François Walter : Catastrophes. Une histoire culturelle, XVI-XXI° siècle, Seuil, 2008, 384 p, 22 €.
Bernard Chambaz : La Terre en colère, Seuil, 2023, 264 p, 39,90 €.
Michael Farris Smith : Sauver cette terre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Juliane Nivelt, Gallmeister, 2024, 304 p, 23,50 €.
Mary Robinette Kowal : Sur la lune, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laurent Imbert,
Folio SF, 2024, 752 p, 11 €.
Peter Sloterdijk : Le Remord de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Payot, 2023, 128 p, 10 €.
Si l’on en croit les catastrophistes et autres grands culpabilisateurs, ne resteraient plus de cette terre qu’un océan stérile, des roches nues et polies par le vent des sphères, un fagot de branches desséchées échappées des cendres… Le réchauffement climatique, paranoïa aidant, d’origine forcément anthropique, parait une urgence nouvelle, alors que les colères de la terre, les catastrophes ont une longue histoire, tant du passé que de l’avenir, dont témoignent leurs représentations, historiques et esthétiques, décryptées par François Walter et Bernard Chambaz. Tandis qu’entre thriller et science-fiction un nombre pléthorique de romanciers s’empare de l’urgence tellurique, comme Michael Ferris Smith ou Mary Robinette Kowall, il ferait bon de garder raison, tout en convoquant la pensée précieuse d’un brillant philosophe, Peter Sloterdijk interrogeant le don de Prométhée en rapport avec la destruction ignée qui nous pendrait au nez et au bout de l’histoire cosmologique de la terre. Quoique nous ne partagions pas son alarmisme environnemental…
Notre temps n’est pas plus prodigue de catastrophes que le passé dont nous laissons les colères naturelles sous les cendres de l’oubli. François Walter nous rappelle non seulement qu’elles furent nombreuses, mais qu’elles sont perçues dans des contextes culturels variés et avec des explications souvent irrationnelles. Ne commençant qu’au XVI° siècle - ce qu’il fit également avec un ouvrage sur le territoire et le paysage européens[1] - notre essayiste omet le déluge et les pestes buboniques et noires qui balisèrent un millénaire de Moyen âge.
De longtemps les interprètes n’ont su que faire parler le ciel, pour reprendre le titre de Peter Sloterdijk[2]. De façon à imputer les catastrophes, naturelles ou non, à la colère des dieux, à la punition divine, dans la lignée du déluge et du feu de Sodome bibliques. Dans le cadre d’une « théologie de l’histoire », pour reprendre François Walter, les sociétés anciennes ne se pensent pas eut égard aux catastrophes en tant que telles. Dominent « le paradigme providentialiste » et la dimension spectaculaire destinée à avertir le croyant. Cependant, à partir du XVIII° siècle, les aléas naturels deviennent des questions scientifiques, ainsi lorsque l’invention du paratonnerre en 1749 par Franklin ne permet plus de considérer la foudre comme un attribut divin. La « désacralisation de l’univers » se poursuit à l’occasion du tremblement de terre de Lisbonne, en 1775, qui fit dix mille morts. Un tel événement devient un motif littéraire chez Voltaire écrivant un poème scandalisé, alors que Rousseau y voit surtout les conséquences d’une urbanisation pléthorique. Le « choc du choléra » au XIX° siècle, accentue la conviction de l’immoralité de la nature et la prégnance de l’idéologie naturaliste. La « civilisation prométhéenne » voit son écueil lors de l’apocalypse de la Première Guerre mondiale, lorsque les grandes catastrophes ne sont plus seulement d’origine naturelle, mais humaine. Le XX° siècle voit s’accentuer la réalité du mal absolu, entre nazisme et communisme. Or de « nouvelles cultures du risque » rendent nécessaires « protection, prévention, précaution », au risque des « pathologies de l’hyper-organisation », bien réelles. Aujourd’hui les nouveaux dangers planétaires, comme la prolifération nucléaire, s’augmentent des inquiétudes climatiques. Un tel « néo-catastrophisme », « chimère récente », ne peut manquer de « nouveaux prophètes » adhérant aux « mythes environnementalistes », soit une religiosité croissante. Où l’on voit que notre essayiste, avec la prudence de l’historien, fait preuve d’un judicieux scepticisme, argumenté de surcroit, appuyé par la raison scientifique, dénonçant une culture de la « fausse alerte écologique ».
Reste que les terrorismes, guerres et autre suicides collectifs sectaires, ont de beaux jours devant eux. Sans cesse, « L’histoire culturelle des risques » n’attend que son lot de chapitres à venir…
Rien d’étonnant à ce que les artistes s’emparent d’impressionnantes catastrophes pour offrir l’effroi esthétique à leurs représentations. Les peintres, du Moyen âge à notre contemporain, en témoignent grâce au concours de l’ouvrage intitulé La Terre en colère par Bernard Chambaz. Plutôt que le défilement chronologique, il a choisi un ordre thématique, du déluge et du « Passage de la mer Rouge » aux « Enfers et prophéties ». Car tous ces ordres et désordres du monde peuvent fasciner les peintres quels que soient leurs époques et leurs courants. À cet égard le choix d’une œuvre grandiose et romantique de l’anglais John Martin, Le Grand Jour de Sa colère, abondant en nuages de pierres et de feu au-dessus d’une maigre humanité effarée dans le noir, est fort parlant.
Inondations, tempêtes, orages, neige et petit âge glaciaire, volcans, tremblements de terre, plaies et sécheresses, épidémies, tour à tour ils balisent les chapitres, fournissant des motifs rêvés pour colorer la fresque, voire le vitrail, et soulever la toile jusqu’à l’effroi du sublime. La Bible fournit alors son charroi de pluies de quarante jours et de feu sodomite, alors que le paysage, peu à peu désacralisé, bouillonne des événements dont le compte défierait l’application de l’historien, édifiants, effrayants, voire à grand spectacle.
Les beautés plastiques sont ici légions, de Poussin à Turner, en passant par Rembrandt, sans oublier des artistes moins connus, comme ce Philippe-Jacques de Loutherbourg, dont une impressionnante Avalanche de glace dans les Alpes de 1803 illustre la couverture. Le siècle romantisme est captivé par les manifestations les plus sauvages de la nature, y compris destructrices. D’autres, plus contemporains, même si l’abstraction lyrique de Zao Wou-ki (Le vent pousse la mer) relève le niveau, laissent le lecteur sceptique, voire bougon, face aux pauvretés picturales d’un Philip Guston ou d’un Andy Warhol dont le pop art reste indigent. Fort heureusement le parcours historique se double d’un autre, géographique, des peintres italiens et flamands, jusqu’aux japonais, à l’instar d’Hokusai.
Bel ouvrage judicieusement illustré, avec le concours de notices enrichissantes, cette Terre en colère, dont l’anthropomorphisme, la personnification peuvent être discutables, mériterait un éloge sans mélange, si une introduction et un post-scriptum alarmistes n’abondaient en litanies et vaticinations sur « l’accélération des catastrophes climatiques » - malgré l’apparente prudence de ne pas devoir « céder au vertige de la collapsologie » - car « l’apocalypse a commencé » ! Le modeste critique, comptable du suivisme collectif et du cliché répandu à grands seaux et grands sots, ne se mettra pas en colère, quoiqu’il soit pour le moins agacé par le réchauffement des cerveaux…
Les romanciers usent et abusent du pouvoir fascinant de la peur. Depuis l’Apocalypse de Saint Jean et Le Dernier homme de Mary Shelley[3], c’est surtout la science-fiction qui nous abreuve de terre dévastée, de civilisation annihilée, d’humanité disparue, voire extradée vers quelque lune ou exoplanète. Prenons deux exemples, cependant dissemblables, parmi la production éditoriale récente : de Michael Farris Smith à une autre Mary, soit Mary Robinette Kowal.
Une météo catastrophique, des ouragans perpétuels, une fuite effrénée, voilà dans le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, qui met la Louisiane et le Mississipi sous tension. Et plus encore Jessie, une jeune femme traquée. Qui, dans ces bois sauvages, la poursuit, elle et son fils ? À pied, en voiture volée, qui plus est nantie d’un cadavre emballé vite dégagé, elle revient se réfugier chez son père Wade. Mais un certain Holt - le père de l’enfant - intègre « le Temple de la gloire et de la douleur », auprès d’« Elser, la dirigeante charismatique », qui vocifère contre les puissants de la société au moyen d’une religieuse logorrhée : « Les orages ne sont pas la faute de Dieu, mais leur faute à Eux ». Prophétesse, elle annonce une « fillette susceptible de nous sauver du climat ». Holt est bientôt traqué par les affidés d’Elser pour l’avoir trahie, pour une histoire de clefs qui semblent avoir une importance considérable. Quelque « assemblée de cul-bénis » qui ne recule pas devant le meurtre et la séquestration est à la recherche d’un endroit qu’elle appelle « l’Abîme »…
Une humanité en déshérence vivote et parcourt sans guère d’espoir une région dévastée par la crise climatique et économique. Peut-être le quatuor familial réuni en réchappera-t-il, alors que le tragique va crescendo jusqu’à la confrontation finale… Ce roman relève-t-il d’un catastrophisme excessif ? Aussi, au-delà du genre policier fort noir, du tableau de mœurs à la Faulkner, peut-être peut-on imaginer qu’il s’agit, en cet « œil du cyclone », d’une dystopie.
Malgré un rythme parfois erratique, la narration menée à un rythme haletant dès la première page, est bourrée de péripéties. Drame psychologique et apologue à méditer, le thriller impressionne, séduit, sachant jouer avec les peurs climatiques, sectaires et fanatiques, avec la fatalité du mal.
Bien entendu, l’on peut lire le roman de Michael Farris Smith, Sauver cette terre, comme une synecdoque, soit, en rhétorique, une partie pour le tout. Ce bout de territoire américain dévasté par l’apocalypse météorologique et la folie des hommes qui ne fait pas qu’en découler, car émanant d’abord d’eux-mêmes, n’est que le reflet de la planète entière. Une seule région des Etats-Unis d’Amérique serait le point nodal d’un désordre climatique dont l’origine humaine est à peine mentionnée. L’ordre climatique n’étant de toute évidence qu’une fiction en rien scientifique, le dérèglement n’étant qu’un diktat écologiste alors que la règle en telle occurrence n’a pas l’ombre d’une existence, entre feu du bigbang originel, glaciations et réchauffements irréguliers, sans compter la future extinction de notre étoile solaire.
Avec le vaisseau science-fictionnel de Mary Robinette Kowal, embarquons Sur la lune. Car le climat craque de partout, rendant la terre de moins en moins habitable. La fuite est-elle inexorable ? Tous pourront-ils en profiter ? Avant d’habiter Mars, la colonie lunaire est un préalable. « Echapper à la gravité terrestre » peut se lire dans les deux sens du mot. Tout cela sans compter un climat politique explosif, des émeutes, un « saboteur actif sur la lune », des inondations immenses, des « changements météorologiques postmétéore »...
Le roman d’aventure brasse large, entre destin tragique de l’humanité, famille aux implications diverses, élections américaines, famines et dettes, sentiments contrastés. « L’astronette » Nicole Wargin doit déjouer un projet d’attentat sur Mars, tandis que son mari, gouverneur du Kansas, prétend pouvoir siéger à Washington. Les qualités stylistiques de ce roman ne sont guère palpitantes, malgré le suspense indéniable ; il faut y voir avant tout un symptôme de l’état d’esprit de notre temps. Un scénario hollywoodien en quelque sorte pour souffler sur les braises de la grande peur…
Le feu, apocalyptique, foudre, volcan ou pyromanie humaine, parait être le plus vorace des ennemis. De la politique des terres brûlées aux fumées industrielles, mais en passant par le cru et le cuit - pour faire allusion à Claude Lévi-Strauss[4] - et la chaleur domestique, il est le legs de Prométhée, tant le mythe répond aux inquiétudes et aux initiatives humaines. En effet l’homme fut la plus nue et fragile des créatures, que le feu, cet « agent extracorporel », put rendre armé contre les bêtes sauvages, contre le froid, et bientôt maître de la métallurgie si utile à l’attaque et à la défense…
En une vaste perspective, le philosophe de la « sphérologie[5] », Peter Sloterdijk suppose Le Remord de Prométhée, non content d’être soumis au vautour qui lui dévore le foie aux Enfers pour avoir défié l’interdit des dieux, mais également de se sentir contrit d’avoir mis entre les mains humaines l’outil de sa propre perdition universelle, au travers de la multiplication des armes atomiques dénoncée par Gunther Anders[6]. « Du don du feu à la destruction mondiale par le feu », tel est le sous-titre de l’essai de notre philosophe. Cette pyrotechnie, dont Hanzelet Lorrain fit un livre au début du XVII° siècle[7] pour en expliciter les applications militaires et meurtrières, est bien la preuve que « toute l’histoire de l’humanité antérieure représente l’Histoire des applications du feu ».
Bientôt la force de l’esclave et de l’animal deviennent obsolètes grâce au charbon et la vapeur, au moteur à combustion, tous impensables sans le feu - l’électricité étant une variante du feu - qui cependant brûlent d’antédiluviennes forêts : « L’humanité moderne est un collectif d’incendiaires qui mettent le feu à des forêts et des tourbières souterraines ». Une catastrophe pour les partisans de la préservation de la ressource fossile conspuant les « illusions d’une infinité pyrotechnique virtuelle ». Il faudrait alors « que l’homme renonce au don du feu […] dans une mesure compatible avec le climat » et imagine un « pacifisme énergétique ». Malgré les piètres solutions éoliennes et solaires, n’oublie-t-on pas qu’une fois les réserves fossiles épuisées, bien que cela ne soit pas pour demain, le nucléaire nouvelle génération, en particulier le thorium, sans compter de probables nouvelles inventions, y compris inimaginées, viendra secourir toutes ces inquiétudes…
Pour revenir à l’histoire économique, l’on peut considérer la conséquence du feu industriel : « le marxisme voulait littéralement faire du prolétariat une classe prométhéenne ». Ce qui entraîna des « dictatures de fer ». Autre conséquence, les « particules excédentaires de Co2 dans l’atmosphère terrestre », causes du « changement climatique », si tant est que ce gaz soit réellement à effet de serre, tempérerons nous…
Ne prétend-on pas que le feu de la révolution industrielle serait responsable, non seulement de la pollution, mais encore de l’effrayant réchauffement climatique qui n’aurait d’autre fin que l’ignition de la planète entière ? Si la pollution a bien une origine humaine, hors celle bien naturelle des volcans et autres pétroles et substances toxiques d’origine tellurique et naturelle, ce réchauffement (1,5° en deux siècles) n’est que billevesées face aux vagues glacières, tièdes ou chaudes de l’Histoire et de la préhistoire[8]. La culpabilisation du capitalisme et de l’espèce humaine n’a d’autre but que d’assoir une domination comminatoire, une tyrannie régressive et antiscientifique.
À cet égard il faut reconnaître à Peter Sloterdijk une défiance justifiée à l’encontre de l’Etat, et surtout la connaissance de Frédéric Bastiat, économiste libéral du XIX° siècle, pour qui l’Etat ne doit jamais servir « entre tous les citoyens d’instrument d’oppression et de spoliation réciproques[9] ». De plus notre philosophe n’oublie pas de signaler combien ce don de Prométhée et son utilisation industrielle par le capitalisme ont permis la prospérité de la plus grande partie de l’humanité, « favorisant des degrés supérieurs de liberté, d’épanouissement et de détente » ; notant de surcroit « l’effet émancipateur de l’emploi des machines », non seulement pour les salariés, mais aussi pour « l’univers des femmes au foyer ». Et lorsqu’il prône une « helvétisation de la planète », en ce qu’elle corrigerait les méfaits des agglomérations gigantesques et de « la malignité de la Chine », ne s’agit-il pas d’une libéralisation de l’économie et de l’inventivité au service des bienfaits fournis à l’humaine condition ? Or à cet égard est-il judicieux d’imaginer de proclamer le « patrimoine des richesses minières de l’humanité », en un hyperétatisme inquiétant ? Encore une fois, les solutions futures, thorium et autres inventions possibles, ne sont pas envisagées… Contrairement à notre cher Peter Sloterdijk, nous sommes attentifs à l’essai fort judicieux de Michael Schellenberger : Apocalypse zéro. Pourquoi l’alarmisme environnemental nuit à l’humanité[10].
Une fois de plus, même si nous n’approuvons pas sa foi dans le réchauffement climatique d’origine anthropique - l’immodeste critique a la magnanimité de le lui pardonner - Peter Sloterdijk, qui cependant alerte du danger d’un « léninisme vert » et de son cortège de sabotages et autres agressions criminelles, nous livre un de ces essais qui offrent au lecteur la sensation et la conviction d’en sortir plus intelligent, voire « néoprométhéens ».
Pour reprendre François Walter, les catastrophes, qu’elles soient réalités ou prévisions oraculaires, sont toujours des représentations, religieuses, politiques. À fin de domination, spirituelle ou coercitive. La nature - mais il en est de même pour l’humanité - est en substance faite de catastrophes récurrentes, où vaincre et mourir, donc à surmonter. Nombre de mouvements politiques, théocratiques ou écologistes, tablent sur le fonds de commerce de la peur pour assoir leur influence, leurs profits et leur tyrannie ; sachons nous en méfier…
Muséum d'histoire naturelle, La Rochelle, Charente-maritime.
Photo : T. Guinhut.
Eloge d’Une autre Histoire du monde
& blâme de l’Histoire mondiale de la France.
Pierre Singaravélou, Fabrice Argounès, & Camille Faucourt :
Une autre histoire du monde, Gallimard / Mucem, 2023, 192 p, 26,50 €.
Histoire mondiale de la France,
sous la direction de Patrick Boucheron, Seuil, 2017, 800 p, 29 €.
Clio, Muse de l’Histoire était grecque. Comme le furent les premiers historiens, Hérodote, au V° siècle avant Jésus Christ, puis Mégasthène, Thucydide, et plus tard Diodore de Sicile… Pléthore à cet égard furent les Romains, puis nos Froissart (un chroniqueur médiéval), et autres Michelet, sans oublier les narrateurs de cette expansion européenne qui parait incarner le premier rôle parmi l’Histoire du monde. Si cette dernière proposition n’est pas fausse, il toutefois la nuancer, voire l’infirmer. Ailleurs c’est également écrit le livre des peuples, des inventions, des découvertes et des civilisations. Ce que confirme avec ampleur un ouvrage aussi bien documenté qu’illustré, intitulé Une autre histoire du monde. S’il est bon de remettre sur le métier l’écriture du passé, il n’est pas tout à fait certain qu’il faille offrir autant d’éloge à l’Histoire mondiale de la France, que commit Patrick Boucheron, et dont le décentrement souffre lui de bien des failles aussi bien historiennes qu’éthiques.
Laissons une perspective trop occidentale pour une ouverture digne de notre globe terrestre. Car maintes régions ont et vivent « une autre histoire du monde », pour reprendre le titre de ce bel ouvrage venu d’une exposition au Mucem de Marseille ; plus exactement, pour évacuer l’hideux acronyme, le Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, qui, pour l’occasion, écarquille cent yeux vers d’autres continents, mers et océans.
C’est bien Clio qui ouvre le bal de cet opus, montrant aux nations les faits mémorables du règne de Napoléon, au travers du tableau allégorique d’Alexandre Véron-Bellecourt. L’on devine cependant que les sentiments des personnages représentant la Chine, la Russie, l’Arabie et les Incas, sont mitigés, voire franchement hostiles. Est-ce, dans l’esprit du peintre, pour nous signifier que ces derniers ont le tort de ne pas reconnaître les haut-faits civilisationnels de l’empereur, entre Code civil, conquêtes et victoires, ou pour prévenir de l’hubris napoléonien ?
Pas seulement sur les champs de bataille, pas seulement dans les cours impériales et présidentielles, c’est en effet dans les musées que s’écrit l’Histoire. Or ce Mucem n’échappe pas à cette volonté, parcourant l’Histoire du monde du XIIIe au XXIe siècle, et délaissant la directivité occidentale. À travers sculptures, peintures, textiles, cartes, objets archéologiques, manuscrits et arts décoratifs, cette exposition révèle la multiplicité des aventures, des expériences et des représentations africaines, asiatiques, amérindiennes et océaniennes, donc des mondialisations extra-européennes. L’on écrit l’Histoire sur des peaux de bison lakota, des bambous gravés kanak, des sarongs javanais, et autres récit de griot sénégalais, soit plus de 150 œuvres et objets issus de collections publiques et privées.
La cartographie se fait recensement nécessaire et instrument de pouvoir et d’orgueil. Pluralité des récits et pluralités des cartes vont d’une « chronique d’or » retrouvée en Mongolie, à la « carte de Tupaia », explorateur polynésien qui sut renseigner les voyages de Cook au XVIII° siècle. Mais aussi en passant par une « mappemonde Ch’on hado », ou « carte du monde sous le ciel », conçue au même siècle, mais sous des latitudes chinoises. Car, comme chacun d’entre nous est le nombril de l’univers, comme chaque civilisation se pense centrale et justifiée, la Chine ne prétendait-elle pas être « l’empire du milieu » ?
Rares manuscrits musulmans, « khipu » de cordelettes qui sont un langage sous le ciel andin, livre de magie batak venu de Sumatra, calendrier divinatoire du Danhomè africain et gravé sur une planche de bois, tambour royal du Mali permettant de communiquer, lequel orne - trop ? - sobrement la couverture, chronique andine et « Codex mexicanus », pirogues océaniennes et kimonos, rouleau japonais « de la diversité humaine », tout un monde coloré prend vie, pullulant de regards et de significations.
Ainsi une « planète métisse » emprunte d’étonnants accents culturels sous nos yeux ; également au regard des entreprises de colonisations et des démarches de décolonisation. Ainsi un artiste contemporain (Chéri Samba) peut imaginer une carte du monde à l’envers, les continents de l’hémisphère sud montant comme des bourgeons, des flammes. L’on a compris que l’entreprise se veut revendication politique, revanche. Il ne faudrait pas toutefois que l’affaire soit de l’ordre de l’anti-occidentalisme effréné et de la propagande éhontée.
Et encore moins du « vol de l’Histoire », tel que les Occidentaux l’ont commis, par exemple cette plaque du royaume d’Edo, partie du butin pris lors de la conquête de Bénin, par un Anglais, et qui se trouve au Musée du Quai Branly, donc indument.
Mais écrire l’Histoire, c’est aussi l’effacer, la réécrire, comme au moyen de l’encyclopédie soviétique, ou pire par le décret de cet empereur chinois qui condamna au feu les textes précédant sa dynastie. Loin d’être obscurantisme périmé, un tel travers fait judicieusement l’objet du dernier chapitre : « Réécritures contemporaines du passé ». S’il s’agit de se départir d’une glorification du colonialisme dans la ligne de l’hagiographie d’un Christophe Colomb, bien. Le roman national n’est plus gaulois, mais reste une fabrication de l’ordre de la fiction lorsque l’Inde modifie jusqu’aux manuels scolaires pour exalter l’hindouisme et le nationalisme, ou lorsque la Chine imagine, au moyen du même bourrage de crâne, que sa civilisation impériale est vieille de cinq millénaire, alors que le peuple chinois est une invention récente. De même les affiches cinématographiques exaltent les conquêtes turques au point de prétendre par la voix d’Erdogan que les Musulmans ont découvert l’Amérique avant Christophe Colomb ! Un semblable délire affectant également quelques pays africains. Toutes ces falsifications sont un versant contigu des autodafés et autres destruction des livres[1]. En ce sens, pour reprendre un titre de chapitre, « la multiplicité des explorations et des mondialisations » n’est pas un gage d’avancée perpétuelle des connaissances exactes et des libertés. Même si ce beau livre nécessaire semble en être le garant.
Science humaine, trop humaine… L’Histoire en effet n’a rien d’une science exacte, même si elle aussi a pour devoir de progresser vers la vérité. Or voir paraître une nouvelle vision de l’Histoire de France ne peut être que conceptuellement excitant, d’autant que visiblement, dès son titre, elle ne tombe pas dans les séductions délétères du protectionnisme et du nationalisme vieillots. Bien sain et on ne peut plus sensé est de montrer que tout territoire ne s’est pas construit sans être lieu de croisements et de circulations depuis des millénaires, et a fortiori depuis les derniers siècles. Sauf qu’aucune Histoire ne peut totalement échapper à l’idéologie, et il est à craindre que cette dernière mouture en regorge, entre Histoire diverse et Histoire identitaire. Il faudra donc se livrer conjointement et successivement à un éloge divers et à un blâme sévère de l’Histoire mondiale de la France, que Patrick Boucheron livre au seuil d’un nouveau monde, pour notre meilleur et, qui sait, pour notre pire.
« L’art du récit et l’exigence critique » ; ainsi Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, ouvre-t-il le bal du généreux et didactique volume qu’il a dirigé, aidé de quatre coordonnateurs et d’une centaine de contributeurs, tous plus historiens les uns que les autres. La lecture en est en effet fort agréable, fluide, informée, enrichissante, surprenante, sans jargon ni pompeuse érudition. Quant à l’exigence critique, car engagée, il faudra l’examiner avec doigté : « une conception pluraliste contre l’étrécissement identitaire ». En effet, se réclamant avec justesse de Michelet qui affirmait en 1831 « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France », il s’agit de rappeler ce qui devrait être une évidence : il n’y a pas de nation qui se soit construite sans que la plupart de la planète y ait défilé. Certes que cette « glorieuse patrie […] pilote du vaisseau de l’humanité », toujours selon Michelet, soit une prétentieuse hyperbole, nul n’en doute, mais il est ici question de ce en quoi la France n’est qu’un arbitraire espace nourri de mille irrigations de la planète-monde, quoique cristallisant une Histoire et une pensée unique, où le Christianisme et les Lumières ont joué des rôles décisifs.
Sinon un vide ratatiné sur soi, que serait la France sans les errantes populations celtes, les développements gallo-romains, les écrits des Grecs anciens, la démocratie athénienne, la Renaissance italienne, les Lumières venues d’Angleterre, Internet venu de Californie. Malgré les Capétiens, l’ordonnance linguistique de Villers-Cotterêt, le roi soleil Louis XIV, La « Déclaration des droits de l’homme et du citoyens » et le Général de Gaulle qui firent l’identité de la France, cette dernière n’est qu’un conglomérat d’influences méditerranéennes, européennes, mondiales enfin, d’où l’indiscutable bien-fondé de cette Histoire mondiale de la France. Il est en effet impossible de corseter l’historien de la francité dans un carcan strictement national qui serait une grande fiction. Ce serait comme interdire à Shakespeare d’avoir lu Plutarque et Ovide pour être le grand écrivain anglais que l’on sait. Au-delà de l’archétype nécessaire mais passablement fantasmatique de l’Etat-nation, l’on comprendra mieux la France en la connectant avec des dynamiques mondiales, en entendant combien nous sommes pétris de mondialisations successives.
À la manière de Roberts et Westad[2], commençons aux « prémices d’un bout du monde », (34 000 avant J-C) soit l’âge des migrations préhistoriques. Passons sur le ridicule titre de bal masqué (sans doute pour faire non-genré) : « L’homme se donne un visage de femme » à propos de la Dame de Brassempouy (23 000 avant J-C). Mais qui aura le ridicule de parler d’art français au sujet des grottes de Lascaux et de Chauvet, dont le langage « fonde un nouveau monde, quoique sur le territoire aujourd’hui pompeusement national » ? Le « vieux mythe des origines gauloises » a bien du plomb dans l’aile, même s’il est abusivement mis sur le même plan que « la fiction narrative d’une providentielle conquête romaine », qui fut loin d’être désastre civilisationnel.
Ce sont 146 dates qui ponctuent ce volume, de Cro-Magnon aux drapeaux de « Je suis Charlie » après les attentats de 2015. Elles sont classiques, comme la fondation phocéenne de Marseille en 600 avant Jésus Chtist, ou le choix de Paris comme capitale par les Francs en 511, ou encore l’Encyclopédie de 1751, et, de toute évidence 1789, en une étrange formule globaliste et piteuse à la mode : « Révolution globale qui inspire les patriotes de l’Europe entière ». Heureusement l’on prend soin de pertinemment noter l’influence de la révolution américaine, elle bien plus paisible et libérale. La Grande guerre de 1914 et le Front populaire de 1936 ne manquent pas à l’appel, quand celle de 39-45 n’est vue que sous l’angle de la « défaite nationale », de la France libre de 1940 et du Vel’ d’Hiv’ de 1942, alors la libération alliée semble en retrait. Les entrées finales de cette Histoire mondiale de la France sont croustillantes, en des sens bien différents : en Martinique, le chantre de la négritude, Aimé Césaire meurt en 2008, digne de tous les honneurs ; à New-York, en 2011, Dominique Strauss-Kahn se vit privé de sa porte vers l’élection présidentielle pour avoir eu l’indignité de se livrer à de rocambolesques frasques sexuelles. L’on se doute qu’un moindre recul relègue pourtant l’évènement dans les plus poussiéreuses poubelles de l’Histoire.
Ces dates sont surprenantes (des haches en jadéite italienne à Carnac en 4600 avant J-C), excitantes pour la curiosité intellectuelle (hors Alesia, les cités gauloises « se sont livrées à Rome en toute liberté » ou « Des gaulois au Sénat de Rome » en 48). Ce sont bien des « sociétés bigarrées », y compris lorsque les barbares peuvent être assimilés, avec un rien d’indulgence idéologique, à des « migrations germaniques »…
Qui parmi nous sait qu’une « première alliance franco-russe » se fit en 1051, lorsqu’Henri I se maria avec Anne de Kiev ? Que les Normands, non seulement conquirent l’Angleterre en 1066, mais aussi la Sicile en 1091 ? Que les foires de Champagne, en 1202, liaient des accords avec des marchands italiens, des banquiers vénitiens, ce pour « des sommes colossales » ? Que Paris devint « la nouvelle Athènes de l’Europe », en 1215, grâce à son université ? Qu’en 1247 la science hydraulique d’Al Andalus contribua à l’assèchement de l’étang languedocien de Montady en 1247 ?
Ajoutons à la peste noire de 1347, venue d’Asie, et qui emporta la moitié des habitants des villes, le bûcher du 14 février 1349, à Strasbourg, où périt un millier de Juifs pour avoir, dit-on, empoisonné les puits. Ajoutons à la vie du grand argentier et commerçant Jacques Cœur sa vaine tentative de reconquérir Constantinople en 1456.
Il est bon de dédorer le blason du Roi soleil, ce monarque absolu que fut Louis XIV, rayonnant depuis Versailles, « lorsqu’une France ceinturée par la frontière de fer de Vauban se découvre exsangue d’avoir été pressée fiscalement pour payer des guerres dont l’atrocité provoque dans toute l’Europe une profonde crise de conscience ». C’est l’époque où Colbert « fait aussi le choix d’un développement des Antilles par l’esclavage », où la révocation de l’Edit de Nantes chassa tant de Protestants utiles. Un tel soleil sent le roussi…
Lon s’étonnera de voir se suivre deux dates antinomiques : 1793 pour la fondation du Museum d’histoire naturelle et 1794 pour le tournant de la Terreur révolutionnaire, terreur qui n’est pas une exception française, car « les guerres révolutionnaires provoquent bien un tournant autoritaire dans toute l’Europe ». De même l’ère napoléonienne se divise entre l’unicité du Code civil en 1804, qui inspira bien des nations, et un empereur « succombant à la démesure » aux dépens de ses voisins et de sa propre démographie. Plus loin, la « révolution romantique est une forme de mondialisation culturelle ».
Mais l’Histoire est aussi climatique, lorsque 1816, « l’année sans été », suite à l’éruption d’un volcan indonésien, fut une année de famines et de troubles sociaux. Et pandémique, lorsque le choléra frappa en 1832 la France et l’Europe.
Autres contrastes et contradictions. Le ferment de libéralisme et de nationalisme de 1848 précède « la colonisation pénitentiaire » de la Guyane en 1852. Après 1860, date du traité de « libre-échange » avec le Royaume-Uni, la France exporte aux quatre coins du monde, quand le « génie français » s’enrichit de personnalités d’ascendance étrangère, Offenbach, Zola, Haussmann, Marie Curie… Pourtant, l’on forge le nouveau « récit national » en scandant « nos ancêtres les Gaulois ».
La lecture nuancée de la Commune de 1871, peut-être trop pindulgente, précède la conférence de 1882 de Renan qui professe en faveur d’une nation « spirituelle » et laïque, non plus soumise à une dynastie ou une « race », mais qui sait consentir au « désir de vivre ensemble ». Les origines coloniales de la francophonie coexistent avec la « mise en spectacle du génie national » lors de l’Exposition universelle de 1900.
La part belle est donnée au XX° siècle, quand Paris est le berceau des avant-gardes et le siège de conférences pour la paix et du Congrès panafricain en 1919, aux espoirs déçus. Alors que la journée de huit heures de travail est enfin actée, Gabrielle Chanel parfume le monde dès 1921. La nationalité française, pour laquelle l’accession est facilitée en 1927, est bientôt souillée : « si la persécution des Juifs de France est une affaire française, leur extermination est un élément d’une histoire européenne ».
L’universalisation des droits de l’homme en 1948 s’unit à la réinvention du féminisme avec le scandale du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949. Scandale autrement choquant avec la mort de Staline en 1953, car ressentie comme un deuil immense par les communistes viscéralement attachés à leur tyrannie. Une fois l’empire colonial évanoui, de nouveaux humanismes et antihumanismes tentent d’assoir leur légitimité, de l’Abbé Pierre en 1954, au tiers-mondisme de Franz Fanon, « arme de justification de la violence » anticoloniale, jusqu’à mai 68, complaisamment associé à l’antitotatalitarisme, si l’on se souvient de son courant maoïste. Autre complaisance, envers le désastreux socialisme d’Allende en 1973, dont la fin est abusivement qualifié d’« autre 11 septembre », même s’il n’y pas de raison de nier l’horreur de la répression de Pinochet, qui eut un grand retentissement dans l’hexagone. L’on ne sait s’il faut alors pardonner le penchant gauchiste de cette Histoire mondiale de la France, ou le tenir pour une grille de lecture sociologique rendant compte des aveuglements notre société…
Pêle-mêle, mais dans un divertissant chassé-croisé des événements, l’on croise la crise pétrolière de 1973, Giscard et les diamants de Bokassa en 1979, symbole d’une « Françafrique » délétère qui n’en finit pas de mourir, la rigueur de Mitterrand, en 1983, alors qu’il eût fallu dater de 1981 la plongée des déficits et la dette, ainsi que la croissance du chômage…
Autre bonne idée en l’éphéméride. Pour 1984, la mort de Michel Foucault[3], qui fit la généalogie de l’universalisme des pouvoirs, est à la fois celle d’un philosophe emblématique, et l’apparition d’une nouvelle mort : par le sida. Mais l’on reste dubitatif devant le non-dit qui consiste à édulcorer l’enthousiasme de ce dernier pour la révolution islamique iranienne…
Hélas, de plus en plus, à partir de 1989, quand nous aimons que Jessye Norman « drapée de tricolore » chantât la Marseillaise, l’opus (et surtout la tête de chapitre) devient imbuvable, imbibée d’anticapitalisme, alors que le modeste auteur de ces lignes voit dans notre crise sociale et de l’emploi d’abord la responsabilité des politiques socialistes et colbertistes. De plus le cliché du « printemps arabe » a vécu. La « politique arabe de la France » est dénoncée, fonctionnant « comme un trompe l’œil pour préserver des marchés et des débouchés », caressant dans le sens du poil bien des dictateurs, sauf en contribuant à éliminer un Kadhafi, pour l’heureux résultat que l’on sait.
En 1989, outre ce bicentenaire de la Révolution qui ne peut ignorer le génocide de la Terreur, une autre terreur se disloque, lorsque l’Union soviétique laisse s’ouvrir le mur de Berlin. L’horizon de la démocratie libérale se heurte cependant au 11 septembre 2001 et au terrorisme mondial, dont la France est hélas un point névralgique.
L’on constate que les dates choisies ne sont pas forcément canoniques, parfois insolites, dans le but de voir essaimer le regard du lecteur sur la France et sur le monde. En ce sens ce manuel d’une consultation si aisée est une mine de découvertes didactiques et curieuses, quoique parfois discutables, une mise en bouche goûteuse à l’ouverture d’esprit vers une Histoire aux cosmopolites ramifications. Ainsi le travail de l’historien hexagonal révèle des pans méconnus autant que l’intrication des peuples, des nations et des pensées. Au-delà de l’hagiographie périmée d’une seule nation, au-delà du glorieux ou désastreux collier de perles de hauts et bas faits royaux, l’historien se cherche, avec légitimité, de nouvelles approches ; comme lorsque l’on explore l’Histoire des odeurs[4] ou du coup de foudre[5]…
Chacun se piquera d’ajouter une ou l’autre date à cette éphéméride que l’on peut lire avec la constance du chronologiste ou avec la curiosité vagabonde de qui picore un moment phare de ci de là. 1913, par exemple, plutôt que consacrée à la niçoise promenade des Anglais et à son tourisme international (et pourquoi pas), eût pu mettre en valeur une explosion culturelle exceptionnelle et bien cosmopolite. Cette parisienne année-là, Proust publia Du côté de chez Swann, Stravinsky et les ballets russes donnèrent Le Sacre du printemps, le cubisme de Braque et Picasso étaient en plein essor… Ou encore 1976, lorsque le Président Giscard d’Estaing autorisa le regroupement familial des immigrés, décision apparemment humaniste dont les conséquences remplacistes n’ont pas fini de se faire sentir…
Il fallait certes dépoussiérer un peu plus le discours historique, même si assez peu nombreuses sont les vieilles lunes encore aujourd’hui attachées comme lierre au « roman national », dont le chantre patriotique fut Ernest Lavisse, auteur d’une Histoire de France depuis les origines jusqu’à la Révolution (1901) et d’une Histoire de la France contemporaine depuis la Révolution jusqu'à la paix de 1919 (1920-1922), mais aussi d’une Histoire de France, destinée aux écoles, en 1913. L’on sait qu’il est à l’origine d’une imagerie haute en couleurs vantant les exploits de nos rois et chevaliers, de nos empereurs et de notre République, statufiant l’héroïque Jeanne d’Arc et notre immense Napoléon (qui n’avait guère de pitié pour les millions d’hommes qu’il sacrifia) ; sans compter les clichés discutables, tels Charlemagne fondateur de l’école, ni omettre un penchant belliciste après la perte de l’Alsace et la Lorraine. Du fait historique, en passant par la légende, voire jusqu’à la plus fantaisiste fiction, Lavisse confine au vice (pardonnons le trop facile jeu de mot). L’Histoire est une épopée au service de l’amour propre de son pays, passant sous silence le génocide vendéen lors de la Terreur révolutionnaire, par exemple. Un Dimitri Casalis se vit confier la continuation de cette ode nationaliste, depuis 1939, à l’occasion de la réédition anniversaire de 2013[6] : l’on devine par exemple que les méfaits de l’OAS en Algérie sont pudiquement oubliés en ce pastiche… Il faut bien qu’un Patrick Boucheron pose sur la même étagère son Histoire mondiale de la France pour déconcerter les certitudes rassises, quoiqu’avec des tours bien discutables, en particulier d’éviter de parler de la guerre d’Algérie, en lui préférant le « quartier franco-algérien de Jérusalem » en 1962.
Outre le penchant idéologique gauchisant de l’opus, il n’en reste pas moins que cette Histoire mondiale de la France est sans cesse ponctuée de coups de griffes aux identitaires gaulois que serions restés depuis le XIX° siècle. Comme si l’on nous prenait pour des bœufs, des béotiens, des beaufs. Un peu de retenue dans l’ostracisme eût été plus noble. Sauf quelques cramés du bulbe cervical, il n’y a guère de monde pour s’exalter encore de la race française, du génie national à tous crins et du mépris des nations voisines. Il ne s’agit pourtant pas de battre sa coulpe et de se confire en lamentations sur l’avérée culpabilité française en Algérie, en esclavage, en guerres intra-européennes, de surenchérir sur le « complexe occidental », pour reprendre le titre d’Alexandre del Valle[7], alors qu’en matière de colonisation et d’esclavage la planète a connu bien pires engeances, en particulier islamiques, en temps et en quantité.
Des premières aux dernières pages « le métissage irréductible de ses identités » est un concept récurrent, un mantra, un diktat à marteler les têtes des mal-pensants, un anachronisme enfin, tant le phénomène, quoique parfaitement juste en soi, résonne comme une ode à l’immigration actuelle que l’on croit désavouée par xénophobie et repli sur soi, alors que le métissage, qui peut avec bonheur offrir de jolies gammes de chocolat, du noir au blanc, sans oublier au lait, n’est que le masque torve de l’imposition d’une tolérance à l’intolérable islamisation des sociétés. Certes, et loin de là, tous les contributeurs ne se vautrent pas dans ces errements, et ne s’excitent pas comme des puces sauteuses à l’idée d’une France joyeusement battue de migrations et d’invasions. Il faut alors rappeler que depuis le Haut Moyen-Âge, suite au relatif raz de marée barbare qui déferla sur la Gaule romaine, la population française resta grosso modo stable en sa reproduction jusqu’à la fin du XIX° siècle. C’est un phénomène assez récent que de voir les Polonais, Italiens, Portugais et Espagnols irriguer le sang français, quand à partir des années 1850 « la France devient un grand pays d’immigration ». Mais il faut aujourd’hui trier le bon grain parmi l’ivraie des ressortissants des colonies du Maghreb et d’Afrique, enfin des réfugiés de guerres moyen-orientales, des desperados économiques, sans compter le prosélytisme de remplacement islamique, dont la perfusion et la prolifique natalité risquent de poser d’intraitables incompatibilités sanguines…
Si ouverte, artificielle et fluctuante qu’elle soit, l’identité d’une nation n’est pas tout à fait à rayer des examens de la pensée, ce dont témoigne l’analyse de François Braudel en son essai L’Identité de la France[8]. En ce sens le travail de l’historien, en charge d’objectivité, consiste à « infliger une blessure narcissique à un pays attaché à un récit national tenu pour exceptionnel », pour reprendre les mots judicieux de Patrick Boucheron. Entre Terreur, campagnes militaires napoléoniennes et colonisation dispendieuse, prédatrice et meurtrière, même si elle eut ses penchants et effets bénéfiques (en particulier la presque suppression de l’esclavage), les zones putréfiées de l’Histoire de France sont nombreuses. Mais pas au point de méconnaître la dimension civilisatrice d’un pays de technique, d’art et de culture… Il n’en reste pas moins qu’exclusivement parler de la France, outre la gageure et la présomption, est forcément un malentendu, auquel n’échappe pas complètement cette Histoire mondiale de la France : entre Rhin et Pyrénées, si une Histoire particulière a marqué les mœurs et les esprits, elle est d’une importance pour le moins discutable face aux enjeux que sont ceux de la Civilisation, qui se tisse autant du « Qu’est-ce que les Lumières ? » de Kant que d’un kimono fleuri, des Variations Goldberg de Bach que de La Recherche du temps perdu de Proust, que de Pasteur, Flemming, Marie Curie, que de la constitution américaine et des gastronomies…
Un manichéisme sûr de sa superbe affecte pitoyablement cette Histoire mondiale de la France, alors qu’elle eût bien mieux mérité : « la régression identitaire d’un nationalisme dangereusement étriqué » d’un côté, vouée aux gémonies où pourrissent des ploucs populistes et incultes (entendez le Front National et consorts), et de l’autre les intellectuels éclairés du multiculturalisme dont s’enorgueillissent d’être cet aréopage d’historiens. Sauf que les deux camps, en leurs excès s’aveuglent, et qu’au mieux les érudits compères cornaqués par Patrick Boucheron sont les borgnes au royaume des aveugles. Ne fustige-t-il pas « les effets supposément destructeurs de l’immigration » ? Nous saurions l’approuver si l’Islam n’avait pas été inventé au VII° siècle pour déferler, conquérir, convertir, esclavagiser et décapiter bien au-delà du seul espace français. Car en la matière, il ne s’agit pas d’une Histoire mondiale de la France, mais d’une Histoire mondiale de l’Occident, de la planète et des libertés qui a pu influencer et enrichir des rivages lointains. En ce sens ce n’est pas le grotesque d’une critique nationaliste qui sied ici, mais la dignité d’une critique libérale.
Outre la question soigneusement tue de l’irruption islamique totalitaire, le principal grief que l’on puisse faire à l’encontre de cette Histoire mondiale de la France, est la quasi absence de la France comme langue culturelle, comme celle de Racine, de La Fontaine et de Proust, qui, en sus d’avoir été nourris par l’Antiquité gréco-romaine, ont été traduits en une myriade de langues, comme l’on joue Lully, Rameau, Berlioz, Debussy et Messiaen sur toute la planète, du moins planète éclairée.
L’on se doute que ce volume qui mérite autant l’éloge que le blâme fut encensé par Libération et Le Monde des livres (dont Patrick Boucheron est un contributeur) et descendu en flammes par Le Figaro littéraire. Polémiques symptomatiques tant chacun se rétracte sur son credo. L’inénarrable Eric Zemmour y accusa lourdement de « Dissoudre la France en 800 pages[9] », bien qu’il y pointât avec justesse la formule pro-islamiste de l’« illusion événementielle » que fut la victoire de Charles Martel sur les Sarrasins en 732. Le plus subtil Alain Finkielkraut y excava « Le tombeau de la France mondiale[10] ». Est-ce seulement parce qu’il regrette avec pertinence que de cette Histoire mondiale de la France disparaissent les écrivains, hors Sade « embastillé et universel », Balzac que l’on y juge dépourvu de cosmopolitisme, Malraux en sa « conscience universelle », Simone de Beauvoir qui bénéficie d’un brevet de féminisme ? Notre philosophe, d’une excellence parfois discutable[11], y voit avec effroi, et nous l’appuierons sur ce point, que l’on y préfère les footballeurs « black, blancs, beurs » de 1998, mais aussi l’aimable originaire d’Arménie Charles Aznavour, alors que sont évacués de ce distributeur de médailles de bien-pensance des dizaines d’écrivains, de philosophes, de peintres, de compositeurs de dimension mondiale. La sous-culture enterre avec une inqualifiable indignité la hauteur de la pensée et de l’esthétique…
L’Histoire est trop souvent l’imposition de la doxa d’un temps sur d’autres temps. Regardons en ce manuel hors normes ce cliché bien de notre aujourd’hui : par exemple la mention d’un « réchauffement climatique » en 12 000 avant J-C, d’un autre entre 1570 et 1620 (dans un paragraphe incompréhensible p 292 où « réchauffement » rime avec « abaissement de la température » !), mais pas de celui si bénéfique au Moyen-Âge, mais pas le moindre refroidissement à l’époque de Louis XIV…
Pire - est-ce possible ? - l’on décèle sans peine le message à la fois subliminal et martelé au pilon digne des ateliers du Creusot : en 719, près de Perpignan, le pillage d’une « troupe musulmane » (certes il n’est qu’un accident guerrier parmi d’autres), laisse à notre souvenir une tombe commune, qui recèle un « signe précurseur et insolite […] de notre bienveillance à l’égard du voisin ». En 1143, l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, fit réaliser la première traduction latine du Coran, que l’on devine encore perfectible. Cette curiosité occidentale, certes poussée par la nécessité de se défendre de l’hérétique ennemi sarrasin, dont la réciproque se fera bien des siècles attendre (car l’Arabe, sinon chrétien, n’imaginait pas devoir traduire la Bible) est alors vilipendée par l’historien dont par pudeur nous tairons le nom, parce l’on reprochait à Mahomet sa « vie détestable ». Quel scandale que de parler de « l’exécrable Mahomet » ! Voudrait-on qualifier de blasphème[12] la position du Vénérable ? Hors la question inévitable des rivalités entre deux systèmes religieux concurrents, dire que « Pierre le Vénérable échoue à réellement dialoguer avec l’Islam » est une de ses vérités qui cache un mensonge : nos historiens n’ont lu ni le Coran, ni les hadits, sinon avec des lunettes de plomb, pour ne pas y lire l’évidence : la nature totalitaire et meurtrière de ces textes[13].
Evidemment, la croisade de 1095 est le « signe du raidissement identitaire de la Chrétienté face aux Musulmans, aux Juifs et aux Grecs ». « Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises[14] ». Fallait-il laisser les Arabes, après avoir soumis les deux-tiers de la méditerranée par le fer, le sang et la conversion, détruire le Saint-Sépulcre et fermer la porte aux pèlerins ? Certes les Croisés n’étaient pas des anges face à Saladin - ils le prouvèrent en pratiquant de réels pogroms antijuifs et en pillant Constantinople -, mais se défendre serait « identitaire », donc équivalent à cette fachosphère sous-entendue, dont sont évidemment indemne ces bons Musulmans…
La traduction de Galland, en 1704, n’est sauvé du fauchage littéraire que parce qu’il s’agit des Mille et une nuits arabes, alors qu’elles sont bien plus cosmopolites, et parce qu’en 1712 Galland « n’a pas agi différemment des compilateurs arabes » lorsqu’il ajouta le conte d’Aladin au corpus. Oyez, oyez bonnes gens, comme la culture arabe est grande, comme la soumission à l’Islam est désirable ! Beurk et rebeurk ! Alors que les compilateurs arabes ont pillé et fait disparaître les manuscrits de ces Mille et une nuits d’origine perse, chinoise, égyptienne, voire grecque et si peu arabe[15] et que seul un Français les a ressuscités. Balzac, disions-nous, ne vaut pas un pet de lapin quand en son temps Claude Fauriel a établi en son Histoire de la poésie provençale, l’influence de la lyrique arabe, ce qui n’est d’ailleurs pas faux. Que pèsent alors Ronsard, Hugo, Baudelaire, devant quelques vers, certes charmants de la poésie d’al-Andalus[16] ? Tenez-vous le pour dit : ce que l’on appelait avec hauteur la civilisation française doit en vassale ployer le genou - et avec la plus grande contrition, puisque la France a eu l’impudence de détruire l’esclavagiste port barbaresque d’Alger en 1830 qui ravageait la Méditerranée - devant la musulmanie, dont on sait qu’elle nous apporta un rayonnement universel et dont elle consent encore à nous faire libéralement don !
Les derniers mots de cette Histoire mondiale de la France sont consacrés à « l’exaltation de la France plurielle ». De cet euphémisme, devons-nous conclure avec le modeste auteur de ces lignes critiques qu’il s’agit d’accueillir les hommes, les livres et les musiques venus du haïku japonais et des économistes libéraux anglo-saxons, venus des Mille et une nuits, du jazz afro-américain ? Absolument. La « France plurielle », au même titre qu’une planète plurielle, doit être une augmentation par les Lumières, non pas une éradication par la barbarie des mœurs et de la théocratie.
Il n’a pas échappé, même s’ils le taisent à-demi, aux auteurs réunis par Patrick Boucheron, qu’écrire l’Histoire, c’est donner une direction au futur, c’est en définitive à la manière d’historiens déconsidérés agiter la folle marotte d’une idéologie. Ainsi, sans aller jusqu’à les comparer à ces Attila, derrière lesquels l’herbe historienne ne repousse plus, des empereurs chinois brûlèrent tous les documents d’un passé inconvenant pour édifier et commencer avec eux un monde nouveau, ou Staline fit effacer de photographies compromettantes les dignitaires qui n’étaient plus censés avoir fondé son pouvoir. Effacer l’Histoire des Juifs était également le préalable indispensable au Reich de mille ans. Nous n’aurons pas la bassesse de succomber à la reductio ad hitlerum, qu’il serait indécent d’adresser aux talentueux auteurs réunis par Patrick Boucheron. Reste qu’un nouveau catéchisme du « métissage » sourd toutes trompettes glorieuses rugissantes de cette Histoire mondiale de la France. Nous ne nous en formaliserions pas un instant, au contraire, s’il ne s’agissait que de montrer de la France fut et reste un patchwork ouvert aux circulations de peuples, de sciences, de cultures, indispensables à son enrichissement, et d’en comprendre la nécessité. Il faut alors garder en tête les éloges que mérite cette Histoire mondiale de la France, que d’aucuns qualifieraient peut-être, d’une manière improprement expéditive, d’islamo-gauchisme. Mais ne pas omettre le blâme s’il s’agit en ces pages d’euphémiser, voire réclamer un métissage ouvert à des éléments humains et idéologiques contraires aux idéaux des Lumières et qui contreviendraient aux droits naturels et aux libertés individuelles, non au sens d’une réductrice identité française, la réponse à opposer est un « non » vigoureux. C’est seulement ainsi que notre futur fera Histoire, et non régression, suicide et pétrification. Si le futur nous réserve qu’il y ait encore des Historiens libres de leur calame, de leur plume ou de leur clavier, et si notre occidentale civilisation avait le malheur de disparaître en mortelle, comme se délita l’empire romain, qu’en diraient-ils ? Sinon qu’une barbarie de quatorze siècles aurait enfin achevé son dessein…
L’Histoire est le lieu d’une construction dont le lieu n’est pas formé par le temps homogène et vide, mais par le temps rempli d’à présent[17] », écrivait Walter Benjamin. En ce sens notre choix, notre lecture des événements du passé en dit autant sur ce dernier que sur les obsessions, les modes, les clichés et les tendances idéologiques de notre temps. Ils sont au diapason de la multiplicité mondiale. Au risque toutefois du relativisme, alors qu’il faille considérer les gains civilisationnels, et savoir si possible séparer le bien et le mal dans l’Histoire. Sachant également, au-delà des curiosités locales et chronologiques, s’orienter dans l’Histoire, comme le préconise Odd Arne Westad au seuil de son Histoire du monde : « J’ai cherché d’emblée à repérer, là où c’était possible, les éléments qui, par l’influence générale qu’ils exercèrent, eurent l’impact le plus large et le plus profond, plutôt que de me contenter d’aborder dans l’ordre, une fois de plus, les thèmes que la tradition juge importants[18]». Il ne s’agit donc pas d’infatuer les ego des historiens, des nationalistes et autres fondamentalistes religieux, voire des ennemis de l’anthropocène, mais de pointer ce qui fit pivot parmi les siècles, les millénaires et les continents au service de conséquences considérables, mais aussi des prospérités et des libertés humaines.
Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle
anthologie et traduction par Jacques Darras,
Poésie Gallimard, 2018, 560 p, 9,90 €.
Il y a belle lurette qu’avec mépris l’on ne considère plus le Moyen Âge, conspué au XIX° pour sa barbarie et son obscurantisme. Trois somptueuses parutions viennent une fois de plus invalider ce préjugé flétri. Ce sont d’une part deux essais brillants et généreux de Jean-Claude Schmitt, Les Images médiévales et Les Rythmes au Moyen Âge, et d’autre part une étonnante anthologie, choisie et traduite par Jacques Darras, qui, Du cloître à la place publique, présente les poètes médiévaux du nord de la France aux XII° et XIII° siècles. Voilà qui rythme la langue d’oïl de vers, entre verve amoureuse, facétieuses « fatrasies » et religieux Miserere. Ainsi les arts du temps, rythme et musique, ceux de l’espace, image et figure, ceux de la poésie, entre sacré et profane, si prégnants pendant la vaste ère médiévale, ère savante et raffinée, résonnent, comme depuis leur floraison originelle, jusqu’à notre aujourd’hui.
Au contraire de son contemporain, du moins à peu près, l’Islam pour ne pas le nommer, le Moyen Âge occidental aime et cultive les images. Bien plus étonnamment, puisque l’Ancien Testament venu du judaïsme, lui-même aniconique, n’imagine pas le visage de Yahvé, elles s’emparent du corpus qui va de la Genèse à la résurrection du Christ. De longtemps, le christianisme met en œuvre « le paradoxe d’un monothéisme iconophile ».
Si le point nodal et bouillonnant de l’essai de Jean-Claude Schmitt est médiéval, il brasse infiniment plus large puis qu’il part du geste pictural inaugural : cette main d’argile sur la paroi de la grotte Cosquer, pérenne depuis 28 000 ans avant Jésus-Christ. Il étend son expertise au-delà de la (trop ?) fameuse pipe qui n’en est pas une de Magritte. La représentation est en tout état de cause au cœur de la dynamique de l’humanité. Reste à l’historien d’en restituer les formes, les fonctions et les effets au cours du temps. De façon à considérer qu’au-delà de leur valeur esthétique, réside pour l’homme médiéval une dimension de l’image bien plus prégnante, celle de l’honneur du souverain et surtout la gloire de Dieu, soit le modèle divin. La figuration, la matérialité et la corporéité fondent ainsi « l’image en chrétienté », a contrario de l’idolâtrie, à laquelle crut répondre l’iconoclasme byzantin.
En conséquence, au-delà de la mimesis antique, « la présentification de l’absence », celle de Dieu, et la représentation de l’au-delà sont des constantes. « Mobiliser le divin » est la priorité. L’imitation s’éclipse au profit de la figuration, c’est-à-dire de la « figura des théologiens ». Mais au cours d’un millénaire, jusqu’à la veille de la Renaissance, styles et thématiques évoluent. Emaux, miniatures des manuscrits, Bibles historiées, retables, s’ils ne connaissent guère ce qui sera la perspective renaissante, voient le réalisme les métamorphoser, du paysage au portrait. Mais à l’idée d’une évolution historique linéaire, Jean-Claude Schmitt préfère avec raison « la métaphore géologique des nappes de charriages », lors que des chevauchements s’observent sans cesse.
Il faut alors étudier le tabernacle de Moïse, dans un manuscrit du XV° siècle, riche de fleurs et d’animaux colorés, à la fois célébration de la Création et « moralisation des espèces ». Ou encore le calendrier du Bréviaire de Belleville, lui enluminé au XIV° siècle par Jean Pucelle, dont les figures typologiques confirment les concordances de l’Ancien et du Nouveau Testament et rivalisent de motifs historiés, de lettrines, d’allégories et de rinceaux, entre vices et vertus. De plus étudier le geste rituel du signe de croix montre combien les techniques du corps ont à voir avec l’effet de la présence divine et avec le sensible.
Pour approcher les prémices de la Renaissance, « le portrait et la mort » inscrivent la figure dans le plan de Dieu, alors que peu à peu, celui qui est représenté s’individualise dans la dimension pas seulement eschatologique de la dévotion, mais sociale, si l’on pense plus particulièrement à L’Homme au turban rouge de Jan Van Eyck, en 1443.
En fait, le « mythe incarnationnel », dès lors que le Dieu s’est fait homme, explique cette prévalence de la figure et du corps, de l’image enfin dans l’art occidental. Si « le corps est la prison de l’âme », il est également utilisé à des fins symboliques. Pensons à la main créatrice de Dieu, à la bénédiction, aux plaies du Christ. Plus étonnante peut-être est « l’exception corporelle de Marie » : n’est-elle pas la seule, parmi l’humanité, dès après sa mort, ou plus exactement de sa « dormition », à bénéficier de l’assomption, y compris de son corps ? Ce dont regorgent les enluminures des psautiers et autres livres d’heures.
L’on ne s’étonnera pas que fidèle à l’esprit de la collection « Bibliothèque illustrée des histoires », ces Images médiévales regorgent non seulement de fine érudition, mais d’enluminures, d’évangéliaires d’ivoire, de gravures, entre Jean Fouquet et Marin Schongauer, de retables et d’annonciations peints par Robert Campin et Carlo Crivelli. Mais aussi, étonnamment, à l’occasion du dernier chapitre, « Le corps de la Vierge », de photographies. Car, humaine et cependant digne d’assomption, elle reste une figure révérée tant par les peintres médiévaux que la « Romaria fluvial » de Bélem, au Brésil, lorsque cinq cents bateaux portent des peintures, des ex-voto, rejouant pour la foule l’apparition originelle de la statue de la Vierge, grâce à son dédoublement à l’aide d’une réplique. Comme quoi une « question bien médiévale » reste pérenne. La vénération populaire ne peut se passer d’images…
Comme aujourd’hui, où rythmes scolaires et de travail sont les balises de notre temps quotidien et une pierre de touche politique, rythmes sociaux et rythmes esthétiques se conjuguent au Moyen Âge, entre 500 et 1500 ; c’est la thèse de Jean-Claude Schmitt, historien bourrée de délicieuse et communicative érudition. Mais en ce millénaire médiéval, comme Dieu rythma en six jours et un jour de repos la création du monde, l’espace et l’humanité médiévaux sont rythmés dans une perspective holistique et religieuse. Lié « au langage et à la musique », le rythmus latin est le reflet et l’expression du divin. Aussi la musique, « art du nombre et des proportions », conjugue mesure, tempo, rubato, accents, répétitions. Ainsi les porches sculptés et leurs voussures regorgent de figures selon les quatre évangélistes, les douze apôtres, les animaux de la création…
Un peu comme le Décaméron de Boccace composé au XIV° siècle, Jean-Claude Schmitt divise son livre en six « journées ». À l’épilogue, au septième jour, notre essayiste se repose enfin, en digne et néanmoins modeste démiurge. Dès lors, la première journée commence, étrangement, peut-être maladroitement, à rebrousse temps, par s’intéresser à la séquence XIX°-XXI° siècle, en pointant du doigt Baudelaire et Walter Benjamin[1], impressionnés par les passages et la foule rythmant « Paris capitale du XIX° siècle ». Il s’agit d’utiliser les outils conceptuels d’aujourd’hui pour lire le Moyen Âge : l’historien se posant les questions de son temps, il ne s’agit pas de recourir à l’anachronisme, mais à la prudence : « derrière l’apparente continuité du vocabulaire, se cachent généralement de profonds bouleversements des contenus », donc des rythmes sociétaux et spirituels dont il faut retrouver les figures et le sens.
L’évolution de la langue latine a permis la création du vers rythmique aux dépens du vers métrique de Virgile. Or « la poésie savante ou populaire est toujours chantée », et la musique d’église est « par-dessus tout vocale ». Danse et art oratoire participent de cette conception musicale du rythmus. L’on s’appuie alors sur le De musica de Saint Augustin, pour lequel il s’agit de donner « le plaisir qui consiste à découvrir dans les mouvements les nombres et à s’élever par eux à une vérité supérieure aux réalités sensibles ». Le plain-chant résonne sous les voûtes des églises, enlevant l’âme vers le divin. De Pérotin à Guillaume de Machaut, l’art vocal gagne en complexité, en raffinement, sans perdre sa pureté.
Bientôt, au rythme s’ajoute la rime, le verbe « rimer » apparaissant en 1120, dans un « Bestiaire moralisé ». Ainsi naissent « chansons de gestes, de saints et de croisade », mais également la fameuse « Ballade des pendus » de François Villon.
Quant aux manuscrits enluminés, où l’on « orne la maison de Dieu », ils « font entendre une musique des formes et des couleurs ». Leurs alternances chromatiques répondent à celles des vitraux, comme lors de l’enchaînement du bleu et du rouge.
« Rythmes du corps et du monde », ensuite, où marcher et danser sont ritualisés et symbolique, comme aux pieds du pèlerin, La danse, associée à la luxure, a ses « danseurs maudits. Elle est pourtant sculptée parmi les églises, présente au Paradis de Dante[2], lorsqu’elle est une « métaphore du mouvement des âmes qui exultent ». Des manuscrits figurent la « carole du dieu Amour », une ronde de jeunes gens. Quand les nombres « régissent la musique et l’univers », la danse, même laïque, à quelque chose d’une dimension cosmique.
À son tour, la main a ses rythmes, y compris de l’écriture et de la lecture, lorsque le rouleau (volumen) est remplacé par le livre (codex), dont les folios se tournent l’un après l’autre. L’invention de la minuscule caroline, de l’espace entre les mots, tout concourt à une nouvelle dynamique dans le scriptorium aux manuscrits, à une nouvelle lecture, dansante et aérée. Quant au rythme de travail du scribe et copiste, il a pu être étudié grâce aux variations de l’intensité de l’encrage. Au-dessus de la page, la voix, du lecteur, ou du prédicateur, résonne selon des variations, des intensités et des musicalités propres…
Entre macrocosme et microcosme, les jours et les nuits, les phases de la lune, les saisons et les heures du soleil, les révolutions des planètes, l’activité humaine emprunte une dimension cosmique, dans un cosmos que la savante Hildegarde de Bingen, au XII° siècle, pense comme un œuf. Les rythmes du cœur qui bat, de la bombance et du jeune, du sexe et de la génération font de la vie quotidienne un reflet de celle de l’univers. La règle du temps monastique répond aux « correspondances entre les saisons, l’histoire sainte et l’année liturgique », auxquelles les cloches des églises offrent un équivalent musical. Quant aux « rythmes imaginaires », ce sont ceux des processions célestes, des élus et des damnés parmi les Jugements derniers des tympans de nos abbatiales et cathédrales, comme lorsque la merveilleuse Hildegarde de Bingen commente la « Symphonie de l’harmonie céleste », dans son Liber scivias, somptueusement enluminé.
L’on marche également. Diverses processions, divers travaux quotidiens, mais aussi et surtout les pas du pèlerinage, vers Saint-Jacques de Compostelle par exemple, insèrent la marche dans un rythme universel qui prépare l’accès au divin. Un guide du pèlerin, en allemand, Sankt Jakobs Straße, fut rédigé en vers rimés. Cependant, lors des voyages laïques, le « temps du Roi » vient à se substituer au « temps de l’Eglise ».
Les narrations ont bien sûr leurs rythmes, d’après les « six âges du monde selon Saint Augustin ». Dans les chroniques universelles, l’Histoire du monde s’écrit depuis sa création, passant du spirituel au temporel. Autre narration, celle immensément célèbre de la Tapisserie de Bayeux (vers 1080) : il s’agir alors de « broder les rythmes » de la guerre et de la chevalerie.
Reste, au sixième jour de la création schmittienne, le « temps du salariat » et celui du dimanche, religieux et festif. Un « Christ du dimanche », peint dans l’église Sainte-Marie de Biella au XV° siècle, montre que « les travaux effectués le dimanche prolongent les souffrances endurées par le Christ durant sa passion ». Une autre fresque, célébrissime et symbolique, celle de l’« Allégorie du Bon et du Mauvais Gouvernement » de Lorenzetti à Sienne (1337-1339), montre les travaux et les jours, les danses et les musiques ; elle est rythmée « à la manière d’un travelling cinématographique ». Il faut hélas compter, en bien d’autres fresques, avec les « danses macabres » : « Vous qui en cette image / Voyez danser les divers états / Pensez que la nature humaine/ N’est rien que viande pour les vers ». Comme les savants médiévaux, nous voici, lecteurs et contemplateurs, pris dans le rythme du savoir… Où l’on terminera sur « l’arythmie », par exemple dans La Nef des fous, qu’il s’agisse de celle écrite en vers et gravée, de Sebastian Brant, ou de celle peinte de Jérôme Bosh…
Ouvrage savant sans conteste, d’une lecture allègre, ce livre nous étonne, nous ravit. Il a toutes les qualités, rédactionnelles, historiques, esthétiques ; et s’il a un défaut (qui dans son savoir n’est pas à la merci d’une lacune, d’une erreur ?), il aura échappé à la maigre sagacité du critique. Au gré de son ingénieux angle de lecture, il n’est rien moins qu’une belle et attrayante encyclopédie du Moyen-Âge, ce dans la perspective d’une « histoire transversale ». Sachant qu’un jeu du XI° siècle, nommé « rhythmomachia », était un musical « combat de nombres », nous le paraphrasons en disant que l’essai de Jean-Claude Schmitt est un roboratif combat d’érudition.
Une fois de plus cette collection aussi prestigieuse que source de bonheur, « La Bibliothèque illustrée des Histoires », nous propose, à un prix somme toute encore modeste, un livre avec jaquette, reliure toilée, cahiers cousus, intelligemment et brillement illustré, de sculptures et peintures, et surtout de manuscrit historiés, comme le Psautier d’Elisabeth de Thuringe. À la lisière de l’Histoire, de la théologie et de l’histoire de l’art, il faudra le religieusement disposer, soit au rayon Histoire des bibliothèques, soit à celui de l’esthétique (pourquoi pas ?) de façon à ce qu’il côtoie un frère en sa collection ; nous avons nommé Faces. Une histoire du visage d’Hans Belting[3].
Le rythme des arcades du cloître inspire les rimes du Miserere, le plus long poème (une centaine de pages) de ce recueil : Du Cloître à la place publique, les poètes médiévaux du nord de la France XII°-XIII° siècle. Il faut alors se demander, avec un brin de stupéfaction, pourquoi l’on n’avait jamais réunis de tels textes, rares, et de surcroît trop rarement traduits de l’ancien français, cette langue d’oïl médiévale, dont on lit quelques douzains bilingues dans la préface. Jacques Darras fait ici œuvre essentielle, curieuse, piquante, en embrassant onze poètes en cette anthologie. Il ne faut pas omettre qu’il en imite le rythme en nous offrant, aussi souvent qu’il est possible, des octosyllabes, tentant de respecter au plus près la prosodie originelle.
Ce sont œuvres d’illustres inconnus, d’anonymes, natifs d’Artois et de Picardie : Philippe de Rémi écrit Les Oiseuses, Jacques d’Amiens L’Art d’aimer, Richard de Fournival, Le Bestiaire d’amour, Adam de la Halle (par ailleurs dramaturge) donne Les Congés (un testament versifié), Hélinand de Froidmont Les Vers de la Mort...
Ne négligeons surtout pas les Fatrasies d’Arras, qui sont d’une plume anonyme ; mais d’une verte plume. Ne chantent-elles pas les joies de la scatologie : « Un pet à deux culs / S’était bien vêtu / Pour enseigner grammaire ». La satire enjouée et crue pointe le bout de nez camus. Garez vos oreilles, prudes lecteurs, car on trouve les « couilles d’un papillon » et le « vit d’un limaçon », ainsi que « Des chattes dénudées [qui] De désir brûlaient ». Mais aussi « un flan de néant », « un ours emplumé », et en bonne compagnie : « Une femme bavassière / Etait coutumière de montrer son con ». L’on devait bien s’amuser en la bonne ville commerçante d’Arras lorsqu’une société littéraire couronnait chaque mois un poète…
Cependant Richard de Fournival, en son Bestiaire d’amour, est plus galant, quoiqu’en prose, animalisant les comportements amoureux dans une approche par instant médicale, selon une tradition qui perdure jusqu’à Ursin[4] au XVI° siècle. Discrètement dédié à une « très douce et belle amie », cet écrit est « peinture et parole ». Chaque animal est allégorie, du loup à l’aspic, en passant par la sirène. Quant au singe, il « confirme qu’on doit comparer l’homme nu à celui qui n’aime pas, et le vêtu à celui qui aime ». Le bestiaire est galant, imaginé, ce qui ne l’empêche en rien d’être moral et philosophique.
Pourtant, à la différence des seigneurs et autres trouvères de la langue d’oc, nos enjoués versificateurs ne se contentent pas d’amour courtois. Car L’Art d’aimer, de Jacques d’Amiens, très très librement inspiré de l’Ars amandi du poète latin Ovide, propose des stratégies de séduction charmantes, pleines d’expérience, sensées, ou bourrues, passablement farcesques, voire brutales et misogynes. L’initial « quelle sagesse il faut pour conquérir » se trouve confirmé par l’enseignement d’une réaliste stratégie : « Par mon conseil je te louerai / D’être courtois, ne faire aucune / Vilénie envers ton amie ». Mais gare à pucelle ou dame qui résisterait à « l’expert en ribauderie ». En effet, « Cependant m’est advenu / Qu’aucune fois j’ai frappé / Mon amie ou grand soufflet lui infligeai / Par les tresses l’ai traînée / Ou l’ai accolé trop durement / Tout de gré, sciemment / Pour la raison d’« un petit manquement ».
Après avoir aimé, ou mal aimé, il faut songer à mourir, ce pourquoi Adam de la Halle prend un élégiaque congé joliment rendu par le traducteur :
« Puisque mon congé je viens prendre
Je dois premièrement descendre
À ceux que je quitte à plus vif regret ;
Je veux mon temps mieux dépenser,
Nature n’est plus en moi si tendre
À faire chansons ni lais,
Le temps raccourcit mes années (…) »
Il faut alors, en « ce monde d’amer marécage », entonner le Miserere, par la voix du mystérieux Reclus de Molliens, probablement venue de quelque cloître : « Il est en grande maladie / L’homme qui a dégoût de sa viande ». Mélancolie, sagesse, satire des pécheurs, des orgueilleux, des gourmands et des hypocrites font de ce long poème, un prêche imagé, une théologie à hauteur d’homme et humble devant Dieu. Ne reste plus qu’à chanter, en écho aux précédentes danses macabres, et par la bouche depuis longtemps éteinte d’Hélinand de Froimont, Les Vers de la Mort :
« Mort à chacun paie son tribut,
Mort fait à tous mesure droite,
Mort pèse tout selon son poids,
Mort venge chacun de ses injures,
Mort met l’orgueil en pourriture ».
Et pour répondre aux illustrations des Rythmes au Moyen Âge, un cahier de seize enluminures se cache au centre de l’ouvrage. Sur fond or, l’on y découvre le coq, le loup, la sirène ou le dragon, du Bestiaire d’amour, tiré du Chansonnier d’Arras. Si l’on regrette que ce cahier soit bien mince (mais néanmoins précieux dans une collection de poche) on se consolera aisément en accordant Jacques Darras qu’il a bien mérité de son ambition, déclarée en sa préface : « lier d’un fil d’or ou âme » ces textes divers dans une anthologie que la bibliothèque universelle recueille comme si elle avait existé de toute éternité, ou du moins depuis le siècle de Dante. Rendant contemporain ce beau fatras poétique médiéval, il a gardé, pour notre plus grand plaisir des mots savoureux et disparus, comme « les maux que tu as ramonchelés », ce dernier venant du vieux picard.
Comme au travers des vitraux des cathédrales de Chartres et de Leon, le Moyen Âge, s’éclaire et s’illumine grâce à ces trois ouvrages encyclopédiques et poétiques. Certes, il ne manque pas de vastes poèmes et romans, d’essais nécessaires parmi nos bibliothèques : ceux de Dante, de Pétrarque et de Boccace, ainsi que les ouvrages d’historiens, de Georges Duby[5] ou de Régine Pernoud, qui rendit justice à La femme au temps des cathédrales[6], mais aussi à une femme exceptionnelle, l’une des deux docteures de l’Eglise (avec Sainte-Thérèse d’Avila) : nous avons déjà nommé Hidegarde de Bingen[7], moniale et botaniste, encyclopédiste et compositrice de musiques vocales mystiques et enchanteresses.
La Grande mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Olivier Salvatori,
Les Belles Lettres, 2022, 712 pages, 35 €.
Fernand Braudel : Les Mémoires de la Méditerranée,
Les Belles Lettres, 2022, 448 p, 25,50 €.
Dictionnaire de la Méditerranée,
Sous la direction de Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy,
Actes Sud, 2016, 1696 p, 49 €.
Emmanuel Ruben : Les Méditerranéennes,
Stock, 2022, 416 p, 22 €.
Même si au-delà des colonnes d’Hercule, s’étendait un océan aux airs d’infini et aux tempêtes mortelles, la grande bleue qu’est la Méditerranée est une matrice des civilisations, un palimpseste historique, économique et culturel infiniment nombreux, entre Troie et Gibraltar, entre Venise et Alexandrie. La parution d’une somme, déjà incontournable, sous les doigts de David Abulafia, La Grande mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens, permet cependant de se souvenir d’un ouvrage fondateur de l’historien Fernand Braudel : Les Mémoires de la Méditerranée. Et engage un parallèle bienvenu avec le Dictionnaire de la Méditerranée. Tandis que l’actualité éditoriale nous gratifie du roman d’un écrivain voyageur, Emmanuel Ruben, qui, avec ses Méditerranéennes, offre des portraits bouillonnants de vie et de blessures. Tandis que la boussole de l’économie mondiale et de la géopolitique se tourne vers d’autres rivages, extrême-orientaux et Pacifique, n’est-il pas judicieux de comprendre le passé inaugural du nœud marin des grandes civilisations qui ont fait l’histoire, et dont le puzzle maritime sera probablement encore le lieu d’autres éclosions culturelles…
Lorsque Fernand Braudel plaçait au nœud de l’Histoire la réalité de la géographie physique et en l’occurrence maritime - en particulier dans sa thèse La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II[1]- David Abulafia préfère y placer la dimension humaine. Et quand le premier se concentrait sur l’Antique mémoire de la « mare nostrum », le second ose la gageure : de la préhistoire à notre contemporain il tresse les fils complexes de l’Histoire avec une clarté narrative et documentaire entraînante, de façon à offrir à ce « continent liquide », une stèle en mouvement.
Il y a cependant des lieux pivots et originels, comme l’île de Malte, dont les temples mégalithiques et la « Dame endormie » viennent du IV° millénaire avant notre ère, ou la Crète de Knossos. Entre guerres récurrentes et liens commerciaux renouvelées, les rivages, les golfes, les détroits, les îles et les embouchures sont, de siècle en siècle, sillonnés par les navires, phéniciens, grecs, romains, vénitiens, barbaresques, français, anglais. Ces derniers contrôlent un temps presque toute la Méditerranée : pensons à Gibraltar et à Suez. Quant aux Américains, dès le début du XIX° siècle, ils contribuèrent à l’éradication de la piraterie barbaresque d’Islam ainsi que de l’esclavage qui lui était corrélé, avant les Français qui soumirent Alger en 1830. L’on n’avait pas vu la « grande mer » libre de toute piraterie depuis la Rome impériale. Mais au siècle suivant, au-delà des deux guerres mondiales, les Etats-Unis et l’Union soviétique font de la mer d’Ulysse un champ d’influences et d’affrontement par pays interposés, entre l’Egypte et Israël par exemple. Ainsi va le monde, comme Carthage se vit réduite à néant par Rome, les puissances militaires et économiques changent de main, croissent magnifiquement et décroissent, comme Venise, sans parler de Constantinople, effacée en 1453.
Les langues et l’écriture voyagent, se métissent, se métamorphosent, de celle Etrusque, si mystérieuse, à l’anglais international, en passant par le grec, le latin, le français, sans oublier d’autres langues romanes, l’arabe… Les littératures également voyagent, comme Ulysse regagnant Ithaque depuis Troie.
Plus encore que les navires de guerre de César ou de la bataille de Lépante qui repoussa les Turcs et fit de Cervantès un manchot, les marchands ont la part belle sur ces flots, comme à l’occasion du colossal commerce du blé venu du Maghreb et surtout d’Egypte pour nourrir le million d’habitants de la ville de Rome, ainsi que les armées de l’empire. Ou encore lorsque que notre historien rapporte l’étonnant voyage du marchand juif Benjamin de Tudela, vers 1160, semé de péripéties, entre pirateries et douaniers tracassiers, depuis Tarragone jusqu’en Alexandrie et retour, en passant par Constantinople et Messine : il est autant fasciné par Rome que par Jérusalem. Quelques décennies plus tard, le chroniqueur Ibn Jubayr va et vient entre Grenade et Acre pour atteindre La Mecque, non sans subir tempêtes brutales et « agents du fisc excessivement minutieux ».
Des ports emblématiques bruissent d’activités, qu’il s’agisse d’Alexandrie, d’Amalfi, de Constantinople, de Venise, où se croisent navigateurs, banquiers et armateurs. Les Juifs, pour des raisons commerciales, ou parce qu’ils sont persécutés, expulsés, se propulsent d’une rive à l’autre. Hélas d’autres agents, comme la peste noire, en 1347, infligent de brusque coups d’arrêt aux échanges.
Or l’on échange également des dieux et des déesses, des cultes, alors qu’avec le Christianisme et surtout l’Islam se crispent les confrontations, à l’occasion d’une conquête spectaculaire puis du contrecoup des Croisades, d’autant que les pirates barbaresques arabes vont pendant une douzaine de siècles pratiquer les razzias côtières et jusqu’au cœur du continent européen, ravir les esclaves et les trafiquer. L’on se rappelle le fameux Kheir ed-Din, ou Barberousse (mort en 1546), qui fut l’un des corsaires les plus impitoyables.
L’on devine que le XIX° siècle vit enfler la circulation méditerranéenne, avec la prise d’Alger la barbaresque en 1830, avec les colonisations, l’ouverture du canal de Suez. Plus encore, le XX° siècle voit la Méditerranée devenir le théâtre des belligérants. Le détroit des Dardanelles, au sud du Bosphore, fut l’occasion d’une bataille meurtrière, quand la Seconde guerre mondiale vit les Allemands prendre la Crète, puis les Alliés reprendre la Sicile et l’Italie.
D’autres perspectives sont ici judicieusement présentes. Au-delà des guerres de Troie ou de Carthage, d’Algérie ou de Lybie, le voyage en Italie et le « Grand tour », aristocratiques et littéraires (de Chateaubriand à Théophile Gautier), puis l’âge du tourisme de masse façonnent aussi bien les lieux que les visions de cet espace aux grandeurs historiques fascinantes. Mais parfois effrayantes, dans la mesure où non seulement les affrontements purent y être immensément meurtriers, mais de plus encore actifs, couvant sous les cendres, ou explosifs demain peut-être encore : Israël enfoncé comme un coin dans le Moyen-Orient arabe, les velléités turques de reconstituer l’empire ottoman en commençant par grignoter les îles grecques, les revendications berbères et Kabyle en Algérie, l’emprise des Frères musulmans et du jihad, les pouvoirs assis sur des économies de rente, sur le socialisme et l’islamisation, sur la pauvreté enfin…
Trois mille ans de guerres et de paix, de civilisation et d’art défilent ici, pour nous dire de quoi nous somme faits, même si de toute évidence d’autres influences nous ont forgés, y compris extra-européennes. La capacité des cités méditerranéennes à accueillir peuples, marchandises et cultures a largement contribué à leur prospérité, souligne notre historien. Il n’en reste pas moins que seule Rome a su faire de la Méditerranée un seul espace politique, même si l’Islam faillit à y réussir.
L’on pourrait s’étonner de la faible présence de l’Egypte ancienne en cette traversée. Ce que l’historien justifie ainsi : « Les Egyptiens considéraient les rives de la Méditerranée comme la limite extérieure de leur univers, lequel était défini par le Nil, non par la mer ». L’assertion est impeccable. Cependant d’autres sont plus sujettes à caution. Hors la coquille de la légende de l’illustration n°71, où il est question, en juillet 1943, du débarquement britannique en Sicile « qui devait conduire les Alliés à remonter peu à peu dans toute la péninsule ibérique » : il faut évidemment lire « italique ». Plus gênante est cette comparaison pour le moins stupéfiante à propos de la traite arabo-musulmane : « Bien qu’horrible, le sort de ces esclaves, y compris de ceux qui avaient survécu au traumatisme de la castration, ne peut toutefois se comparer à celui des populations qui seraient transportées à travers l’Atlantique vers les Amériques aux siècles suivants (p 224) ». Outre le calvaire de la traversée du désert pour ceux ravis en Afrique (rapportée par Tidiane N’Diaye dans Le Génocide voilé[2]), les conditions du voyage en mer ne devaient être guère plus clémentes ; de surcroît les esclaves des Musulmans apprécieront d’avoir été privés de toute descendance, au contraire de ceux des Amériques. Tempérons notre passager dépit en reprenant le fameux adage du dramaturge Destouches : « la critique est facile et l’art est difficile », tant le travail de David Abulafia est colossal. Et néanmoins prudent : se gardant bien de définir une « identité méditerranéenne, notre historien britannique préfère convenir d’une diversité, d’une « pluralité ethnique, linguistique, religieuse et politique ».
Le récit de David Abulafia, professeur émérite à l’Université de Cambridge, est exceptionnellement vivant, alternant de vastes fresques avec des centaines de personnages, éphémères, anonymes, ou glorieux. Sans compter ces centaines de milliers de victimes des exécutions commises par les Turcs à l’encontre des Arméniens, des Grecs et des Juifs, comme à Smyrne en 1922, ou encore à Jaffa, Thessalonique. Puzzle de nations, de confessions et d’ethnies, la Méditerranée reste un bouillon de culture, mais aussi un plateau d’échecs des relations et des conflits internationaux. D’indispensables cartes, et quatre cahiers illustrés, sans oublier notes, bibliographie et précieux index, complètent avec bonheur cette généreuse somme encyclopédique.
Plus modeste et cependant fondateur, puisque publié en 1998, l’ouvrage de Fernand Braudel, intitulé Les Mémoires de la Méditerranée, se concentre sur l’Antiquité, de toute évidence inaugurale en la matière. De plus, la perspective est parfois plus terrestre que marine, tant il excède les seuls horizons des flots, convoquant par exemple Çatal Höyük qui, au VII° millénaire avant notre ère, prospère en Anatolie centrale.
La condition et contrainte géographique est constamment filée dans l’ouvrage qui commence ainsi : « Sur l’immense passé de la Méditerranée, le plus beau des témoignages est celui de la mer elle-même. Il faut le dire, le redire. Il faut la voir, la revoir. Bien sûr, elle n’explique pas tout, à elle seule, d’un passé compliqué, construit par les hommes avec plus ou moins de logique, de caprice ou d’aberrance. Mais elle resitue patiemment les expériences du passé, leur redonne les prémices de la vie, les place sous un ciel, dans un paysage que nous pouvons voir de nos propres yeux, analogues à ceux de jadis. Un moment d’attention ou d’illusion : tout semble revivre ». En ce sens la démarche de Fernand Braudel est de l’ordre d’une « géohistoire », attentive à l’importance du milieu géographique, en particulier des cours d’eau qui conditionnent la vie et le commerce.
De la Préhistoire à l’acmé des conquêtes romaines, les civilisations méditerranéennes sont nomades et bientôt sédentaires, non sans conflits entre les deux. Le panorama est aussi celui des évolutions techniques, de la roue à l’écriture, des silex aux pyramides, des temples grecs aux basiliques chrétiennes. Un tel passé, prestigieux entre tous, n’en finit pas d’être présent, ruines secrètes ou brillantes, bouillonnement civilisationnel, auquel les Barbares, le refroidissement climatique et la peste mirent un brusque coup d’arrêt, dans la première moitié du VI° siècle[3]. Ainsi défilent, avec une heureuse érudition, le paléolithique et l’invention du feu, « la première civilisation agraire », la Mésopotamie et l’Egypte, « l’expansion des mégalithes », les Phéniciens et les Etrusques, le « miracle grec » et « l’erreur d’Alexandre », « l’impérialisme de Rome » et l’irruption du christianisme. Ou encore la révolution alphabétique et l’apogée scientifique alexandrine. Et même si l’archéologie a bénéficié, depuis les années 1968-1969 où fut écrit cet ouvrage, de fructueuses découvertes, cet ouvrage garde l’aura d’un classique, servi par une prose entraînante.
« Dialectique du temps et de l’espace », l’histoire méditerranéenne va pour Fernand Braudel bien au-delà de son littoral pour en découvrir les « nœuds », les zones d’influences portuaires, les économies, les sociétés, entre démocratie fondatrice et esclavage récurrent, mais aussi entre déesse mère, polythéisme et naissance des monothéismes. À cet historien, l’on reprocha, probablement à tort, de considérer l’Islam comme un intrus…
Sans faute, Fernand Braudel est à la lettre B dans le Dictionnaire de la Méditerranée. Ce nouveau garant des savoirs anciens et des travaux de recherche les plus récents s’ouvre aux territoires, aux mémoires, aux figures emblématiques et aux économies d’un espace complexe aux richesses innombrables. D’« Abraham » aux « Zones maritimes protégées », l’Histoire, les religions, jusqu’à l’écologie contemporaine, il conjugue toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, les cadres spatiaux et culturels, les filiations temporelles et intellectuelles, les fractures religieuses et politiques, les conflits et les batailles navales bien entendu.
Nettement encyclopédique mais sans prétention à l’exhaustivité - la preuve en étant l’absence d’entrée pour l’Islam - ce bel ouvrage, ambitieux et plus qu’intéressant, oscille utilement entre manuel universitaire et guide de voyage notionnel où, plutôt que de s’embarquer dans la longue odyssée de David Abulafia, l’on se pose d’île en île. De fait, l’un et l’autre sont complémentaires.
D’Homère poète épique au romancier et philosophe Albert Camus, en passant Ibn Khaldûn historien arabe du XIV° siècle et par Les Mille et une nuits, une nébuleuse d’écriture se déploie. « Migrations », Musique », « Mudéjares », « Monothéisme » (…) emplissent la lettre « M », quand l’on navigue de « Construction navale » à « Arsenal » et « Industrialisation », pour l’économie, d’ « Empires coloniaux » de « Peuplement » pour la politique et la démographie, de « Joutes poétiques » et de « Musique arabo-andalouse » pour la sphère des arts, sans oublier « Chrétiens, « Juifs » et « Musulmans » ; et plus curieux : « Mauvais œil ».
Ainsi l’on butinera de lettre en page pour découvrir par exemple : « Race méditerranéenne a un signification seulement historique, comme un fossile d’une époque révolue et d’une invention « scientifique » à connotation fortement idéologique ». Une fiction étant démontée, l’on n’échappe pas à d’autres présupposés idéologiques, tel celui, fort islamophile, à l’occasion de l’entrée « Bibliothèque » selon laquelle « les livres d’Aristote et de Ptolémée sont connus en Occident », grâce « en grande partie par les travaux de copie, de traduction et de commentaire réalisés à la Maison de la sagesse de Bagdad », alors que ces auteurs étaient bien connus dans l’espace chrétien médiéval, de Byzance au Mont Saint-Michel, si l’on se rapporte aux travaux de Sylvain Gouguenheim[4]. De même, qualifier l’œuvre d’Averroès par « l’œuvre philosophique du Moyen-Âge » relève pour le moins de la supercherie, ne serait-ce qu’en pensant à Thomas d’Aquin…
Les destinées sont façonnées par les tribulations géographiques, telles qu’animées dans le roman intitulé Les Méditerranéennes. Emmanuel Ruben, qui écrivit Sur la route du Danube[5] - comme pour répondre à Claudio Magris[6] - ou encore une Jérusalem Terrestre[7], met en œuvre l’arbre généalogique d’une vaste famille juive, entre 1785 et 1980, et à partir d’un chandelier symbolique aux neuf branches. Branches métaphoriques tant elles disent les destinées temporelles et géographiques du roman, dont la vivacité et les couleurs nous emportent avec ardeur dès les premières pages, en présentant un tableau survolté d’une famille juive réunissant toutes les polémiques et tous les clichés qui émaillent les sujets liés à l’Algérie, aux banlieues françaises, à Israël. La satire est piquante, cuisante.
Après près cette mise en bouche épicée, le récit se déploie en étoile, en constellation, le tableau devient fresque. De « Baya reine », « récitante analphabète » au « sabir méditerranéen », et bien entendu « Sa Majesté des beignets », jusqu’à « Solange » qui fuit la Méditerranée et lui préfère la Loire, ces maîtresse-femmes dominent le roman, voire l’univers. L’une d’entre elles, hautement emblématique, est Djamila, qui trouve le courage inouï d’aller faire la révolution dans l’Algérie de Bouteflika en arborant le drapeau berbère. Il est vrai que la mode est aujourd’hui aux personnalités féminines. Mais le romancier ne fait pas dans la complaisance. Car en cette famille, « tous ont hérité d’une tare ou d’une blessure liée à la guerre et à l’exil ».
Au travers de son personnage moteur, Samuel, le romancier part à la recherche d’une identité multiple et d’un « pays des ancêtres » aux lieux plurivoques : « cette petite flamme que tout concourrait à éteindre, c’est la meilleure image que l’on puisse donner du destin d’Israël ». Ou d’une Algérie en « archipel chimérique ». Et plus particulièrement des « terribles années 40, cet imbroglio politique où les Juifs d’Algérie avaient tout perdu, à commencer par la nationalité française ». Tout cela sous l’égide d’une Histoire que brassent les ethnies, les religions, les conflits et les civilisations, mais aussi l’antisémitisme. Car chaque personnage, à un plus ou moins haut degré, porte en lui les stigmates de l’Histoire, tel « Pépé Ruben » qui « avait inhalé les gaz allemands dans les tranchées », Henri, « évadé de Dachau », Raymond qui rejoignit les Forces françaises libres, ou encore Roger « que son communisme affiché n’avait pas libéré de toute superstition »… Les lieux également sont chargés par les déflagrations de siècles, comme cette étonnante description des « ponts suspendus » de Constantine, « assise sur un monceau de squelettes », au bas desquels les Turcs balançaient les condamnés à morts, les « femmes adultères que l’on enfermait vivantes dans un sac de jute avant de les jeter dans le vide depuis la cime du Mansourah, comme on jetait les charognes et les ordures après les repas de fête », sans compter les suicidés. Toutes évocations puissantes…
Samuel retrouvera-t-il Djamila, qui « a les yeux d’une Judith ou d’une Salomé qui exige parmi la foule la tête d’une victime » ? Comprendra-t-il la toute vérité confuse de l’Algérie perdue de Baya ? Bien que, selon les dires de « l’oncle Roman » à l’ironique prénom, la littérature soit « une couillonnade transcendantale », Emanuel Ruben en use avec un réel talent évocatoire et une sensibilité communicative, dans une prose pleine de bruit et de fureur. Le nom de « Pépé Ruben » suggérant d’ailleurs que gît une part d’autobiographie en cette quête des origines.
La résolution est aussi profuse qu’inquiète. Sur le chandelier de Mamie Baya, « reine errante de luxe », l’inscription se révèle enfin être « en araméen le nom de D…, que tu ne dois jamais prononcer ». Sans vouloir divulgâcher bien entendu toutes les ramifications romanesques, d’autant que la toute dernière partie n’est pas la moins réussie…
Malgré l’omniprésence de l’aire asia-pacifique, il n’est pas impossible que la Méditerranée soit et devienne cruciale au cours de notre XXI° siècle : l’affrontement Islam Occident et son nœud d’immigration d’une part, et la découverte et l’exploitation de gisements gaziers entre Israël et Chypre, mais aussi en Adriatique, n’y seront pas pour rien. Un nouvel ottomanisme menace la Méditerranée orientale, quand le colonialisme chinois s’empare de ports grecs en profitant de la crise économique qui balaya ce qui fut l’espace de Périclès. Le tout est de savoir - sinon de générer - s’il s’agira d’une Histoire tragique ou florissante…
Auprès du bleu de sa Méditerranée, l’évidence européenne est cependant une énigme ancienne. Cette excroissance occidentale du continent asiatique, devenue aujourd’hui un projet économique et politique, vient bien entendu des Grecs. L’on découvre la plus ancienne mention du mot « Europe » dans un Hymne à Apollon, rédigé au VI° siècle avant Jésus Christ : « Les hommes viendront des riches terres du Péloponnèse comme de l’Europe et de toutes les îles ceintes de flots. » Or l’étymologie commande : le grec « Eurôpê », soit « à la vue large » désigne plus précisément les terres de la Grèce continentale, au nord-ouest de la mer Egée. Plus tardivement, cette appellation vient s’entendre à tout l’espace continental situé au-delà de ce mince territoire. Cependant le mythe apporte un curieux éclairage. Car une princesse grecque, fille du roi Agénor de Tyr, se nomme Europe. Accoutumé à se laisser charmer par la beauté, Zeus se changea en taureau pour procéder à l’enlèvement, afin de s’unir à elle sur l’île de Crète et donner le jour à trois fils qui seront les juges des enfers. « Cesse de pleurer et apprends à te montrer digne de ta bonne fortune. Une partie de la Terre portera ton nom », l’admoneste Vénus. Le père d’Europe ordonnant à ses fils de la rechercher et de ne jamais revenir sans elle, leur quête les conduisit aux confins de l’Europe ; en vain. Le mythe est sans le moindre doute une métaphore, selon le titre de la Leçon inaugurale au Collège de France prononcée par Alberto Manguel, qui est moins à la recherche d’une jeune fille enlevée parmi des temps immémoriaux que d’une dynamique de la pensée mythique, mais aussi d’une identité de l’Europe. Après avoir interrogé l’historien Jacques Le Goff et le sociologue Edgar Morin, faut-il aller la trouver parmi les Lettres européennes, tel qu’un magistral et colossal ouvrage collectif les cerne…
Esprit cosmopolite, Alberto Manguel[1]naquit et vécut en Argentine, où il fut le jeune lecteur de Jorge Luis Borges, puis au Canada, en France. Alors qu’il est autant capable d’écrire en espagnol qu’en français, l’anglais et sa langue d’élection. C’est avec brio que dans la langue de Molière il inaugure sa chaire : « L’invention de l’Europe par les langues et les cultures 2021-2022 ». Et s’il ne se « baigne jamais dans le même texte », c’est pour générer les interprétations, y compris du même texte. Ainsi apprend-on que le mythe, ainsi venu d’Hygin, le bibliothécaire d’Auguste, s’enrichit du bagage d’un des fils d’Agénor, Cadmus, qui emporta dans sa quête bien des inventions phéniciennes, dont l’écriture. D’Orient, il amenait de quoi fonder à peu près toute la Grèce, même si Homère était à l’origine un poète de l’oralité. Ce déploiement de l’écriture permet à l’essayiste de montrer comment voyagent les intuitions primordiales du mythe, pour un espace dont la traduction est devenue la langue.
Ainsi le continent barbare « devint synonyme de civilisation », grâce à l’intervention romaine, le mythe acquérant une signification stratégique. Ainsi les Métamorphoses d’Ovide n’oublièrent pas la conquête de Jupiter changé en taureau. En cette continuité post-mythique, Montesquieu pensait l’Europe comme un seul Etat fait de plusieurs provinces sous l’égide de sa figure fondatrice. Cependant le christianisme n’avait pas manqué de changer à son tour la princesse Europe en « âme emportée par le Christ ayant pris la forme d’un taureau blanc », selon l’imaginatif prédicateur bénédictin du XVI° siècle Pierre Bessuire !
La tentation fut grande d’imaginer l’allégorie en « princesse élue régnant sur la totalité du monde », en « féminité archétypale » et séductrice, en incarnation du « proto-colonialisme », voire en icone féministe pleurant son viol. Ainsi vont les chemins idéologiques de l’interprétation…
Si, avec sa pertinence et séduisante érudition coutumière, Alberto Manguel note combien de mythes ont pu s’élever à la source des nationalismes, tel ceux du panthéon germanique pour l’Allemagne, en particulier nazie, ou la louve romaine pour le fascisme italien, celui d’Europe ne peut s’y résoudre, tant la multiplicité innerve son continent. En effet, « l’Europe est un concept instable, une configuration géographique, démographique et politique dont les parties constituantes ne cessent de muter ».
Dérivant un tantinet entre intellect et imagination, parmi Aristote, Averroès et Dante, Alberto Manguel revient à la dimension imaginaire du mythe, à sa naissance. Car celui d’Europe est pour lui un déclencheur de verbe, un prétexte à l’examen du phénomène mythique et de sa dimension métaphorique. En ce sens les mythes sont des « galeries de miroir », des façons de dire « oui », comme lorsque la jeune Europe, enlevée, violée (il ne faut pas craindre de le souligner), change sa négativité en un ordre positif, en « son propre désir de fondation ». Une fois de plus la dimension philosophe des mythes grecs est patente et doit nous parler, y compris pour notre temps.
En dépit du mythe grec, le concept européen mit longtemps à s’agréger ; alors que que les Romains pensaient en termes d’Empire et de Méditerranée. L’histoire médiévale dut balbutier avant d’imaginer cette géographie et cette identité. En un brillant essai, Jacques Le Goff se demande : L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?
Depuis les ruines de l’Empire romain jusqu’à la Renaissance, l’historien s’attache moins au mythe grec qu’à la continuité de la chrétienté, dont le latin est longtemps la langue européenne, de Saint Augustin jusqu’aux penseurs humanistes. Cette chrétienté s’affirme au travers de l'action du pape Grégoire Ier le Grand (590-604) qui, le premier, envoie des missionnaires vers l'Angleterre et la Germanie, et même au-delà des frontières traditionnelles du monde romain. Ce n’est qu’au XV° siècle que le sentiment d'appartenance des Européens à une civilisation commune prend corps, lorsque le pape Pie II (1458-1464) appelle les fidèles à l’union et l’action contre l'offensive turque. L’identité européenne s’érige en opposition à la radicale différence de l’Islam conquérant et esclavagiste. Outre la dimension guerrière, cette incompatibilité se mesure à l’aune du goût chrétien des images et de la représentation humaine (une véritable institution) alors que l’Islam les proscrit.
La diversité des populations, les divisions et oppositions Ouest-Est/Sud-Nord sont constitutives de la formation de cette Europe, car il ne s’agit pas d’un unique empire chrétien, mais de royaumes et de principautés diverses. À cet égard, pour notre historien, lavolonté avortée de Charlemagne de relever l'empire romain s'avère « contraire à la véritable idée d'Europe ». Il en est de même, pense-t-il, des ambitions ultérieures de Charles Quint, de Napoléon et d’Hitler, dans la mesure où la multiplicité européenne eût été bafouée, perdue.
Nous héritons autant des Grecs que du peuple de la Bible, dont les textes irriguent la pensée, la foi et l’éthique. En outre, les guerres de conquêtes, par exemple normandes en Angleterre, et de défense contre l’Islam, n’empêchent pas le primat unificateur de la culture.
C’est autour de l’an mil que l’Europe se dote d’institutions nouvelles. Ainsi la famille nucléaire où la femme tient une place bien plus valorisante que dans les sociétés orientales, ce avec le concours du culte de la Vierge Marie, « grande auxiliatrice du sort terrestre de la femme ». En outre les villages structurés autours de leurs églises, la naissance des villes au-delà de celles italiennes, le développement des échanges commerciaux fonde une société dont le nerf n’est plus la prédation comme dans l'Antiquité ou en Orient, où des chefs de guerre et des privilégiés vivent en exploitant les paysans et les artisans, mais un monde qu’irrigue le commerce. Aussi notre médiéviste s'interroge-t-il sur les limites de ce prétendu Moyen-Âge. La continuité entre les innovations commerciales, intellectuelles et artistiques de l'Italie au XIIe siècle et les Temps modernes, via la Renaissance, est pour lui avérée. Ce à l’instar d’Erwin Panofsky, dans La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident[2].
De l’échec carolingien à la belle Europe des villes et des universités, et avec brio, Jacques Le Goff, qui fit un bel éloge des Hommes et femmes du Moyen Âge[3], part en quête des racines et des feuillages de la conscience européenne, de ses strates, de façon à contribuer à la continuité du présent et à la construction de l’avenir des Européens.
Si le titre d’Edgar Morin, Penser l’Europe, parait une affirmation, il n’en interroge pas moins la multiplicité et la complexité d’un puzzle qui s’est cependant doté d’un destin et d’un dessein communs. Ce qui est probablement de l’ordre de la nécessité, peut-être de l’illusion, selon les uns, de l’hubris, du surétatisme, voire de la tyrannie, diront les autres. En tout cas, pour l’essayiste, il s’agit de la conversion d’un sceptique et d’une histoire d’amour avec la culture du vieux continent, en tant qu’elle est dialogue, entre les peuples, entre le religieux et le scientifique, entre le philosophique et le politique. « Unie dans la diversité », elle est interculturelle : « Ce qui est dans la culture européenne, ce ne sont pas seulement les idées maîtresses (christianisme, humanisme, raison, science) ce sont ces idées et leur contraire. Le génie européen n’est pas seulement dans la pluralité et dans le changement, il est dans le dialogue des pluralités qui produit le changement ».
Dans une perspective historique, le sociologue pense notre continent comme l’aboutissement de la partition de l’Empire romain entre Occident et Orient, au travers de Byzance éloignée puis effacée, comme son ouverture face à l’univers copernicien et face à la découverte du Nouveau monde. Cependant avec les guerres mondiales et surtout la seconde et son cortège de totalitarismes est ouest, l’Europe signe son « acte de décès ». Alors que la première démocratie au sens moderne et des Lumières est américaine, le projet démocratique européen est né au travers des convulsions absolutistes, révolutionnaires, totalitaires et coloniales de l’Histoire. Seule la volonté de dialogue, au travers du couple déclencheur franco-allemand, peut alors la faire renaître de ses cendres. Rationaliste, bien que socialiste, c’est-à-dire bien peu libéral, en particulier en économie, Edgar Morin réhabilite le projet humaniste au travers d’une volonté militante en faveur de la construction européenne. Mais de quelques membres originels - les six de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier en 1951 - aux vingt-sept de l’Union Européenne d’aujourd’hui, sans compter ceux candidats, candidats discutables tels la Turquie, voire l’Ukraine, ne risque-t-on pas de succomber à l’adage : qui trop embrasse mal étreint ? À moins de voir germer, dans le lacis de contraintes qui chapeautent les peuples aux dépends des libertés, le ferment d’une désunion, telle que le Brexit anglais vient d’en faire la preuve…
Pour faire allusion au cycle de science-fiction d’Isaac Asimov[4], Edgar Morin, qui écrivait en 1987, veut néanmoins considérer l’Europe, avec un prudent optimisme, comme une « Fondation », à même de préserver les bien-fondés de la civilisation au service du futur. Ce qui est certainement la plus belle idée de cet essai ; mais, n’en doutons guère, de nature utopique. Existe-t-il en la demeure une utopie raisonnable ?
Mère d’une si diverse et brillante littérature, l’Europe peut-elle ne relever que du déterminisme géographique ? Probablement cet encyclopédique volume, sobrement intitulé Lettres européennes va nous en dire plus. Ce sont en effet des filiations sans nombre qui irriguent romans, essais, drames et poèmes du Portugal à la Russie, de la Grèce à l’Irlande…
Une perspective géographique anime forcément ce volume aux deux centaines d’universitaires, critiques et écrivains, quoiqu’il soit dirigé par Annick Benoit-Dusausoy, professeure agrégée en classes préparatoires au Lycée Saint-Louis à Paris, Guy Fontaine, créateur de la résidence d’écrivains européens villa Marguerite Yourcenar, Jan Je˛drzejewski, professeur de littérature anglaise et comparée à l’Université d’Ulster et Timour Muhidine, maître de conférences en langue et littérature turques à l’INALCO. Comme il se doit, ce lourd manuel est cependant organisé chronologiquement, depuis Bède le Vénérable au VIII° siècle jusqu’aux « tendances et figures contemporaines », comme la russe Olga Tokarczuk, Prix Nobel de littérature en 2018 et préfacière de l’ouvrage.
Préalables sine qua non, avant que l’idée médiévale d’Europe se fasse jour, les Lettres européennes sont des héritières de mondes gréco-romain, judéo-chrétien, byzantin ; le corpus mythologique, historien, théologique et philosophique, puis biblique ne manquant pas de susciter réécritures et germinations ; mais aussi, on l’oublie trop souvent, celtique, avec la « matière de Bretagne », la quête du Graal et autres romans de chevalerie, qui trouveront leur utopie et leur parodie dans le Don Quichotte de Cervantès. L’on comptera plus modestement l’héritage arabo-andalou, quoiqu’il nourrît au XIII° et XIV° siècle l’œuvre du Catalan Raymond Lulle.
Songeons à l’Odyssée d’Homère. Outre ses traductions, n’a-t-elle pas nourri un œuvre aussi moderniste que l’Ulysse de Joyce, à deux millénaires ou presque de distance ? La Poétique d’Aristote et les tragédies d’Eschyle ont généré celles de Racine, y compris celles de Wajdi Mouawad, qui use en 2003 d’un écho du mythe d’Œdipe dans sa pièce Incendies[5]. Quant aux contes arabes, ils ont essaimé en Espagne, puis, au travers de la traduction des Mille et une nuits par Galland, jusque chez Voltaire. Shakespeare use des Hommes illustres du GrecPlutarque pour écrire ses tragédies, et d’une chronique de Saxo Grammaticus, historien danois du XXIIe siècle pour enfanter Hamlet. L’orientalisme suscite les voyages en Orient de Lamartine, de Chateaubriand, de Nerval et la Salammbô de Flaubert. Aujourd’hui les écrivains francophones des Antilles et d’Afrique, autant que ceux anglophones, font résonner les langues de saveurs épicées, de problématiques hautes en couleurs. Ainsi, l’européanité ne cesse de s’enrichir à partir de racines internes puis conquises, agrégées, en des rameaux renouvelés. À cet égard Olga Tokarczuk reprend le concept de « modernité fluide », venu de Zygmunt Bauman[6], tout en parlant de « mappemondes de l’expérience humaine », préludes d’une « République des Lettres mondiales ».
La « traversée du vieux continent en trente siècle » s’en va fouiller bien des tiroirs et des recoins, à la rencontre d’auteurs, évidement français, italiens, espagnols, anglais et allemands, russes, scandinaves, mais aussi slovènes, hongrois, macédoniens, voire ukrainiens. Quant à la présence de la Turquie, elle ne manque pas d’interroger : si géographiquement elle échappe aux bornes européennes, voire culturellement, nombre de ses auteurs pratiquent le roman à l’européenne, y compris en adhérant à ses valeurs, comme Orhan Pamuk[7]. Mais à ce titre l’entier du globe pourrait-être convoqué, n’est-ce pas…
Plutôtqu’une unité identitaire historique, la littérature européenne entrecroisant les filiations et les métissages, l’ouvrage propose un tour d’Europe à l’occasion de chaque période marquante, éclairant un mouvement, un genre caractéristique, soulignant les auteurs phares. Bien évidemment, il ne remplace pas l’immense bibliothèque qu’il convoque, mais sa concision à l’occasion de chaque auteur ou mouvement, du réalisme au naturalisme par exemple, en fait une remarquable synthèse. Si l’on se demande comment s’orienter dans la littérature, voilà une réponse pertinente. Ces Lettres européennes fourmillent de perspectives, aussi bien historiques, sociétales, philologiques et philosophiques, de portraits, de résumés d’œuvres, de détails rarement inintéressants. Les citations généreuses et bilingues sont un régal. La somme peut se lire avec une patience bénédictine, de bout en bout, ou se picorer en se laissant emporter…
Pourtant, au-delà des frontières cartographiques et continentales, l’on doit considérer que les littératures américaines et latino-américaines sont également le creuset de maintes filiations européennes, bien qu’elles se soient métissées des apports locaux, aztèques par exemple, dans la poésie d’Octavio Paz ou les romans de Carlos Fuentes.
Il y a des écrivains particulièrement européens, dans leurs usages des langues, dans la trame de leurs romans et essais, de par les lieux eux-mêmes fort européens, comme le latin d’Erasme[8], entre Flandres, Bâle et Venise, comme la Venise de Casanova[9], qui parcouru les cours royales du continent, et qui de l’Italien passa au français pour écrire ses romans et mémoires. Claudio Magris[10], Italien, n’a-t-il pas suivi le Cours du Danube, de sa source à son delta, pour édifier toute une histoire culturelle ? George Steiner[11], Anglais, ne lisait-il pas des tragiques grecs jusqu’à Paul Celan[12], tout en comparant Tolstoï et Dostoïevski et en délivrant le sens de son destin juif parmi De la Bible à Kafka ? Lui qui maîtrisait en quelque sorte trois langues maternelles, savait traverser, sinon escalader, la Babel européenne au service d’une théorie de la traduction…
Aujourd’hui, malgré les institutions de Bruxelles, son Parlement européen, sa monnaie unique, tout ce qui semble une belle réussite, en dépit de la fiscalité et de la surétisation qui en découle, l’identité européenne est mise à mal, éparpillée, tant l’immigration, turque, maghrébine, subsaharienne, en nourrit, voire en aggrave le patchwork. L’on parle d’« Afropéens ». Est-ce de l’ordre d’une intégration, d’un métissage, d’une nouvelle ère de culture ; ou d’une désintégration belliciste ?
Traduit de l’anglais par Laili Dior & Mélisande Fitzsimons,
Allia, 2001, 80 p, 6 €.
Paul Lafargue : Le Droit à la paresse, Allia, 1999, 80 p, 6,20 €.
Samuel Johnson : Le Paresseux, Allia, 2000,
traduit de l'anglais par M. Varney, 128 p, 6,20 €.
Kasimir Malévitch : La Paresse comme vérité effective de l’homme,
Allia, 2000, 48 p, 6,20€.
Après tant de lectures harassantes, science-fictions démesurées, traités philosophiques pesants, romans inquiétants et pathétiques, sommes esthétiques et érudites, et autres résistances contre les tyrannies de tous poils, votre critique aura bien besoin d’un peu de repos, de trouver la paix d’un cloître espagnol ou les reflets mouvants d’un canal vénitien, besoin de résilience par la vertu de lenteur, et d’une oisiveté régénératrice. Or la chose ne fut pas probablement de tout repos pour l’historien Alain Corbin, lorsqu’il fouilla en diverses archives pour écrire son Histoire du repos. Il a fallu tout de même ne pas trop lambiner dans les oreillers de la paresse à Laurent Vidal pour aller à la recherche de ses Hommes lents, malicieux résistants à la modernité. Mieux encore, et par-dessus tout, cédons à l’Apologie des oisifs telle qu’elle fut brièvement et néanmoins de manière succulente tissée par Robert Louis Stevenson, l’auteur du peu paresseux Voyage avec un âne à travers les Cévennes. À moins d’aller jusqu’à considérer, comme Samuel Johnson, Paul Lafargue ou Kasimir Mélévitch que la paresse soit une vertu.
Il est bon, avant le dernier repos qui nous attend tous, de prendre la vie avec le toucher délicat du repos. En faire l’Histoire ne fut qu’une promenade de santé pour Alain Corbin, dont nous connaissons les doctes travaux sur le corps, les émotions ou l’ignorance[1]… Il lui bien fallu travailler un peu, loin de la mesure où le mot « travail » vient du tripalium latin, un instrument de torture. Gageons cependant qu’un tel travail, venu de la condition adamique obligée, fut surtout réalisation de soi et qu’il ne gagnerait guère à éternellement se reposer flegmatiquement, préférant trouver le repos du juste dans l’étude et la conception d’un essai valant sa propre récompense.
Peut-être fut-il fondé le septième jour, lorsqu’après sa création Dieu se reposa. Malgré cette autorité somme toute mythique, et contrairement à une vision naïve, « les figures du repos n’ont cessé de varier au cours des siècles ». Du repos, « identifié au salut et à un état d’éternité heureuse », jusqu’à celui de son « grand siècle », entre XIX° et XX° siècle, il y a un abîme dans les mentalités. Sacralisé, il devient peu à peu un moment sécularisé.
Il faut se résoudre en Occident à penser le repos dans une tradition religieuse. Pourtant, croire que Dieu puisse être fatigué relève de l’ineptie ; il n’en est d’ailleurs pas fait mention dans la Genèse. Le Sabbat juif consacre la dédicace d’un jour à Yahvé, ce que ce dernier enjoint à Moïse, sans oublier tous les sept ans une « année sabbatique » pour la terre que l’on ne cultive pas et se repose. Il deviendra le dimanche des Chrétiens. Le Paradis perdu, ce vaste poème anglais du XVII° siècle, sous la plume de Milton, consacre la paix d’Adam et Eve, après un doux jardinage : ce « repos paradisiaque » ne sera plus qu’une nostalgie, une espérance après la chute.
De longtemps, seul le « repos éternel » aura valeur de vérité. Des gisants médiévaux aux requiem musicaux il est seul paradisiaque, car ce n’est pas sur cette terre que nous l’obtiendrons, mais « in paradisum ». Le XVII° siècle, lui, cherche la quiétude en Dieu, contraire à l’inquiétude, car l’improductif repos peut conduire aux affres du moi, entraînant ennui, acedia et mélancolie, tous penchants funestes pour l’âme. Pascal a découvert « que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Or la théologie catholique s’anime de cette « querelle du quiétisme » - qu’Alain Corbin évoque sans réellement l’expliquer - selon laquelle l’abandon à Dieu pourrait être passivité au lieu d’un cheminement plus actif, ce dont on trouve bien des traces dans l’œuvre de Fénelon, qui est partisan du quiétisme, et sa controverse avec Bossuet qui aboutit à la condamnation du premier par le Pape Innocent XII en 1699.
Cependant, tel Bussy-Rabutin, qui fit de troubles révélations sur la conduite galante du roi Louis XIV dans son Histoire amoureuse des Gaules, l’on peut être condamné à demeurer loin de la cour, où il faudra savoir trouver la paix intérieure : il s’agit là « d’un repos compensateur des souffrances de la disgrâce ». Et, correspondant avec Madame de Sévigné, restaurant un ou deux châteaux, l’on peut évoquer « l’otium cum dignitate de l’antiquité romaine, teinté de résignation stoïcienne ». Philosopher et moraliser à loisir, voire écrire ses mémoires…
Quant au confinement, il peut être érémitique et à Dieu consacré, c’est le cas de Jean d’Estissac commenté par Montaigne, littéraire lorsque les conteurs de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre sont arrêtés par la crue du gave, qui les oblige à trouver le divertissement des récits en un lieu préservé des misères et des laideurs du monde.
Pire, la réclusion, la prison oblige à une tranquillité non consentie (à condition de ne pas subir promiscuité et autres brimades), comme lorsque l’Italien Silvio Pellico connut celle de l’Autriche au début du XIX° siècle, ce qu’il narra dans un récit autobiographique qui eut un grand retentissement : Mes Prisons. Un militaire aux arrêts pourra, comme Xavier de Maistre, en tirer l’occasion d’écrire son Voyage autour de ma chambre. Non loin de Diderot qui confia ses regrets sur sa « vieille robe de chambre », bien reposante.
Bientôt, « commodités et nouvelles postures » éloignent le repos de son dispensateur traditionnel : Dieu. Le siège vertical ou le raide prie-Dieu sont peu à peu remplacés par des fauteuils confortables, voire des transatlantiques. Ainsi va l’évolution des mœurs couplée avec la civilisation des loisirs, le temps des congés payés et du tourisme, aussi bien de luxe que populaire. Ce que notre historien a plus particulièrement traité dans L’Avènement des loisirs[2].
Dans notre désir de nous mettre au vert, nous retrouvons aujourd’hui un grand topos littéraire, le repos dans la nature, tel que chanté par Virgile dans ses Bucoliques, par Ronsard, non sans un certain plaisir érotique, tel qu’évoqué dans les Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, loin de la foule et « détaché des passions sociales ». Le « moi météorologique » s’éloigne des tourmentes de la Révolution, comme avec Joseph Joubert, comme avec les romantiques, du moins ceux qui préfèrent le « repos politique » aux tumultes de l’Histoire. Notons qu’à la fin du XIX° siècle vient au jour un délit de « perturbation du repos public ».
Parallèlement, en Angleterre, et pour lutter contre la mélancolie et autres maladies de langueur, l’on recommande les bains de mer. Le repos devient thérapeutique, perdant toute vocation spirituelle. Il est cependant nécessaire de se revigorer, dans une eau glacée pour les dames, avec une nage athlétique pour les messieurs, ce pour rompre avec l’étouffoir de la suie urbaine. L’aristocratie anglaise recourt volontiers aux bienfaits de la campagne et des rivages marins.
Pourtant à la campagne, le repos, hors consacré au Seigneur, était mal vu, synonyme de fainéantise, l’ardeur au travail étant cent fois préférable, hommes et femmes compris. Aussi le « démon du repos » étant fustigé tant il peut engendrer d’impures pensées, faut-il faire du dimanche une pieuse journée avec messe et vêpres. Il n’en reste pas moins que des artistes, des poètes, comme Baudelaire ou Rodenbach, sont sensibles à « l’ennui dominical ». Le risque est de verser dans le désœuvrement, le spleen. Partout cependant, l’on assiste à l’irruption des festivités en ce jour de repos, au besoin de vie privée, entre « ménage amoureux » et « sentiment familial ».
En contrepartie de l’épuisement professionnel, de la « fatigue industrielle », voici venir ce qu’Alain Corbin appelle « le grand siècle du repos », soit la seconde moitié du XIX° et la première du XX°. Outre la venue des loisirs jusque dans les milieux populaires, l’on peut attribuer cette émergence à la tuberculose, maladie qui exigeait le repos des sanatoriums, qui malgré leur déclin ont leurs succédanés dans les cures thermales, et ont marqué la littérature, ne serait-ce qu’à l’occasion de La Montagne magique de Thomas Mann. Aujourd’hui le tourisme de masse, le « sea, sex and sun », le moment de l’apéritif font du repos une pléiade d’occasions, entre farniente et récréation culturelle.
L’on devine à cette lecture, qu’une histoire de la fatigue se ferait en miroir. Fidèle à la démarche qui le conduisit sur les traces du silence, des odeurs[3] et de l’herbe et de la pluie[4], notre voyageur temporel et notionnel fait merveille. Conviant la théologie, la littérature, la peinture et la thérapeutique, Alain Corbin, qui pratique le talent de découvrir d’insolites angles de lecture du passé historique, est plus qu’un historien, qu’un sociologue : un sage. Ne sait-il pas trouver son repos dans le loisir et à la fois dans le travail ?
Chi va piano va sano, pourrait prétendre Laurent Vidal, en prenant fait et cause pour ses Hommes lents. Ces derniers préfèrent « résister à la modernité », pour reprendre son sous-titre. Embrassant un large spectre, du XV° au XX° siècle, il vient au secours des résistants et des révoltés à l’égard du dieu Progrès. Près de nous, c’est l’ouvrier flemmard, l’employé féru de sieste subreptice ; plus loin c’est l’Indien paresseux ou le colonisé indolent, toute humanité préférant la paix de la lenteur et du bon temps à l’agitation frénétique de la vitesse et du machinisme.
Longtemps les coupables de lenteur ont été vilipendés, ce pourquoi il faut à cet égard entreprendre une « généalogie d’une discrimination sociale ». Y compris avec l’auteur de la méthode de la physiognomonie, Gaspard Lavater, décrivant en 1778 la « stature médiocre » des « hommes tardifs et lents ». Face à l’éternelle urgence économique, les lambins et les traînards sont méprisés, laissés pour compte, et, quoique condamnés à la pauvreté, ils ne s’en portent peut-être pas plus mal. Contre les fous de l’expéditif, contre « l’enchantement de la vitesse », dont les futuristes italiens au début du XX° siècle furent les thuriféraires, il y a place pour « le corps et l’esprit de l’indolent », cet individu inactuel, passible d’être licencié sine die pour avoir roupillé au travail. Au point que pour Laurent Vidal, en son éloge paradoxal, « la force est du côté des lents ». Il observe enfin qu’exilés et migrants sont également, au travers du regard de photographes, des « femmes lentes ». Ils et elles sont eux aussi le « sous-texte de nos sociétés modernes ».
En historien consciencieux, il fouille les voix de l’étymologie, latine et romane, les « lents » étant des « peureux » au sens médiéval. Lorsque le temps s’enfuit, il faut être prompt à vivre, la lenteur étant alors indigne. La découverte de l’Amérique est l’occasion de la rencontre scandaleuse de « l’Indien paresseux », dont le symbole est le hamac, ce qui n’est pas loin de la luxure ! Sauvage, lent, immoral, le voilà opposé à l’Européen, à ce « modèle prétendument universel de l’homme moderne civilisé-prompt-efficace-moral-respectueux ». L’on sait que ce dernier ne fut guère respectueux des civilisations amérindiennes, et pas plus de ces Noirs indolents…
En un grand écart intellectuel, Shakespeare et Cervantès, le peintre Turner et Karl Marx contribuent à la réflexion, ou encore le Bartleby de Melville[5]. La poésie allégorique s’invite avec Le Château de l’indolence de James Thomson en 1748, vaincu par le « chevalier des Arts et de l’Industrie ». En effet, à partir de 1776, James Watt confectionne des centaines de machines à vapeur, non seulement pour les usines, puis au siècle suivant pour la navigation, le transport ferroviaire. Le « rythme des révolutions » accompagne « l’âge mécanique ». Mais, face à la machine et au chronomètre, au XIX° siècle, le peuple est perçu comme négligent, réticent devant le laminoir des « sociétés métronomiques ». Pire, les fainéants du III° Reich, porteurs du « triangle noir », se verront exterminés dans les camps en toute rapidité et efficacité. Il ne faisait pas bon résister par la lenteur. Pourtant, un peu partout, esclaves des champs de coton, ouvriers des usines récusent l’exténuante productivité par une mollesse mesurée. Il existait une fête de « la Saint Fainéant » près de Nice ! L’on subodore qu’une utopie a pu croire en l’harmonie du travail et d’un rythme oisif…
Cependant, si nous avions tous été des lents, si nous avions tous résisté à la modernité, aurions-nous accédé à tant de progrès et bienfaits de l’humanité ? C’est bien la limite de la thèse de notre historien. Reste à se fier à l’adage d’Erasme[6] : « Festina lente », soit « Hâte-toi lentement ».
Le travail de Laurent Vidal répond à celui d’Alain Corbin au moyen de nombre d’éléments incontournables sur la dépréciation de la paresse, de l’époque médiévale à la révolution industrielle. Il le fait toutefois à sa manière, moins narrative, plus analytique, par-là moins indolent à suivre, mais peut-être plus riche de perspectives, en particulier économiques et plus largement historiques, puisque les colonisations apportent leurs occurrences nouvelles, ne serait-ce parce qu’il est un spécialiste de l’Amérique latine, ce qui lui permet de faire de nombreuses allusions au Brésil ; et jusqu’à La Nouvelle Orléans où le blues chante à sa manière la lenteur.
Se montrant tenté par les voies des sociologues et des philosophes, Laurent Vidal ne pouvait pas ne pas faire allusion à un incontournable et délicieux philosophe : Gaston Bachelard dont La Terre et les rêveries du repos[7] est une si belle ode à la lenteur et à la lecture. Et bien entendu aux images poétiques associées… À sa suite, notre essayiste cite de nombreux poètes, comme Aimé Césaire, les écrivains, comme Pascal Quignard, tous des « extemporains » préférés : il plaide avec eux « le retour du lentus ».
Comme après Alain Corbin, une telle séduction de la lenteur, si richement documentée, judicieusement illustrée, appellerait d’imaginer une histoire de la vitesse, quoiqu’il ne soit pas question de régler la chose le pied enfoncé sur l’accélérateur…
Après le récit des historiens, vient le temps de l’argumentation, de l’éloge, de l’apologie, de par la vertu d’une poignée d’écrivains d’ailleurs signalés par Laurent Vidal. Robert Louis Stevenson, l’auteur du Docteur Jekyll et Mister Hyde vante un délicieux privilège en faisant en 1877 Une Apologie des oisifs : « Aujourd’hui, chacun est contraint, sous peine d’être condamné par contumace pour lèse-respectabilité, d’exercer une profession lucrative, et d’y faire preuve d’un zèle proche de l’enthousiasme. La partie adverse se contente de vivre modestement, et préfère profiter du temps ainsi gagné pour observer les autres et prendre du bon temps, mais leurs protestations ont des accents de bravade et de gasconnade. Il ne devrait pourtant pas en être ainsi. Cette prétendue oisiveté, qui ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante, a tout autant voix au chapitre que le travail ».
Cette oisiveté n’est pas farniente. Et plutôt qu’au zèle, il présente en sa faveur bien des arguments, comme celui, imparable, de « l’art de vivre ». Certes, c’est un peu spécieux que de préférer « l’école buissonnière » aux heures passées en classe, mais lorsqu’il s’agit d’une virée à la campagne et non sur les trottoirs de nos banlieues contemporaines, il y a lieu d’y trouver un bénéfice, quoiqu’il puisse s’agir, au contraire du « chœur des dogmatiques », de « connaissances hétéroclites » glanées dans la rue, à condition d’être capable d’une oisiveté curieuse et non d’une paresse aveugle et sourde, comme le furent Dickens et Balzac qui en tirèrent grand bénéfice pour leur travail romanesque ultérieur et acharné.
Ce n’est qu’un bref texte, une vingtaine de pages (auxquelles l’éditeur a ajouté diverses « causeries » pour faire bonne mesure). Mais sa pertinence le rend ô combien jubilatoire ! En cette galerie d'excentriques anglais, tel ce « M. Je-Sais-Tout » qui est la « voix de l’opinion générale », l’on comprend très vite que la paresse - et son amie la conversation - est digne, aux côtés de l’assassinat sous la plume de Thomas de Quincey, de parvenir au fronton des beaux-arts, car « aucun devoir n’est plus sous-estimé que le bonheur ».
Après tant de précautions historiques et rhétoriques, livrons-nous à un éloge paradoxal, celui de la paresse. Vice honni de longtemps, péché capital digne de l’Enfer chrétien, elle est un mot tabou dans l’Education Nationale, pour éviter de stigmatiser ceux qui seraient victimes de divers handicaps, dyspraxie et autres dyslexies ; l’on n’en niera pas l’existence, mais en craignant qu’ils servent parfois à masquer d’euphémisme une paresse bien insistante et ainsi pardonnée par un laxisme coupable.
Les Anciens savait que l’otium était le contraire du négoce, donc du travail, et les Modernes peuvent avoir le front de prêcher en faveur de ce péché. Ainsi, en bon marxiste (un oxymore), de surcroit gendre de Karl Marx, Paul Lafargue dénonce vigoureusement en 1880 ce qu’il pense être un illusoire droit au travail, un « dogme désastreux », qui peine à cacher son versant infâme : le droit à la misère, étant donné la condition ouvrière de son temps, que la révolution industrielle avait aggravée, même s’il oublie qu’auparavant ces ouvriers crevaient sans travail. Lui préférant Le Droit à la paresse, le travail selon lui ne devrait occuper que trois heures par jour, le reste se passant à « fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit ». Une activité humaine digne de ce nom ne peut se nicher qu’au sein de la paresse, délivrée du circuit infernal de la production et de la consommation. Ce serait alors réaliser le projet de l'homme intégral fomenté par Karl Marx. À l’instar de Günther Anders[8], il est convaincu que les machines ne doivent être au service que de la libération de l'homme et non à son asservissement : « Nos machines au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent docilement d'elles-mêmes leur travail sacré ; et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté ». Paul Lafargue est évidemment un utopiste dont le réalisme est fort sujet à caution ; n’indique-t-il pas, hors sa marxiste idéologie dont on connait les résultats totalitaires[9], une souhaitable direction, quoique le chemin de l’improductive paresse aura du mal à mener à la satisfaction du travail créatif bien fait, mais plus exactement à la catastrophe économique et sociétale…
Entre 1758 et 1760, Samuel Johnson livra une série de chroniques, parmi lesquelles Le Paresseux est ici à l’honneur. Les revues dont il fut l’éditeur portent des titres alléchants : Le Flâneur (1750-1752), puis Le Paresseux (1758-1760), pour le moins facétieux. Si la chose ne fait que quelques pages - paresse oblige - elle est accompagnée d’une vingtaine de textes divers sur le mariage, l’éducation à la lecture des femmes. À l’instar de ses voisins, elle est pleine d’alacrité, d’humour et de piquant, comme l’on aimait écrire au siècle des Lumières. Chez cet amant de la villégiature du paresseux, « tout homme l’est ou espère de l’être », le travail de l’érudit est avant tout loisir et non labeur, d’où le plaisir que nous trouvons à une telle lecture : « Si le rapport des habitudes lie les individus, le paresseux peut se flatter d’une protection universelle. Les paresseux sont innombrables. […] Ceux même qui semblent le plus différer de nous augmenteront bientôt le nombre de nos confrères. Comme la paix est la fin de la guerre, de même la paresse est le dernier terme de l’activité ».
Malgré les immenses qualités de son Dictionnaire de la Langue Anglaise (1755), Samuel Johnson connut une réputation considérable grâce à la biographie qu’il offrit à la stature de son ami Boswell. Gageons que la paresse ne fut pour lui qu’un stimulant où rebondissait la prolixité de sa plume, exerçant ses talents de satiriste des mœurs. Il témoigne qu’une paresse choisie peut savoir choisir son abondant travail.
Plus inattendu, le peintre suprématiste russe Kazimir Malévitch écrivit également un opuscule intitulé La Paresse comme vérité effective de l’homme. Admettons que ces tableaux, pourtant révérés par l’Histoire de l’art, furent de plus en plus paresseux, pour aboutir à l’inanité de son « Carré blanc sur fond blanc », peint en 1918. En 1921, il révèle son culte de l’oreiller - blanc bien entendu – dans un bref opuscule : « Le travail doit être maudit, comme l’enseignent les légendes sur le paradis, tandis que la paresse doit être le but essentiel de l’homme. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. C’est cette inversion que je voudrais tirer au clair ». L’oisiveté, qui cependant n’est pas un synonyme de la paresse, est « mère de la vie ».
Anticapitaliste, puis qu’il fut un féru de la Révolution d’octobre 1917, le peintre prétend que « capitalisme autant que socialisme sont nés pour aboutir à la paresse ». Il ajoute : « Le socialisme est porteur de la libération au niveau inconscient, mais lui aussi la calomnie, sans comprendre que c'est la paresse qui l'a engendré». L’on se doute qu’une telle pensée n’eut guère l’heur de plaire au régime soviétique en gestation : « L'argent n'est rien d'autre qu'un petit morceau de paresse. Plus on en aura et plus on connaîtra la félicité de la paresse ». Cette conférence, passablement mystico-spiritualiste, et d’une discutable pertinence économique, ne trouve son acmé qu’à la dernière page, en suggérant que la paresse puisse être un travail sur soi, à la façon de la vocation de l’artiste.
En ces sens croisés des mots « paresse » et « oisiveté », toute civilisation se doit d’affranchir l’homme du travail, pour assurer son plein épanouissement. Quoique l’oisif et le travailleur, répondrons-nous, sont loin d’être antithétiques. Aussi faut-il souhaiter que repos et paresse ne soient pas qu’au service d’eux-mêmes, en une aporie solipsiste, mais au service de la disponibilité de l’oisif, parfait amant de la créativité libre. Or nombre de politiques aux folies législatives et taxatoires, d’activistes militants aux violences liberticides, sans oublier les criminels et autres dictateurs guerriers et religieux, feraient bien de céder au repos, de calmer leur opiniâtre testostérone, en un mot de nous foutre la paix, et par conséquent de permettre à l’oisiveté d’autrui de développer ses dons nombreux…
par les historiens Alain Corbin et Jean-Louis Hue.
Suivi par Terra incognita.
Alain Corbin : Histoire buissonnière de la pluie, Champs Flammarion 112 p, 5 €.
Alain Corbin : La Fraîcheur de l’herbe, Pluriel Fayard, 240 p, 8 €.
Jean-Louis Hue : Histoire de la pluie, Grasset, 2019, 304 p, 20 €.
Alain Corbin : Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance,
Albin Michel, 2020, 284 p, 21,90 €.
Qui ne saurait voir dans la rondeur et la lumière des gouttes de pluie, dans le graphisme et l'ondoiement des graminées, une délicatesse de la nature, une poétique beauté ? Aussi, pour oublier les fureurs du monde, faut-il trouver refuge auprès de la fraîcheur de l’herbe et de la pluie. C’est également auprès de la paix des livres qu’il faut venir rencontrer Alain Corbin, historien des causes minuscules, qui, paisiblement, prend le temps de l’heureuse érudition pour écrire une Histoire buissonnière de la pluie, nantie de son indubitable complice : La Fraîcheur de l’herbe, alors qu’autre complice, Jean-Louis Hue, conte également la pluie, mais en 40 épisodes. Causes minuscules, qui, à y regarder d’un peu plus près, se révèlent riches d’enseignements, bien entendu historiques, mais aussi sociologiques, psychologiques et poétiques, dégageant des Histoires de mentalités, comme il l’a fait à l’occasion de ses investigations autour du corps, de la virilité, du silence et des odeurs, par exemple dans Le Miasme et la jonquille[1]. Et comme il le fait encore, tout sous-entendant modestement son ignorance, face aux éléments qui font notre planète, dans Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance.
L'on ne confrontera pas cette Histoire de la pluie avec une Histoire du climat, comme la dressa un autre historien, Emanuel Le Roy Ladurie, auteur d’une belle Histoire du climat depuis l’an mil[2]. Il s’agit plus exactement de sensibilité à cet événement météorologique heureusement récurrent. Sauf que trop abondante, ou désespérément absente, la pluviométrie devient la mesure des catastrophes, bibliques ou écologiques.
Ennuyeux comme la pluie, dit-on. Alain Corbin vient nous prouver qu’il n’en est rien. L’historien y découvre un bruissement littéraire et historique sans nombre. L’essai est l’air de rien fort bien ordonné. Il commence par les couleurs politiques de la pluie, continue par sa « tristesse épouvantable », pour prendre de la hauteur avec la « Politique du mauvais temps » et s’achever sur les saints « pleurards » et les invocations adressées à leur générosité humide, qui, n’en doutons-pas, ont trouvé leur avatar dans la météorologie contemporaine, son besoin et son culte des prévisions.
La « météo-sensibilité » s’exacerbe à l’époque du romantisme. Bernardin de Saint-Pierre associe la pluie à la mélancolie, puis aux larmes féminines, donc à l’éros. Pourtant, l’auteur de Walden ou la vie dans les bois, Thoreau[3], la « magnifie » ; bienveillante, elle est un « globe de cristal ». Hélas, elle est plus souvent un désagrément ; en témoigne Madame de Sévigné qui se plaint en ses lettres des bourbiers et des « abîmes d’eau » qui empêchent sa promenade, et au point que Stendhal l’exècre. Elle est un cataclysme, comme ce Déluge qui hante la Bible et la peinture, une permanente occasion de spleen pluvieux pour Baudelaire et Verlaine.
Un évènement politique peut-être noyé sous les rafales : ainsi la Fête de la Fédération en 1790, ou la parade d’un Président de la République, ce que l’on ne manque pas d’interpréter comme un signe défavorable. Quoique depuis le roi Louis-Philippe, les Présidents font montre de stoïcisme sous l’averse, à l’égal des soldats et de la foule, non sans un certain orgueil et certainement une part de démagogie.
Le pire restant la boue des tranchées pour les poilus de la Première Guerre mondiale, transis jusqu’aux os, comme si la mitraille n’y suffisait pas. Ou les « pluies acides » de la pollution portées par les vents et venues des industries de l’ex bloc communiste. Heureusement, il reste le « petit coin de parapluie » qui se fait « paradis » chez Brassens. Qui se change en enfer si la sécheresse appelle en vain la pluie du ciel sur les récoltes menacées. Y pourvoiront des prières, des fontaines sacrées, des saints, car jusqu’au XX° siècle encore, « la pluie, la grêle, les orages étaient entre les mains de Dieu »…
Sur une idée originale, Alain Corbin a réalisé un ouvrage attachant. On regrette seulement, même si elle se termine sur une petite anthologie (de Shakespeare à Verhaeren, en passant par Verne et Zola) que cette pluie de connaissances évocatrices soit si brève : le temps d’une averse estivale au soleil, loin des quarante jours d’un sombre déluge…
Il pleut également depuis la Bible chez Jean-Louis Hue, des plus terribles aux plus voluptueuses, entre bénédictions propices aux cultures et catastrophes. Et puisque le biblique déluge est censé avoir duré quarante jours, c’est en autant d’épisodes que l’auteur de L’Apprentissage de la marche[4]a œuvré pour ses lecteurs, qui ont la sagesse de ne pas oublier leur parapluie. Certes, bien avant Pluviose, éphémère mois du calendrier révolutionnaire, les gouttes ont conservé le souvenir de leurs impacts dans des roches qui les ont fossilisés.
Elles sont « intimes », musicales et mélancoliques, « vagabondes » de par le monde, « religieuses », du châtiment divin à l’apocalypse, « célèbres », entre Waterloo et la boue des poilus de 14-18, ou les « Cent ans de grisaille » de la guerre du même nom, « savantes » quand la pluviométrie les mesure, « annoncées » enfin, ou imprévisibles lorsque la météorologie répugne à prédire le beau temps. Elles sont pluies d’informations, documentées, rassurantes, pittoresques, effrayantes et eschatologiques. Les poètes, comme Verlaine, les pleurent et les chantent, alors que les peintres mouillent leur chemise pour les représenter, et particulièrement les impressionnistes, entre Claude Monet à Belle Île et Gustave Caillebotte dans les rues de Paris.
Plus impressionniste, moins littéraire et plus encyclopédique qu’Alain Corbin, Jean-Louis Hue louvoie entre poésie et documentation historique. Si ces deux essayistes se recoupent et se complètent, le premier a la primeur, incontestablement ; ce qui n’enlève guère de charme au second. Car ce dernier aime les gargouilles, invoque les dieux du ciel et ne néglige pas d’observer les animaux « qui s’agitent quand la pluie s’annonce », quoiqu’il soit plus sérieux de consulter le baromètre et le pluviomètre. Voire de se fier au « Rain Business » qui fait payer ses services de probabilités météorologiques et concerne les compagnies d’assurances.
Le précédent essai d'Henri Corbin se fermait en citant une page de L’Herbe, un roman de Claude Simon, publié en 1958. Ce dernier y montre un personnage, Louise, qui associe l’ondée nocturne à la liquéfaction de son amour : « comme si la nuit toute entière, le monde tout entier se liquéfiaient lentement dans les ténèbres humides »… Aussi, de la pluie à l’herbe, il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par notre historien. Sous-titrant son essai « Histoire d’une gamme d’émotions de l’Antiquité à nos jours », il propose en sa Fraîcheur de l’herbe une pérégrination à la fois temporelle et géographique, qui est un hommage appuyé et sensible à cette habitante des prairies que philosophes, chroniqueurs, et surtout poètes, ont exaltée.
Dès l’Antiquité, l’idylle pastorale chante, avec la voix de Théocrite, les bergers et les troupeaux, l’herbe et les prairies. Bonne ou mauvaise, comme le chiendent et l’ivraie biblique, apaisante ou urticante, elle est le bonheur ou le cauchemar des jardiniers, l’alliée ou l’ennemi des pelouses urbaines. « Porteuse d’origine », elle est un berceau de l’humanité, le siège des déjeuners sur l’herbe (dont celui du peintre Manet), pourquoi pas d’un érotisme champêtre, voire celle qui recouvrira nos tombes…
L’on devine que les poètes antiques, comme Virgile dans ses Géorgiques, ont célébré « la tendre verdure » ; qu’à la suite du « vert enclos » du jardin d’Eden, et de l’« hortus conclusus » médiéval, Ronsard n’est pas en reste. En outre, l’on peut être certain que les romantiques, de Lamartine à Hugo, qui, renversant l’usage, fait l’éloge de la mauvaise herbe, jusqu’à Walt Whitman[5], l’ont chérie. En effet lui sont attribuées des « valeurs morales » : son énergie, son silence, sa fécondité. Le XX° siècle ne boude pas la prairie, au point que Philippe Jaccottet la décrive et la chante sans lassitude. Pensons de plus au disert poème en prose de Francis Ponge, La Fabrique du Pré, imprimé non sans raison sur un papier tour à tour brun puis vert, dans lequel il note : « l’herbe exprime la résurrection universelle sous la forme la plus élémentaire ».
Il faut évoquer « l’herbe-mémoire », dont les propriétés sensorielles raniment un souvenir d’enfance, comme d’ailleurs le foin coupé, mais aussi les soins consacrés par Rousseau à « herboriser », dans ses Rêveries du promeneur solitaire ; ce qui nous amène au versant scientifique choyé par les naturalistes et leurs herbiers. Les romanciers ne sont pas en reste, qu’ils s’appellent Colette ou Herman Hesse. De manière récurrente, l’habitante des prés est « asile », « plénitude heureuse », participant de toute évidence d’une idéalisation de la nature.
Cependant cette nature herbeuse réclame également un travail : nourricière, elle passe par la fenaison, joyeux et labeur, parfois caniculaire, spectacle rural apprécié, associé à l’été, choyé par les peintres. N’oublions pas qu’elle se fait parfois un allié de la séduction féminine : « deux pieds de marbre blanc brillent sur l’herbe », poétisait Lamartine. La sensualité plus qu’érotique, des nymphes, des faunes et satyres, n’est pas loin, ce que Zola, comme à son habitude gourmand de grivoiserie, appelle l’espace d’une « grande fornication ». Hélas, à l’antithèse, l’allégorie de la mort, quant à elle, est « la grande faucheuse », certainement pas par hasard, de même que l’herbe des ruines pousse parmi les débris des civilisations, jusqu’à les occulter, alors que « le gazon des cimetières » cèle la paix éternelle. Ainsi, Whitman apprécie-t-il « la splendide chevelure inculte des tombes ».
Plus curieusement, l’on apprend qu’outre l’agriculture, le brin de verdure est un enjeu économique, à l’occasion de « l’herbe des golfs exportée dans les pays du Sud » ! Aussi, de même que le feuillage, elle prête sa couleur aux mouvements écologistes, terrain sur lequel Alain Corbin ne s’aventure pas : oserons-nous dire qu’il manque ici un chapitre ?
La promenade d’Alain Corbin est plus qu’agréable, notablement encyclopédique, en particulier dans le champ (la métaphore n’est ici pas vaine) de l’histoire littéraire, et un peu moins d’une histoire civilisationnelle ; même si un esprit un brin tatillon pourrait penser lui reprocher de céder à l’énumération, au syndrome du catalogue (quoique, malgré l’absence d’un index, les notes soient à cet égard précieuses), au « vertige de la liste », pour reprendre le titre d’Umberto Eco[6].
Plus grand que le brin d’herbe, l’arbre fut également l’occasion d’une investigation historique sous la plume d’Alain Corbin, avec La douceur de l'ombre. L'arbre, source d'émotions, de l'Antiquité à nos jours[7].
Une fois de plus, au-delà d’une conception de l’Histoire venue de l’Antiquité, volontiers adonnée aux « vies des hommes illustres », pour reprendre le Grec Plutarque, aux batailles et aux empires, l’on y préfère une Histoire des mentalités et de la sensibilité. Le champ embrassé par l’historien Alain Corbin fureteur est vaste. Outre ces volumes qui s’intéressent au regard porté sur la nature et sur la sensibilité qui en découle, il n’a pas manqué de s’intéresser à l’être humain. Or, loin de se focaliser sur son Histoire de la virilité[8], il a oscillé des Filles de rêves[9] aux Filles de noces[10], ces dernières, quoique le titre laisse imaginer, étant celles de la « misère sexuelle et prostitution aux XIX° et XX° siècles ». Plus vaste encore, Le triptyque de l’Histoire des émotions[11], de l’Antiquité à nos jours, outre la direction de Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, est également animé par Alain Corbin, qui a plus particulièrement dirigé le second volume, consacré à la période qui va « des Lumières à la fin du XIX° siècle », donc celle de la montée en puissance de la sensibilité, plus précisément du romantisme. Pour répondre à la pluie et l’herbe, il s’agit d’une époque nouvelle où se fait jour une attention accrue, de plus en plus émue au paysage, où fleurit un « moi météorologique ». De la colère révolutionnaire, à la tendresse et à la passion romantiques, jusqu’à l’éblouissement impressionniste, en passant par la mélancolie, toutes ces émotions trouvent alors leur figuration dans la peinture de paysage, comme chez William Turner et Caspar-David Friedrich, tour à tour délicatement paisible et violemment tempétueuse.
Il suffit à Alain Corbin de penser à élargir le propos pour que son ardeur se mette en branle. Non seulement les eaux, mais la terre, les airs, mais aussi le feu, sont les éléments de Terra Incognita. Une histoire de l’ignorance. Car de longtemps nos cartes géographiques puis nos connaissances du monde ont regorgé de vides et d’erreurs. Ce sont des lieux où il n’y a ni herbe ni pluie, à peine un plateau blanc, comme un livre qui n’aurait jamais été écrit, lieux dangereux autant par l’ignorance que nous en avons, que par les abîmes d’erreur où avec eux nous sombrons.
En un volume qui pourrait être géographique, l’historien, comme son habitus le lui permet, entreprend une investigation historique, du siècle des Lumières à l’aube du XX° siècle. Auparavant nous ne savions pas grand-chose de notre terre. Seules les grandes découvertes, initiées par Christophe Colomb et Vasco de Gama, purent donner l’illusion d’une connaissance globale. Pourtant, et de longtemps, les cartes gardèrent des espaces vierges, où l’on inscrivait, au cœur de l’Afrique, de l’Asie, de l’Océanie, des pôles : « Terra incognita ». Et même si les voyages de découvertes progressèrent jusqu’à par exemple découvrir imparfaitement les sources du Nil en 1858, l’on traquait l’inconnu sur terre alors que les fonds marins restaient mystérieux, tout en pensant, jusqu’en 1870, que la mer recouvrait les pôles, quoique l’Atlas de Mercator de 1596 dessinât une terre circulaire et nantie de fleuves au pôle nord. Quant à la stratosphère, elle restait encore longtemps hors d’atteinte.
Pour Alain Corbin, le déclencheur de son travail de « feuilletage des ignorances » est un événement fondateur qui fit le sujet d’un poème de Voltaire : le tremblement de terre de Lisbonne en 1755. Car, outre sa gravité, il fut le premier à être, dans toute l’Europe, médiatisé, pour employer un terme anachronique. La « mode tellurique » cherchait à comprendre les mécanismes d’un phénomène jusque-là le plus souvent attribué à la colère divine. Le soudain désir de savoir, ou « libido sciendi », marque un recul progressif de l’ignorance. Les discours mythiques et littéraires sont peu à peu remplacés par les connaissances expérimentales. Par exemple, le mythe du déluge permit longtemps de décrire la formation du monde après la création divine. Alors que la « théorie de la terre » de Buffon postulait bien plus que les 4000 ans attribués par une chronologie biblique, bientôt obsolète.
Le romantisme, pictural et littéraire, affamé de paysages sublimes, précéda, sinon accompagna, les développements scientifiques du XIX° siècle. Ce n’est que peu à peu que l’on mesura des profondeurs marines de plus en plus abyssales, que Luke Howard catalogua les nuages entre cirrus, cumulus et stratus, que l’échelle de Beaufort mesura les vents, que l’on compris d’où venaient et comment circulaient les glaciers : la glaciologie était née ; mais aussi l’hydrographie… Les effets sur le climat des éruptions du Laki en 1783 puis du Tambora en 1815, affreusement visibles avec des années sans soleil, froides et génératrices de famines, étaient connus, mais non leurs causes. Les prévisions météorologiques étaient encore à venir, soutenues cependant par une meilleure connaissance des mouvements atmosphériques dans les années 1880, des dépressions et des anticyclones ; non sans affronter la résistance des croyances populaires et des almanachs. L’écrivain Jules Verne, au-travers de 20 000 lieues sous les mers ou Voyage au centre de la terre, témoigne de la vulgarisation scientifique inhérente à son siècle.
Sans déroger à son habitude, notre historien distribue une impressionnante galerie d’informations ; tout juste si l’on pourrait lui reprocher ici des redites, un manque de concision parfois dommageable. Finalement l’essai d’Alain Corbin invite à la modestie. Même si les connaissances scientifiques, terriennes, aériennes et marines ont fait un bond considérable à partir du XIX° siècle jusqu’à nos jours, la prétention humaine se heurte toujours à des inconnaissances, en particulier dans le domaine de la physique quantique, de l’histoire de l’univers.
Il a moins d’un demi-siècle, Internet était une terra incognita. Autrement dit l’abîme de notre ignorance est aussi celui de phénomènes liés à de futures découvertes qui ne manqueront pas de bouleverser notre monde. Ainsi peut-être maîtriserons nous l’herbe et la pluie ; pour le meilleur ou pour le pire…
Raoul Iggy Rodriguez (Philippines) « Hallowed Be Thy Name », 2019.
Biennale de Venezia. Photo T. Guinhut.
Sorcières diaboliques :
Histoire & représentations féministes.
Dominique Labarrière, Catherine Clément,
Silvia Federici, Venko Andonovski.
Dominique Labarrière : Le Diable. Les origines de la diabolisation de la femme,
Pygmalion, 2021, 224 p, 21,90 €.
Catherine Clément : Le Musée des sorcières, Albin Michel, 2020, 304 p, 19,90 €.
Silvia Federici : Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par le collectif Senonevero, Entremonde, 2017, 464 p, 24 €.
Venko Andonovski : Sorcière ‽ traduit du macédonien par Maria Béjanovska,
Kantoken, 2014, 482 p, 22 €.
En 1862, empoignant son romantisme exacerbé, sensuel en diable, Jules Michelet publia non sans remous La Sorcière. Ce rejeton diabolique de la sibylle antique, était pour lui une protestation de la liberté contre les tyrannies catholiques médiévales. Se livrant à Satan, elle est l’esprit de la nature, et l’on ne s’étonne pas que l’ouvrage, adoubé par un succès de scandale, subît les foudres de la censure impériale. Aujourd’hui c’est le féminisme qui s’empare de la figure symbolique de la sorcière. Aussi un pandémonium de diaboliques sorcières gangrène l’édition, pour notre plus grand plaisir. Car elles ont bien le diable dans la peau, lorsqu’avec Dominique Labarrière l’on fouille « les origines de la diabolisation de la femme ». Cependant en son Musée des sorcières, Catherine Clément fait défiler celles honnies du passé et celles célébrées du présent. Alors que Silvia Federici les engage au service d'une discutable croisade contre le capitalisme. Face à l’omniprésent défilé de suppliciées de l’Histoire, le Macédonien Venko Andonovski ajoute un éclairage romanesque en forme de plaidoirie. Il est à craindre cependant que ce retour en grâce des sorcières soit l’aube d’un nouvel obscurantisme.
Il n’a pas de sorcière sans diable. Il faut donc le percer à jour pour connaître ces dames sulfureuses. Quand est né le diable ? Séparant radicalement le bien et le mal, le prophète perse Zarathoustra opposait à Ahura Mazda le maléfique Ahriman. En conséquence Dieu et le diable seraient, selon la tradition manichéiste, deux puissances indépendantes. De plus le second pourrait venir de Seth vaincu par Horus, deux dieux égyptiens, alors que Seth représentait le temps féminin et matriarcal de l’humanité. À cette relation entre la féminité et l’engeance diabolique s’ajoute celle de la tradition biblique, lorsqu’Eve, tentée et tentatrice, entraîne l’humanité à venir dans sa chute, ainsi vouée au mépris alors que la Genèse[1] fait d’elle la « chair de la chair » d’Adam. Outre Satan, prince des ténèbres, puisque Lucifer il succomba au péché d’orgueil, les démons inférieurs succombèrent à luxure pour avoir trouvé belles les filles de la terre. Ce sont ces « incubes », dont ne doutèrent ni Saint Augustin ni Saint Thomas d’Aquin, néanmoins philosophes et grandissimes pères de l’Eglise, et qui séduisent infiniment les femelles de l’homme. Ainsi, confirme Dominique Labarrière, « le lien entre diable, femme et sexe est constamment réaffirmé ».
De plus Adam aurait eu une première épouse, Lilith : venue de la démone babylonienne et trop orgueilleuse égale, ou stérile qui sait, ce pourquoi elle fut châtiée et se serait vengée en envoyant le serpent auprès d’Eve. Les archétypes de la femme entachée de diabolisme sont en place. Voilà qui « nourrira l’hystérie de la chasse aux sorcières », pour reprendre la belle formule de notre essayiste renvoyant l’hystérie au masculin.
Si au Moyen Âge l’on peut berner Satan, l’église a bientôt l’esprit malin de réaffirmer sa puissance pour assurer sa propre autorité. Il faut le traquer parmi les hérésies, qu’elles soient cathares ou individuelles. C’est là que l’Inquisition se régale des turpitudes féminines avec le démon, car belle au dehors et « putride en dedans », la femme est selon Odon de Cluny, au X° siècle, un « sac de fiente ». La métaphore est galante, n’est-ce pas ? Pourtant le Moyen Âge accorde noblesse aux femmes, qui ont ce que l’on appelle la « capacité juridique » et ne manquent pas de figures d’exception, ne serait-ce que Christine de Pizan[2].
Au XV° siècle, ce sont les Dominicains qui écrivent Le Marteau des sorcières[3], de façon à pouvoir guider l’impétrant en sa chasse gynophobe. Car les « turpitudes sexuelles », c’est bien connu, sont féminines, pour dérober la semence masculine et pour jurer allégeance à Satan lors des sabbats, quoiqu’il s’agisse de « réminiscences de cultes de la fertilité ». L’imagination des « démonologues » est trépidante ; car pour enduire d’onguent le manche chevauché par les amatrices d’anus de Satan, il faut « faire bouillir un enfant » et en prendre la graisse ! Soupçonnées de commerce sexuel et de messes noires avec le diable, des milliers de prétendues sorcières furent brûlées…
Au prosélytisme démoniaque s’associent le diable fornicateur et la fureur utérine que l’Inquisition accuse et condamne à sa guise avec l’aval du peuple, gourmand de dénonciations et autres sombres vengeances : « Il suffit de déplaire ou de trop plaire ». Ainsi le juriste Jean Bodin édicte sans vergogne, dans La Démonomanie des sorciers, en 1580 : « Le soupçon est une base suffisante pour la torture, car la rumeur populaire n’est presque jamais mal informée ». Il faudra attendre 1682 pour que Colbert interdise « aux tribunaux d’admettre l’accusation de sorcellerie », moins par bonté d’âme du roi Louis XIV que pour protéger sa favorite, Madame de Montespan, compromise dans la trouble Affaire des Poisons. Vient alors le temps pour les libertins du « satanisme mondain », mais aussi de « l’emprise mentale et sexuelle d’un confesseur, d’un directeur de conscience, d’un moine », tout ce qui trouvera son acmé dans les romans de Sade[4]. L’essai devient ensuite une petite anthologie des plus curieuses histoires de sorcelleries, telles « L’horloge de Saint-Placide », de la « veuve noire de Kilkenny », puis, cerise sur le gâteau, de « l’excrément sacré ».
Documenté de maints contes de femme-louves démoniaques et autres rapports sur les méfaits des sorcières et leurs grotesques histoires de « possédées », par exemple de Loudun, l’ouvrage historique témoigne d’une théologie devenue folle, puis des fantasmes et superstitions, mais aussi des mœurs érotiques. Illustré d’un cahier de gravures et peintures, augmenté du texte de l’ « Exorcisme contre Satan et les anges apostats » édicté par le Pape Léon XIII (associé à celui valide encore aujourd’hui) et pratiqué sans discernement, il est sommé par un indispensable « Hymne à Satan » d’Iwan Gilkin. L’essai de Dominique Labarrière, quoique cédant un peu trop à l’anecdote au dépend de la rigueur historique, est aussi instructif que distrayant ; et effrayant ; tant il témoigne du meurtrier opprobre longtemps jeté sur la femme et sa sexualité.
Le réquisitoire de Catherine Clément est bien plus vigoureux, dénonçant un « crime contre l’humanité » en son Musée des sorcières. Avec notre essayiste, le mot « sorcière » passe de l’exécration médiévale à l’élogieuse réhabilitation chez nombre de femmes d’aujourd’hui, d’où ce titre qui n’est pas seulement historique mais de l’ordre de l’éloge. Car, dans une perspective féministe devenue respectable, elle dresse un impressionnant tableau du rejet de l’individualité des femmes par un pouvoir à la fois religieux et masculin, dont, prétendument, « le membre viril est en danger ». Bourreaux et bûchers n’ont eu de cesse de châtier les femmes et leur « hystérie », un terme qui connut encore le succès chez Freud au XX° siècle.
Qu’elle soit magicienne ou sorcière, il suffit qu’elle « pense seule », selon Le Marteau des sorcières pour être mise à mal depuis l’Antiquité. Le Christianisme déplorait le maléfice des déesses et figures femelles du paganisme : Isis l’Egyptienne, puis Hérodiade et Salomé qui obtinrent la tête de Saint Jean Baptiste. Ce malgré les nombreuses figures féminines positives de la Bible, comme Esther, Judith, Marthe et tutti quanti. En 1326, Jean XXII rédige « la bulle pontificale qui assimile la sorcellerie à une hérésie ». Contre la « peste féminine », l’Inquisition dominicaine doit sévir. Une fois dénoncée, la malheureuse, persuadée d’user de philtres et de sorts, de jouir d’une sexualité attentatoire à la chasteté, était le plus souvent considérée comme « la catin d’Asmodée », l’un des lieutenants du diable. Même ses hurlements sur le bûcher étaient entendus comme des manifestations diaboliques.
Entre autres nombreuses occurrences, l’essayiste rapporte le cas de Pierre de Lancre, qui en 1609 fut chargé par Henri IV de vider de ses sorcières le Labourd basque. Ce pieux serviteur de Dieu glosait sur « le Malin sodomisant les gueuses aux cheveux libres ». Aussi offrit-il à la bénédiction publique des flammes quatre-vingt maudites païennes qui aimaient danser la sarabande et se comporter de façon un tantinet légère. Ce qui permet à Catherine Clément de pointer le sadisme libidineux du bonhomme. D’autres préfèrent offrir leurs filles « contorsionnistes » en spectacle pour faire merveille de possession soudain guérie. Les récits de mortifications des nonnes, de leurs « crêpages de chignons », des exorcismes spectaculaires sont quant à eux assimilés des cas de névroses. Alors que ces dames cloîtrées ne répugnent pas à la bagatelle, au point qu’une « Angélique d’Estrées, abbesse de Maubuisson, éleva dans son abbaye douze enfants qu’elle avait eus de douze pères différents ».
Il fallut au Catholicisme mettre en œuvre un contre-modèle : la Vierge Marie, dont le dogme de l’Immaculée Conception date de 1854. C’est à cette époque que les apparitions mystiques jettent quelques hallucinées dans l’extase. Alors que les « possédées » continuent de fleurir, que bientôt Charcot s’intéresse aux transes des hystériques autant qu’en médecin qu’en amateur de phénomènes de foire.
Suffit-il que les chasses aux sorcières appartiennent à un lointain passé, que le mot lui-même ne soit plus cause d’effroi ? Malgré le renversement à la mode qui fait des sorcières des icônes et des modèles d’un féminisme passablement exalté il est d’évidence que les femmes ne sont toujours pas indemnes de toute chasse ; au point que Catherine Clément aille jusqu’à comparer le sort de ces ancestrales malheureuses à celui des victimes de « sauvages féminicides » d’aujourd'hui, même si comparaison n’étant pas toujours raison l’on pourra lui rétorquer que ce phénomène est d’une part de nature différente et d’autre part qu’il est hélas de toute époque.
L’essai est profus à souhait, chassant par retour du bâton tout ce qui pourrait s’apparenter encore à l’accusation de sorcellerie pesant sur les femmes, dans une orientation féministe militante. Il est cependant parfois confus, empruntant une progression erratique aux parcours et arguments sinueux télescopant les siècles ; et par instants encombré de vocabulaire psychanalytique : il est vrai que c’est, outre la philosophie, une part de la formation de l’auteure. Le risque est alors de ne pas réellement faire œuvre d’historienne et de choir dans l’anachronisme. Reste que « la sorcellerie tue » encore, par exemple en Afrique où l’on accuse les uns et les unes de « voler le pénis des hommes » ! Et que plus inoffensive elle est devenue, sous le nom de « Wica », une pratique officielle aux Etats-Unis et au Canada, depuis son fondateur Gérald Gardner, dans les années trente. Gare à l’esbroufe, aux superstitions, au ridicule… Cependant, en ce Musée des sorcières nourri d’abondantes « diableries » et ensorcelleuses, l’érudition bienvenue, le choix des anecdotes édifiantes, riment avec indignation.
Vicié par une omniprésente perspective marxiste, l’essai calibanesque de Silvia Federici, fait un sort aux sorcières jusque dans les Amériques. La phraséologie pâteuse de la préface et de l’introduction pourrait décourager le lecteur de bonne volonté. Sans compter, ensuite, de nombreux vices de pensée : d’où vient et quel est ce capitalisme dont il assuré à longueur de pages qu’il est le coupable originel et perpétuel[5] ? Pourquoi marxisme et féminisme, en quoi oppression capitaliste et sorcières paraissent-ils irrévocablement liés ? Dommage encore. Et pourtant, poursuivant avec un méritoire courage notre lecture de cet essai, que de perspectives historiques s’ouvrent ici à nous, que de questions sont soulevées… Débarrassé de ses oripeaux idéologiques, ce Caliban et la sorcière, commis par une universitaire et militante féministe radicale née en 1942, serait, en vue de rendre justice aux Caliban opprimés et aux sorcières brûlées, hautement recommandable.
Par ailleurs le titre est discutable. Si l’on sait que le personnage de Caliban est devenu le symbole des indigènes colonisés et persécutés, c’est méconnaître la pièce de Shakespeare. En effet, dans La Tempête, Caliban n’est mis en esclavage par Prospéro qu’après avoir bénéficié d’une bienveillante éducation et qu’après avoir trahi la confiance offerte en tentant de violer Miranda. Certes, on arguera qu’il s’agit là d’une diabolisation du colonisé. Cependant l’on comprend mieux le titre, sachant que Caliban est devenu le symbole des exploités et des opprimés, quand la sorcière est celui des femmes diabolisées, également opprimées et sacrifiées. Ce qui résume parfaitement la thèse de Silvia Federici, appuyée par le verbeux sous-titre, Femmes, corps et accumulation primitive, dont la connotation décolonianiste et féministe affirmée permet de ranger l’ouvrage dans la bibliothèque américaine des women studies.
L’ouvrage pêche par l’absence de définition précise (et c’est un comble pour un tir de barrage marxisant) du capitalisme. Plus exactement, s’agit-il de celui né avec les banquiers florentins et flamands au XV° siècle, ou de son expansion au moyen de la révolution industrielle anglaise au XVIII°, ou des artisans, de leurs ateliers, voire des seigneurs et exploitants agricoles ? Notre auteure emploie indifféremment, dans un flou non artistique, les termes de capitalisme et de « précapitalisme » pour caractériser la période qu’elle étudie, du Moyen-Âge à l’aube du XIXème.
Evidement le capitalisme est le coupable sine qua non, le grand Satan postulé les yeux fermés. Certes, « l’accumulation primitive » du capital se fait trop souvent, au cours de l’Histoire, à coups d’oppression, d’exploitation, d’esclavage. Ce en quoi on ne peut qu’approuver le réquisitoire de Silvia Federici. Mais elle semble n’avoir aucune lueur du capitalisme libéral[6] - donc en opposition au capitalisme tyrannique qui s’appuie sur la force, sur l’état monarchique, voire sur le clergé - qui permet à partir des Lumières anglaises une sortie, progressive et inégale selon les régions, de la pauvreté et des exactions pour la plus grande part de l’humanité. Il faut admettre pourtant que, parfois, notre auteur mentionne des contre-arguments venus, par exemple, d’Adam Smith qui défendit les enclosures en arguant de leur meilleure rentabilité et productivité agricole.
Ces précautions prises, et dépassant une pâteuse introduction dont la doxa marxiste est encore une fois du plus piteux effet, il faut tout de même, et avec conviction, conseiller la lecture de Caliban et la sorcière. Car il s’agit d’un panorama impressionnant des misères de l’humanité. Entre servage, guerres, famines, pestes noires, la condition du « prolétaire » est tout sauf reluisante. Il faut là se souvenir à travers quoi sont passés nos ancêtres pour que nous puissions parvenir à notre société d’abondance et de relatives libertés.
D’après Silvia Federici, le Moyen-Âge, une fois désagrégé le servage, est un presque havre de prospérité pour les ruraux, qui peuvent jouir des « communaux », là où la vie paysanne communautaire parait bien trop idéalisée par notre essayiste, dont le rêve communiste perdure jusqu’à la déraison. Mais, à la fin du XVI° siècle, les propriétaires anglais mirent en place les « enclosures », « privatisant les terres ». Même si Thomas More, au début de son Utopie, en a justement déploré les conséquences, jetant nombre de paysans dans le vagabondage, la faim et la délinquance, notre auteure en fait le péché originel du capitalisme, à l’égal de la propriété chez Rousseau qui, pour lui, est la cause de l’inégalité[7]. Mais les enclosures sont un phénomène anglais, et non européen, et bien d’autres causes peuvent être à la source de la paupérisation des campagnes, ainsi que des ouvriers des villes. Encore une fois, guerres (de Trente ans par exemple), famines, pestes, baisses démographiques, contribuent au désarroi économique. Bientôt les richesses affluant d’Amérique, obtenues en partie grâce à l’esclavage[8], contribuent à faire baisser les salaires des ouvriers européens. Sans compter le refroidissement climatique du règne de Louis XIV dont notre auteure ne tient absolument pas compte. Hélas la croissance démographique revenue, elle contribue à égarer les pauvres sans terre, dont les femmes, souvent prostituées par nécessité.
Il faut attendre la page 180 pour entendre sérieusement parler de la condition féminine. Il n’est pas étonnant que celles que Marx et Foucault ont oubliées, (remarque faite avec justesse par Silvia Federici) subissent de plein fouet les dégradations générales. D’autant que l’Eglise et l’Etat se préoccupent de natalité, jetant l’ostracisme sur les femmes non mariées, sur les naissances hors mariage, les abandons d’enfants, les méthodes contraceptives et abortives des fameuses sorcières, poursuivies par l’Inquisition, souvent brûlées… La vision de la femme comme mégère va peu à peu faire place à l’idéalisation punitive de la femme chaste, de la serviable et corvéable femme au foyer. Quoique, faut-il rétorquer, l’idéalisation perdure, depuis la Vierge Marie, en passant par l’amour courtois, jusqu’au romantisme…
Ainsi, « la persécution des sorcières fut le point culminant de l’intervention de l’Etat contre le corps prolétaire de l’époque moderne ». Leur magie, associée aux superstitions populaires, que semble regretter notre auteure, doit pourtant s’effacer devant la montée du rationalisme, pourtant plus efficace. Même s’il faut avec elle déplorer cette hécatombe de femmes non conformes, elle semble idéaliser ces sorcières favorites, oublier leur versant de délinquance et de criminalité, ainsi que celui des Caliban qui infestent cours des miracles, campagnes et faubourgs.
De même, la sorcière est éradiquée sur les terres du Nouveau monde, dans le cadre d’une mise au pas par les grands propriétaires, par la religion, et au moyen d’une discrimination sexuelle et raciale. Sans oublier le génocide, qu’il soit guerrier, sanitaire[9] ou à cause des mines, dont de mercure, où les Indiens étaient, de fait, sacrifiés. Les Européens ne se font pas faute, à travers l’évangélisation, de castrer également leur liberté sexuelle, d’un bout à l’autre du continent américain.
Le bilan est confondant : « La chasse aux sorcières était aussi un instrument pour la construction d’un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes, leur travail, leurs pouvoirs sexuel et reproductif étaient mis sous la coupe de l’Etat et transformés en ressources économiques. »
Il n’en reste donc pas moins que Silvia Federici, malgré nos peu indulgentes réserves, fait œuvre utile et roborative. Il suffit, outre le texte lui-même, toujours fort nourri, généreusement illustré de gravures, de se plonger dans les notes, aussi savantes qu’abondantes, aussi précises que disertes, pour être convaincu du sérieux scientifique, quoiqu’affreusement partisan, de la démarche historique. Certes, il y a eu de forts réussies Histoires des femmes en Occident[10], mais faire le lien entre l’oppression des pauvres, celle des femmes et des sorcières reste une perspective originale. Sans compter la réhabilitation des figures de la sorcière, trop souvent méprisée, ostracisée. Mais pourquoi enchaîner marxisme et féminisme ? Alors que le capitalisme a fait plus pour les femmes que tous les régimes mortifères issus des perspectives tyranniques du cerveau de Karl Marx[11] ! L’imprimerie, les appareils ménagers, la contraception, ne sont-ils pas, après tout, des réussites universelles du capitalisme libéral au service de la liberté féminine, non seulement matérielle, corporelle, mais aussi intellectuelle ?
Au-delà des essais, le roman peut permettre d’entrer dans l’esprit de nos malheureuses héroïnes, grâce à l’écriture à la fois historique et contemporaine d’un Venko Andonovski : Sorcière ‽Venu d’une contrée littéraire peu explorée, la Macédoine, voici un objet d’art bifide. Ses deux langues sont celle d’un roman historique situé au XVIIème siècle et d’un récit contemporain. Sorcière ‽ avec son point exclagorratif, signifiant certitude et doute des protagonistes, met en scène une interrogation existentielle sur le mal : « on veut vérifier si le diable est matériel et réel, venimeux et créé. »
Le Padre Benjamin parcourt la Croatie et Macédoine. Quoique émissaire du Pape, ami de savants et philosophes représentant la raison, comme Descartes et Galilée, il est confronté à l’obscurantisme d’un Grand Inquisiteur fanatique, dont la passion dogmatique traque les sorcières séduites par le Malin. Mais c’est une sexualité rentrée qui anime les procès ordonnateurs de sévices. Car « l’origine des films porno se trouve dans ces témoignages de l’Inquisition sur le sexe de groupe et les orgies ». De plus, « l’homme aux yeux de serpent » est l’incarnation de la violence absolue : « la vérité lui appartenait, car il avait entre les mains… le bûcher. »
À cet écho lointain du Nom de la rose d’Umberto Eco, répond une intrigue amoureuse : le Padre Benjamin est séduit par une intelligente rousse que son mari accuse de le rendre stérile et d’être une sorcière. Le prêtre bientôt défroqué écoute alors l’histoire de Jovana, qui fut l’esclave d’un bey islamique, puis d’un marchand, sans vouloir renier sa religion. Jusqu’où Benjamin devra-t-il manœuvrer pour sauver sa sorcière et écrire son livre sur les sciences diaboliques ?
Abruptement, le roman est périodiquement interrompu. Par des considérations en italiques, passablement oiseuses de l’auteur impécunieux, dont l’éditeur demande des histoires policières vendables. Le procédé narratif - plus exactement la métalepse - parait une affèterie postmoderne gratuite, bientôt plus fine : « Il est toujours temps de mourir d’une narration classique, ampoulée, stylisée ! » Jusqu’à ce que l’on perçoive, après des dizaines de pages, que les deux arguments, historique et contemporain, se répondent par un lien ténu : deux femmes rousses, à quatre siècles de distance, fascinent le personnage et son narrateur : « les amants se retrouvent après des siècles, après que la mort les a séparés […] dès leur renaissance, ils se cherchentmais dans d’autres corps. » Ainsi, de celle qui ensorcelle d’amour Padre Benjamin à l’étudiante en médecine, un écho subtil se noue, inscrivant l’ouvrage dans une esthétique digne du réalisme magique. « En fait, ce n’est qu’une recette pour écrire un roman ». Qui, enfin, se retourne sur lui-même pour être offert et dédicacé à « la rouquine ». Ce pourquoi Milan Kundera est un préfacier enthousiaste, quoique trop peu disert.
Sans nuire à la fluidité romanesque, la richesse intellectuelle et métaphorique imbibe la langue, les pages. De la « fille-lettrine » à Jovana « la rousse, belle comme une lettrine », en passant par le séminariste et futur « doctor angelicus », grâce à sa connaissance du doute, tout s’inscrit « dans l’objet le plus secret de la magie diabolique qui du mensonge fait la vérité : le livre. » Là où bientôt l’Inquisiteur est démasqué : il est le Diable ! Dans une langue aisée, les débats théologiques éclairent les problématiques du roman, à l’instar de l’apologue nietzschéen, lorsque le Padre Benjamin dévoile l’illusion du théâtre d’ombres. L’œuvre polyphonique, à la lisière du conte, de la chronique et de l’essai encyclopédique, dénonçant ce grand massacre des femmes prétendues sorcières, oppose la terreur documentée des tortures et l’érotisme brûlant du poème en prose.
Il faut explorer ces marges de l’Europe, où des auteurs surgissent à nos yeux soudain dessillés, aussitôt ébahis. Venko Andonovski, né en 1964, qui enseigne les littératures d’Europe centrale et la théorie narrative à l’université de Skopje, est chamarré d’une bibliographie impressionnante : Sorcière ‽ cet étonnant roman philosophique, en est à sa huitième édition en Macédoine, Le Nombril du monde à sa douzième, ses volumes de nouvelles à la sixième, son théâtre et ses essais jouent dans la cour de l’abondance. Hélas, seule sa pièce Cunégonde en Carlalande[12], imaginaire pays où la promise de Candide découvre la folie de l’Occident, est traduite en français. Il tient de surcroit dans un quotidien une chronique hebdomadaire: « Le dictionnaire des passions humaines ». Un univers à soi seul et à découvrir, parmi lequel ce dont nous ne lisons que le titre, L’Alphabet des désobéissants, semble ainsi particulièrement fascinant…
L’on estime à environ soixante mille exécutions capitales, entre 1430 et 1630, le passif de la persécution de celles qui furent trop libres. S’il est justice de réhabiliter la mémoire de ces milliers de victimes de la tyrannie religieuse et mâle, gardons-nous cependant d’idéaliser les sorcières. Ce serait délire d’imaginer qu’elles étaient toutes d’innocentes prunelles des yeux de la liberté sexuelle. Il y avait probablement parmi elles, comme parmi leurs délatrices, de nombreuses mégères et furies criminelles, comme il en existe bien des équivalents masculins. Plutôt que les violences du pouvoir mâle, quoiqu’il faudrait prendre garde qu’un pouvoir féministe n’ait pas de telles velléités, prônons la tolérance et la paix des libertés. Et plutôt que la réhabilitation de l’irrationnel au travers de l’éloge des sorcières, ne perdons pas de vue la raison scientifique et des Lumières…
Palladio : Villa Rotonda, Vicenza. Photo : T. Guinhut.
Renaissance historique, humaniste,
& renaissances extra-européennes.
Joël Blanchard, Olivier Le Fur,
Jack Goody, Jean-Christophe Saladin.
Joël Blanchard : La Fin du Moyen âge, Perrin, 2020, 342 p, 24 €.
Olivier Le Fur : Une Autre histoire de la Renaissance, Perrin, 2018, 384 p, 22 €.
Jack Goody : Renaissances. Au singulier ou au pluriel ? Armand Colin, 2020, 416 p, 24,90 €.
Jean-Christophe Saladin : Les Aventuriers de la mémoire perdue,
Les Belles Lettres, 2020, 632 p, 29,50 €.
La cause paraissait entendue : la Renaissance était essentiellement italienne, à partir du XV° siècle florentin et jusqu’aux villas de Palladio. L’invention de la perspective, de l’illusion du volume sur les fresques, les toiles, et surtout le réinvestissement de l’Antiquité en étaient les points nodaux. Cependant Erwin Panoksky, publiant en 1976 La Renaissance et ses avant-courriers dans l’Art d’Occident [1] montrait qu’elle n’avait pas surgi ex nihilo, mais qu’elle trouvait ses sources dans une longue continuité. Entre la fin du Moyen âge et cette Renaissance la démarcation n’est pas si claire, et pas si obscur le premier. Par ailleurs une vision idéalisée pouvait abuser le quidam : loin de n’être qu’une période éclairée, en particulier en France, il faut pour en prendre conscience lire Une Autre histoire de la Renaissance avec Didier Le Fur. Alors que les historiens remettent en cause les catégories tranchées, Jack Goody va jusqu’à postuler qu’il y aurait, au-delà de l’Occident et de par le monde, plusieurs renaissances. La notion d’humanisme reste cependant centrale pour mesurer le concept civilisationnel, tel que le déploie si bellement Jean-Christophe Saladin dans ses Aventuriers de la mémoire perdue.
Une Histoire venue du XIX° siècle, des pages de Joan Huizinga[2] et de Jules Michelet[3], partageait abruptement l’obscurité moyenâgeuse de la lumière renaissante. Certes entre la guerre de Cent Ans, les épidémies et autres famines, les XIV° et XV° siècles français ne furent guère paisibles, et pourtant la fin de la Guerre Folle des années 1480 voit, à l’époque des premiers Valois, l’Etat royal se stabiliser en France, prélude d’une Renaissance en gestation.
Dans La Fin du Moyen Âge, et au-delà du seul déroulé des événements historiques, Joël Blanchards’efforce de mettreen valeur, dans un espace éprouvé par les malheurs du temps, les crises, économique, démographique, politique et diplomatique, « les forces intellectuelles et spirituelles », y compris la « refondation du christianisme et du droit romain ». En particulier, ce qu’il appelle les « manuscriptures », soit la multiplication des chroniqueurs et des poètes qui écrivent en latin ou en français, au service des nobles, de la Cour et plus seulement de l’Eglise. Ainsi, du « fin’amor » courtois au Roman de la rose, toute une éthique chevaleresque et amoureuse se déploie, quoique marquée par une polémique qui reprochait à ce dernier l’usage de mots grossiers et, pour Christine de Pizan, la misogynie, alors qu’elle rêvait une idéale Cité des dames. Cependant un humanisme naissant infiltre la France, car « la grande ombre de Dante et la présence de Pétrarque planent sur les milieux intellectuels renaissants ». Ainsi l’historien réhabilite-t-il un Moyen Âge savant qui n’est pas en contradiction avec la Renaissance.
Quand le Moyen Âge se termine-t-il ? Si l’on date sa naissance en 473, lorsque le dernier Empereur romain dépose les armes aux pieds du barbare Odoacre, son millénaire s’achèverait en 1492. Lorsque coïncident la découverte des Amériques et la chute de Grenade reprise aux Maures par les Espagnols de la Reconquista. Que faire cependant de la désastreuse et significative chute de Constantinople et de l’empire romain d’Orient face aux Turcs en 1453, date probablement la plus pertinente ? Mais alors que le miracle florentin s’épanouit au XV° siècle, faut-il considérer que la naissance de l’imprimerie, avec Gutenberg et sa Bible à quarante-deux lignes, en 1454, est un événement fondateur de la Renaissance européenne ?
Justement, c’est entre 1450 et 1550 que Didier Le Fur situe pour la France cette nouvelle ère. Dans son Autre histoire de la Renaissance, il postule que, loin d’inventer un nouveau monde, les hommes du temps souhaitaient contribuer à voir advenir un âge d’or, celui perdu d’avant la chute, où régnait une harmonie qu’épargnaient guerre et tyrannie.
Le mot « Rinascita, en Italie, devint au XV° siècle le drapeau d’un mouvement littéraire et culturel, qui voulut rafraîchir les arts libéraux aux contact de l’Antiquité et accoucha d’une floraison de génies. Or la France voulut, en particulier à la faveur de l’historiographie du XIX° siècle et de son sentiment national, valoriser son passé et en conséquence faire du règne de François I°, père des Arts et des Lettres, conquérant parfois infructueux de l’Italie et protecteur de Léonard de Vinci, le symbole brillant de la Renaissance. De plus, parallèlement à la Réforme protestante, qui se voulait également une renaissance, mais au sens religieux, les poètes de la Pléiade, Ronsard en tête, employèrent ce terme, ne serait-ce que pour dorer le blason de leur langue. Didier Le Fur ramène cette ambition - et « invention », selon Jacques Le Goff - française à des proportions plus modestes. Cette Renaissance n’était pas encore celle de la prise de conscience de l’individualisme et de la liberté qui marquèrent plus tard les Lumières. Notre historien s’intéresse néanmoins à une période « rythmée par les guerres » des rois de France, espérant faire un vaste empire du plus grand Etat chrétien.
Ce que l’on appelait « le nouveau monde », si lointain, restait fort « abstrait », malgré les récits d’Amerigo Vespucci et d’Hernan Cortes, les nouvelles cosmographies et la venue de sept Indiens à Rouen en 1508. Il faudra attendre Montaigne, vers 1580, pour s’intéresser d’un peu près aux « cannibales ». Et ce n’est qu’à partir de 1535 que les Français, avec Jacques Cartier, au Canada, participèrent à ces grandes découvertes.
Certes, « l’appel de l’Italie », par le biais de campagnes militaires plus ou moins couronnées de succès, vers Milan, Gênes ou Venise, puis ponctuées d’échecs aux dépits de François I et Henri II, permit aux Français de se frotter à la culture renaissante. Mais la menace des Turcs et autres Maures occupait les esprits et les armées, ne se résolvant cependant qu’en une « incapacité à mener la croisade » qui aurait pu être nécessaire. Reste que tous ces combats, ces impôts, ces souffrances paraissaient légitimés par l’espérance d’un âge d’or de la paix universelle, sans oublier son corollaire : un « empereur universel ».
S’appuyant sur des sources nombreuses et sûres, Didier Le Fur, déconstruisant, tempérant le mythe de la Renaissance française, fait œuvre fluide et riche de souverains, de conflits, pleine de bruits et de fureurs, quoiqu’elle néglige les arts ; son propos étant plus historique qu’esthétique.
Villa Rotonda, Vicenza. Photo : T. Guinhut.
Bien que parfois trop à la mode, le concept de sortie de l’eurocentrisme entraîne à de belles découvertes, à des pas de côté vers des cultures que l’on ne songe guère en l’occurrence à agréger à l’idée de Renaissance. C’est le cas en la démarche de Jack Goody qui interroge, de manière un rien mystérieuse, voire goguenarde : Renaissances. Au singulier ou au pluriel ? Historien et comparatiste des cultures, l’essayiste anglais présente une thèse passablement iconoclaste, selon laquelle ces retours au passé fondateurs de « bonds en avant », dans les domaines des arts et des sciences, ont existé aussi bien dans les mondes islamique et juif qu’en Chine et en Inde. Tout en effet ne nait pas en Europe.
Jack Goody explique la relative obscurité du Moyen Âge européen par le monothéisme qui entrave le pluralisme des recherches scientifiques et la reprise des arts antiques et profanes ; et par la modestie urbaine, retardant également le développement économique. Il ne faut cependant pas oublier que les pestes, le refroidissement climatique et les famines du VI° siècle dévastèrent les centres urbains : d’un million d’habitants, Rome vit sa population choir à 20 000[4] ! Aussi d’autres aires culturelles n’eurent pas ces handicaps. Souvenons pourtant que les monastères chrétiens, dits moyenâgeux, cultivaient Aristote, comme le rappelle Sylvain Gouguenheim[5].
Si au seuil de la Renaissance, la médecine progressa, particulièrement à Montpelier, elle eût le tort de négliger les connaissances en ce domaine parmi les terres d’Islam où régna Bagdad. L’époque d’Harun al-Rachid, contemporain de Charlemagne, fut brillante. Il fit appel à des Byzantins, des Chrétiens, des Juifs, même des Bouddhistes pour insuffler sciences, architecture, philosophie (grecque en particulier, avec Aristote), et talents d’administration. De plus, « le règne d’al-Mansur se caractérisa par une ouverture croissante au cosmopolitisme perse », et c’est alors qu’al-Muqaffa traduisit des œuvres sanscrites sur la logique et les fables de Kalila et Dimna[6]. Hélas cette splendeur n’eut qu’un temps, à la suite du recentrement sur la rigueur coranique.
Le Judaïsme ne fut pas en reste ; il connut son « émancipation et efflorescence ». Car les Juifs, même opprimés, contribuèrent au bouillonnement intellectuel en Andalousie et d’autres régions de l’Islam, mais aussi au renouveau de la médecine à Montpellier. Un philosophe, comme Saadia Gaon, au X° siècle, développa « un système rationaliste religieux où étaient impliqués foi et raison ». Cependant ni Islam (sauf à la marge perse et moghole) ni Judaïsme ne développèrent de renaissance picturale, étant donné leur aniconisme, Maïmonide pensant qu’imaginer de figurer Dieu était un mal ; la poésie échappant à cet opprobre.
Quant à elle, l’Inde prit le parti de la « continuité culturelle ». Pas de renaissance, donc mais une efflorescence sans interruption, de par la fidélité aux « écritures védiques et aux grandes épopées », comme le Ramayana. Polythéisme et culture iconique y furent pour beaucoup. Les sciences pratiques et mathématiques, la médecine ayurvédique étaient fort vivantes, Bénarès étant la « capitale culturelle ». De plus, Jack Goody affirme : « l’Inde a bouillonné de libre-pensée et le bouddhisme fut le produit de cette liberté ».
La Chine eut cependant sa renaissance, à l’a fin de l’époque des Han et lors de l’âge d’or des Tang, y compris le « retour à la tradition classique de l’époque des Tong ». Fidélité aux œuvres de Confucius, concentration urbaine, bibliothèque impériale, concours bureaucratique, tout est au service d’une culture affirmée. L’invention du papier, d’une imprimerie au moyen de tampons (mais non de caractères mobiles comme Gutenberg), peinture de paysage bien avant l’apparition de celle-ci en Occident, tout témoigne d’une inventivité considérable. Sans oublier qu’il est « important pour l’histoire des sciences que la Chine ait eu plus d’une religion ou idéologie et n’ait pas été monothéiste », entre confucianisme, taoïsme et bouddhisme, quoique ce dernier fût interdit ; le surnaturel n’entrave pas le rationalisme. Autour de l’an mil, à la révolution dans le domaine des sciences et des techniques, s’ajoute une révolution commerciale…
L’essai de Jack Goody est profus, riche à foison, quoique parfois un brin verbeux et illustré par un trop mince cahier. L’on y trouvera matière à élargir ses perspectives historiques, scientifiques, artistiques et civilisationnelles, parmi toutes les sociétés qui ont joui de l’écriture. Il y a bien en effet en Eurasie des renaissances ; mais une seule Renaissance eu sens propre. Car si l’Europe n’était pas un « îlot culturel » dans un océan de vide, sa Renaissance est unique.
Reste que l’humanisme, puisant dans le passé antique et l’étude du grec ancien, fonde la Renaissance occidentale, comme le montre Jean-Christophe Saladin dans Les Aventuriers de la mémoire perdue. Si le titre est beau, en son allusion au film de Spielberg, le sous-titre (« Léonard, Erasme, Michelet et les autres ») eût mérité d’être plus explicite, en reprenant par exemple celui de la collection « Le miroir des humanistes ». Le communicatif érudit qui dirige cette dernière et fut le brillant maître d’œuvres de l’édition des Adages d’Erasme[7] et de son Eloge de la folie[8], avec la bénédiction des Belles Lettres, offre ici une somme aussi érudite que séduisante, par son écriture amène, ses riches illustrations (tableaux, sculptures, gravures parfois rares), sa mise en page aux typographies colorées, ses feuilles aldines, venues de l’imprimeur Aldo Manuzio, introduisant des digressions, des mises au point, comme sur « Palladio le prolifique » ou « L’apparition de Jupiter à Galilée ».
Introduisant son propos par un dialogue philosophique badin entre l’auteur, l’éditeur et Clio, Muse de l’Histoire, Jean-Christophe Saladin distribue une encyclopédie déployant la naissance et le déploiement de l’humanisme dans les différentes parties de l’Europe, le foyer principal étant sans nul doute l’Italie. Thématique elle décline peinture, sculpture, architecture, littérature, sciences et philosophie ; non sans les confronter à la politique du temps et à la Réforme protestante. En ce creuset qui transcende et renouvelle le christianisme, qui réinvestit la mythologie gréco-romaine, les auteurs et les savoirs païens, la liberté de conscience et des connaissances s’affirme non sans mal, pour que l’humanisme, s’appuyant sur le passé antique, s’affirme comme les prémices des Lumières à venir et pose les fondations de notre monde moderne.
Des connaissances par ailleurs éparses trouvent en cet indispensable volume leur réunion enchantée en cinq parties ordonnées. Au-delà du « tombeau de Michelet », qui considérait la Renaissance comme une réaction contre un Moyen Âge moribond, il s’agit de comprendre l’intrication de l’humanisme de Pétrarque, au XIV° siècle, avec celui rayonnant à partir de la Florence de l’invention de la perspective et de l’illusion du relief en peinture.
D’abord La « comédie de ce monde », celle de « l’inextricable symbiose entre l’Eglise et l’Etat », quoique contrebalance par les cités-républiques, comme Florence ou Venise. En ces lieux de pouvoir, la latin ecclésiastique recule au profit de celui des Anciens, du grec, et, bien entendu, des langues romanes, celle italienne de Dante, puis française, sans compter l’allemand de Luther et, plus tard l’anglais de Shakespeare. Les Médicis sont des acteurs politiques et économiques considérables, les principautés italiennes prennent de la distance avec le pouvoir pontifical, alors que le « sac de Rome », en 1527, bouleverse les esprits. Les Princes sont des amis des arts, entre jardins à l’italienne et châteaux de la Loire. Le choc continu avec les Ottomans, qui prirent Constantinople en 1453, mais furent jugulés lors de la bataille de Lépante en 1571, est contrebalancé par les voyages de découverte autour de l’Afrique vers les Indes et le nouveau monde d’outre-Atlantique.
En ce cadre agité, entre paix et guerres, les arts s’enorgueillissent de la perspective d’Ucello et d’Alberti, le nu n’est plus seulement celui religieux, mais il devient païen, mythologique, allégorique, voire naturaliste avec Giorgione. Le portrait accède à l’autonomie, alors que les révolutions techniques, par exemple la peinture à l’huile, permettent de se détacher de la fresque. De même la sculpture semble sortir vivante du marbre avec Michel-Ange. Les créations architecturales savent transcender l’Antiquité de Vitruve, du Duomo de Brunelleschi, en passant par Alberti, à Florence, jusqu’au « Théâtre olympique » de Palladio en Vénétie. L’espace urbain lui-même, tentée par le fantasme de ville idéale, reflète une nouvelle conception de l’espace et de l’individu.
Cet individu monte alors sur les planches, pour ressusciter le théâtre antique, alors que la musique invente la polyphonie, les madrigaux et l’opéra avec l’Euridice de Peri et l’Orfeo de Monteverdi. Il fomente de nouvelles épopées, en particulier celle du Roland furieux sous la plume de l’Arioste, tentant de concurrencer celles d’Homère et de Virgile ; il invente le sonnet, qui de Pétrarque à Ronsard propulse un nouvel art d’aimer. Contes et nouvelles, de Boccace à Chaucer, prolifèrent, tandis que le succès philosophique des adages, collationnés et commentés par Erasme, attend la voix de Montaigne, imaginant le genre neuf des essais, pour que la pensée philosophique élargisse ses moyens et son champ d’action. De Rabelais à la folie érasmienne, la satire assoit la liberté de critiquer.
Âge scientifique, l’humanisme s’appuie sur l’imprimerie, autant que le fait le protestantisme, inventant des caractères, des techniques de gravure, alors qu’au-delà de la tradition gréco-arabe, la médecine connait sa « révolution anatomique » avec Vésale et Ambroise Paré, même si les occultistes et autres alchimistes, comme Paracelse, pullulent. Autre révolution, celle copernicienne, dont l’héliocentrisme peine à s’imposer, avec le concours de l’irascible Galilée finalement condamné à se rétracter, même si l’Eglise n’était pas aussi antiscientifique que l’on veut nous le faire croire[9]. Et, au-delà de la scolastique médiévale, la philosophie, « restaurée dans sa pluralité », lit Aristote puis Lucrèce, quand le néoplatonisme inspire Marcile Ficin.
Hélas si lire enfin la Bible, plus seulement dans le latin de la Vulgate, mais en traductions vulgaires permet de rapprocher le croyant individuel du Livre, si la Réforme dénonce les abus de l’Eglise, le fiasco des guerres de religion, des millénaristes et autres hérétiques endeuille cruellement ce que l’on rêvait comme l’avènement d’une paix universelle.
Or, en réaction, l’utopie politique de Thomas More[10] fonde-t-elle un nouvel horizon, quoique, bien plus réaliste, Machiavel fonde une vertu du Prince[11] que l’injuste polémique qualifiera abusivement de « machiavélique ». Entre la monarchie absolue de Jean Bodin et la « servitude volontaire » de La Boétie, la conscience politique s’affine, tout en se heurtant à la barbarie coloniale puis à la traite esclavagiste. Le nouveau politique n’a pas toujours doré son blason humaniste…
Ainsi, en guise de « Rideau », l’auteur et sa Muse Clio rêvent « d’une Europe de la Renaissance s’étendant sur les vastes régions qui ont vu fleurir la culture antique latine et grecque ». Elle irait « de l’Afghanistan jusqu’au Maroc, en passant par l’Iran, la Syrie et l’Egypte ». Quelle merveille ! Au risque de nous voir taxés d’européanocentistes, voire de colonialistes, avec Jean-Christophe Saladin, nous persistons et signons.
Avons-nous besoin aujourd’hui d’une nouvelle Renaissance ? Face aux menaces sur la liberté d’expression et de création, qu’elles soient venue des tyrannies idéologiques politiques, écologistes ou théocratiques, il n’est pas impossible qu’un rebond des sciences, des arts et des lettres nous soit nécessaire, vital.
Atlas du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, Etienne Ledoux, 1825.
Photo : T. Guinhut.
Atlas & cartographie,
du monde terrestre aux mondes imaginaires.
Laurent Maréchaux : Les Défricheurs du monde.
Huw Lewis-Jones : Atlas des mondes imaginaires.
Laurent Maréchaux :
Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre,
Le cherche midi, 2020, 224 p, 38 €.
Atlas des mondes imaginaires,
sous la direction de Huw Lewis-Jones,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Simon Bertrand,
E/P/A, 2020, 256 p, 35 €.
Un romancier parfois fort talentueux, parfois inégal et creux, Michel Houellebecq[1] pour ne pas le nommer, titra l’un de ses romans La Carte et le territoire. C’était signifier combien nous vivons entre le monde et sa représentation, entre les mots et les choses. Et si l’on croit naïvement que les atlas et les cartes sont toujours réalistes et justes, il faut, outre le problème indéfectible de la sphéricité de la terre qu’il faut mettre à plat, déchanter en considérant combien le passé eut bien du mal à dessiner le contour des côtes et des continents. Or il s’avère nécessaire de séparer la cartographie du terrain qui nous entoure et celle imaginaire, même si les deux se sont longtemps mêlés. Viennent à point deux ouvrages splendides : Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, et l’Atlas des mondes imaginaires, sous la direction de Huw Lewis-Jones. Grâce auxquels les directions de l’Histoire et celles de la fiction sont aussi abondamment cartographiées que les potentialités de l’humanité.
S’il n’y a guère d’Histoire sans géographie, il est impossible de savoir qui et quand a dessiné la première carte, peut-être sur le sable ou dans la boue de la préhistoire, pour indiquer un territoire chasse, ou de guerre. C’est cependant Eratosthène, au III° siècle avant Jésus Christ, qui rédigea la première « géo-graphie », prouva la rotondité de la Terre (déjà postulée par Anaximandre et Aristote) et en mesura assez exactement la circonférence, à l’aide ses gnomons égyptiens. L’on devine qu’il s’agissait toutefois d’un état du monde à amplement perfectionner, nonobstant les connaissances des Grecs, et d’autant que chaque entreprise de ce titre, chaque illustration cartographiée, ne sont que des états transitoire de la connaissance et de l’évolution du monde tel qu’il vit sans cesse.
Avant de faire une distinction entre cartes de lieux réels et d’autres plus imaginaires, il faut se rendre à l’évidence, les cartes antiques et médiévales ne s’embarrassaient pas toujours de réalisme et remplissaient avec bien de la fantaisie la terra incognita, jusqu’au merveilleux le plus accompli. Cependant, prenons d’abord pour guide Les Défricheurs du monde. Ces géographes qui ont dessiné la terre, de Laurent Maréchaux, un livre-album qui parcourt autant notre étonnement que l’Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce sont trente siècles de géographes en quête d’exactitude et de beauté ; une « volonté de savoir », selon le préfacier Jean de Loisy, faisant allusion à Michel Foucault.
Pomponius Mela, Ier siècle : Description de la terre,
Brissot-Thivars & cie, 1827.
Photo : T. Guinhut.
Du Grec Ptolémée, en passant par l’Arabe Al-Idrîsî, jusqu’à Mercator, la cartographie est une « science de l’émerveillement, au service de laquelle dessinateurs, illustrateurs et graveurs rivalisent d’inventivité et de couleurs chatoyantes. Avant eux, entretemps et plus tard, les épopées et les historiographies se font cartes verbales, entre l’Odyssée d’Homère, qui pense la Terre en termes de « disque plat », comme la représente le bouclier d’Achille, les Histoires d’Hérodote, les Météorologiques d’Aristote, la Géographie de Strabon, un Grec qui voyageait au temps d’Auguste et fit œuvre de topographe et d’anthropologue. C’est Ptolémée, « défenseur du géocentrisme » qui fixe au II° siècle un canon qui perdurera jusqu’au Moyen-Âge, voire jusqu’au XVI° siècle.
Mais un Arabe, « débauché par le roi très chrétien Roger II de Sicile », Al-Idrîsî, publie en 1154 une somme de 70 cartes. Après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, la route de l’Orient est bloquée par l’Islam. Aussi faut-il contourner l’Afrique inconnue ou filer dans l’Atlantique. Les grandes découvertes accélèrent alors l’appétit de cartographie. Et dès 1492, l’année de la découverte de l’Amérique, l’Allemand Behaim construit le premier globe terrestre connu, aussi précisément documenté qu’il est possible sur sa riche surface esthétiquement sphérique ; alors que les portulans[2] aux services des navigateurs font florès. Cependant Mercator, en 1587 use de sa fameuse projection au service de « la première mappemonde stéréographique » et publie un Théâtre sphérique de l’univers qui totalise 107 cartes régionales à la précision inégalée jusque là. Au loin les cartographes chinois font des merveilles…
La cartographie moderne est née. Le XVII° est un festival : les travaux de Copernic font exploser l’astronomie qui devient héliocentrique, et le « physicien-géographe » Huyghens construit l’horloge à balancier qui permet de déterminer les longitudes, les « arpenteurs-cartographes » de la famille Cassini produisent des cartes de la France et de ses régions enfin utilisables avec profit par le voyageur.
Duc D'Orléans : À travers la banquise. Du Spitzberg au cap Philippe, Plon, 1885.
Photo : T. Guinhut.
Les réalisations des géographes des Lumières et du XIX° siècle pullulent : Turgot fondant la géographie économique, d’Humboldt cartographiant l’Orénoque et le Chimborazo, Jules Marcou, le « trappeur-géologue ». L’heure est aux manuels profus et encyclopédiques d’Elisée Reclus, aux travaux de Vidal de la Blache. Au fur et à mesure de l’Histoire de la cartographie, la Méditerranée puis l’Europe occupent la moitié du globe, l’espace devient le produit d’une expansion, l’Asie et les Amériques, les Pôles prennent leur juste place, d’autres projections que celle de Mercator s’inventent, la géologie anime les pays de couleurs jurassiques, calcaires et granitiques, la carte d’Etat-major devient un indispensable outil des armées et des guerres. Mais aussi, grâce à ses descendantes et au 25 000°, incroyables de précision et de justesse, d’après des photographies aériennes, les cartes de randonnées, sur les côtes, parmi les campagnes et les montagnes, signent l’ère de la démocratisation du tourisme, alors que l’anthropologie, la sociologie et la géopolitique permettent de nouvelles figurations de l’entendement du monde…
L’on entend parmi ces « défricheurs du monde » les conquérants, comme Alexandre courant jusqu’à l’Indus, les explorateurs à la recherche des sources du Nil ou des Pôles, découvrant et dessinant leurs morphologies. C’est d’ailleurs à partir du XIX° siècle que l’on enseigne la géographie à part entière, que naissent les sociétés nationales de géographie, alors que les cartes ne sont plus seulement descriptives, mais administratives, militaires. L’espace graphique et esthétique évolue vers le partage politique et ethnique, vers les dimensions économiques et écologiques, en fonction des découvertes, des sciences, des besoins et des idéologies. Comme quoi la carte n’est jamais neutre, elle est autant un instrument de connaissance, de cheminement, que de maîtrise de l’espace et de son lecteur, donc de pouvoir.
Une foule d’informations, ordonnées et claires, habite cet ouvrage hautement recommandable de Laurent Maréchaux, aimable pédagogue en son exposé didactique. Certes, il ne peut, en ce cadre, être absolument exhaustif : pensons par exemple au plus ancien géographe romain connu ici passé sous silence, Pomponius Mela, qui écrivit au milieu du premier siècle une Description de la terre[3] au moyen de cinq zones climatiques, et dans laquelle note planète est assise au centre du monde, et dont les terres sont partout environnées de mers.
Venues de manuscrits enluminés, d’éditions anciennes aux gravures délicates, les illustrations sont sans cesse un plaisir pour les yeux, émaillant ce qui est une encyclopédie des savoirs cartographiques. À la lisière des sciences et des beaux-arts, ces cartes pétillent de mystères et de révélations de plus en plus exactes. L’iconographie en est proprement somptueuse.
Photo : T. Guinhut.
Autre joli prodige de l’édition, complémentaire du précédent, The Whriter’s maps, qui était le titre anglais du volume dirigé par Huw Lewis-Jones. Ce sont en effet les écrivains qui ont eu à cœur de compléter les récits et romans avec des cartes, voire commencer par celle-ci, tant elles sont motrices de l’inspiration. Ainsi en cet Atlas des mondes imaginaires, une vingtaine d’auteurs contribue à cet inventaire où l’on rivalise d’inventivité narrative et graphique : de Philip Pullman, le père de La Croisée des mondes, à David Mitchell, romancier de la Cartographie des nuages[4], en passant par Reif larsen et son Extravagant voyage du jeune et prodigieux T. S. Spivet[5]. Dans « les interstices de l’atlas » se nichent les royaumes et les villes de la fiction, comme la « Razkavie » de Philip Pullman, sans oublier le parangon du genre : « la Terre du Milieu » inventée par Tolkien.
C’est au sein du chapitre 6 de L’Île au trésor de Robert-Louis Stevenson, publié en 1881, et parmi les papiers du capitaine, que l’on découvre « la carte d’une île, avec la latitude, la longitude, les sondages les noms des collines, des baies, des passes […] les mots suivants, d’une petite écriture nette, très différentes des lettres tremblées du capitaine : Le gros du trésor ici[6] ». Ces phrases décisives font de la découverte de la carte le réel élément déclencheur du roman d’aventure et de pirates. Non loin d’elle, mais près de deux siècles plus tôt, celle qui accompagne les éditions de Robinson Crusoé[7] vise à authentifier une fiction, tout en ajoutant au plaisir du langage narratif et descriptif une caution visuelle. Quant à Henry David Thoreau, qui produisit en 1854 sa carte de l’étang de Walden, il s’agit moins de la lire comme un exercice sourcilleux d’arpentage que dans son rapport à l’amateur de méditation forestière et naturaliste face au paysage, non sans penser à la légitimité de la désobéissance civile[8]. « Un puits sans fond d’idées nouvelles », selon Huw Lewis-Jones.
Tout au contraire, la « carte vierge » dans La Chasse au Snark de Lewis Carroll n’attend que d’être remplie, alors que Tolkien, le créateur du Seigneur des anneaux, usa d’un préalable plus prudent : « J’ai sagement commencé par une carte avant d’y écrire l’histoire ». Qu’il s’agisse d’une excursion mémorable ou de la fondation d’un empire, le talent cartographique sait épauler le conteur, le romancier, ou encore le théoricien d’Utopia comme le fut Thomas More (le premier sans doute à vouloir cartographier un lieu inexistant), ou l’historien d’une uchronie. Voilà qui permet d’être à la fois explorateur et créateur, démiurge concurrent des dieux, d’Ouranos et de Gaïa, d’Yahvé enfin. Car nous avions failli oublier l’un des endroits les plus cartographiés du monde : le jardin d’Eden ; sans compter dans sa filiation théologique, l’Enfer de Dante.
La littérature plus récente ne fait qu’amplifier le phénomène, depuis L’Île mystérieuse de Jules Verne, en passant par Le Monde perdu de Conan Doyle, l’île de Peter Pan, jusqu’à la vallée des « Moumnines », qui est ici étudiée en un chapitre entier. De même le royaume de Narnia est présenté par son auteur, Abi Elphinstone, dont Les Sept étoiles du nord sont prétexte à une cartographie aux moyens divers, y-compris le palimpseste, en crayonnant des cartes d’état-major. La fantasy épique ne peut être que prodigue en cartographies, à l’instar de Terremer d’Ursula Le Guin[9].
Après les îles, territoires d’imaginaire, comme celles d’Utopia et de l’Atlantidepostulée par Platonet dessinée par Athanasius Kircher en 1665, ou celle de Jules Verne déjà nommée, ce sont des pays entiers, voire des continents, des planètes, que les auteurs contemporains, y-compris de science-fiction, balisent de lieux de vies et de pouvoirs, de magies et de terreurs.
Là encore l’iconographie est tourneboulante et fabuleuse, dans les deux sens du terme. Outre les territoires imaginairement dessinés, et nanti de leurs habitants et animaux fantasmatiques parmi les blancs d’inconnaissance du géographe et du marin, voici un déploiement de côtes et de baies fantasmagoriques, de montagnes et de fleuves nuageusement rêvés, de villes improbables et propices à l’aventure, qu’elle soit médiévale ou victorienne, aux péripéties enchanteresses et dangereuses, aux guerres millénaires et sans pitié, comme dans la péninsule de « Westeros », en tête des pavés du Trône de fer de George R. R. Martin[10], œuvre propice autant au mythe qu’à la philosophie politique.
Robert Louis Stevenson : Treasure Island, Grosset & Dunlap, 1930.
C. F. Delamarche : Atlas élémentaire, Chez l'auteur, 1806.
Photo : T. Guinhut.
Croquis élémentaires, ou coloriages sophistiqués, il s’y trouve plus ou moins à l’œuvre une intention et un résultat esthétiques. C’est un festival de graphismes, de couleurs pastel et d’incendie, voire de pliages et de livres animés, à l’occasion de la « carte du Maraudeur », en trois dimensions, qui apparait en 2004 dans le film Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban. Ces cartes flirtent avec le portulan, avec le papyrus et le parchemin, avec la bande dessinée, avec une imagerie médiévale ou technologique, comme dans la curieuse terre fabulée d’Abraxas, où magie et technologie avancée cohabitent, sous les doigts de Russ Nicholson. Elles deviennent livre-jeu de cartes, comme ce « récit oral épique jouable », en quoi consiste Donjons & Dragons.
L’un est Histoire et géographie, l’autre Histoire littéraire, les unes se voulant de plus en plus exactes et efficaces sur le terrain, les autres déboussolantes. En résonance avec Les Défricheurs du monde et avec le Dictionnaire des lieux imaginaires d’Alberto Manguel[11], il faut feuilleter, lire, savourer cet Atlas des mondes imaginaires, qui, en un cheminement peut-être un peu trop erratique, fait alterner les témoignages d’auteurs contemporains et les petits essais que ce qui devient un genre graphique, sinon à part entière, mais indispensablement accouplé à bien des genres romanesques. Au point qu’Abi Elphinstone puisse confier : « Souvent, je suis bloquée lors de l’écriture - ces jours où les mots restent obstinément hors de portée. Mais je ne me suis jamais retrouvée à court d’idées en gribouillant un monde imaginaire ».
Les cartes témoignent de l’Histoire autant qu’elles font l’Histoire. Et lorsqu’elles s’aventurent vers les espaces imaginaires venus du cerveau des écrivains et des poètes, elles sont en quelques sorte des cartes neuronales de la capacité d’imagination, des désirs et des peurs de l’esprit humain. Cependant, il y a bien un domaine qu’étonnamment nos auteurs n’ont fait qu’effleurer, sinon totalement ignorer. Si l’on a réalisé des cartes lunaires, les entreprises qui consistent à cartographier Mars ou Vénus - mais il faut admettre que la surface en ignition de cette dernière rend l’opération impossible - et jusqu’à la voie lactée, jusqu’à l’infinitude de l’univers, ne sont pas abordée ici. Reste à initier un nouveau volume plus que bifrons, multifrons, à la fois scientifique, science-fictionnel, pictural et numérique pour planifier et rêver des voyages ; où Baudelaire aurait pu plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau[12] »…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.