armes de prosateur et chroniqueur. Mais l’intérêt ne se limite pas là. Car il s’agit de pointer et de suivre, comme on file une métaphore, le cheminement qui part des événements et des émotions pour aboutir dans la somme romanesque. Car « la véritable biographie d’un écrivain, d’un artiste, est celle de son œuvre » ; ainsi le biographe justifie-t-il en son avant-propos sa démarche pleine de sagacité. Aussi a-t-il « daté l’introduction d’un thème, d’une image d’un personnage, dans le roman en gestation ». De surcroit, « l’univers intellectuel » de l’écrivain est-il décrit, par tel tableau, telle musique, tel livre, y compris Les Mille et une nuits, telle rencontre, de Camille Saint-Saëns à Anatole France, en passant par Paul Bourget. Sa vocation littéraire se construit bien au-delà du romantisme et du symbolisme, sans parler du naturalisme, pour trouver sa voix unique, dans laquelle la poésie s’élève au-dessus des misères du monde. Il resta fidèle par-dessus tout à Racine et à Baudelaire dont un vers du « Balcon » lui est essentiel : « Je sais l’art d’évoquer les figures heureuses ».
Voici bien plus qu’une « biographie transfusée par le roman » à l’instar de Painter : Jean-Yves Tadié montre comment les modèles, Montesquiou pour Charlus, Madeleine Lemaire pour Madame Verdurin par exemple, sont loin d’être suffisants et univoques. Or, au-delà du voyeurisme, « la source du roman » est ce qui nous importe.
Paris, Auteuil, Illiers sont les lieux de l’enfance. Et malgré des ancêtres venus du judaïsme, Marcel « ne se considérait pas comme juif ». L’on apprend qu’Adrien Proust aurait été l’un des amants de la grande cortisane Laure Hayman, dont la figure d’Odette se souviendra, y compris dans sa relation (entre autres) avec le docteur Cottard. Mais de ce père le romancier hérite « un regard médical sur le monde, la vie, les passions : tout y est pathologie ». Les crises d’asthmes du jeune homme, en dépit de ses diplômes de droit et de Lettres, lui serviront de prétexte pour mener une vie sans emploi, de littérateur apparemment dilettante. Les amis et semi-amants défilent : Daniel Halevy, Robert de Montesquiou, Robert de Flers, Reynaldo Hahn, Agostinelli : autant de jeunes filles en fleurs. Dont le titre fut peut-être inspiré par les « filles fleurs » de Parsifal, l’opéra de Wagner…
Et si l’on croit connaître l’homosexualité de Proust, il faut en trouver les modalités, mais aussi le sens dans l’œuvre. À cet égard, Jean-Yves Tadié prétend que tout est resté platonique, plus de l’ordre du fantasme que de la réalisation. Non sans snobisme, le romancier aime à idéaliser les femmes, courtisanes, grandes bourgeoises ou princesses, pour lesquelles « le désir esthétique » commande, sans jamais les toucher, préférant « retrouver la féminité chez les jeunes gens ». En outre, en un « onanisme [qui] est resté la principale pratique sexuelle », « le plaisir solitaire est associé aux lilas et aux iris », en un goût de la métaphore qui irriguera et nourrira la plénitude du roman-cathédrale aux sept volets. En conséquence, peut-être le narrateur n’ira-t-il guère plus loin que prendre Albertine sur ses genoux : « Tout ce que Marcel possédera d’une femme, c’est une photographie, ou le portrait qu’il en tirera ». Autre conséquence peut-être, La Revue lilas fondée par le jeune Marcel et quelques amis, avant qu’il parvienne à publier dans la plus notable Revue blanche.
Son éducation intellectuelle restera marquée par un Professeur, Rabier, selon lequel « l’art est le maître du temps ». Chez Marcel cependant, « aucune foi religieuse, mais des convictions morales ». Et s’il se prend de passion pour un maître, comme Fauré, « c’est le signe qu’il devine sa propre œuvre ».
Or Les Plaisirs et les jours se font attendre, avant de paraître enfin en 1896. Le vide éditorial, mis à part quelques publications en journaux et revues, quelques critiques d’art sur Rembrandt et Gustave Moreau, parait abyssal jusqu’à 1913, avec Du Côté de chez Swann. Mais ce n’est pas faute de travailler. Si Jean Santeuil débouche sur une impasse, il est un filtre nécessaire avant l’aboutissement de La Recherche. En outre de nombreux événements et rencontres contribuent à faire infuser une conception du monde, ne serait-ce que l’affaire Dreyfus. Découvrir et traduire Ruskin, soit La Bible d’Amiens, est une étape esthétique. Tandis que les voyages et les séjours à Beg Meil, en Bretagne, et surtout au Grand Hôtel de Cabourg, en Normandie, nourriront Balbec. Venise est une autre assomption visuelle et artistique. Les morts, dont celles de la grand-mère et de la mère, préparent leur résurrection romanesque. Une fois la rédaction suprême enclenchée, même la Grande guerre devient matériau. Tout est racine et engrais : « Ainsi ce que je n’avais cru n’être rien pour moi, c’était tout simplement toute ma vie », écrit-il dans Albertine disparue. Voire sa propre mort : ne dictait-il pas encore, la veille, des pages sur la mort de Bergotte, son écrivain fictionnel dont les livres sont comparés à des « ailes »…
Construite chronologiquement bien entendu, mais de surcroit par une succession de brefs sous-chapitres, entre « Le baiser du soir » et « La mort », cette élégante biographie séduit autant qu’elle impressionne, tant la documentation, les notes, l’index sont éléphantesques. Le grand-œuvre biographique est digne du grand-œuvre romanesque.
L’autorité de Jean-Yves Tadié vient au secours d’un continent épistolaire : « On critique souvent la correspondance de Proust pour sa futilité ; encore faut-il la lire : elle permet d’établir la généalogie de ses idées, leur avance sur la trame romanesque (I, p 504) ». Entre 1879 et 1922, un surabondant fleuve d’échanges s’établit avec moult correspondants au point qu’il faille rien moins que les vingt et un volumes de l’édition établie par Philippe Kolb en 2004. Si nous nous contentons de ce volume de Lettres présentant un choix fort généreux, de plus augmenté de quelques trouvailles, nous n’avons pas en effet cette impression parfois mitigée devant les correspondances. En ouvrant celle de Madame de Sévigné, tant goûtée par la mère de Proust et la grand-mère du narrateur, l’on a parfois du mal à trouver les pépites, au-delà des formules de politesse et des protestations d’amitié. Au contraire, le hasard préside ici sans cesse à la découverte de pages toujours précieuses.
Choisir est art délicat : l’on a privilégié les lettres en réaction à des événements personnels et contemporains, les amitiés, la mort des proches, l’affaire Dreyfus, la guerre, bien d’autres s’intéressent à la formation esthétique de l’écrivain, à la genèse et à l’avance de l’œuvre, à la stratégie d’un auteur face aux éditeurs, aux critiques…
Ainsi, en 1913, écrit-il, non sans ironie à Bernard Grasset : « Mais vous êtes vous-même trop un artiste, pour ne pas comprendre qu’une fin n’est pas une simple terminaison et que je ne peux pas couper cela aussi facilement qu’une motte de beurre ». Lors de la page suivante, il se confie à Louis de Robert : « cette saveur de thé que je ne reconnais pas d’abord et dans laquelle je reconnais les jardins de Combray. Mais ce n’est nullement un détail minutieusement observé, c’est toute une théorie de la mémoire et de la connaissance ». En 1916, c’est tout une explication qui est fournie à Gaston Gallimard : « D’abord le titre (À l’ombre des jeunes filles en fleurs) est provisoire. Je ne l’aime pas beaucoup. Mais s’il y a trop de Sodome et Gomorrhe il ne sera pas mal de commencer, de mettre à la base, ce coussin fleuri de façon que les deux étages un peu effrayants reposent sur quelque chose de normal, et soient d’ailleurs couronnées par le dernier volume qui n’a rien que de pur et de philosophique (Le Temps retrouvé) ». Il est assez amusant de lire, dans une lettre à Robert de Montesquiou, alors que ce dernier est le principal modèle de Charlus : « au moment où Mr de Charlus me regarde fixement et distraitement près du casino, j’ai pensé un moment à feu le baron Doazan, habitué du salon Aubernon et assez dans le genre. Mais je l’ai laissé ensuite et j’ai construit un Charlus beaucoup plus vaste, entièrement inventé ». La méthode Proust est là toute entière. Ces quelques citations insuffisantes témoignent cependant combien chaque lettre est judicieuse et initiatique quant à une œuvre qui dépasse son temps.
Notre cher Proust fascine, au point de susciter un club de « fans » sur Facebook, de faire des émules nombreux. L’un s’appelle Stéphane Carlier, au point de consacrer son huitième livre au maître du temps : Clara lit Proust. Jusqu’alors les petites coiffeuses attendaient du Prince charmant qu’il change leur vie. Espoir bien vain. Mieux vaut se fier à Marcel Proust pour une telle mission. Ainsi Clara n’a qu’un copain, JB, plutôt beau, sportif et pompier, mais bien décevant, et une patronne tristounette pour accompagner son écoute de Radio Nostalgie chez « Cindy Coiffure ». Incroyable mais vrai - du moins dans cette fiction, mais pourquoi pas - un livre abandonné par un client lui tombe dans les mains, pour faire office de miracle.
Au début, rien. Mais bientôt Clara s’y reconnait. De lire À la recherche du temps perdu « elle n’est pas peu fière ». Ce livre, elle en a le sentiment, « va la rendre plus forte ». Elle lui confronte son enfance, déguste les phrases, autour « la moindre chose devient proustienne ». Et si elle le pose près d’elle : « Il m’a sauvé la vie ce bouquin ! fait Claudie ». L’on devine qu’une élective amitié s’ensuit. Il faut cependant se consoler du départ de JB, ce qui est tâche assez facile. Se peut-il « que le seul salut possible, la seule expérience envisageable de bonheur se trouve dans les œuvres d’art ? » Bientôt, grâce son « joli timbre », elle devient celle qui « lit Proust », auprès d’une dame, dans un festival de rue. La vie et les rencontres s’en trouvent changées…
Toute une petite sociologie est traitée avec humour, l’hommage proustien est d’abord ténu, prudent, éblouissant d’émotion ensuite. Citations, paraphrases et progression de la psyché de la modeste héroïne s’entremêlent, dans un roman d’initiation qui a pour moteur un autre roman. L’humilité de Stéphane Carlier n’a pas la prétention d’égaler son modèle, mais nous apprécions aisément sa capacité à permettre aux lecteurs frileux de trouver là une engageante porte dérobée, sa manière charmante de rendre plus aisé l’accès à l’impressionnante somme proustienne.
Malgré la récente publication des 25 feuillets[9], il reste encore des inédits, ce dont fait la preuve un beau Cahier de L’Herne, ce qui est un pléonasme tant la série est fort recommandable. L’on peut, une fois de plus, après Hannah Arendt[10], Paul Celan[11] et tant d’autres, attendre sans risque de déception un opus roboratif, car sous la direction de Jean-Yves Tadié.
Agréablement imprimé en un bleu qui propage la couleur du souvenir - et nous n’omettrons pas le traditionnel cahier de photographies en noir et blanc -, ce volume offre quelques rares brouillons, que l’on a joliment titré « À la recherche du jardinier perdu ». Cette « quête des inédits » mène ici aux cathédrales et à Balbec, à Elstir et Albertine, et à quelques lettres fort brèves, dont à Louis d’Albufera, à laquelle il joint un poème : « je suis poète / C’est-à-dire un homme de rien ». Mais aussi à l’ami et compositeur Reynaldo Hahn, aux « petites mains toutes belles ». Ce dernier nous offrant d’ailleurs une petite étude : « Proust et Ruskin ». Aux témoignages et autres souvenirs s’ajoutent des hommages, à « l’un des êtres humains les plus angéliques qui ait jamais existé », selon Violet Schiff.
Ne manquent ni de fines analyses, par exemple au sujet de l’influence de Pierre Loti, au moyen de son Roman d’un enfant, ni des contextualisations pertinentes, à l’instar de « Proust et l’Art nouveau ». Il goûtait en effet le « Modern Style », offrait des vases de Gallé, ce verrier lancé par Robert de Montesquiou, l’un des modèles de Charlus, alors que ces fleurs japonaises en papier se développent dans le bol d’eau où « le microcosme de La Recherche prend son véritable départ ». Eclairant le rapport de Proust à la politique, Michel Erman pointe son « milieu familial libéral et laïc », son attachement à la justice et à la tolérance, y compris à l’occasion du massacre des Arméniens et de l’affaire Dreyfus ; reste le patriotisme lors de la Grande Guerre, qui ne choit pas dans l’antigermanisme culturel, mais n’ignore pas un nécessaire « scepticisme sur la nature humaine ». « Le plus célèbre patient de la littérature », selon Gérard Macé, dont le père et le frère étaient médecin, échappa, grâce à sa claustration, à la grippe espagnole. La science est ici convoqué jusqu’avec Einstein, dont le nom trouve plusieurs occurrences dans l’œuvre, cette « apothéose de la syntaxe », selon les mots de Jacques Réda.
Proust est-il bergsonien, aime-t-il Richard Strauss, dont Salomé est bientôt gommé par Reynaldo Hahn, quoique le fameux « septuor » en dérive peut-être… Quant aux auteurs qui innervent La Recherche, il en est peu d’oubliés, au bénéfice de Chateaubriand, de Madame de Sévigné, Taine ou Michelet. Ne manque aucun peintre, un pan de Vermeer bien entendu, Botticelli et Carpaccio… Nous serons un peu plus prudents en abordant « Proust et Ernaux, des écritures de la mémoire », tant c’est faire beaucoup d’honneur à la seconde. Sous un faisceau de regards, la présence mentale de l’écrivain gagne en profondeur. Et pour revenir au début de notre recension, trouvons en ce cahier Madeleine Lemaire, illustratrice certes, mais surtout inspiratrice de l’agaçante Madame Verdurin, dont le salon abrita la rencontre d’Odette et de Swann.
C’est au moyen d’un Proust-Monde que nous pouvons vérifier combien la « madeleine », les jeunes filles de Balbec et les bourdons de Sodome et Gomorrhe ont séduit des lecteurs bien au-delà de la patrie de la langue française. Evidemment, hors par un Jorge Luis Borges, Argentin, ou par le Russe Vladimir Nabokov, La Recherche est lue en bien d’autres idiomes. Walter Benjamin d’ailleurs s’interroge sur le défi que représente son entreprise de traduction, qui reçut un accueil favorable, mais « conserve un air d’absurdité ».
L’on réunit ici quatre-vingt-trois textes, dont un quart chez nous inédits, venus d’auteurs qui ont été profondément émus lors de cette lecture, qui parfois alla jusqu’à changer leur vie. Il n’est pas certain cependant qu’ils le lisent de la même façon tant l’ouvrage s’adapte au prisme de leur culture. Reste qu’ils nous font partager, comme dans une sorte d’amitié proustophile, leurs sensations et réflexions, ainsi étonnamment proches, même si elles viennent du Japon avec Haruki Murakami, qui découvre « un couloir long comme du Marcel Proust » ; l’allusion laconique étant inversement proportionnelle à l’émotion.
Le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, en 1923, loue « un génial abandon de la forme extérieure et conventionnelle des choses [qui] oblige Proust à les définir par leur forme interne, par la structure intérieure » ; ce qu’il pourrait dire également de la forme romanesque. Pourtant en 1925, il est bien moins indulgent : « la morosité, la lenteur touchent au plus extrême et ainsi se convertissent en plans statiques, sans aucun mouvement, sans progrès ni tension […] il lui manque le squelette[12] ».
N’en doutons pas en effet : il y a les « anti-Proust », comme le Polonais Witold Gombrowicz qui le brocarde en 1958 dans son Journal : « il m’agace, il me dégoûte, il ressemble trop à ma propre caricature ! » Les reproches fusent : « maniérisme », « perversion », « monotonie » ; mais la tisane de mauvaise foi cède devant un hommage rentré : « Pesant ! Ce cousin m’écrase ». Sans réellement le détester, Mario Vargas Llosa[13] préfère en 1965 adresser sa réprobation lorsque « les minauderies, les affèteries, la vacuité de la Belle époque peuplent les pages de ce prétendu « professeur de beauté » : nous voici étonnés qu’il ne lui reconnaisse pas la capacité de transcender ce monde au travers de son narrateur.
Au contraire, nombreux sont ceux qui le pastichent ou le réécrivent, tels le Turc Orhan Pamuk, le Cubain Alejo Carpentier. Les admirations se multiplient chez les écrivains, en quelque sorte toujours redevables, sans compter les cinéastes, qui n’ont pu mener leur rêve à bien ou l’ont réalisé : Luchino Visconti, Raoul Ruiz. Venu d’un individu si particulier que le petit Marcel apeuré par l’absence de maman, le livre est universel. Et suffisamment riche pour que, « d’une analyse à l’autre, les auteurs ne se répètent pas », selon la remarque de Blanche Cerquiglini, préfacière de ce volume étonnant, résultat du travail d’un quintette de chercheurs. La variété de tons et d’arguments ne peut que donner des ailes aux inconditionnels de La Recherche. Pensons enfin au désarroi de Varlam Chalamov, qui se fit voler, au fin fond du goulag de la Kolyma, pour en faire des « cartes à jouer », son exemplaire in folio…
Pour nous, parcourir quelques pages de Proust dans une langue que nous croyons connaître, anglais ou espagnol, est une étrange expérience. Rien que le titre est un pas de côté : Remembrance of Things Past ou, plus proche, En busca del tiempo perdido. Ce serait certainement une expérience fascinante que de le lire transmué ainsi. Heureusement nous l’avons échappé belle. Imaginons que notre cher Marcel n’aie pas trouvé le moindre éditeur, y compris à compte d’auteur, comme il fit avec Grasset pour son premier opus. L’on aurait pu jusqu’à perdre les lettres de refus. Par exemple celle hilarante, quoique un poil crédible tant les éditeurs peuvent être parfois sûrs de leur surdité intellectuelle, crayonnée par Umberto Eco : « Il faut un gros travail d’editing : il y a, par exemple, toute la ponctuation à revoir. Les phrases sont trop laborieuses ; certaines prennent une page entière. […] Sous la forme actuelle, l’ouvrage est - comment dire - trop asthmatique[14] ». Le sacrilège est à l’égal de celui porté au crédit de la Bible également rejetée…
La Librairie du XXI° siècle, Seuil, 2022, 612 p, 27 €.
« L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps[1] », remarque Gorges Perec, dont la vie fut trop brève, entre 1936 et 1982. Cependant c’est sur le fil de ce dernier que s’inscrit le romancier, bien que quelques-uns préfèrent être des observateurs de l’espace, des génies du lieu. Antiromantique patenté, Georges Perec fait indubitablement partie des émules de la géographie, soucieux d’objectivité. Ses « lieux » n’ont volontairement rien d’extraordinaire, sauf le regard qui les scrute et les recrute, sauf la méthode systématique et ludique de composition au service l’œuvre finalement littéraire. Et dont les échos avec maints textes et romans de l’auteur de W ou le souvenir d’enfance sont nombreux.
L’on ne s’étonnera pas que le maître romancier de l’Oulipo se soit attaché à un tel projet spatial. Sa Vie mode d’emploi était moins narrative que distribuée selon les parties d’un immeuble de Paris. Nous lui connaissions ses Espèces d’espaces, sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, qui répondent à ce titre posthume et laconique : Lieux. Si Espèces d’espaces était un petit livre qui, à l’aide d’une gradation ascendante, s’élevait depuis la page, de la chambre jusqu’au pays et au monde, Lieux est plus nettement horizontal.
Ce serait pourtant ignorer que la distribution spatiale de notre regard ne peut faire l’impasse sur la dimension temporelle qui, in fine, l’ordonne : « J’ai choisi, à Paris, douze lieux, des rues, des places, des carrefours, liés à des souvenirs, à des événements ou à des moments importants de mon existence ». Georges Pérec répond ainsi, quoique partiellement, à la question qui taraudait la fin d’Espèces d’espaces : « De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer[2]? »
Plutôt que « l’art du puzzle[3] » qui présidait à La Vie mode d’emploi, Georges Pérec se livre à une topographie ordonnée, comme au rythme d’une énumération qui se veut objective : « je décris ce que je vois, de la manière la plus neutre possible, j’énumère les magasins, quelques détails d’architecture, quelques micro-événements ». Sauf que l’on n’échappe guère à la subjectivité, tant dans un deuxième mouvement d’écriture il évoque les souvenirs afférents.
Tout cela est ordonné dans une méthode : « Chaque texte [...] est, une fois terminé, enfermé dans une enveloppe que je cachette à la cire. Au bout d’un an, j’aurai décrit chacun de mes lieux deux fois, une fois sur le mode du souvenir, une fois sur place en description réelle. Je recommence ainsi pendant douze ans », soit entre 1969 et 1980 en observant douze lieux, comme autant d’heures du jour. La contrainte oulipiesque doit s’achèver avec 288 enveloppes cachetées considérées comme des archives, à ouverture différée, et se déroulant au moyen de la contrainte mathématique chère aux Oulipiens, tel Raymond Queneau. Le tout étant censé aboutir à une traversée du « vieillissement des lieux » et du « vieillissement de mon écriture », sans que l’auteur fût certain de réaliser de telles ambitions. Il rêve d’élever un modeste monument confondant « temps retrouvé » avec « temps perdu ». L’allusion proustienne tient plus du temps du sablier que de celui de la cathédrale du souvenir. D’où le titre qui devint de plus en plus neutre : il pensa d’abord à « Loci Soli (ou Soli Loci) », pour se résoudre au minimaliste Lieux. C’est ainsi, en conformité avec les jeux compositionnels de l’Oulipo - plus exactement Ouvroir de Littérature Potentielle - que dans une lettre à Maurice Nadeau, en 1969, l’auteur des Choses confia son intention.
À la lisière de l’écriture de soi, pourtant accusée de donner lieu à une « triple ou quadruple fable autobiographique », et de ce que l’on pourrait appeler l’autobiographie, Georges Perec nous fait parcourir les stations d’une marelle temporelle et géographique, qui n’est pas sans faire penser au bien plus poétique et antérieur Paysan de Paris de Louis Aragon. L’exercice de description obligée se double d’un exercice de neutralité au-devant duquel se présentent les rues, les objets, les vitrines, les enseignes, les affiches, sans guère d’affect, ni désir, fort loin du rousseauisme des Rêveries du promeneur solitaire. Quoique la nostalgie ne soit pas absente. En témoigne la rue de l’Assomption qui lui permet de dresser une « nomenclature des amis d’enfance ».
L’écriture se veut simple, pour laisser transparaitre le réel, « blanche » aurait dit Roland Barthes[4]. Rien de romanesque, rien de transcendantal ne transparait, même si l’écriture travaille « un passé qui se ferme », autour de douze années, « les dotant d’une vie seconde ». Peut-être faut-il voir là une des raisons de l’abandon du projet : « le propos de mon livre m’échappe », confie-t-il. Pour preuve c’est à l’occasion de l’écriture des Espèces d’espaces et de W ou le souvenir d’enfance, en 1975, que ces Lieux trouvent leur borne.
Bistrots, cinémas et leurs films, rencontres ordinaires et déjeuners avec untel, l’œil est sans cesse à l’affut, bien plus que les autres sens. Les traces matérielles répondent à l’engagement mémoriel. Ainsi les bistrots sont parfois synonymes de soirées entre amis, parfois fort alcoolisées - « une cuite fantastique » -, de flirts sans suite - « ce sera certainement le plus platonique de mes amours » -. Des projets de films font bouillonner les énergies, les rencontres, comme à l’occasion de L’Homme qui dort. L’auteur va jusqu’à se déprécier : « Je ne suis qu’un pitre » et douter de la validité de l’entreprise : « Soif de rangement […] devenir seulement comptable d’un passé à peine passé ; puis ressasser. » Il n’est pas non plus toujours amène : « Les musées ça va encore. Mais les Parthénon, le folklore et la spiritualité, Merde ! » Tout ceci visant à « enraciner une existence » ; sans le moindre existentialisme cependant. Car l’on découvre, au fil de la lecture, l’ombre d’une angoisse devant le gouffre du temps : « ces lieux mythiques et momifiés gardant intacts des souvenirs de plus en plus dérisoires »… Reste, selon les mots de Philippe Lejeune, « une sorte de phénoménologie de la mémoire[5] ».
Photo : T. Guinhut.
Ecrites à la première personne, ces notations ne recueillent cependant guère, voire aucune, narrativité, rien du journal intime et pas plus de projet esthétique. Le constat parait peu littéraire. Mais il entretient, dans ces années soixante-dix, des complicités probablement involontaires avec l’arte povera et le nouveau réalisme, les affiches déchirés de plasticiens comme Villeglé ; ce que l’on pourrait qualifier comme l’air du temps.
Peut-être ne lira-t-on pas ce copieux ouvrage d’un seul tenant. Mieux vaut alors en picorer, déguster, chaque semaine, par exemple, un de ces chapitres alternativement intitulés « réel » ou « souvenir » parmi un chantier sans chef d’œuvre encore, parmi ce qui pourrait passer pour une liste de listes, tel qu’en révélait la substantifique moelle du brillant essai d’Umberto Eco[6]. Et de surcroit recourir aux notes nombreuses et scrupuleuses, à l’index des noms propre, tout ceci au service d’un ouvrage savant édité par Jean-Luc Joly et nanti d’une préface de ce Claude Burgelin qui sut œuvrer au service d’un bel album Pléiade.
Quarante ans plus tard, cette « esquisse architecturale » (selon les mots de Maurice Olender, directeur de collection) trouve son complément dans un site internet, une navigation numérique aux trajectoires libres, dont les possibilités auraient probablement ravi l’auteur ; à moins qu’il eût préféré l’espace mental qui se suffit de naître du papier et de l’encre. Bien qu’inachevé, le work in progress méritait un beau livre : à cet égard l’objet, illustré par une carte utile de Paris pointant les douze lieux, par des photographies du manuscrit et des planches-contact en noir et blanc est une réussite, digne de dépasser les seul amateurs patentés et autres perecophiles. À moins que cet objet-livre puisse compter parmi l’énumération des vanités dont l’auteur des Choses se moquait avec humour…
Il était un urbain. La nature ne l’intéressait guère, surtout celle sauvage. En ce sens il vivait et sentait à mille lieux de la sensibilité romantique. Il préférait penser en sociologue du quotidien, inventoriant les choses et le couple de ses futiles et consommateurs personnages ; en autobiographe un brin fantasmatique, à l’instar de son W ou le souvenir d’enfance, épousant le traumatisme de la Shoah qui pesait sur son temps ; en joueur sérieux et facétieux à la fois, goûtant les contraintes et les prouesses linguistiques, telle celle de la « disparition » de la voyelle la plus courante ; enfin en amateur de romans gouleyants qui se boivent avec l’appétit d’un lecteur de Jules Verne, tel qu’il tenta de le réaliser dans les péripéties de La Vie mode d’emploi.
Si en tant qu’enfant survivant, orphelin juif d’origine polonaise, il avait pu être protégé du génocide nazi, il jouait probablement à faire de sa littérature un espace ludique lui permettant d’échapper à l’Histoire, ce qui fut le cas au moyen de l’humour potache de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? Pourtant, cette « Histoire avec sa grande hache » fit un retour obligé parmi les interstices fantastiques et dystopiques de W ou le souvenir d’enfance, peut-être son ouvrage le plus marqué par un humanisme et un tragique inattendus.
Avec un rare talent, Georges Perec a fait exploser l’autobiographie. Le « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance » inaugural du chapitre deuxième se diffracte en une petite enfance à Belleville, puis en trois années suivantes dans le massif du Vercors, malgré les défaillances de la mémoire. Cependant, ce qui pourrait passer pour ressortir respectueusement au genre se trouve bousculé par les fictions intercalées et en italiques consacrées à « W », pays dystopique, situé dans une Terre de Feu fantastique, habité par des Anglo-saxons. L’on y reconnaîtra un avatar de l’Allemagne nazie, voire de l’Union soviétique communiste. L’enfance douloureuse, l’absence de souvenir d’une mère envoyée périr à Auschwitz, donne lieu à un effrayant fantasme où le sport et sa surexposition, caractéristique des régimes totalitaires, glisse vers l’exaltation d’une race d’Athlètes aux tenues rayées arborant le « W » noir sur le poitrail.
Roman d’un petit garçon fantasmatiquement perdu dans une île lointaine, roman d’aventures encore une fois redevable de Jules Verne, roman politique, W ou le souvenir d’enfance, bien au-delà du réalisme topographique de la plupart des livres de Georges Perec, superpose des spatialités et des projections mentales dignes d’une psychanalyse. Si la compétition sportive forcenée aux règlements absurdes anticipe sur de mortels jeux de télé-réalité, comme Battle Royale[7], il s’agit plus sûrement d’un apologue sur le système concentrationnaire et l’extermination des Juifs. Lorsque « la vie de l’Athlète W n’est qu’un effort acharné, incessant, la poursuite exténuante et vaine de cet instant illusoire ou le triomphe pourra apporter le repos », lorsqu’il « ne sait pas où sont ses véritables ennemis », lorsque « sa vie et sa mort lui semblent inéluctables, inscrites une fois pour toutes dans un destin innommable[8] », le mythe de Sisyphe tel qu’analysé par Albert Camus trouve sa pire illustration.
Il n’y a guère de circonstance atténuante qui permettrait de défendre le cuirassier Destouches, devenu Louis-Ferdinand Céline. Car un tel individu fit une guerre littéraire acharnée, voire active et dénonciatrice, aux Juifs et autres « youpins », tels qu’ils sont vilipendés dans le trio d’immondices verbaux et verbeux des Bagatelles pour un massacre, de L’Ecole des cadavres et des Beaux draps, bruyamment publiés entre 1937 et 1941. Au-delà de l’immense Voyage au bout de la nuit, nihilisme exonéré par les afficionados céliniens et adulé par les célinolâtres, reste-t-il une place sur le podium douteux de la réputation littéraire, sous la cloche de verre de la collection de la Pléiade, pour ce manuscrit retrouvé, tel qu’il nous est livré : Guerre ? Présenté comme une révélation, il n’est pas certain qu’il reçoive l’absolution de l’ange de la littérature. Cependant que le lecteur le boude, voire lui déclare une guerre juste, serait peut-être excessif, tant ce roman encore en gestation recèle plus d’un point digne d’intérêt, en particulier la dimension picaresque de ses anti-héros ; sans aller jusqu’à crier au génie intempestif bien entendu. Et si l’on n’a guère parlé d’expressionnisme à l’égard de la littérature française, c’est bien à ce livre, anatomie guerrière, corporelle et langagière, qu’il faut l’appliquer, non sans éloge nuancé.
Malgré toutes les préventions que nous pourrions éprouver face à un manuscrit retrouvé, que son auteur aurait certainement jugé inaccompli, dans la mesure où il était encore sur le métier, il faut bien admettre la validité de ce chaînon manquant, qui fomentait, après le Voyage au bout de la nuit, toutun triptyque, dont seul le premier volet, Mort à crédit, vit le jour. La nécessité de publier, même inaboutis, ces feuillets est d’autant plus avérée que l’écriture est absolument assurée, sans les points de suspension rapidement parasitaires de Mort à crédit. C’est à la parisienne Galerie Gallimard[1] que l’on découvre l’exposition de trois manuscrits, consacrés à l’enfance, à la guerre et à Londres, sans compter une poignée de pages supplémentaires de Casse-pipe. Paranoïaque en diable, Céline se répandait en compréhensibles vitupérations à l’occasion du vol de ses romans laissées sur le métier : « Ils les ont brûlés, trois manuscrits presque, les justiciers épurateurs ». Un siècle, ou presque, après leur rédaction, ils ressurgissent. En fait c’est lors de l’été 1944 que Céline les abandonna dans son appartement pour fuir avec son épouse Lucette vers l’Allemagne de Sigmaringen, que l’on surnomma le « Vichy sur Danube ». Ce qui est raconté dans D’Un château l’autre, voyage du piètre château symbolique de sa demeure de banlieue parisienne vers celui de Sigmaringen, nid d’aigle du gouvernement fantoche de Vichy en exil. N’est-il cependant pas étonnant qu’il n’ait pas résolu de le réécrire ex nihilo, tenant entre ses doigts un tel filon thématique…
Si la Première Guerre mondiale est bien évoquée, en compagnie de sa conséquence à l’hôpital, dans le Voyage au bout de la nuit, la violence du front, le traumatisme de la blessure et le grand cirque de la convalescence sont au cœur de Guerre. « L’abattoir international en folie » gronde en octobre 1914 sur les Flandres où le brigadier et futur écrivain se trouve brutalement blessé. Le roman autobiographique traverse le front meurtrier, l’église qui recueille les blessés, sans qu’elle ait la moindre fonction christique, l’hôpital au nom fort signifiant de « Peurdu-sur-la-Lys » où sévit une infirmière particulièrement délurée, et où il se prend d’amitié pour un camarade de lit nommé, comme son futur chat, « Bébert », puis le départ en direction de la capitale anglaise. En ayant ainsi fait la nique à la mort, notre narrateur accumule désillusion et rage en même temps qu’un matériau dont l’écriture fera ses choux gras. Un éclat d’obus qui lui fracture le bras, probablement une blessure à la tête contre un arbre, tout cela vaut bien des colifichets, médaille militaire puis légion d’honneur, pour avoir courageusement porté un ordre sous un feu violent ; du moins c’est ce qui se produisit pour Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline. Car, pour le Ferdinand de Guerre, c’est une autre histoire…
En somme, quatre tableaux se partagent la fresque. D’abord le réveil du blessé et son errance à la recherche de secours, ensuite l’hôpital où les soins médicaux côtoient ceux de l’infirmière à la sexualité vampirique, Mlle l’Espinasse, au nom fort ironique, puis sa complicité avec Bébert, blessé au pied, le maquereau d’Angèle qui les rejoint pour faire le « tapin » ; enfin, une fois le Bébert fusillé, les combines qui permettront de gagner avec la donzelle aux mœurs légères l’Angleterre sur un bateau aux paysages marins apaisés.
Dès les premières phrases, en un efficace incipt ni medias res, le roman plonge dans « le cru de la viande ». Outre le festival de blessures corporelles, la tête en est chamboulée : « J’ai attrapé la guerre dans ma tête », par le biais probable d’une altération du tympan. L’événement cosmique est celui du « bruit », « du boucan », semblant être à l’origine de la langue toute bruyante de l’écrivain : « J’ai appris à faire de la musique […] de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais ». Une errance parmi la boue, les cadavres et le sang, la rencontre d’un soldat anglais compatissant, des wagons chargés de la puanteur de la mort, une autre errance dans les champs de brouillard, tout cela dans le délire comateux : « une espèce de chiasse de douleurs, de musique et d’idées ». Plus loin, l’éther le plonge dans un « orchestre […] comme dans le cœur d’une locomotive ». Il est un peu dommage que ce tintamarre langagier s’amenuise de page en page, même s’il en reste des échos jusqu’à la dernière séquence, à propos du navire qui l’emporte sur la Manche : « il soufflait le monstre ». L’on ne s’étonne pas que l’un des prénoms de l’écrivain, Louis, nous permette de jouer sur l’euphonie avec « l’ouïe ». Mais à l’égard de cette musicalité des phrases, il n’est pas indifférent de noter le nom de l’Officier anglais qui embarque le couple final : « Purcell », venu d’un musicien aux douceurs et grandeurs baroques. Quoique l’écriture de Guerre soit bien plus proche des mesures les plus abruptes et sauvages du Sacre du printemps de Stravinsky.
La convalescence misérable au milieu des agonisants et des cadavres évacués n’empêche pas la naissance d’une amitié entre Ferdinand et Bébert. Amitié misérable, vraie ou fausse selon, entre deux paumés souffrants, hâbleurs qui ne sont pas tout à fait loin des futurs Vladimir et Estragon d’En attendant Godot de Samuel Beckett[2], parangons de l’absurde, mais avec une verve picaresque que n’ont pas les fidèles de Godot, sans oublier l’omniprésent concours du tableau des désastres de la guerre qui les environne sans relâche. Amitié passive et veule avec un complice maléfique et poursuivi par le guignon, finalement exécuté, ce qui en dit long sur la personnalité de Ferdinand qui s’acoquine passivement avec un tel loustic. Ce dernier est son miroir, sa parodie. La tricherie (compréhensible au demeurant) de Bébert qui s’est tiré une balle dans le pied (au deux sens de l’expression) le conduit au peloton d’exécution, quand celle involontaire de Ferdinand pris pour un héros alors qu’il n’en est rien le conduit à la médaille militaire accordée par le Maréchal Joffre en personne au crédit de la bravoure : « Le brigadier Ferdinand a chargé par trois fois seul un groupe de lanciers bavarois et a réussi ainsi grâce à son héroïsme à couvrir la retraite de trois cents éclopés du convoi ». À part lui, notre piètre Ferdinand, néanmoins réaliste, sait bien que « c’était du roman ma médaille ». Pire, il craint qu’une enquête sur « la sacoche du pognon » du régiment puisse l’incriminer. Tout ce cirque militaire et honorifique « dans la bataille des cons de la gueule » étant ainsi moqué, chargé de « l’hypocrisie » générale, réduit à néant, dans une danse des morts et des vifs tragicomique.
L’épisode de l’initiale blessure de guerre parait d’abord strictement autobiographique, sans fiction aucune. Cependant, peu à peu, l’ouvrage s’agrandit d’exagérations, d’hyperboles, surtout lorsque l’infirmière, surexcitée par l’ambiance d’abattoir humain, devient une hétaïre assoiffée de sexe : « Elle était pas répugnée. Elle me lâchait plus le zobar ». Ce qui ne correspond en rien à la réalité historique, puisque la religieuse nommée Alice David et commise à cet office auprès du brigadier Destouches était fort pudibonde. Le narrateur, simplement appelé Ferdinand, ne s’embarrasse pas de telles précautions, lançant son récit dans l’orbite du fantasme échevelé. La frénésie sexuelle gagne du terrain avec Bébert et sa femme Angèle, belle putain agile, que la disparition de son homme ne décourage pas d’éponger les officiers anglais, de monter des arnaques au dépens de quelques-uns d’entre eux, surpris par Ferdinand en faux mari, comédie burlesque destinée à extorquer un argent vite gagné. Pourtant le major Purcell préfère embarquer le faux couple dont il s’entiche vers l’Angleterre, laissant derrière les deux larrons le continent et « ses millions d’assassins purulents », vers un monde que l’on doute devoir être meilleur. Ainsi ne reste-plus qu’à attendre le prochain manuscrit consacré à Londres…
Musée des hussards, Jardin Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.
Photo: T. Guinhut.
La dimension pamphlétaire, quoiqu’il y ait loin des trois brûlots antisémites et ultérieurs, s’adresse ici à la guerre, au travers de la fresque bourrée de corps cadavéreux comme le tableau d’Otto Dix du même titre. Guerre est un beau morceau d’anthologie à soi seul. Plus ramassé que les séquences du Voyage au bout de la nuit, moins haché que la débandade d’Un Château l’autre, la langue est charcutée, recousue tambour battant, collant à l’état du personnage et de ses comparses, swinguée comme une tir d’éclats d’obus, farcie de vulgarités et d’images, de paillardises et de parties de jambes en l’air, dont San-Antonio (par certains aspects stylistiques son héritier) aurait raffolé. À la réserve que l’on ignore absolument quels développements Céline aurait pu donner à ce roman peut-être encore embryonnaire.
Au-delà des plans narratifs et de témoignage, Guerre peut être considéré comme un accélérateur de langage. La déflagration initiale et sa blessure continument sonore n’y sont de toute évidence pas pour rien. Mais les protagonistes, au premier chef « Bébert », ou « Cascade », selon les noms qui lui sont accordés, s’emballent et s’enferrent dans leurs logorrhées, leurs insultes, leurs colères, parfois jusqu’à leur propre perte. Ainsi Bébert, qui s’est stupidement vanté à sa femme Angèle d’avoir tiré sur son propre pied pour échapper au champ de bataille, et qui la pousse à bout par ses exigences tyranniques, ses injures et ses menaces de violences, se voit dénoncé par la virago et proprement fusillé.
Mais il faut compter sur Angèle - qui n’a rien d’angélique -, séductrice diabolique à l’antiphrase de son prénom, pour bavarder, « piauler », exciter tant par ses hormones de putain et de « pernicieuse » en des morceaux de bravoure polémique et au service de la déflagration verbale : « Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard ». Les parents de Ferdinand le bassinent de leurs plaintes et encouragements, de leur niaiserie, de leur admiration pour sa médaille, au point qu’il les haïsse, mère et père : « Je l’aurais bien dérouillée, elle, à la fin des fins. J’avais mille et cent raisons, pas toutes bien claires mais bien haineuses quand même » ; « Mort, je me serais relevé je crois pour dégueuler sur ses phrases ». L’on comprend que l’écrivain, en une défiliation symbolique, ait emprunté son pseudonyme au prénom de sa grand-mère. Sans compter le prêtre, lors du repas pantagruélique chez les « Harnache », qui étale sa bondieuserie : « comme à travers une porte aux mille résonnances me parvenaient ses mots tout suintants et fielleux ».
Et, cerise rhétorique, le café où « Destinée », la si bien nommée, sert des alcools à toute l’armée, s’appelle « l’Hyperbole » ! En fait, le style célinien, truffé d’argot et de mitraille d’images, n’a pas grand-chose de spontané. Faussement parlé, coulant comme du bronze brûlant, il est en réalité longuement et précisément travaillé, en une prouesse reconnaissable entre toutes, d’une puissance finalement inexorable, bellement désespérée : « Il pouvait jamais plus arriver que du pire ».
Céline sait également faire la satire du populo, de ces Bébert, Angèle et les autres, le premier vantard, sexiste jusqu’au trognon, souteneur de sa propre épouse, capable de violence, verbales cela va sans dire, et physiques sur sa dulcinée de banlieue, coupable de « la tabasser », coupable « confiture d’étron » et assassin de surcroit selon son double féminin. Le tout dans un mitraillage de menaces sadiques, apocalyptiques, d’une vulgarité sans nom, ce qui est d’ailleurs sans ambages, voire avec volupté, drainé par la langue de Céline, qui l’emporte même sur celle du voyeurisme face aux coïts obscènes d’Angèle devenue à son tour meurtrière. Comme une thématique sadienne courant au travers d’une parodie de roman noir pour populo assoiffé de sperme et de sang. La guerre des sexes répond ainsi à la guerre des nations.
Cependant, avec une certaine humanité, le narrateur observe, dépeint, voire déplore ses contemporains, presque de manière fraternelle, à la réserve de ses parents pour lui imbuvables. Pleutres, médiocres, plombés par la fatalité, rarement combattifs, ils ne peuvent que courir après de piètres jouissances, à hauteur de sexe, d’estomac et de gosier imbibé d’alcool, pour conjurer la proximité immédiate de la Faucheuse. La dimension picaresque de ses anti-héros est à cet égard évidente : ils sont des gueux pitoyables, dont le seul espoir d’éphémèrement briller passe par un discours jaseur, frimeur, transgressif et finalement pathétique : « Ils se garnissaient de bobards pour résister aux coups des cieux ». Médecin de dispensaire autant qu’écrivain, Céline est un observateur du peuple, dont les romans déchargent certes leurs sarcasmes contre les puissants, qu’ils soient officiers ou bourgeois et banquiers, mais aussi, quoique d’une manière à peine plus bienveillante, contre la lie du peuple, dont Bébert est le représentant le plus sordide.
Musée des hussards, Jardin Massey, Tarbes, Hautes-Pyrénées.
Photo : T. Guinhut
En tant que narrateur, Ferdinand, à l’instar du Bardamu du Voyage au bout de la nuit, assume non seulement le récit, mais la réflexion de l’écrivain, brouillant la démarcation entre l’un et l’autre, emportant le passé dans sa réflexion, en tant qu’il nourrit le souvenir et la narration qui en découle, mais également en tant qu’il est détourné par la fiction : « À tant d'années passées le souvenir des choses, bien précisément, c'est un effort. Ce que les gens ont dit c'est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C'est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu'on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C'est pas sérieux. Faut demander alors du vif secours à la bite, tout de suite, pour s'y retrouver. Seul moyen, du moyen d'homme. Bander un coup féroce mais ne pas céder à la branlette. Non. Toute la force remonte au cerveau, comme on dit. Un coup de puritain, mais vite. Il est baisé le passé, il se rend, un instant, avec toutes ses couleurs, ses noirs, ses clairs, les gestes mêmes précis des gens, du souvenir tout surpris. C'est un saligaud, toujours saoul d'oubli, le passé, un vrai sournois qu'a vomi sur toutes vos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c'est-à-dire, dégueulasses, tout au bout râleux des jours, dans votre cercueil à vous-même, mort hypocrite ». Commentateur du mouvement fictionnel et de l’imposture autobiographique, un tel paragraphe est à cet égard un sommet de la langue célinienne.
Une piètre métaphysique de l’espérance apparait par dérision, celle du coït : « Derrière mes morceaux saignants, j’imaginais son cul bien tendu d’espérance ». La viande tient lieu de déité, toutefois mortelle et condamnée : « On se dirige vers ce qui nous reste d'espérances. Ça brille pas fort, l'espérance, une mince bobèche au fin bout d'un infini corridor parfaitement hostile… ».
Il y a bien une virulence expressionniste de l’écriture célinienne, accentuée ensuite par la grâce terrible de ses ponctuations frappées à coup de burin et de marteau, mais surtout au creuset de la guerre industrielle du XX° siècle. Faussaire et travestisseur d’un parler populaire, distribuant par la suite les points d’exclamation et de suspension comme graines aux volailles, Céline est-il le styliste que l’on prétend ? Il semblerait qu’en Guerre, la réponse soit plus que positive. Ce que les gourmands appellent « la petite musique » de Céline, n’est-ce pas un rythme obsessionnel, une plus que concrète diffraction du son et du sens ? Mais aussi un message insinuant le fiel et la haine, de soi, d’autrui et du monde... Quelque chose comme un poison visant à infiltrer les veines mentales du lecteur ; voire une pulsion de mort dans la langue…
La blessure inaugurale de Guerre est-elle également augurale ? Souffrant toute sa vie d’acouphènes et de névralgies, Céline aurait conjointement souffert toute sa vie d’une traînée de feu : celle de la haine irrationnelle, pathologique des Juifs. Le lien causal serait trop facile, faisant de cet obus originel celui qui crève la poche de bile noire qui ne demande qu’à exsuder son abcès et imprégner les pages du triptyque de pamphlets de l’encre noire de l’antisémitisme le plus délirant. Il y pourtant nombre de virulents antisémites qui n’ont pas eu besoin d’une telle blessure au crâne… D’autant que l’écrivain n’a jamais renié ses torchons, dont nous avions rendu compte dans un « Voyage au bout des pamphlets antisémites[3] », absence de regret dont témoigne sa correspondance avec Gallimard, continuant de se plaindre de persécutions venues des Juifs. Ou vitupérant avec une immonde vulgarité contre Marcel Proust, dans une lettre à Jean Paulhan en 1949 : « Oh Proust s’il n’avait été juif personne n’en parlerait plus ! et enculé ! et hanté d’enculerie. Il n’écrit pas en français mais en franco yiddich tarabiscoté absolument hors de toute tradition française. Il faut revenir aux mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant[4]». Les témoignages des camps d’extermination ne lui arrachaient aucune pitié…
Il n’est pas de mise de se défendre de publier un inachevé manuscrit, tellement il parait achevé, cohérent, hors quelques mots illisibles ou douteux entre crochets, suffisamment doué de sa force intrinsèque, et figurant d’emblée parmi les plus belles pages de l’écrivain. Et malgré les indubitables éloges dont nous venons de faire preuve, Guerre révèle cependant, et une fois de plus, en cohérence avec l’œuvre entière et pléiadisée, un fond de déréliction nauséeux, de nihilisme crasse et désabusé. Pas l’ombre d’un humanisme ici. Quoique cela soit abuser du jugement moral au dépens de celui esthétique.
Si l'expressionnisme est un courant littéraire spécifique à l’Allemagne, entre 1910 et la fin des années 1920, et s’il connaît de multiples variantes européennes, il n’a guère trouvé sa dimension originale en France. Risquons cependant l’hypothèse selon laquelle Guerre, plus encore que les autres productions céliniennes, mérite d’en être le fleuron explosif. L’expression exacerbée des émotions face à la crise du monde moderne, trouve son acmé esthétique chez des auteurs comme Gottfried Benn, Georg Trakl, Franz Werfel ou Alfred Döblin. En quelque sorte postnaturalistes, ils ne reculent pas devant le grotesque et la vulgarité, le pathos et la cacophonie, la singularité syntaxique et la fragmentation, la souffrance du corps et la virulence de l’action, la déréliction sociale et le tragique le plus noir, la guerre des tranchées étant un accélérateur d’expressionnisme. Plaquer un concept littéraire sur un écrivain a bien souvent quelque chose de réducteur, de maladroit ; il n’en reste pas moins que Louis-Ferdinand Céline, qui se prétendait le « père-sperme » de la littérature, serait notre plus singulier expressionniste ; pour le meilleur et pour le pire.
Monte Pelmo, Forno di Zoldo, Veneto. Photo : T. Guinhut.
Montagne et utopie
par René Daumal, Delphine Moraldo
& Pascal Bruckner ;
du Mont Analogue à L’Esprit de l’alpinisme.
Les Monts Analogues de René Daumal,
Gallimard, 2021, 232 p, 35 €.
Delphine Moraldo :
L’Esprit de l’alpinisme. Une sociologie de l’excellence au XIX° au XXI° siècle,
ENS éditions, 2021, 372 p, 26 €.
Pascal Bruckner : Dans l’amitié d’une montagne. Petit traité d’élévation,
Grasset, 2022, 192 p, 18 €.
Qu’il s’agisse de Mont Blancjardin féérique de Gaston Rébuffat[1], ou de la dramatique Ascension de Ludwig Hohl[2] dans les Alpes suisses, les récits de conquête des sommets sont innombrables. Mais peu sont ceux qui associent à ce point l’alpinisme sportif et la dimension intérieure, comme le laisse entendre Le Mont Analogue. Certes nous connaissions cet étrange récit de René Daumal (1908-1944), paru en 1952 de manière posthume, mais le voici dans une remarquable édition qui en multiplie les perspectives, sous le titre de Les Monts Analogues de René Daumal. Si le lointain spéculatif de cette montagne îlienne est celui de l’utopie, il est également de l’ordre de L’Esprit de l’alpinisme, selon le titre de Delphine Moraldo, soit un sport d’excellence dont l’éthique tente d’échapper à l’évolution des mœurs. Même un brin satirique, la montée vers l’altitude reste encore avec Pascal Bruckner celle spirituelle.
Le narrateur de René Daumal est un jeune alpiniste qui, avec le concours du professeur Pierre Sogol (l’anagramme de logos), est convaincu qu’un sommet inconnu, à cause d’une « courbure de l’espace », les attend. Lors du premier rendez-vous, dont il faut rejoindre l’étage grâce à de précises techniques d’escalades, l’on découvre un atelier avec « un chemin de pierrailles », entouré de pancartes figurant « une véritable encyclopédie de ce qu’on appelle les connaissances humaines ». Sans compter l’étrangeté du passé de Sogol, qui vécut dans un monastère « pour le moins hérétique », où sévissaient le jeu du « Tentateur » et « le mol oreiller du doute ». Le projet d’expédition entraîne un groupe d’excentriques cultivés, douze montagnards plus ou moins experts, peintres et poètes à demi-physiciens et philosophes, qui se réduiront bientôt à huit, en de féconds conciliabules, voire des dialogues philosophiques audacieux.
À la suite de scrupuleux préparatifs, la quête initiatique conduit le yacht « L’Impossible » depuis La Rochelle vers le Pacifique sud et aux abords d’une « montagne beaucoup plus haute que l’Everest », que nos voyageurs ont appelé « le Mont analogue ». Bien malin qui saurait dire s’il s’agit, en ce roman fantastique, d’un avatar des voyages d’exploration du XIX° siècle, ou d’une quatrième dimension à la lisière des Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe et de la science-fiction, tant il s’agit d’une « coque d’espace courbe ». Ne restera plus qu’à atteindre le point où le soleil levant ou couchant pourra « décourber l’espace », sésame ouvrant l’accès au lieu tant désiré. Il ne faut pas instant douter que l’analogie est celle qui circule du physique au spirituel : « Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels ». En conséquence, il ne manque plus à ces derniers que d’accéder aux lumières ultimes de la métaphysique.
Une fois amarré à « Port-des-Singes », nos explorateurs abordent un pays où toute autorité est exercée par les guides de montagnes », où le « péradam », un cristal encore une fois « courbe », est « le gage de toute monnaie ». Et, chance rare, Pierre à le bonheur d’en ramasser un dans le sable !
La longue ascension commence, bientôt en vue des langues glaciaires, croisant un « troupeau de licornes », quoique toute chasse soit taboue, ce que confirme le récit du « rat de roche », dont l’assassinat cause un grave déséquilibre écologique… C’est ainsi qu’abruptement s’achève le chapitre cinq. L’on ne pourra nous reprocher de divulgâcher une fin qui n’existe pas !
Puisqu’il s’agit d’une île, jusque-là insoupçonnée, mais à la taille d’un continent disposant de plusieurs climats, elle n’est pas sans rappeler celle du fondateur du genre utopique au XVI° siècle : Thomas More[3]. Sauf qu’au lieu de se contenter d’un seul mode d’existence, chaque colonie vit dans une façon d’utopie redevable de la contrée d’origine de ses habitants.
Resté inachevé, à cause de la mort à 36 ans, des suites de la tuberculose, le roman d’aventure est ponctué d’histoires emboitées, comme celle des « hommes-creux et de la Rose-amère » ou le mythe de « la Sphère et le Tétraèdre » qu’il faut entendre comme « l’Homme primordial » et la « Plante primordiale. De plus irrigué par une mystique venue d’Inde et de l’enseignement de Gurdjieff, le presque poème en prose et dialogue philosophique un brin loufoque laisse le lecteur rêver son propre sommet. N’aimerions-nous pas nous glisser parmi les ascensionnistes et découvrir avec eux ce prometteur non-dit ? « Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentique », selon son sous-titre, Le Mont Analogue, si bellement écrit, est un roman de crête ; entre péripéties allègres et géographie imaginaire, entre dépassement utopique et réalisation initiatique…
Publié à l’occasion d’une exposition au Fonds Régional d’Art Contemporain de Reims, ce beau livre sous la direction de Boris Bergmann est enrichi de documents d’archives, d’éditions originales et d’inédits de notre membre du Grand Jeu, mais aussi d’œuvres d’artistes que cette montagne fabuleuse inspire : photographies, peintures et dessins. Un tel récit, entre surréalisme et métaphysique, eut un succès inattendu aux Etats-Unis, où la génération de City Lights et de la contre-culture des années soixante le vénéra, ce qui explique la préface d’une enthousiaste de toujours : Patti Smith. N’oublions pas, de plus, le cinéaste Alejandro Jodorowski, dont le film, La Montagne sacrée, en 1973, se voulut une libre adaptation du Mont Analogue…
Outre ce sommet romanesque au cône tronqué par l’inachèvement, René Daumal, pataphysicien et membre fondateur de la revue Le Grand Jeu, avait écrit de curieux textes. Il qualifia son premier recueil de poèmes, Le Contre-ciel[4], paru en 1936, de « productions lyricoïdes d’adolescences ». La Grande beuverie[5], en 1939, est un roman réunissant quelques bavards avinés, devisant du langage et des paradis artificiels, « voyageurs imaginaires en quête de leur déesse Sophie ». En 1978, Mugle[6], une publication posthume venue de l’année 1926, apparait comme une étrange confession et une description d’un combat. Mais à ce Mont Analogue, l’on pourrait subodorer une filiation avec Erewhon (1872) de l’Anglais Samuel Butler[7], qui en cet anagramme de « nowhere », emmena son voyageur « de l’autre côté des montagnes ». Dans cette utopie située quelque part au-delà de la Nouvelle Zélande, considérée comme une satire de l’Angleterre victorienne, les machines disposent d’intelligence et de conscience...
Ghiacciao del Cevedale, Martello, Alto Adige, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Notre poète et romancier ne pratiquait pas seulement l’ascension fictionnelle et intérieure, il chaussait volontiers les croquenots du montagnard, et, passionnément, parcourait les Alpes, par exemple du côté des Ecrins, de la Meije et du Glacier Blanc (où il a d’ailleurs en juillet 1939 commencé d’écrire Le Mont Analogue), les Pyrénées, entre le Vignemale et la Brèche de Roland, autour du cirque de Gavarnie.
Aussi probablement René Daumal aurait-il souscrit à L’Esprit de l’alpinisme, sport élitiste et d’excellence dont Delphine Moraldo décline le récit et l’analyse, moins des conquêtes d’altitude que des mœurs. Car l’alpinisme a une Histoire, fort récente. Seul, au Moyen-Âge, l’humaniste Pétrarque a cru bon de s’élever au sommet du Mont Ventoux[8]. Et il faut attendre la fin du XVIII° siècle pour que le Mont Blanc soit conquis, pour que Jean-Jacques Rousseau fasse en 1761 l’éloge de la montagne du Jura suisse et de sa vue sur les Alpes dans La Nouvelle Héloïse : « Après m’être promené dans les nuages, j’atteignais un séjour plus serein, d’où l’on voit dans la saison se former le tonnerre et les orages se former au-dessous de soi […] sur les hautes montagnes, où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit[9] ». C’est à la jonction des Lumières et du romantisme que l’on tient à faire l’ascension des hauteurs terrestres, dans l’intérêt de la connaissance et des émotions fournies par le sublime, depuis Edmund Burke qui en 1757 publie sa Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau[10], en passant par le poème de Percy Bysshe Shelley : Mont-Blanc (1817) : « Loin, loin au-dessus, perçant l’infini du ciel, / Le mont Blanc apparait, - calme, enneigé, serein - / Ses montagnes vassales, formes surnaturelles, / Entassent tout autour glace et roc ; des vallées / Les séparent, des coulées d’eaux gelées, des abîmes / Insondables, bleus comme le ciel au-dessus d’eux, / Qui serpentent parmi ces multiples à-pics[11] ». Et si la nature sauvage attire tant, note Delphine Moraldo, c’est parce que le Royaume Uni est le premier pays à être touché par son repoussoir : la Révolution industrielle.
Les touristes anglais, à partir de la fin du XVIII° siècle, affluent à Chamonix et Zermatt, auprès des pics et des glaciers, ou parmi les plus modestes massifs de Grande-Bretagne. Bientôt le voyage à pied devient alpinisme, dès que s’organise et se met en scène la passion pour les crêtes, les parois, les pentes et les étendues glaciaires. Jusqu’aux alpinistes les plus audacieux d’aujourd’hui, usant d’équipements inconnus au siècle des romantiques. Ainsi L’Esprit de l’alpinisme, déploie, selon son sous-titre, « une sociologie de l’excellence du XIX° au XXI° siècle ». Car ce sont d’abord des aristocrates, des grandd bourgeois qui succombent à l’attrait des montagnes européennes, puis mondiales.
Or les alpinistes sont en majorité des hommes, qui plus est, des hommes longtemps issus des élites sociales. Leur élitisme est aussi celui de la pureté de l’exploit, allant jusqu’à refuser l’oxygène artificiel alors qu’ils gravissant des sommets himalayens, jusqu’à risquer sans cesse leur vie à l’occasion d’ascensions inédites et de plus en plus osées.
Malgré ce qui peut apparaître comme une « école de virilité », ce sont pourtant également des femmes, telle Elizabeth Aubrey Le Blond (1861-1934) qui publia son autobiographie, et dont le « teint hâlé scandalisa tout Londres ». Elles aussi deviennent des alpinistes aguerries. À l’instar de Catherine Destivelle qui parvint au sommet de la réputation alpine en réalisant dans les années 1990 des ascensions en solitaire dans l’Eiger, le Cervin…
L’alpinisme de haut niveau, cette fabrique de héros, fascine : c’est une pratique grande et noble, une vocation, « qu’on ne saurait assimiler à un simple sport », voire un sacrifice de soi, sinon une discipline sacrée, interdite au profane, s’approchant donc de l’art, un autre moyen de s’approprier la chose en tant qu’art étant l’écriture, de récits, d’autobiographies. Au-delà de « l’exercice physique et gymnique », l’on ne peut ignorer l’aventure exploratoire et cultivée, « la raison et l’imagination », selon les mots de Sir Martin Conway. Tout ceci implique un sens de l’honneur de la probité, en un mot une éthique redoutable, sans l’ombre d’une tricherie, un esprit de corps entre partenaires, entre guides et clients, car vaincre un sommet, surtout en condition hivernale, exige une pureté du corps et de l’âme. Cet esprit de l’alpinisme est un gage d’excellence. Surtout si, à l’instar du puriste, l’on refuse crampons, échelles et pitons, « un attirail de vulgaire gymnastique » selon Henry Cordier.
Mais un tel esprit s’inscrit selon notre historienne et sociologue dans des hiérarchies et des rapports de domination de classe et de sexe (plutôt que de « genre », puisque c’est de ce mot que l’on use ici avec un rien d’abus et d’effet de mode). L’on distingue en effet, avec un tantinet d’orgueil, les élites des masses, les alpinistes des guides, les hommes des femmes, l’ascensionniste du touriste, non sans mépris. Parfois même la gratuité du noble art allait jusqu’à considérer l’alpinisme professionnel comme « une prostitution honorable », ainsi que le pensait Lionel Terray. Certes la diffusion, la démocratisation et la féminisation de l’alpinisme ont suivi l’évolution des mœurs, au point qu’il ne s’agisse aujourd’hui plus guère de « distinction sociale », sauf dans le cas du coût exorbitant des expéditions lointaines vers les cimes du Groenland ou de la Patagonie ; mais il demeure une trace pérenne de ce qui fut codifié il y a plus de cent cinquante ans par une petite élite masculine britannique. Quoique s’il se « sportivise », peut-être risque-t-il, à ses dépens de perdre le meilleur de cet « esprit »…
L’ouvrage de Delphine Moraldo, s’il parait de prime abord destiné à des spécialistes, à des afficionados de l’alpinisme et des universitaires pointus, se lit en fait avec aisance. Il progresse en toute rigueur, s’appuyant sur une documentation précise et abondante, une bibliothèque admirablement réunie, des anecdotes sur des personnalités paradoxales et des aventures exceptionnelles, embrassant plus de deux siècles, depuis les gentlemen anglais et « les structures fondamentales du pouvoir », voire jusqu’à la prétention à un « esprit supérieur » que n’eût pas démenti Nietzsche. Il établit de surcroit - on l’espère sans anticapitalisme - une filiation entre cet « esprit » et « l’esprit du capitalisme », selon la formule de Max Weber[12]. La hiérarchisation entre la haute montagne et la basse plaine est aussi sociale.
Affirmant que l’alpinisme, roi des montagnes, est aussi le « roi des sports », l’essayiste, qui s’appuie sur de nombreuses autobiographies, n’oublie ni les alpinistes, ni les poètes (Lord Byron, Samuel Taylor Coleridge), ni les philosophes, historiens et sociologues (Jeremy Bentham, Pierre Bourdieu, Françoise Héritier, Paul Veyne, Max Weber), ce dont témoignent une bibliographie et des index bien utiles.
Essayiste surtout, romancier également, Pascal Bruckner[13] confie à son lecteur combien il vit Dans l’amitié d’une montagne. Son « Petit traité d’élévation », pour reprendre le sous-titre à la lisière de l’oxymore, est d’abord autobiographique. En effet, dès sapremière année, il fut envoyé en Autriche pour soigner un début de tuberculose. Une telle initiation précoce l’a marqué durablement : « Je suis né dans la montagne et je n’ai pas passé une seule année de ma vie sans y aller, été comme hiver ».Ce retour récurrent vers une enfance de neige, ce « cadeau des dieux », permet de renouer avec le meilleur de sa jeunesse, mais également de transmettre cet amour alpin à sa fille. Sa fascination n’a eu de cesse de le dynamiser, tant les montagnes sont l’espace de l’élévation et de l’allègement,au contraire des villes affairées et dénaturées. Ainsi associe-t-il le lyrisme et l’effroi en évoquant les glaciers et les chalets, en faisant l’éloge des vaches et de la Suisse, en exaltant « la forme minérale de la transcendance »…
Mais en narrant des souvenirs, des anecdotes recueillies au cours de maintes et régulières randonnées et ascensions, avec des imprudents et des inconscients qui menacent leur vie et celles d’autrui, l’humour n’est pas absent, à l’occasion du « matamore de la verticale », des « adeptes du piolet phallique », ou se moquant de la surenchère : « Tous collectionnent les pics et les faces comme un maréchal soviétique les médailles sur son torse ». Et de se rire du « néo-bouddhisme mâtiné d’écologie », de faire la satire du « néosauvagisme » qui ramène les loups par les montagnes au détriment des bergers, des « végans prosélytes » qui voudraient rééduquer les carnivores en les contraignant à se nourrir de légumes…
Le tropisme de l’essai permet à ce livre une dimension autant attachante que didactique. La montagne et ses « touristes » sont le symptôme de l’évolution des mœurs, du romantisme à la démocratisation. Viennent des réflexions sur cette particulière amitié qui lie les ascensionnistes d’une cordée, d’une course. Il y a paradoxe lorsque la douleur de l’effort, la peine de l’escalade deviennent une jouissance une fois au sommet, y compris lorsque la descente fatigue les genoux. Ce « marcheur qui musarde sur les sommets » est un Sisyphe « dans la conversion de l’adversité en joie ». La pratique montagnarde de Pascal Bruckner reste cependant modeste : « À la morale de la prouesse, je préfère une sagesse du possible ». Ce au rebours des alpinistes célèbres, ces « princes de l’altitude », qui ne cessent de se jalouser. Reste à protéger le « romantisme de la solitude » contre l’enlaidissement des montagnes, l’envahissement grégaire. Il faudrait alors « en restreindre l’approche par la délivrance de permis », adouber la « personnalité juridique » d’un glacier et légiférer contre le « crime esthétique » : sages idées ou barrage à la liberté ?
Pourquoi pense-t-on qu’une métaphysique de l’absolu est là-haut tangible ? En quoi cet effort défie-t-il le temps, la vieillesse en route et le danger, de façon à trouver une sorte d’illumination, une sérénité en tous cas ? Il est possible qu’en nos temps post-héroïques, une trace de l’héroïsme de nos pères, voire du surhomme nietzschéen, puisse animer l’alpiniste et le marcheur au long cours…
Joliment illustrée par une crête neigeuse du peintre Samivel, la couverture invite les pas à mentalement danser : ce que réussit Pascal Brukner en son essai, où l’on ne s’ennuie jamais. Car s’il est surtout narratif et documenté, c’est sans ostentation qu’il instille une pensée philosophique, parfois proche de l’aphorisme, en cet espace « qui appartient déjà au cosmos ».
Sport certes, l’alpinisme, dont l'esprit a quelque chose d'une utopie, a peu ou prou la chance d’échapper à la dimension spectaculaire des médias, même s’il existe des compétitions d’escalade, d’échapper à ce que nous avons appelé la vulgarité sportive[14], même si l’on croise sur les sentiers, parmi les parois et les glaces, de louches individus obnubilés par la performance, le chronomètre et l’altimètre, par le narcissisme et l’exhibitionnisme enfin. N’ont-ils jamais connu la contemplation, l’altitude de la pensée, tout ce dont n’a pas démérité notre cher René Daumal, dont la trop brève existence nous fait regretter tous les monts qu’il n’a pu gravir ? Sans compter l’auteur de Zarathoustra[15], qui vit éclore les versets de ses fulgurances philosophiques parmi l’air pur de la Haute Engadine.
Antoine Compagnon : La Vie derrière soi. Fins de la littérature,
Equateurs, 2021, 384 p, 23 €.
Alain Finkielkraut : L’Après littérature,
Stock, 2021, 234 p, 19,50 €.
Science des fins dernières de l’homme et du monde, l’eschatologie n’est pas si loin de l’apocalypse, cette révélation du cataclysme. Plus modestement, deux auteurs dissemblables, qui eurent pourtant l’occasion d’échanger leurs analyses, s’intéressent à la fin dernière des créateurs, et à une « apocalypse cognitive, pour faire allusion au titre de Gérald Bronner[1]. En effet la concomitance thématique ne manque pas de faire sens, même s’ils envisagent la question au moyen de perspectives bien éloignées. Pour tous les deux la littérature a une fin. Le premier, Antoine Compagnon, envisage la finitude d’une vie d’écrivain, voire de peintre, et s’interroge sur les pouvoirs et les faiblesses d’une œuvre tardive, à la veille du trépas. Le second, Alain Finkielkraut, déplore la perte d’influence et d’aura de la littérature. Nos deux essayistes ne sont pas affectés par une identique mélancolie, sinon par un désespoir qui crierait dans un désert encombré des scories de l’époque.
Nous avions déjà célébré le travail colossal d’Antoine Compagnon, quoique d’une manière trop partielle, en présentant son versant historien avec Les Chiffonniers de Paris[2] puis d’analyste littéraire avec Baudelaire l’irréductible[3]. Sans compter des livres, tels que Le Démon de la théorie[4], La Littérature pour quoi faire ?[5] Ou encore ceux fréquentant l’amitié de Montaigne, Baudelaire et Proust, ceux qui « auront été mes Virgile », écrit-il… Une vie bien remplie donc. Mais à plus de 70 ans - il est né en 1950 -, alors qu’il doit prendre sa retraite du Collège de France et vient de perdre une amie très chère, il est un tantinet inquiet. Va-t-il pouvoir faire encore œuvre marquante, voire œuvre qui soit au-delà des précédentes, un rebond, un couronnement ? Aussi se tourne-t-il vers ses modèles et commensaux de toujours, écrivains dont les années de vieillesse ont vu poindre des réalisations inattendues, étonnantes, novatrices, leurs « chants du cygne » en somme, selon le mythe romantique.
Si les peintres en la demeure ont été considérablement étudiés, soit les dernières périodes créatrices de Poussin, de Rembrandt, de Degas, voire d’artistes que notre essayiste n’évoque pas, comme Matisse ou Picasso, les écrivains ont été à cet égard plutôt négligés. Or ces derniers ne sont pas sujets à « l’admirable tremblement du temps », selon les mots de Chateaubriand dans La Vie de Rancé, bel exemple de créativité tardive auquel notre essayiste revient de manière récurrente, comme en un leitmotiv, un fil rouge de son livre. Il s’émeut intensément à l’occasion de cette formule magnifique de l’auteur de René, alors que cet « admirable tremblement du temps » est en une hypallage celui de la main du vieux Poussin parvenant à se dépasser en peignant son « Déluge », avant de devoir abandonner les pinceaux.
L’on peut encore écrire si l’esprit est encore là, quoique l’on puisse, comme Roland Barthes, rêver d’arrêter d’écrire pour trouver le repos. Ainsi naissent des œuvres qui sont celles d’une sénescence sublime, lorsque que la liberté de créer se débarrasse des conventions. Les croulants magnifiques sont-ils alors des révolutionnaires, des précurseurs ?
Cet aiguillon de la mort prochaine sur le destin créatif est également examiné avec le secours de quelques derniers instants romanesques. Tout d’abord celui essentiel de la mort de l’écrivain Bergotte (qui ne connut pas « la grâce de la créativité tardive »), devant le « petit pan de mur jaune » de Vermeer dans La Recherche du temps perdu de Proust, alors qu’il se dit avec grand regret : « c’est ainsi que j’aurais dû écrire ». Ou ce vieux romancier qui n’obtiendra de la maladie aucune dernière chance dans Les Années médianes d’Henry James. Sans oublier le vieil Aschenbach mort à Venise sous la plume de Thomas Mann. Ainsi la littérature du deuil, depuis le mythe d’Orphée pleurant son Eurydice jusqu’aux enfers, est-elle une constante, comme à l’occasion de l’élégiaque roman d’Hermann Broch : La Mort de Virgile. Outre le récit d’une agonie, ce dernier roman conte la perte de confiance en son poème. À l’instar de Kafka qui crut vouloir brûler ses romans ; tout en les confiant à Max Brod, qu’il devinait probablement être le plus qualifié pour en assurer la publication. Plus profondément encore, Hofmannsthal témoigne d’une crise de l’élan et des valeurs portés par la littérature, dans sa Lettre à Lord Chandos, anti-héros « malade du langage ». Entre « chant du cygne » et désert du sens, l’écart est immense. Parfois, l’on se survit à soi-même, vieillard pathétique, dont la pensée et l’écriture s’effondrent en pleine gloire : c’est ainsi que Sartre, devenu aveugle, peut à peine se demander si les nouveaux philosophes ne l’oublient pas, ne le dépassent, en le rejetant sur la touche.
Autre fin, celle des romans dont les pages nous quittent à regret, dont les héros meurent ou sont trop vite expédiés, comme à l’issue de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Et l’on devine qu’Antoine Compagnon ne peut que s’interroger sur les œuvres posthumes, qu’elles soient dues à un décès impromptu, ou, plus émouvantes encore, peaufinées par leurs auteurs qui ont connaissance de leur fin imminente. L’œuvre dernière l’est-elle « par accident » ou « par intention, délibérément finale »…
Malgré des redites, la méditation d’Antoine Compagnon, entre vigueur et fatigue, entre espérance et mélancolie, est aussi émouvante que roborative. Car ni funèbre ni plaintive, elle est plutôt réconfortante : des beautés peuvent jaillir du grand âge, qu’il s’agisse de Goethe en son second Faust ou des derniers quatuors de Beethoven. Ce que confirme un généreux cahier d’illustrations, où s’ébattent Rembrandt, Titien, Poussin, Delacroix, mais aussi des manuscrits de Saint-Simon et de Nathalie Sarraute, sans oublier deux portraits photographiques de ce Baudelaire d’âge mûr qui sentit passer sur lui « le vent de l’aile de l’imbécillité ». Il faudra bien, en un dernier accord de sagesse imparable, et qui sait avec un sursaut créatif ultime, « gagner la sortie ». L’on saura se consoler en sachant que de jeunes plus créateurs, voire encore à naître, relèveront brillamment le flambeau de l’art et de la littérature.
Platon : La République, Brocas & Humblot, 1767.
Photo : T. Guinhut.
Pourtant, ce qui est considérablement plus grave, selon Alain Finkielkraut, lui né en 1949, nous serions déjà dans L’Après littérature : « Le temps où la vision littéraire du monde avait une place dans le monde semble bel et bien révolu », affirme-t-il d’emblée. S’il y a des lecteurs, ils regardent du haut de leur immaturité et de leur suffisance, empreints qu’ils sont par de nouveaux préjugés qui ont nom « néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle ». C’est ainsi qu’une adolescente suédoise, Greta Thunberg pour ne pas la nommer, s’érige en passionaria du climat en ordonnant une grève hebdomadaire des cours, au mépris de la culture historique et scientifique, au mépris de la complexité et de l’argumentation contradictoire[6], préférant avec une moutonnière jeunesse « le face à face des Justes et des Salauds »… La fin d’une littérature et d’une philosophie intelligemment formatrices serait donc consommée ?
Pour Alain Finkielkraut, un personnage est symptomatique des maux de notre temps : c’est « Tante Céline », qui, dans Un Amour de Swann de Proust, s’irrite avec hauteur de ce que l’on souffre « cette folie de la classification et du cloisonnement des êtres », ainsi que le conceptualise notre auteur. Sur notre temps s’abattent les égalitaristes qui font fi de tout jugement argumenté et fouillé, les thuriféraires des mots d’ordre à la mode : « vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières, abattre les murs de la forteresse », toutes vertus prétendues qui ne sont au service que de leurs proclamateurs, qui ne se gênent pas pour exclure tous ceux qui ne partageraient pas leur absolu.
L’on connait l’antienne : c’était mieux avant ; la bonne littérature se perd, et caetera. À toutes les époques, y compris depuis l’Antiquité, des voix s’élèvent pour déplorer la dégénérescence des mœurs et de l’art, ce dont ce dernier se moque allègrement. Car c’est probablement idéaliser le passé que de prétendre qu’il fut toujours le trône de la belle langue et de la belle littérature, même si des Lamartine, des Chateaubriand et des Victor Hugo, grands poètes s’il en fut, se montrèrent des géants politiques humanistes, honorables et honorés. Sans doute aujourd’hui sont-ils trop blancs, trop patriarcaux, trop chrétiens…
Certes l’art contemporain manque pour le moins de noblesse et n’est peut-être plus de l’art[7] ; certes nos nouvelles générations semblent souffrir d’un quotient intellectuel en baisse ; certes il ne semble pas que le roman et la poésie française les plus contemporaines s’élèvent à des hauteurs beaucoup plus honorables que le défaitisme d’un Houellebecq ; certes la cancel culture[8] veut balayer jusqu’à Shakespeare qui serait raciste et tous ceux qui ne seraient pas compatibles avec les diktats des Lesbiens, Gay, Bi, Trans et tutti quanti… Tout ce dont se plaint notre essayiste, que les uns traiteront sans courtoisie de vieux ronchon, de ringard patenté par l’Académie française. Reste qu’il vitupère non sans pertinence contre « les terribles simplificatrices », contre « le licenciement du vieux monde », contre « l’antiélitisme de l’élite », contre la perte de la transcendance, contre « l’empire de la laideur », quand « la beauté n’est plus aimée ».
Ainsi déplore-t-il à juste titre que l’on confonde les prestations musicales de Johnny Halliday avec la musique au sens noble du terme, lorsqu’une député - Aurore Bergé pour ne pas la nommer - « a comparé la ferveur autour de Johnny avec les funérailles de Victor Hugo ». Ainsi « le divertissement a fait main basse sur la grandeur ». De même il se rit amèrement que les musées soient devenus des « lieux de démocratisation inclusifs ». Pèle mêle, il brocarde le jargon post-culturel, le culte débile de la « diversité » et de la « parité », le délire des antispécistes[9] qui ne font plus de différence entre les humains et les animaux, les éoliennes défigurant le paysage français, les « vitupérations » du rap, « l’idéal égalitaire » et « la gauchitude », bien entendu tous ceux qui sacrifient l’autorité de la littérature et la dignité de l’humanité à leur plaisir vulgaire, à l’idéologie, qui est étique et non éthique. Car ils demandent à l’art de « défendre la bonne cause », « d’illustrer une vérité préalable », celle de leur doctrine, ils abolissent « la distinction entre la culture et l’inculture », en proclamant que « tout est culturel ». En conséquence Alain Finkielkraut préfère la « nuance » et l’art de la discrimination judicieuse à la condamnation a priori, cette nuance qui est la marque de l’être cultivé. Soit tout ce qui peut conduire le récalcitrant finkieltrautien au pilori.
Inexorablement, la hauteur stylistique et morale de la littérature se voit dévastée par le règne du cliché, la vulgarité de la langue, la putréfaction de la bêtise. Le déclin français, voire au-delà, serait-il inéluctable ?
Malgré une construction passablement erratique qui est son péché mignon, comme dans son Identité malheureuse[10], car dénonçant les excès du politiquement correct, androphobe ou anti-blanc, il en perd parfois le lien avec la littérature, l’essai est cultivé à plaisir. Dernier gardien du temple, Alain Finkielkraut tient à ses héros littéraires, des romanciers encore contemporains, mais provisoirement, comme Philip Roth, dont La Tache[11] révéla d’une manière virtuose et fort prémonitoire la dictature antiraciste[12] dans les universités américaines, et Milan Kundera qui en connait un rayon en termes de totalitarisme communiste. Car si « l’Etat totalitaire est mort, l’esprit totalitaire demeure. Big Brother a changé d’adresse : il ne surplombe plus la société, il en est l’émanation ». En ce sens, pour cette clairvoyance, Alain Finkielkraut ne peut s’adresser qu’aux esprits libres.
Comme pour se consoler d’atteindre un âge respectable au-devant d’une mort prévisible, l’un, Antoine Compagnon, exalte les créations littéraires et picturales nées en fin de vie, tout en refusant « de croire que la littérature ait perdu le combat », tant elle a aujourd’hui de lecteurs, tant les livres sont accessibles. L’autre, Alain Finkielkraut, sonne au contraire le glas d’une littérature dont les nobles fonctions touchent à leur fin. Si nous avons joué sur les sens du mot « fin », c’est aussi pour rapprocher ce que ces deux auteurs ont en commun : outre leur affection pour Roland Barthes, les anime un goût réel pour la beauté de la langue et le sens civilisateur de la pensée.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.