Geneviève Fraisse : La Fabrique du féminisme, Le Passager clandestin, 480 p, 10 €.
Roxane Gay : Bad feminist, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Denoël, 464 p, 21,90 €.
Roxane Gay : Treize jours, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Denoël, 477 p, 22,90 €.
Roxane Gay : Hunger, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Points, 312 p, 477 p, 7,40 €.
On ne doit plus douter que le féminisme, envers vertueux du machisme, ait une histoire, soit devenu une discipline universitaire à part entière, du moins aux Etats-Unis. Depuis Olympe de Gouges, qui en 1791 osa sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en passant par les suffragettes réclamant le droit de vote, une bibliothèque ne suffirait plus à contenir tous les textes qui réclament l’égalité des sexes devant la loi et un respect égal des corps et des sexualités de la part des consciences. Au-delà de l’essai fondateur de Simone Beauvoir, Le Deuxième sexe, paru en 1949, Marie-Jo Bonnet dresse les jalons du Mouvement de Libération de la Femme, tandis que Geneviève Fraisse examine les enjeux civils et politiques du féminisme. Venue d’Outre-Atlantique, Roxane Gay propose avec Bad feminist un titre percutant qui ne dit pas cependant ce qu’il semble dire.
Attachante par sa naïveté avouée de jeune fille, l’autobiographie féministe de Marie-Jo Bonnet, se présente d’abord comme une initiation : sans trop savoir où elle va, ce qu’elle veut, sinon « aimer des femmes ». Elle adhère au Mouvement de Libération de la Femme en 1971, abrégé par l’acronyme MLF, alors que tout est à construire, avec un enthousiasme électrisant : « Comment résister à la jubilation d’être ensemble, de s’intéresser à ce qui concerne les femmes, comme si ces retrouvailles avec les femmes allaient élargir le champ des possibles ». Il faut admettre que l’élan d’une telle aventure a quelque chose de communicatif, même si la récurrence du mot « sœurs », et cette « sororité » peuvent légèrement irriter un lecteur soucieux d’un peu plus d’individualisme. Cependant, en cette époque encore plus que paternaliste et outrageusement « phallocrate », force est de constater la nécessité des actions collectives, dans de houleuses manifestations en faveur de l’avortement libre, dans la rédaction de journaux comme Le torchon brûle. Aussi, dans le sillage de Simone de Beauvoir, dont Le Deuxième sexe parait un essai indépassable, nombre d’anonymes, mais également de celles qui se font une personnalité se distinguent : Françoise d’Eaubonne, « une quasi-déesse Mère rebelle et géniale », Monique Witting, mais aussi des homosexuels comme Guy Hocquenghem. Animées par un activisme débordant, ces dames un brin provocatrices créent non sans humour le groupe « les Gouines rouges »…
Bientôt l’ouvrage, titré avec simplicité et modestie Mon MLF se révèle devoir appartenir au genre des mémoires, puisque la dimension autobiographie ne peut se séparer de celle historique. La vie associative et militante de Marie-Jo Bonnet s’inscrit au cœur de l’évolution des mœurs de la seconde moitié du XX° siècle : « Après la libération de la France qu’avaient vécue mes parents, la libération des femmes ».
Les combats politiques se succèdent : pour la libre disposition du corps des femmes par les femmes, donc en faveur de l’avortement, contre la répression des homosexuels… Il y a quelque chose d’héroïque dans cette épopée, née dans la ferveur de militantes et de femmes libres, dans la « colère contre la société mâle ». Même si l’on oublie un peu que les technologies, en particulier le lave-linge, conçues par le capitalisme masculin, ne sont pas tout à fait étrangères à l’affaire.
Le livre s’achève avec amertume. Les scissions, les dogmatismes théoriques parfois abscons, les querelles de chapelles, alors que la cause de la libération des femmes et de l’égalité semble indivisible, déchirent le MLF. Par une sorte de hold-up, il devient le fief du groupe « Psychanalyse et Politique » présidé par Antoinette Fouque, animatrice des éditions « Des femmes », à l’encontre de laquelle Marie-Jo Bonnet ne mâche pas son vigoureux réquisitoire, l’associant la prédatrice au « vampirisme », qui n’est donc pas réservé à la masculinité. C’est ainsi que fin 1979 se clôt l’aventure du MLF. Un autre avenir, inquiétant, se fait jour. C’est avec pertinence qu’elle note : « Tout se fige dans un face-à-face destructeur qui ouvre le règne des genres et du communautarisme sexuel »…
Cependant, si une aventure se disperse, d’autres mûrissent. Coïncidant avec la mort du grand père aimé, la publication de son premier livre en 1981, Un choix sans équivoque, chez Denoël, lui permet d’assoir une position d’autorité. Lors des rééditions, il s’adjugera un titre plus explicite : Les Relations amoureuses entre les femmes[1]. S’ensuivra une remarquable carrière d’essayiste et d’historienne, sur les femmes artistes, sur l’émancipation féminine...
Marie-Jo bonnet assume une position intellectuelle originale : en 1974, dans Adieu les rebelles ![2] Elle s’oppose au mariage pour tous, qu’elle analyse comme un échec de la contre-culture homosexuelle. De même elle s’oppose fermement aux mères porteuses, qu’elle prétend être le signe d’une nouvelle sujétion des femmes.
Egalement circonscrit dans le temps, le recueil de Geneviève Fraisse embrasse les années 1975 à 2011. L’on devine qu’il s’agit, entre ces deux dates, de rien moins qu’un changement d’ère. Notre philosophe de la pensée politique du féminisme livre là un ensemble profus d’articles et d’entretiens. Recommandons ce volume, intitulé La Fabrique du féminisme, publié pour la première fois en 2012, comme une introduction aisée, cependant roborative, à une œuvre solide, argumentée, touffue, qui se décline en plusieurs essais essentiels : Muses de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes[3],Les Femmes et leur histoire[4],À côté du genre, sexe et philosophie de l’égalité[5], ou, plus récemment : La Sexuation du monde, réflexions sur l’émancipation[6].
D’année en année les droits des femmes se sont consolidés. Droit de vote, droit de disposer d’un compte en banque en propre, droit de contraception et d’avortement, à ces acquis s’ajoutent la reconnaissance des sexualités et transsexualités, l’accession sans entraves aux études universitaires, la croissante intrusion parmi la vie et la représentation politique. Il s’agit bien d’une « révolution du féminin », telle que le souligne le titre de Camille Froidevaux-Metterie[7]. Que souhaiter de plus ? Il n’en reste pas moins que dans les faits l’égalité des sexes est à parfaire : combien de femmes meurent encre sous les coups de leurs conjoints, combien de viols, d’agressions et de harcèlements sexuels ? C’est à l’occasion de divers scandales[8] que la réalité se lève sous nos yeux. Loin d’être des faits divers, ils sont révélateurs, comme lors de l’affaire du prédateur sexuel Dominique Strauss-Kahn – nous ajouterions aujourd’hui le producteur Harvey Weinstein. Pouvoir politique et économique, voire artistique (à condition de pouvoir parler d’art à propos d’Hollywood), engendrent trop souvent des pulsions de dominations masculines à caractères sexuels violents. Quoiqu’il ne faille pas négliger les cas où les mêmes pouvoirs animent de semblables pulsions chez des femmes.
Plutôt que de « déclarer la guerre » aux hommes, qui d’ailleurs peuvent être complices de ce chemin vers l’égalité, il s’agit de dénoncer la « servitude volontaire » des femmes, pour reprendre le titre de La Boétie. Quant aux champs de guerre d’Irak et d’Afghanistan, avant même l’apparition de l’Etat islamique, Geneviève Fraisse sait en 2003 en quoi ils sont propices à bien des oppressions envers les femmes : « une fois parce qu’elles sont femmes et, conséquemment, plus exposées aux violences de guerre, notamment sexuelles, une seconde fois parce qu’elles sont des personnes civiles démunies de leur droits élémentaires de citoyennes, reléguées à la sphère domestique ». Quant à la question du voile islamique, elle ne semble que la frôler, non sans en deviner les tenants et aboutissants typiques de « la division sexuée du monde » : « Alors porter le voile intégral serait une forme d’émancipation ? Mais dans quelle dialectique dominante ? » Plus loin, justement polémique, elle note : « On utilise la charia pour conserver la différence des sexes sous une autorité symbolique ». Même s’il est loisible de discuter l’affirmation suivante : « On sait que tous les monothéismes fonctionnent de la même manière, du côté de la domination masculine ». En effet, si cette thèse est passablement vérifiable au cours de l’Histoire, rien à voir entre le Judaïsme, qui permet l’accession des femmes au rabbinat, le Christianisme, qui a des saintes, la Vierge Marie et des Docteures de l’Eglise (Hildegarde de Bingen, Sainte-Thérèse d’Avila), et la soumission totale et irréductible des femmes dans l’Islam, sans compter l’esclavage…
Au contraire de Marie-Jo Bonnet, Geneviève Fraisse s’affirme « hétérosexuelle » : « Or le choix de ma sexualité n’était pas le plus déterminant ni le plus radical dans ce que j’avais à produire de subversion pour ma génération », argue-t-elle avec pertinence.
La réflexion de l’essayiste sur le langage sexué, voire genré, reste éminemment précieuse. À l’égard de ce dernier concept, elle s’ouvre aux avancées de la recherche, en particulier scientifique, et n’est guère dogmatique : « il y a le biologique, le naturel, et il y a le social, le construit. Or cette opposition n’est qu’un modèle de pensée […] la biologie, à notre époque, ne cesse de s’enrichir de nouvelles connaissances quant aux processus de sexuation et d’identité sexuelle. » De même, ses recherches sur la notion de consentement, de toute évidence plus particulièrement dans le domaine sexuel, devraient être centrales parmi les débats qui nous agitent quant aux questions liés au viol, à la majorité sexuelle, quand il s’agit de savoir à partir de quel âge placer le curseur d’une relation sexuelle librement assumée avec un adulte.
Etrange ouvrage que celui de Roxane Gay - dont le titre n’a rien de programmatique, au sens apparent d’un rejet du féminisme - dans la mesure où il se proclame « roman ». Alors qu’il s’agit plutôt de fragments d’une autobiographie, de chroniques écrites le plus souvent sur un ton léger. On aurait tort pourtant d’écarter ce Bad feminist, qui au premier regard parait conspuer son objet dans une réaction machiste. Il est ainsi nommé parce que la modestie et la finesse de l’auteure lui interdit de revendiquer « un féminisme authentique censé dominer toute la gent féminine ».
Aussi ne prétend-elle à aucune doxa tyrannique, à aucune pureté dangereuse. Être féministe n’interdit pas d’aimer le sexe, lire le magazine Vogue, s’amuser à peindre ses ongles en rose, aimer la téléréalité ou les séries télévisées. Certes, elle fulmine à raison contre « le diktat de la beauté », « le langage désinvolte de la violence sexuelle », « la culture du viol », contre ces sénateurs qui parlent de « viol légitime » et de « don de Dieu », s’il en résulte la naissance d’une vie, contre l’usage par les rappeurs du mot « bitch » (salope) comme d’un signe de ponctuation », contre les rôles conventionnels attribués aux femmes dans les productions d’Hollywood. Elle met en avant, encore avec modestie, son travail acharné pour devenir une universitaire, d’origine haïtienne et colorée dans un monde de blancs, enseignant la communication technique et la rhétorique.
Qu’importe si l’on ne connait pas les séries, Girls, Girlfriends ou Hunger Games, qu’elle commente, mais elles sont symptomatiques à la fois de la pesanteur et de l’évolution des mentalités, quand les rôles subalternes sont confiés aux femmes et aux Noirs aux Etats-Unis, quand les traumatismes vécus par les personnages, y compris les viols, ne sont pas passés sous silence. Il s’agit de trouver dans les productions cinématographiques un espace, « une voix à laquelle s’identifier », où les femmes de couleur, Noires, Latinas, Indiennes, ou fort rondes comme notre auteure, puissent projeter une image plus positive, décomplexée, et plus active d’elles-mêmes, et ainsi pouvoir jouer un rôle plus valorisant dans la société. Le combat, qui n’a rien de revanchard ni dangereusement vindicatif - elle n’est pas le moins du monde une virago, comme la délirante Valerie Solanas qui publia en 1967 son SCUM manifesto, autrement dit « Manifeste pour la castration des mâles[9] » -, s’étend jusqu’aux homosexuels et transsexuels, digne d’être respectés dans leurs choix qui n’ont rien de tyranniques envers autrui, tous ceux réunis sous l’égide du vilain acronyme LGBT. Il ne semble pas à cet égard que Roxane Gay veuille imposer un politiquement correct qui poserait un masque trop flatteur sur les communautés et les individus, tout en interdisant la critique et la satire.
Le cheminement du volume est un peu erratique, passant par un souvenir d’une colo pour gros, à l’occasion de la lecture d’un livre intitulé Skinny, par un souvenir d’agression sexuelle éhontée par des camarades de collège, dont un garçon qu’elle s’imaginait aimer, viol qui contribua lourdement à déclencher une obésité compulsive. Cet évènement fondateur se retrouve dans Hunger, son dernier ouvrage, qui narre avec maints détails les liens entre son obésité et cet abject viol collectif dont à l'âge de 12 ans elle fut la victime. La thérapie est indubitable : « La lecture et l’écriture m’ont toujours tirée des moments les plus sombres de ma vie ». L'autobiographie d'une affamée de justice, de nourriture et d'amour, passant par des liaisons masculines et lesbiennes éphémères, est aussi nécessaire que poignante, jusqu'à ce qu'elle a apprenne à se réconcilier avec son corps.
De Roxane Gay encore recommandons un roman, Treize jours, « l’histoire d’une femme qui vivait un conte de fées qui prend fin lorsqu’elle est kidnappée » : récit enlevé de l’enlèvement de la fille d’un des hommes les plus riches d’Haïti. Le traumatisme du personnage central, Mireille Duval, qui est avocate aux Etats-Unis, est raconté à la première personne. Le ravisseur, qui se fait appeler « le commandant » ajoute à la cruauté ordinaire le viol. Pourtant, dit-elle, « Mon corps s’installait facilement dans l’esclavage ». Il faut cependant trouver une façon intérieure de résister : « Je ne voulais voir aucune preuve de l’existence d’un homme dans cet animal ». L’histoire n’est pas si insolite hélas, car le kidnapping lucratif est répandu en Haïti. Dépassant le fait divers, l’auteure narre le retour de Mireille auprès de son mari, installant un nouvel enjeu : comment peut-elle retrouver une intimité avec son mari ?
Son écriture de romancière est d’un réalisme noir quand celle de la chroniqueuse est allègre, incisive, sans lourdeur. Si son recueil d’essais féministe a reçu une volée de critiques dithyrambiques aux Etats-Unis, nous serons plus modérés, reconnaissant cependant qu’elle a un don sans pareil pour parler avec aisance et simplicité des questions d’égalités entre les sexes, de la façon dont sont injustement considérés ceux que l’on appelle outrageusement les minorités, qu’il s’agisse des femmes, des personnes de couleur ou des gays. C’est en mêlant étroitement à ses chroniques de nombreuses anecdotes et dévoilements autobiographiques qu’elle réussit à captiver son lecteur ; et, mieux encore, à l’attirer vers le bien-fondé de sa cause, peut-être plus que par un essai ambitieux, certes difficile à dépasser, à la manière du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.
Malgré l’amitié que leur attachement aux libertés nous permet de leur vouer, on peut garder un plus que rien de méfiance envers trop de féministes. Un étrange tropisme parcourt la pensée de nos auteures, du moins dans le cas de Marie-Jo Bonnet et surtout Geneviève Fraisse, qui alla jusqu’à être candidate sur la liste communiste aux élections européennes en 1999 : « Je crois que le Parti communiste a une responsabilité historique en tant que représentant de la tradition utopiste », dit-elle en 1995. Certes, mais pas au sens où nous entendons sa tradition totalitaire, lisant Marx[10], et consultant l’histoire génocidaire du communisme[11]. Associer le combat en faveur de la libération de la femme à cette erreur et horreur qui se prétendait libération des peuples, ne laisse pas de nous interroger sur les limites de l’intelligence humaine, y compris chez des essayistes aussi brillantes…
Mérou, marché de La-Couarde-sur-mer. Photo : T. Guinhut.
L’orwellisation sociétale :
regards appuyés sur les fausses nouvelles.
À l’occasion de la nouvelle traduction de
1984 d’Orwell.
George Orwell : 1984, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Josée Kamoun, Gallimard 384 p, 21 €.
Non content de harceler fiscalement ses concitoyens et de les laisser aux prises avec le harcèlement de la délinquance, de la racaille et de la criminalité, notre gouvernement, épaulé par un Parlement fidèle, légifère sur le harcèlement sexuel qu’il est impératif de réprimer. Cette dernière initiative sécuritaire pourrait être bienvenue, si les regards appuyés de l’Etat qui voit rouge et de la force publique stipendiée n’avaient la prétention de tout contrôler, pour le meilleur et pour le pire. Prétention orwellienne d’autant plus aberrante qu’il s’agit, au travers d’un non-dit Ministère de la Vérité, d’interdire les fausses nouvelles, ou les « fake news », comme le dit la vulgarité paresseuse de l’anglicisme. Sauf que ce « Big Brother is watching you » est fameusement borgne tant il ne voit ni ne veut voir la réalité des manipulations rhétoriques idéologiques et des quartiers entiers où toutes les paupières de l’Etat sont non seulement grand fermées, mais absentes, tant ils puent la sueur de la délinquance et de la charia, et tant ils exsudent leurs rumeurs et leurs crimes jusque dans nos villes et nos campagnes. Comme dans 1984, de George Orwell, l’on ferme les yeux sur les agissements du bas peuple, quand les radars de la surveillance généralisée, même si l’on n'en est pas encore aux extrémités du contrôle social chinois, obèrent la vitalité et la créativité de la population. Une nouvelle traduction de l’œuvre iconique de l’auteur anglais vient à point nommé pour user d’un regard appuyé sur la fausse et désastreuse nouvelle qu’est l’Etat[1].
La rumeur fut persistante : les regards appuyés allaient être pénalisés, sanctionnés par une amende d’au minimum 90 euros, jusqu’à 750 €, voire en cas de récidive ou de circonstances aggravantes (en réunion par exemple) jusqu’à 3000 euros. Le goujat sexiste « is watching you » ! Sauf que pas un instant l’expression « regard insistant » ou « regard appuyé » n’est explicite parmi le projet de loi présenté par Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat à l’égalité entre les femmes et les hommes, et Nicole Belloubet, ministre de la justice, pas plus dans le texte voté au Parlement le 1er août dernier et publiée le 5 août au Journal officiel, sanctionnant le harcèlement de rue, qui n’est cependant pas tout à fait le harcèlement sexuel. Il s’agit précisément de sanctionner les outrages sexistes. En d’autres termes, ceux imposant à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui, soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. Quels en sont les exemples concrets, sinon les sifflements, les poursuites, les quolibets, les invitations sexuelles vulgaires, voire, justement, les « regards appuyés », de ceux qui engendrent le malaise ?
On admirera le flou d’une telle disposition législative, devinant l’inapplicabilité de la loi, entre les insultes sexistes indubitables et les comportements plus ou moins discrets, entre obscénité et galanterie, selon la subjectivité de la victime ou prétendue victime. Actes et attitudes par ailleurs rarement susceptibles de flagrant délit devant les « télécrans » orwelliens de l’Etat, à moins de prendre modèle sur la Chine dont nous reparlerons.
Il y a deux versants à cette loi. L’un – et c’est justice – vise à réprimer la violence sexiste, l’autre instaure une surveillance généralisée des mœurs tout en enfonçant la victime, réelle ou supposée, dans un processus de victimisation a priori, qui n’est pas loin d’être sexiste. Il est entendu qu’elle ne saurait se défendre, ni pratiquer une saine indifférence, une revigorante ironie, voire un sport de combat.
Autre billevesée orwellienne, la loi votée le 4 juillet dernier prétend mettre en place un « tribunal » des « fake news » (puisque l’on s’obstine dans l’anglicisme qui signe la démission de la langue) publiées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Distingo byzantin, il s’agirait de batailler non contre les «fausses informations »,mais plutôt contre « la manipulation de l’information»,afin de ne pas pénaliser les propos humoristiques, satiriques ou diffusés par erreur sans intention de nuire. La pure intention de l’Etat et du législateur prétend permettre à la justice d’interdire la diffusion des fausses nouvelles en période d’élections nationales, de nature à biaiser ces dernières. Sauf que balancer une nouvelle qui n’est pas fausse au moment choisi et de concert médiatique peut avoir un effet délétère peut-être indu sur le destin d’un candidat présidentiel, François Fillon pour ne pas le nommer.
Qu’il soit candidat ou électeur, tout citoyen pourrait saisir un magistrat en demandant la suppression d'une publication. Ce dernier aurait 48 heures pour en interdire la diffusion, en vertu de l'absence d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable. Cependant, vérifier, séparer le vrai du faux, ne risque-t-il pas d’exiger bien plus de temps, sans compter la jugeote et la neutralité idéologique ? Où glisser la frontière entre un mensonge digne d’être rejeté et la censure d’une vérité déplaisante ? Où placer le curseur entre exigence salutaire de vérité et liberté de la presse d’une part et liberté d’expression d’autre part, y compris sur les réseaux sociaux ?
La commission des Affaires culturelles a ainsi défini une fausse information : « toute allégation ou imputation d'un fait dépourvue d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». Mais qu'est-ce qu'un élément vérifiable ?Le juge ne pourra par exemple statuer que si une fausse information est « diffusée de mauvaise foi, de manière artificielle ou automatisée et massive », c’est-à-dire si elle est le produit d’une stratégie délibérée. Voilà qui reste à prouver en sondant les reins et les cœurs, grâce aux neurologiques instruments d’un orwellien « Ministère de la Vérité ».
Il existe déjà un arsenal législatif contre les fausses informations : notre loi de 1881 sur la liberté de la presse. Il y est d’ores et déjà question de réprimer les « nouvelles fausses ». Voici l’article 27 de cette loi, modifié par une ordonnance en 2000 : « La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers, lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d'une amende de 45 000 euros. Les mêmes faits seront punis de 135 000 euros d'amende, lorsque la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi sera de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l'effort de guerre de la nation. »
En ce sens la loi nouvelle est tout aussi superfétatoire que caractéristique d’une dommageable propension à la suréaction immédiate et émotionnelle, de façon à donner l’impression que le Gouvernement et ses magistrats aux ordres savent veiller de leurs gros yeux et agir dans le sens de la vérité…
Gare aux manipulations de l’information, surtout si elles viennent de la méchante Russie, théorie du complot en tête, et non de la bande de Gaza… Gare aux fausses nouvelles, le regard appuyé des radars va flasher celles qui dépassent 80 km h pour renflouer en pure perte les caisses de l’Etat !
Quant aux « territoires perdus de la République », pour reprendre le titre d’Emmanuel Brenner[2], banlieues racailleuses et chariaisées, sachez bien que l’Etat n’ira pas y jeter un œil. D’ailleurs le viol et le voile se chargent d’y faire respecter les regards appuyés de la loi islamique, la vérité théocratique est y garante du désordre, les rugissants rodéos automobiles se rient des radars inexistants, quand la police s’y assure des pavés dans les pare-brises et des cocktails molotov entre les gencives, quand des couteaux notoirement déséquilibrés égorgent jour après jour le paisible citoyen. Ainsi l’Etat borgne veille d’un œil vif sur ses concitoyens corvéables à merci, et ferme grand sa paupière politiquement correcte sur les dissidentes zones de non-droit, pour employer son euphémisme coupable...
Autres regards appuyés : sachons que Facebook, grâce à ses inquisiteurs algorithmes, attribue à chacun de ses utilisateurs un score de fiabilité. On ne peut que s’interroger sur les critères sous-jacents, lorsque l’on sait qu’un fessier de Canova du Musée de Genève[3] s’est vu soumis à censure, assortie en la demeure une interdiction de commenter et de publier pendant 24 heures. « Fake news », puisqu’en Facebookie l’on anglicise, signifie pour la firme sociale une marque infamante au sein du réseau, que l’on peut craindre de voir disqualifier une réputation, y compris par ses utilisateurs mêmes, animés par le seul goût de nuire, ou en conformité avec un politiquement correct orienté et aseptisé, voire l’assaut concerté d’un mouvement idéologique. Il suffit, nous direz-vous, de fermer son compte et d’utiliser des réseaux sociaux apparemment plus soucieux de la protection des données et de la neutralité, tels Minds par exemple. À condition qu’ils échappent réellement à l’intrusion d’organismes étatiques, comme l’américaine NSA (National Security Agency), dont Edward Snowden révéla en 2013le programme de surveillance massif et les outrageuses capacités d’une illégale collecte d’informations.
La France n’offre pas une image brillante : elle n’est qu’à la neuvième place européenne parmi les pays les moins frappés par la cybercensure. De plus, si l’on excepte le blocage des pages encourageant au terrorisme (ou au jihad, il y aurait matière), d’après un site peut-être soumis à caution[4], notre charmant pays bloquerait 37 990 pages, elles qualifiées de « nationalistes », alors que la Turquie n’en compterait que 6 574 et la Russie du pourtant autocrate Poutine seulement 84…
Certes, l’on est loin de la Chine qui, grâce à d’omniprésentes caméras de surveillance et de reconnaissance faciale, sans oublier un pléthorique mixer à données globales (le « big-data », puis qu’il faut le barbariser ainsi), note son milliard quatre cents millions de concitoyens afin de les inclure ou exclure des bonnes grâces de l’Etat. Les comportements individuels, a fortiori de fonctionnaires et d’entreprises, sont non seulement évalués mais aboutissent à une attribution ou une ablation de droits, par le biais d’une batterie de crédits sociaux. Il n’est pas douteux que la criminalité, la corruption, la contrefaçon et autres délits écologiques, sanitaires et caetera, altèrent la société chinoise, mais déduire des achats via les cartes de crédits la moralité citoyenne des comportements pose un problème éthique et politique considérable, d’autant qu’en conséquence déjà la liberté d’achats en devient obérée. L’on peut être fiché pour avoir fumé dans le train, ce qui entraîne de ne plus pouvoir acheter de billet, et figurer sur une liste noire consultable sur Internet. Pire être taxé de « crime économique », de « crime par la pensée », pour reprendre une expression de l’auteur de 1984. Comme dans Rapport minoritaire de Philip K. Dick[5], l’Etat chinois pratique les arrestations préventives…
Ce qui pourrait être un outil efficace de lutte contre délinquance et crimes réels ne devrait être manié que sous l’égide d’une juste législation, et non d’un totalitarisme exponentiel et tatillon. Il est évident que le communisme chinois pratique à grande échelle (macroscopique au sens continental et démographique, et microscopique au sens neuronal) une orwellisation éhontée, quand un communisme hexagonal qui ne dit pas son nom avance à pas orwelliens feutrés.
1984, le roman-phare de George Orwell, est une de ces icônes qui paraissent intouchables. L’inertie de l’habitude nous faisait considérer que la traduction française d’Amélie Audiberti restait canonique. Josée Kamoun, émérite traductrice de Philip Roth, relève un défi : dépoussiérer un classique. Sauf un parti-pris peu orthodoxe, sinon saugrenu : pourquoi utiliser le présent de narration, alors que l’original est au prétérit, donc au passé ? Imaginons qu’il s’agit d’une hypotypose, cette figure de rhétorique descriptive qui vise à rendre plus saisissante une scène théâtrale. Sauf que le passé inscrit le récit dans une sorte de passé fondateur, dans un apologue dont la leçon politique ne se discute plus.
À moins de le lire en son anglaise authenticité, il faut admettre que le roman en ressort comme nettoyé, plus rugueux : l’on se sent encore plus pris dans l’étau d’une Angleterre qui n’en a jamais fini avec les bombardements du blitzkrieg, avec le rationnement et la crasse de la guerre. À la différence que le « sociang », socialisme anglais, est une brutale dictature, un précipité du fascisme hitlérien et du communisme soviétique, d’où la moustache de « Big Brother ». Cette expression n’est pas ici traduite, tant elle est devenue proverbiale et si peu juste serait l’expression « Grand frère », sujette à des interprétations inadéquates.
C’est surtout le vocabulaire du novlangue, opposé à l’« ancilangue », qui est nettoyé jusqu’à l’os, peut-être plus efficace. Le « newspeech » devient après le novlangue le « néoparler », ce qui lui donne une coloration enfantine et balbutiante bienvenue. De même « Minivrai » pour « Ministère de la vérité » qui était « Minitrue ». Il n’est pas sûr cependant que le « Liberté est servitude » soit judicieux pour « slavery ». Quant à préférer « Big Brother te regarde » pour plus de proximité, car le « you » anglais est ambigu sans un contexte explicite, au précédent « Big Brother vous regarde », c’est faire abstraction de la dimension collectiviste du totalitarisme.…
Le contraste entre les rares moments lumineux et lyriques, comme les rencontres amoureuses de Winston avec Julia, dans une clairière ou dans la chambre au-dessus de la brocante où se cache le télécran, et la terreur ordinaire qui sourd comme la sueur dont sont couverts nombre de personnages est rendu avec une glaçante prégnance. L’ironie rebelle de la jeune femme, hélas provisoire, brille de toute sa vanité devant la torture et la « vaporisation » des êtres. Le travail du héros, bientôt anti-héros, qui consiste à sans cesse réécrire l'histoire selon les injonctions officielles, lui promet son propre effacement mental…
Reste à savoir si en ranimant une lecture vieille de quelques décennies, le lecteur n’a pas faussement cru que cette nouvelle traduction permettait une révélation. La morale en serait plutôt que quelque soit le talent des traducteurs, certes doués de compétence réelle, un roman comme 1984 résiste infiniment, garde la noirceur de son monde et la verdeur de son action. Revenons à la précédente traduction. De surcroit, les expressions orwelliennes se sont tellement cristallisées dans la langue française que toucher au « Ministère de la vérité », au « novlangue », parait une trahison.
L’apologue politique anti-utopique, mieux que toutes les fantasy matinées de science-fiction, est terriblement proche des expériences totalitaires nazies et surtout communistes, en même temps que des actualités et des potentialités de notre présent. Il reste un indépassable avertisseur ; à moins de le considérer comme un manuel : l’on saura comment briser l’individualisme, comme annihiler l’amour entre les êtres au profit de l’ultime et glaçant : « La lutte était terminée, il avait remporté la victoire sur lui-même.Il aimait Big Brother »…
Il faut cependant prendre garde à cet olibrius anti-utopien[6], qui s’isola de manière anti-sociale sur l’île écossaise de Jura pour écrire son manuel de surveillance. L’impertinent auteur de La Ferme des animaux ne prétendait-il pas jouer un irrespectueux tour de cochon sans se préoccuper de la sensibilité des thuriféraires de l’espérance stalinienne du Parti Communiste Français, ni des fidèles d’une religion alternative ? Présomptueux, il laissait traîner un œil trop perspicace sur le regard appuyé et le ministère des vérités officielles pour être laissé sans surveillance. D’ailleurs il serait bon que les associations de défense des minorités, des LGBT, comme le clinquant et déshumanisant acronyme les appelle, que les polices de la pensée, jettent un œil noir sur cet écrivaillon anglais : il fut en effet passablement homophobe, traitant de « tapette » ceux qu’il n’aimait guère, sans omettre que son féminisme fût un peu mou du genou. Ces « mentocrimes » vaudraient bien un déboulonnage de statue, non ?
Eléa Baucheron et Diane Routex : Le Musée des scandales. L’art qui fâche,
Gründ, 176 p, 24,97 €.
Malheur au média par qui aucun scandale n’arrive. Ne court il pas le risque de se voir négligé, boudé par son lectorat, promis au marais de l’indifférence ? Il s’agit bien là d’un renversement des valeurs, alors que Jésus clamait : « Malheur à celui par qui le scandale arrive » ! Car, « s’il est nécessaire qu’arrivent des scandales[1] », mieux valait que le vice ou le péché restât privé, offert au secret de la confession, plutôt qu’étalé sur la place publique où il risquait de semer le désordre, comme si se décrochait la cloche de l’église pour sonner le malheureux… D’où la nécessité d’une réflexion sur l’évolution de la notion de scandale. Or l’historien se découvre soudain un sujet digne de son clavier, en la personne de Jean-Claude Bologne, qui étale avec une saine impudeur sa roborative Histoire du scandale ; tandis qu’Eléa Baucheron et Diane Routex s’acoquinent avec « l’art qui fâche » en faisant défiler un piquant Musée des scandales. Autrefois huile enflammée des mœurs, le scandale n’est-il pas devenu l’huile sainte des médias, le miel de l’art contemporain, à moins qu’il ne soit déjà rance et avarié ?
Un ministre socialiste du budget qui pratique la fraude et l’exil fiscal (quoique cela dissimule un plus grand scandale, celui de l’enfer fiscal[2]), un favori du prince qui s’adjuge indument des pouvoirs de police et de tabassage, des prières de rue (où se trouve le scandale, dans les faits, ou dans le silence qui voile le scandale ?), un chômage qui ne baisse pas alors que des pays voisins jouissent du plein emploi, on userait salive et clavier à énumérer les motifs de scandale. Cependant, comme en une déclaration d’intention, Jean-Claude Bologne montre que l’indignation à l’occasion d’une révélation scandaleuse « permet d’innover, de dépasser des valeurs désuètes ou, au contraire, de consolider des normes dont la transgression soulève un tollé général ». Ainsi les deux facettes, positives et négatives, du phénomène participent des évolutions et des soubassements moraux de nos sociétés.
Aujourd’hui, comme le souligne notre prolifique historien[3], « chaque journal télévisé déballe quotidiennement son lot de scandales sanitaires, alimentaires, écologiques, financiers, politiques, judiciaires ». Les médias s’en nourrissent, appâtent et captivent ainsi lecteurs et spectateurs. D’autant que l’universel média, internet pour ne pas le nommer, permet de contourner les normes et les interdictions locales et nationales en affichant, si le curieux le veut, un festival de croix gammées, une exposition de cadavres humains dans une galerie, les exécutions de l’Etat islamique, sans compter les informations et images manipulées pour le bien de la cause et le mal de la pensée. Aussi, aux législations, doit s’ajouter, voire se substituer le jugement individuel, en toute connaissance de cause ; au service duquel la réflexion et les comparaisons de l’historien sont ardemment nécessaires.
L’essai de Jean-Claude Bologne a l’insigne mérite de ne pas se limiter, comme attendu pour un ouvrage d’historien, à une liste chronologique et commentée. Classées par types et familles idéologiques, les scandales sont bientôt problématisés, analysés dans leur fonction de signal des mentalités et des interdits, autant que de dépassement. En ce sens, ils sont nécessaires aux évolutions et au bien-être de nos sociétés. Plus de scandales ? Alors ils seraient enfouis sous le non-dit, le mensonge, caractéristiques des régimes totalitaires ; ou arasés par le relativisme, l’indifférence morale…
Après celui, originel, d’Eve et du serpent, Jésus n’est-il pas un scandale ? Chassant les marchands du temple, accueillant une prostituée, se prétendant fils de Dieu… Ce pourquoi son malheur fut d’être crucifié. Peine scandaleuse, réservée aux esclaves, impossible pour un dieu ! Superstition, hérésie, libertinage, la liste est longue des péchés qui éclatent au grand jour de la chrétienté menacée. « C’est le créateur ou le tentateur qui place sur le chemin de l’homme la pierre sur laquelle il trébuche ».
Les Grecs honnissent les actions et paroles impies qui peuvent faire choir le châtiment sur la cité ; il en est de même pour l’hubris, qui est à la fois orgueil et démesure. Combien de tragédies ont pour cause des scandales! Alors que Socrate et Diogène[4] délivrent leur enseignement philosophique à coups de paroles scandaleuses. Comme Caïn tua son frère Abel, Romulus tua Rémus. Ce sont scandales originels, préludes à de longues listes, parmi lesquelles Catilina figure en bonne place dans les écrits de Cicéron. Rome, tout au long de sa République et de son Empire, est pétrie de scandales, qu’ils s’appellent Antoine et Cléopâtre, Néron ou Caligula.
Dans l’Occident chrétien apparaissent de nouvelles catégories : scandale actif ou passif, il faut alors tenir compte de l’intention pour statuer sur l’éventuel châtiment. Ainsi « l’Eglise s’est longtemps enfermée dans cette logique, considérant que le scandale actif de prêtres pédophiles ne devait pas être dénoncé publiquement, car cela aurait entraîné un scandale passif : la défiance de la communauté vis-à-vis de ses pasteurs ». Une oreille moderne ne l’entend pas ainsi et préfère appliquer le code pénal. Le Pape François, en 2015, a d’ailleurs mis fin à cette « argutie canonique ».
Cependant des fils conducteurs traversent les siècles. Avec Christine de Pisan, Jeanne d’Arc fait partie des « femmes scandaleuses », choquant surtout par ses habits masculins. Fut-elle l’ancêtre des femen ? Qu’elles furent suffragettes anglaises ou résistantes au voile aujourd’hui, elles sont encore scandaleuses. Mais lorsqu’elles agissent au nom de la liberté et des valeurs occidentales, elles sont conspuées, emprisonnées et exécutées au nom d’une théocratie barbare et totalitaire. Ce pourquoi il est nécessaire de savoir au nom de quelles valeurs le scandale bruit sur la terre.
Voltaire est un jalon d’importance. De l’affaire Calas à celle du chevalier de La Barre, ce n’est plus le scandale du catholicisme bafoué qui a droit de cité, mais celui d’une injustice effroyable : il s’agit du « retournement du scandale contre celui qui l’a dénoncé ». Bientôt « la Révolution française et l’expansion de la presse entreront pour beaucoup dans le passage du scandale à l’affaire ».
D’abord religieux et sacré, le scandale devient politique, judiciaire, plus tardivement écologique, au gré de la pente des mentalités. Ce qui « heurte la raison, la morale ou la foi » est tour à tour scandale diabolique, divin, et surtout humain. Désormais ce dernier choque comme choquaient l’idole et le blasphème, quoiqu’il s’agisse de « laïcisation du scandale ». Sacralisation du peuple, de l’art, de l’argent, de la nature, de l’enfant, voilà que l’évolution des mœurs permet l’éclosion d’inédites pépites scandaleuses. Aux nouvelles valeurs répondent de nouvelles transgressions dignes de l’étonnement et de la vindicte publique. Quoique vouloir dénoncer le scandale de l’esclavage puisse amener à vouloir déboulonner des statues de Confédérés aux Etats-Unis, ou celle de Colbert qui participa à l’écriture du Code noir. En ce sens brûler d’éradiquer des pans de l’Histoire apparait bien comme une scandaleuse pulsion totalitaire.
En conséquence, nous direz-vous, où est le scandale? Dans les Plantes Génétiquement Modifiées, où dans l’obscurantisme des faucheurs ? Dans les emplois familiaux et plus ou moins fictifs facturés par un Député (parmi bien d’autres et alors qu’il s’agissait d’un problème moral et non d’une illégalité) ou dans l’injuste éviction d’un candidat aux élections présidentielles ? Pour rappel, il est rapidement question des affaires qui furent des pierres d’achoppement pour le pouvoir, de l’affaire Urba sous Mitterrand à celles affectant, avec plus ou moins d’efficacité, Dominique Strauss-Khann, ou Hillary Clinton. Faut-il compter parmi les scandales la loi Pleven qui permet à des associations de se porter partie civile en justice pour défendre des intérêts plus ou moins idéologiques ? Ce ne sont que quelques-unes des allusions placées çà et là par notre historien, mais d’autant plus éclairantes, parmi un essai toujours documenté et toujours passionnant. Il a le mérite insigne, malgré quelques négligeables approximations (sur le Contre les Chrétiens de Celse prétendument perdu et sur une relation de cause à effet entre le politiquement correct et le terrorisme à expliciter) de nous interroger sur l’évolution de nos valeurs et de nos émotions, pas toujours alliées à la raison et à la connaissance. Car les « stratégies de scandalisation », des journaux à scandales aux leviers politiques, risquent fort à la fois de rater leur but tant ils se succèdent et de naufrager l’intelligence de ceux qui les suivent de la manière la plus grégaire.
Reste que « le paradoxe entre l’universalisme et le communautarisme est un défi du monde de demain ». En effet leurs sens du scandale peuvent-être radicalement opposés. Les caricatures de Mahomet et l’attentat contre Charlie Hebdo en sont un exemple frappant. Il nous faut sans nul doute apprendre à supporter avec paix, voire humour, que qui que ce soit scandalise notre sacré, laïc ou religieux. Les mots ne sont que des scandales mineurs où l’on doit pouvoir rire de tout[5], quand l’incitation au meurtre, qu’il s’agisse de rap ou de sourate, est un scandale majeur, seul punissable au regard de la loi.
Ainsi, plus largement, la littérature, à laquelle Jean-Claude Bologne fait trop peu allusion, dit l’indicible, raconte l’irracontable, soulève les loups de l’humanité. Du Tartuffe de Molière aux Verset sataniques de Rushdie, l’hypocrisie et le dogmatisme aveugle des religions se voient exhibées. Ouvrons alors Ces Livres qui ont fait scandale[6] pour croiser comment le Parti Communiste accueillit avec horreur le J’ai choisi la liberté de Kravchenko, comment le puritanisme anglo-saxon apprécia Lolita de Nabokov. Il est est à craindre qu’aujourd’hui, malgré sa langue somptueuse et ses stratégies narratives retorses, ce dernier roman croulerait encore plus sous la vindicte du spectre de la pédophilie.
Jean-Claude Bologne a beau jeu de consacrer l’un de ses derniers chapitres à l’art. Le scandale, entre les yeux ouverts sur ce que l’on ne veut pas voir en peinture et la sortie du formalisme et de l’académisme, tant en musique qu’en peinture, emprunte une « fonction de créativité ». Au-delà de la bataille d’Hernani en 1830 et du Sacre du printemps de Stravinsky en 1913, l’urinoir de Duchamp casse l’art en deux : sa sacralité n’est plus que dans le regard fortuit d’un spectateur qui l’élève à une dimension muséale incongrue. La représentation du Christ cependant reste au long des siècles un indicateur précieux. Les nus musculeux de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine durent voir leurs parties génitales recouvertes par des linges, ce qui valut au peintre de la pudeur le surnom de « Braghettone ». Trop de sang, de chairs tuméfiés heurtèrent les fidèles de la crucifixion. Aujourd’hui encore, quoiqu’intelligemment défendue par des ecclésiastiques qui y virent la réactivation de la conscience du scandale de la croix, l’œuvre photographique « Piss Christ[7] » de Serrano fit bouillir ceux qui crurent se sentir arrosés.
L’art ne fut-il pas toujours scandaleux ? Menacé par son éventuel statut d’idole, par la querelle byzantine des iconoclastes, pire, par l’interdit absolu de la représentation humaine et divine qu’exige l’Islam, il réclame toujours son statut légitime d’éveil des consciences, de nouveauté piquante et de prurit des scléroses. À ce compte, la censure ne désarme pas, comme témoigne le providentiel volume concocté par Emmanuel Pierrat : 100 œuvres d'art censurées[8].
Aujourd’hui l’art contemporain, à force de scandales, voit son pouvoir de scandale s’émousser. Lui qui se scandalise encore de voir s’exhiber la ringarde peinture, semble devenir un dinosaure affaissé, dont les viandes sèches s’évaporent sur la route de l’Histoire de l’art. À tel point que l’on puisse se demander si l’art contemporain est encore de l’art, s’il n’est plus qu’un ersatz, une pincée obligée de provocation sénescente dans l’espace vide des lieux d’exposition parsemés de tas, d’objets ruinés, de bidules empruntés à l’électroménager et à la voirie, le tout enveloppé d’un concert pompeux de concepts questionnant tautologiquement la légitimité de l’art et arborant un engagement politique et anticapitaliste suiviste et creux…
Un complément judicieux à l’ouvrage informé de Jean-Claude Bologne se présente sous la forme d’un livre d’art, qui aurait pu choisir d’être un catalogue chronologique, mais a préféré jouer la carte du thématisme : « Sacrilège, Politiquement correct, Scandales sexuels et Transgression artistiques », se succèdent avec plus ou moins d’adresse, dans l’album conçu à quatre mains par Eléa Baucheron et Diane Routex, intitulé Le Musée des scandales.
Fort soignées, les reproductions indispensables, de tableaux, sculptures et autres installations, ne manquent pas à l’appel, depuis la Renaissance jusqu’au plus urgent contemporain. Certes l’on pourra regretter que la pliure du volume affecte hypocritement le point stratégique de La Maja desnuda de Goya. Et si l’album est fait pour aguicher la narine de l’acquéreur par l’effluve du scandale, tout en présentant des œuvres parfois méconnues (Auguste Préault ou Paul Chevanard au XIX° siècle), il répond bien à son objectif : cataloguer les occurrences, en montrant combien les pouvoirs du christianisme, du politique et des minorités sont fort chatouilleux, et bien souvent le plus ridiculement du monde.
Les analyses jointes à chacune des œuvres présentées sont un peu minimalistes. Suffisantes pour un ouvrage d’initiation et grand public, elles ne laissent pas d’être lacunaires si l’on désire se plonger dans des problématiques esthétiques, historiques, sociologiques et métaphysiques inévitablement afférentes aux plus réussies des productions ici exposées, forcément inégales, comme dans toute anthologie, forcément soumises à des choix parfois discutables. Il faudra également pardonner une désastreuse coquille, qui fait Staline accéder au Pouvoir en « 1934 », alors qu’il s’agit de 1924 (ce à propos de Malevitch).
Evidemment ce sont les corps et la sexualité qui posent d’abord problème. Trop réalistes ou trop esthétisés, ils exhibent la finitude, la dégradation de l’homme, fût-il pape, comme lors du portrait d’Innocent X par Velasquez, mais aussi le soupçon du pouvoir d’Eros, comme lorsque le Saint Sébastien de Fra Bartolomeo suggère de coupables désirs à une pénitente. Bien que mystique, le « long dard en or » brandi par un ange vers les entrailles de Sainte-Thérèse sculptée dans le marbre blanc par Le Bernin permet aux prudes de faire flèche de toute indignation.
L’indignation sociale et politique de l’artiste, qu’il s’agisse des satiriques Caprices de Goya ou de la poire figurant Louis Philippe sous le trait de Daumier, s’attire la colère et la censure des pouvoirs en place. L’on se doute qu’être aujourd’hui un plasticien chinois, comme Ai Weiwei, dont l’épouse exhibe sa culotte sous le portrait de Mao, n’est pas de tout repos…
Ne sapons pas le moral des troupes par un tableau de soldats morts dans la boue des tranchées, ne prenons pas le risque de figurer parmi les « Artistes dégénérés », exhibés par les suppôts d’Hitler dans l’Allemagne nazis, gardons-nous bien d’offenser les minorités, les enfants, les femmes, les noirs, les homosexuels, les transgenres, les animaux, ad nauseam… C’est ainsi que la liberté de l’art, la créativité se dessèchent comme peau de chagrin.
Faut-il classer la peinture d’Artemisia Gentileschi parmi les scandales sexuels, pénaux, féministes ? Se représentant d’une manière splendide et hyperréaliste, en 1620, sous les traits de l’héroïne biblique Judith décapitant un Holopherne qui exhibe le visage stupéfait de son violeur, elle crie justice avec d’implacables giclures de sang.
La désacralisation de l’art, dégradé par la banalité de ses sujets, de ses techniques et de ses matériaux, émeut également les puristes. Vidéos et photographies floues, Merde d’artiste par Manzoni, coulures brutales de Jackson Pollock, colonnes tronquées noires et blanches de Buren : à partir de quel moment l’art se suicide-t-il[9] ? L’on ne sait plus si c’est de l’art ou du cochon, selon le calembour consacré, lorsqu’en 2010 Wim Delvoye (l’auteur de la « machine à caca ») tatoue des porcs dont la peau tannée sera encadrée, ce qui fait couiner les défenseurs des animaux. On regrette qu’il n’ait pas songé à leur tatouer une sourate du Coran pour l’offrir à la vénération de La Mecque. Un homme également tatoué par ses soins dévouera sa peau post mortem à l’exposition. « Bizarrement les choqués du cochon ne se sont pas offusqués », ironisent notre duo de commentateurs…
Alors que nombres d’artistes ne prétendent ni ne savent devoir susciter l’ire des spectateurs, comme Véronèse posant un chien sur le devant de La Cène, ou un japonais qui se voit reprocher de prétendus faux billets, les plus contemporains en font profession. Le scandale est la condition sine qua non de leur protestation, de leur notoriété et de leur portefeuille.
Se targuer d’être celui par qui le scandale arrive ne suffit évidemment pas à la qualité d’une œuvre d’art. Aux côtés de Damien Hirst, dont les crânes constellés de diamants ou de mouches noires sont de fabuleux memento mori, Maurizio Cattelan, si décrié, restera pourtant l’un des plus profonds plasticiens du contemporain. En 2001, Him défraie la chronique, surtout lorsqu’il est exposé à Varsovie en 2012, où le souvenir des exactions nazies contre les Juifs reste prégnant : il s’agit en effet d’un Hitler de cire et en costume de ville, agenouillé, les mains jointes. Outre que la photographie en noir et blanc ne rend que peu justice à l’œuvre (il en existe en couleur dans une chapelle), le commentaire ne glose guère sur la question de la culpabilité, du pardon, de l’imprescriptible, sur l’époustouflante dimension historique et métaphysique de l’œuvre. Du même, en couverture, La Nona Ora : le pape Jean Paul II s’écroule sur fond rouge, abattu par une météorite. C’est encore en la catholique Varsovie que l’esclandre prit des proportions délirantes. Alors que, dans la tradition du « Christ au outrages », un pape n’est plus qu’un homme, usé, frappé, définitivement mortel. En son esthétique simplicité, l’œuvre questionne l’infaillibilité papale, la volonté divine, le hasard cosmique, et ce doute que tout vrai Chrétien doit avoir éprouvé, comme Jésus sur la croix…
A contrario du mensonge et de la manipulation, rien de plus beau qu’une vérité scandaleuse. Ne dénonce-t-elle pas le scandale fondamental : celui de l’ignorance, pire, de l’ignorance militante, de l’obscurantisme et du mensonge érigé en loi ? Quand l’opinion, la doxa, la morale, la bien-pensance s’émeuvent, le scandale n’est pas loin, nuisible ou utile. Il est la pierre d’achoppement, selon l’étymologie latine ecclésiastique et a fortiori grecque, sur laquelle butent et se blessent l’habitude et les conventions. L’humanité et la vertu se heurtent cependant au scandale fondamental : la gravité du péché, le mal. Du nazisme à l’islamisme en passant par le communisme, l’Histoire du mal se pourlèche de scandales. Ainsi, autant la vertu que le vice, le délit, le crime et la tyrannie, peuvent être de scandaleux monstres dont la cloche résonne sur la terre et sur l’air des médias, fendant les cranes mieux que tout verbe, toute peinture, si scandaleux soient-ils. Que la prudence de la raison nous préserve des émotions trop scandaleuses !
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elizabeth Luc, Les Belles Lettres, 2023, 608 p, 23,90 €.
Ayn Rand : La Source vive
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion, Plon, 2018, 696 p, 26,50 €.
Ayn Rand : La Grève,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Bastide-Foltz,
Les Belles Lettres, 2017, 1168 p, 29,50 € ; format poche : 1336 p, 19 €.
Ayn Rand : Hymne, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Catherine Bonneville,
Les Belles Lettres, 2023, 112 p, 9,90 €.
« Vade retro satanas ! », s’exclame le lecteur français, lecteur antilibéral et paresseux. Voici en effet une auteure qu’il ne faut surtout pas lire, tant elle est l’iconique romancière du libéralisme économique et politique le plus débridé. Qu’il ne faut pas ranger dans les bataillons des femmes écrivaines, telles qu’en réclament nos féministes, mais pourtant aux côtés de Mary Shelley, Emily Dickinson, Simone de Beauvoir, Murasaki Shikibu ! Ayn Rand (1905-1982), née à Saint-Petersbourg, a eu l’intelligence de fuir la révolution bolchevique pour rejoindre les Etats-Unis d’Amérique. Elle y fera naître un héros qui soulève le globe en son Atlas shrugged, étrangement traduit chez nous par La Grève ; quoiqu’il fût précédé par l'héroïne de Nous les vivants, puis par celui de The Fontainhead, autrement dit, La Source vive. Tous les héros d'Ayn Rand, romancière de l'Hymne libéral, luttent contre les tyrannies politiques et économiques.
Chantre du libéralisme politique et économique, l’Américaine Ayn Rand, romancière et philosophe, avait une connaissance chevillée au corps de son contraire : le communisme. En effet, née en 1905 à Saint-Pétersbourg, elle vécut la révolution bolchevique de plein fouet, avant de pouvoir s’échapper vers des cieux plus cléments.
En quelque sorte roman d’une autobiographie intellectuelle, mais dans le cadre d’une fiction, Nous les vivants présente une héroïne courageuse et entreprenante, confrontée à la dictature collectiviste, dans un duel inégal : « l’Homme versus l’Etat ». La valeur de la vie humaine est sans cesse réaffirmée par les personnages les plus sensés, y compris ceux envoyés en Sibérie pour y être emprisonnés, pour y mourir. L’on a compris qu’au-delà de ce cadre historique, l’auteur fonde un apologue efficace à l’encontre de toute tyrannie. Comment vivre en dépit de la tyrannie ? Le tableau de la société communiste par Ayn Rand devrait servir d’avertissement à toute conscience politique.
Dans la Russie soviétique des années 1920, peut-on dire encore « Nous les vivants » ? Après cinq ans d’exil en Crimée, une jeune fille, Kira Argounova, revient avec sa famille spoliée au nom du peuple, à ce qui est devenu Petrograd, puis Leningrad. Personnalité insolite, presque masculine, elle étudie pour devenir ingénieure. Mais dans le « conseil des étudiants », un membre du parti communiste prétend que « la science est une arme de la lutte des classes ». Pour le moment, il regarde les autres « avec une tolérance mortelle »…
Celle qui rêve de construire « un gratte-ciel en verre » est confronté à deux jeunes hommes forts troublants : l’un, Andrei, un communiste fort rouge, Léo, un aristocrate étrange et fascinant. Une tentative de fuir le pays par bateau avec Léo se solde par un échec. Heureusement ils bénéficient de la protection d’Andrei et de son supérieur Pavel. Jusqu’à quand ?
Un sens du réalisme aigu anime les péripéties dramatiques ; le tableau de société ne cache rien de la pauvreté sordide, du froid, de la bêtise de l’idéologie prolétarienne, de la violence totalitaire. Il faut être membre du parti pour tirer quelques bénéfices du régime, « l’automédication politique » est obligatoire, l’on travaille dans des administrations propagandistes et pléthoriques « pour le rapprochement de la ville et de la campagne », alors que règne la « pénurie de blé ». Les volontés sont brisées. Car « L’Etat soviétique ne reconnaît aucune vie à part celle de toute une classe sociale ». Cependant Kira sait affirmer : « quiconque place sa plus haute conviction au-dessus du plus haut de lui-même n’a pas grande estime pour lui-même et pour sa vie ». L’épuration des socialement indésirables frappe Kira et Léo. Le trio amoureux n’est pas en faveur de Léo, enrichi par le marché noir, tombé dans l’alcoolisme, alors qu’Andrei soutient jusqu’au bout Kira, tout en reniant son engament politique au péril de sa vie. Nous laisserons le lecteur découvrir la fin tragique et blanche de l’héroïne…
La fresque est constamment palpitante et pathétique, émouvante, alors que la satire mordante accuse les thuriféraires du « matérialisme historique », la servitude volontaire d’une cohorte de fonctionnaires, de policiers, de commissaires du peuple, d’employés zélés et finalement opprimés. Si Nous les vivants eut très vite un beau succès, la critique américaine lui reprocha son antisoviétisme. Un comble !
Ayn Rand n’a pas en France l’immense réputation qu’elle mérite et dont elle bénéficie aux Etats-Unis. Ses détracteurs parleront de romans à thèse. Certes, mais ce serait réducteur tant la vigueur romanesque ne faillit jamais ; alors que ce premier opus, publié en 1936, permet de reconstituer la trilogie, qui se développe avec une puissance croissante, de La Source vive à La Grève, romans d’un architecte puis d’un trio d’entrepreneurs des chemins de fer.
Deux architectes sont au cœur des enjeux de ce grand roman de l’architecture et de l’individualisme américain qu’est La Source vive. Loin de se contenter de confrontations et controverses sur l’art de bâtir au XX° siècle, il s’agit plus largement de deux conceptions antagonistes de la société : « pour préciser sa pensée, rien de mieux que le contraste, la comparaison », professe Tohey en prétendant disséquer les deux protagonistes, mais au bénéfice du plus médiocre.
Tous deux fréquentent une prestigieuse école d’architecture. Howard Roark, novateur sûr de lui et sans concession, s’en fait éjecter. Peter Keating incarne au contraire l’ambition sociale et un talent parfaitement conventionnel, prêt à tous les compromis avec les goûts et les clichés de son temps : les années trente aux Etats-Unis. Qu’il construise des magasins, des villas ou de prestigieux buildings, son style reste historiciste et friand de décors néoclassiques et de grecs ornements. Il devra son succès à son entregent, à son conformisme, voire aux coups de crayons salvateurs de la main d’Howard Roark. Ce pourquoi il sera pétri de ressentiment à son égard. Il deviendra l’associé du puissant Francon, dont il épousera la fille : la splendide Dominique, un caractère fier et complexe, qui, journaliste cinglante, écrit : « Howard Roark est le marquis de Sade de l’architecture ». Mais en son for intérieur, elle éprouve une admiration émue et transcendante pour ce dernier : « L’œuvre créée expliquait celui qui l’avait conçue, celui qui, en imprimant sa forme à l’acier, s’exprimait lui-même, se livrant à elle qui admirait cette œuvre et qui la comprenait ».
Cependant, l’héroïne, amoureuse en secret d’Howard Roark, vit avec lui une liaison cachée, tissée d’amour et de haine. Mais faute de lui accorder sa confiance amoureuse, elle se marie en toute froideur avec Keating puis le quitte pour épouser Gail Wynand, un patron de presse carnassier dont les démagogues journaux flattent les modes et les bassesses du public. Quoique ce dernier personnage se révèle un être plus authentique qu’il n’y parait, au point de commander une maison qu’il veut originale à Howward Roark. Sans l’ombre de la moindre niaiserie, l’intrigue sentimentale hausse le couple antagoniste et cependant intellectuellement et splendidement uni, à la hauteur philosophique que réclame cette épopée de l’économie, de la société et de l’art américains.
Le narrateur omniscient alterne les regards sur ses personnages. Et si, parfois, l’incontestable et discret héros, Howard Roark, parait en retrait, oublié par les commanditaires, méprisé par les médias, il n’en est pas moins l’âme romanesque du récit, dont le triomphe, malgré les périodes de solitude et de misère, n’en sera que plus sûr : il procédera en effet « à l’érection du plus grand gratte-ciel du monde ». Une technique époustouflante, à la lisière du roman balzacien, permet à la romancière de conduire son lecteur parmi les arcanes de la psychologie de ses personnages, sans oublier l’abondance des péripéties et un suspense habilement maîtrisé.
Au rebours de cette ode à l’individualisme, à la valeur du travail et à la certitude de l’art, l’intellectuel charismatique et démagogue Ellworth M. Tohey représente la soumission à un égalitarisme et un collectivisme séduisants, cependant délétères. Ce que rejette Howard Roark : « Le besoin le plus profond du créateur est l’indépendance […] L’altruisme est cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres et qu’il place les autres au-dessus de soi-même. Or aucun homme ne peut vivre pour un autre […] On a enseigné à l’homme que la plus haute vertu n’était pas de créer, mais de donner »… On se rappelle à cet égard qu’Ayn Rand a écrit un essai : La Vertu d’égoïsme[1]. Si à ces thèses, plus judicieuses que le voudrait croire la doxa, il est permis de ne pas adhérer, on sera néanmoins impressionné par les qualités de fresquiste aux vastes perspectives, aux fourmillements de détails, dont la romancière use avec puissance et brio.
Mais loin de se contenter d’une saga aux objectifs strictement réalistes, notre romancière frôle l’utopie. Non pas une utopie irrattrapable et penchant vers l’anti-utopie du communisme bien sûr, mais celle d’un monde et de personnalités irrigués par l’art, comme le formule à part soi Howard Roark : « Il y a donc un langage commun de la pensée et de l’ouïe… Sont-ce les mathématiques ? Cette discipline de la raison. La musique n’est que mathématiques… et l’architecture… n’est-ce pas la musique de la pierre ? »
Le roman de formation des protagonistes, roman de société d’une Amérique en expansion, est de toute évidence un exercice d’admiration pour Howard Roark, cet homme d’exception, qui est un avatar de John Galt, le héros de La Grève. Si l’on n’en était pas déjà convaincu, Ayn Rand confirme bien avec La Source vive, paru en 1943, qu’elle est une indispensable grande dame des lettres américaines, trop méconnue en France. Pourtant il ne s’agissait là que d’un prélude.
Comment pourrions-nous ignorer un ouvrage qui, depuis sa parution en 1957, serait aux Etats-Unis le plus lu après la Bible ? La vaste fresque romanesque de La Grève, fresque tout à la fois individuelle, collective, économique et politique fascine les Etats-Unis et tous les amants de la liberté et du mérite. Au long cours de ce livre-phare en faveur du libéralisme politique et économique, l’intrigue tourne d’abord autour des difficultés d’une entreprise de chemins de fer à s’approvisionner en rails de bonne qualité. Dagny Taggart est une femme patron qui s’adresse à un roi de l’acier, Hank Roarden, impénitent travailleur qui invente un matériau plus résistant. Elle deviendra son amante, après d’Anconia, richissime magnat du cuivre, et avant John Galt. Ils sont, avec elles, des personnalités énergiques, des créateurs inventifs, en conflit avec cette plaintive et socialiste idéologie du besoin qui vient remplacer créativité, compétitivité et mérite.
La satire de la tyrannie exercée par la pusillanimité des médiocres, des syndicats, des fonctionnaires d’Etat et des capitalistes de connivence, qui renoncent à faire jouer la concurrence au détriment de qui que ce soit, est sévère. La jalousie d’une population qui attend les faveurs de l’Etat est ainsi le ressort de cette déliquescence du progrès et de l’économie qui va de pair avec un étatisme grandissant. On vote une « loi anti trust sur l’égalité des chances », on pratique « le service public, non le profit » et le principe de précaution. Sans surprise, tout cela entraîne un appauvrissement généralisé. Pourtant, la résistance s’organise autour de la figure charismatique de l’inventeur d’un moteur génial qu’il n’a pu mener à bien (à moins qu’il l’ait caché), ce John Galt mystérieusement invoqué de manière récurrente ; la question inaugurale « Qui est John Galt ? » fonctionnant comme signe de reconnaissance et pôle d’attraction de tout ce que le pays compte de personnalités originales, de piliers de l’entreprise libre. Rappelons-nous qu’Ayn Rayd, s’est extirpée de l’Union soviétique et de l’emprise de Lénine[2] ; elle sait donc de quoi elle parle… C’est ainsi que dénonçant les veules tyrannies du socialisme et du collectivisme, La Grève s’inscrit parmi les anti-utopies, aux côtés d’Huxley[3] et d’Orwell.
La richesse de cet immense roman fleuve et d’aventure n’est pas incompatible avec sa fluidité. Le réalisme est d’une précision scrupuleuse ; malgré son didactisme qu’il est permis de trouver un brin trop manichéen, il s’agit d’une remarquable mise en scène de questions vitales d’économie politique. Une exaltation de la liberté individuelle et du dollar sous-tend ce que d’aucuns qualifieront, avec agacement, ou ravissement, de roman à thèse. C’est cette liberté qui porte, tel Atlas, le monde sur ses épaules, d’où le titre anglais, Atlas Shrugged, qui entraîne John Galt et ses émules à enchaîner un souterrain mouvement de démission, de grève et de désobéissance civile contre un socialisme pléthorique, collectiviste, égalitariste, anti-progressiste, finalement totalitaire. Car « rien ne justifie de détruire les meilleurs ». Au contraire de ce que laisserait naïvement imaginer le titre français, ce sont les entrepreneurs qui font grève, qui disparaissent, laissant le pays à sa déréliction économique et intellectuelle. Quelque part dans les Montagnes Rocheuses, une inaccessible contrée d’utopie concrète recèle enfin les élites éclairées autour de John Galt et de son moteur à énergie ininterrompue.
« Le mot sacré : EGO », ainsi Ayn Rand conclue-t-elle en beauté son plus mince roman, du moins par la pagination. Cet Hymne, soit Anthem dans la langue originale, qui connut deux versions, en 1938 et en 1946, est un apologue politique voisin d’un autre auteur venu d’Union Soviétique : Zamiatine, dont on connait Nous autres, satire amère de la désindividualisation. Mais à la différence de ce dernier, Ayn Rand pu s’exiler aux Etats-Unis pour poursuivre sa carrière immense et développer des romans qui sont des fresques sociales au service du libéralisme politique et économique. Cette fois, la dimension dystopique est encore plus présente que dans La Grève.
Naître, en cet univers impitoyable, vous expose au « péché » contre le collectif. Lorsque l’on s’appelle « Egalité 7-2521 », lorsque la devise du Palais mondial proclame « Tous en un et un en tous », être seul et penser par soi-même sont impensables. Depuis l’ère de la « Grande Renaissance » qui suivit « Les Temps Interdits », dont on incendia les livres, l’on est revenu à l’obscurantisme, à la terre plate, à la saignée. Or les réprouvés, nommés balayeurs de rues, lorsqu’ils cèdent à « la quête du savoir », vont se réfugier dans un tunnel venu des temps anciens, mener des expériences, étudier des manuscrits volés, résoudre « des énigmes inconnues des Erudits »…
Quoiqu’un « Conseil d’eugénisme » contrôle les rencontres et les accouplements, l’insoumis fomente d’arracher une jeune femme au déterminisme étatique. Bientôt l’amour et la volonté parviennent à rompre les chaînes, écartant le « nous », au profit du « je ».
Conte étrange et fantomatique, apologue glaçant, « cette œuvre représente notre crime », soit la confession que nous lisons : « hymne » ardent en défense de l’individu, de la connaissance et de la liberté.
Que ces romans fourmillant de détails et de satires des mœurs politiques soient lus comme de secondes Bibles aux Etats-Unis, par les tenants du « Tea party » et du libertarianisme, même si l’objectivisme d’Ayn Rand s’en méfie car trop proches de la foi théocratique ou de l’anarchisme, n’étonnera personne. Ils ne sont rien d’autre que de prodigieuses épopées du libéralisme menacé et retrouvé ; ce que l’on recevra, de ce côté de l’Atlantique, à l’heure où l’on réclame sans mesure d’accroître les pouvoirs de l’Etat, comme une saine déflagration, ou une indécente provocation. Il serait néanmoins difficile de comprendre les débats de société américains sans ces livres touffus et passionnants, qui sont des épopées de cet individualisme créateur qui, in fine, concourt, mieux que tout étatisme, socialisme et communisme, à la prospérité générale. Voici des romans que la cécité idéologique française (et bien sûr au-delà) doit sans retard goûter et comprendre, voici de vastes apologues à la rare intelligence. Seront avec bonheur et profit relus La Source vive, et au premier chef La Grève, ce réel roman philosophique qui mérite plus d’une analyse[4]. Initialement paru en 1957, il a mis plus d’un demi-siècle à nous parvenir, au travers des vicissitudes d’une traduction malhabile et inachevée, d’un éditeur introuvable. L’injustice est réparée, nous rendant un bonheur de lecture aux personnages parfaitement caractérisés, également veiné par l’acuité d’une pensée économique et politique à méditer d’urgence ; certes avec un brin de circonspection, étant donné le radicalisme sans concession de l'auteure, sans compter la dimension parfois sectaire de quelques adeptes américains de l’auteure. Reste que ce succès a entraîné des produits dérivés : bande dessinées, jeux vidéos et film. Un tel phénomène narratif et philosophique devrait pouvoir et devoir changer le monde. Qui est chez nous John Galt ?
Passions religieuses, totalitaires et populacières
de l’autodafé :
livres et bibliothèques incendiés,
par Lucien X Polastron, Fernando Baez,
George Steiner, Elias Canetti,
Ray Bradbury et Manuel Rivas.
Lucien X Polastron : Livres en feu, Folio essais, 544 p, 10,50 €.
Fernando Baez : Histoire universelle de la destruction des livres,
Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Nelly Lhermillier, Fayard, 528 p, 29 €.
George Steiner : Ceux qui brûlent les livres,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni), par Pierre-Emmanuel Dauzat, L’Herne, 88 p, 9,50 €.
Elias Canetti : Auto-da-fé,
traduit de l’allemand par Paule Arheix, Gallimard, L’Imaginaire, 568 p, 15,50 €.
Ray Bradbury : Fahrenheit 451,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Chambon et Henri Robillot, Folio SF, 224 p, 6 €.
Manuel Rivas : L'Éclat dans l'abîme. Mémoires d'un autodafé,
traduit de l'espagnol par Serge Mestre, Gallimard, 684 pages, 25 €.
De la bibliothèque d'Alexandrie dans l’Antiquité, aux rues de Berlin dans les années trente, jusqu'à celles de La Courneuve et de Nantes aujourd'hui, les fanatismes religieux, les régimes totalitaires et la racaille populacière préfèrent l'incendie des livres aux bonheurs de la lecture et de la bibliophilie. La passion de l’autodafé, de l’éradication de la pensée et de l’Histoire, brûle hélas en tous temps et en tous lieux. De Lucien X. Polastron à Fernando Baez, ce ne sont que Livres en feu parmi l’Histoire universelle de la destruction des livres. Ce que confirme avec une contagieuse indignation George Steiner dans Ceux qui brûlent les livres. À ces essais et pamphlets répondent au moins deux romans indépassables, deux classiques de l’incendie des bibliothèques, celui d’Elias Canetti, Auto-da-fé, et celui de Ray Bradbury, Fahreinheit 451; voire L’Eclat dans l’abîme de Manuel Rivas. Pourquoi tant de haine pyromane ?
Une voiture bélier est précipitée dans la bibliothèque : nous sommes le 27 juin 2018 à la Courneuve ; le feu détruit 250 mètres carrés des locaux de la Médiathèque John Lennon, puisque l’on a la pleutrerie de la désacraliser en boite à médias, et de préférer un gratteur de chansonnette à un écrivain ou un philosophe. Le mardi 3 juillet dernier, la bibliothèque associative de Malakoff, dans une banlieue de Nantes est incendiée suite à la mort d’un jeune abattu par la police, puisque l’euphémisme médiatique aime l’entendre ainsi. Alors que l’homme, trafiquant, voleur avec effraction, multirécidiviste, tentait d’échapper à un contrôle policier. Les forces de l’ordre, ayant eu l’incongruité de faire leur travail (quoiqu’il reste à déterminer s’il s’agit d’un injuste accident ou de légitime défense en ces temps où l’on incendie policiers et gendarmes) sont rendus responsables d’une émeute, d’une guérilla urbaine qui, sous ce prétexte rêvé, s’en donna à cœur joie, dans l’explosion du pillage et du vandalisme, au cours de laquelle les boutiques, dont un cabinet médical, hors bien sûr un commerce hallal, sont saccagées. Déranger l’ordre de la délinquance, de la criminalité et de la charia est vécu comme un casus belli. Conformément au cours de l’Histoire totalitaire, l’Islam s’appuie sur le bras armé de la voyoucratie, comme le firent Lénine lors de la révolution bolchevique et Hitler lors de la révolution aryenne.
Ce sont au moins soixante-dix bibliothèques, depuis vingt ans, qui ont été volontairement incendiés, entre Ile de France et provinces, selon le recensement du sociologue Denis Merklen[1]. Elus, journalistes, bibliothécaires eux-mêmes préfèrent enfouir ces tristes violences sous le boisseau du silence. Histoire sûrement de ne pas enflammer les banlieues sensibles. L’analyse de Denis Merklen cependant ne s’aventure guère au-delà de la victimisation de populations délaissées socialement et économiquement ; alors qu’il faut comprendre combien la loi du milieu délinquant, qu’il s’agisse de toutes les vulgaires populaces comme celle venue de l’immigration islamique, confortée par celle de souches diverses, déteste les livres. Parce qu’ils sont les symboles de leur incapacité à la lecture, d’un autre monde qu’ils ne peuvent comprendre et contrôler, parce qu’ils cristallisent leur haine de l’école, des « intellos », parce qu’il est pour eux plus facile et jouissif d’allumer un autodafé que de construire une civilisation digne de ce nom ; parce que les livres sont aussi la science et le droit, parce qu’enfin tous les livres méritent le feu, sauf le Coran, en une sorte de connivence avec le groupe islamiste et salafiste djihadiste Boko Haram nigérien, ce qui signifie livres impurs. À cet égard le laxisme et la lâcheté de l’Etat, qui devrait être garant des libertés et de la sécurité, sont confondants……
Or, loin d’être des faits divers anecdotiques, ce sont là indubitablement de réels autodafés. On les comprendra mieux en les inscrivant dans la logique erratique de leur longue tradition populacière, religieuse et politique.
Dans Livres en feu, Lucien X. Polastron conte avec une entraînante alacrité l’histoire cependant terrible du feu barbare et dictatorial qui ronge tant de précieuses pages, tant d’irrévérentes et libres pages. Certes le papyrus est fragile, périssable, mais c’est bien le feu qui commença par quelque entrepôt la destruction de la bibliothèque antique d’Alexandrie, communiqué dit-on par les voiles des bateaux de César. Puis, après quelques exactions incendiaires des premiers Chrétiens, c’est en 640 celui de l’Islam : sur ordre du calife ‘Umar, ‘Amr ibn al-‘As fait brûler tout ce qui n’est pas le Coran ! La foudre, les guerres civiles et les révoltes d’esclaves sont d’excellents incendiaires des bibliothèques de la Rome antique. De même, Grégoire I°, pape en 590, fait jeter aux flammes une flopée de classiques grecs et latins. Ainsi s’explique la perte de pans entiers des œuvres de Plaute, Tite-Live ou Pline l’Ancien… Sans compter les sacs de Constantinople par les Croisés et, pire encore, par les Turcs en 1453 : « une édition complète de l’Histoire universelle de Diodore de Sicile fut anéantie ce jour-là » ; ce pour jamais. Dès le VII° siècle, les bibliothèques des pays envahis par l’Islam ne connurent pas de merci, qui, mis à part quelques répits à Cordoue et Chiraz, et au temps d’Haroun al-Rashid à Bagdad, craignent le retour des braises et l’arasement, jusqu’aux actuels talibans et autres Boko Haram : ce qui, redisons-le, signifie « livres impurs ».
La liste est longue des autodafés et des biblioclastes, en passant parmi les destructions de livres fomentées par les dynasties chinoises prétendant effacer les précédentes, par l’Inquisition, les codex mayas préhispaniques pulvérisés, l’ardeur de la Révolution française ou de la Commune de Paris, en 1871, qui fut l’occasion de consumer trois grandes bibliothèques parisiennes, regorgeant d’ouvrages précieux. Plus récents, voire contemporains, sont les incendies de livres juifs sur le pavé de l’Allemagne, les rafles nazies sur les étagères russes, polonaises ou ukrainiennes, les bombardements alliés sur la patrie de Goethe, la crémation de la bibliothèque de Sarajevo en 1992, sans compter le concours de la saine littérature du réalisme socialiste soviétique dont les thuriféraires pillèrent et incendièrent les volumes des Pays Baltes et de l’Allemagne de l’Est, ou les saccages du communisme chinois, qui prétendait remplacer la culture mondiale par le Petit livre rouge d’un certain Mao. Dans tous les cas les idéologues destructeurs de livres s’appuient sur la populace inculte et les bas instincts de la délinquance pour perpétrer leurs forfaits, trop souvent définitifs. Ainsi oserions-nous déclarer que le passionnant essai de Lucien X. Polastron est d’une antiquité et d’une actualité brûlantes…
Autre facette de cette avalanche d’étincelles, de flammes, de fumées et de cendres, l’Histoire universelle de la destruction des livres, « des tablettes sumériennes à la guerre d’Irak », par le Vénézuélien Fernando Baez, ne manque pas de pièces brûlantes à verser au crématorium de la mémoire. Peu ou prou il reprend le schéma historique de Lucien X. Polastron. Cependant il se nourrit d’une expérience personnelle au Moyen-Orient, en particulier à Bagdad, mais aussi espagnole. Le sous-titre est parlant : « Des tablettes sumériennes à la guerre d’Irak ». Où l’écriture est née, un million de volumes de la Bibliothèque Nationale ont été livrés aux flammes, alors que les Américains se sont abstenus de la protéger contre la plèbe islamiste.
L’essai s’ouvre sur quelques éléments autobiographiques : une modeste bibliothèque qui nourrissait l’enfance de Fernando Baez est emportée par les eaux, son libraire d’anciens local voit sa boutique brûler… Mais bientôt un souffle éruptif balaie l’Histoire du monde pour effacer les bibliothèques d’Assurbanipal et de Persépolis, du temple d’Artémis à Ephèse où brûla l’œuvre complète d’Héraclite : Sur la nature. L’empereur Caracalla, au III° siècle, ordonna de jeter au feu de nombreux livres d’Aristote qu’il pensait être responsable de la mort d’Alexandre le Grand. À la même époque, un empereur, chinois celui-là, « Shi Huangdi approuva qu’on brûlât tous les livres, sauf ceux qui traitaient d’agriculture, de médecine ou de prophéties » ; et « plus de quatre-cents lettrés récalcitrants furent enterrés vivants ». En 415, des dévots chrétiens assassinèrent Hypatie, savante bibliothécaire d’Alexandrie, avant la disparition totale de ce fabuleux temple des livres, comme le raconte Jean-Pierre Luminet[2]. L’iconoclastie ravage les manuscrits de Constantinople, puis en 1453, lors de la prise de la ville, « d’après Edward Gibbon, 120 000 manuscrits non conformes à la foi de Mahomet sont empilés, et, au terme de ce violent épisode, flottent sur la mer avant d’y être engloutis ». Même si les Croisés ne furent pas en reste, Turcs et Arabes furent des professionnels de l’autodafé. Les Mongols quant à eux jetèrent dans le Tigre les témoignages de l’apogée culturel d’Haroun al-Rachid. L’Espagne musulmane et de la reconquête fut un chassé-croisé de livres en feu. L’Inquisition, en particulier espagnole, connut son heure de gloire avec en 1570 le premier Index librorum prohibitorum, qui « servit pour la confiscation et la destruction de milliers d’ouvrages dans toute l’Europe ». Le XVIII° siècle vit poursuivre les livres érotiques, le XIX° ceux de Darwin, le XX° eut l’honneur d’être un festival. La guerre civile d’Espagne « laissa un désastre culturel caché pendant des décennies ».
C’est alors que l’essayiste forge un néologisme piquant en parlant de « bibliocauste nazi ». Alberto Manguel rapporte à cet égard que le 10 mai 1933 Goebbels fit brûler « plus de vingt-mille livres, devant une foule enthousiaste de plus de cent mille personnes[3] » ; ce qui prouve que les dictatures ne sont que l’émanation d’une populace nombreuse et surchauffée. Ainsi, les régimes de terreur rivalisèrent d’ardeur pour purger les bibliothèques russes et des pays de l’Est sous la férule de l’Union Soviétique, purger les bibliothèques chinoises sous le délire la Révolution culturelle maoïste. Sans compter qu’en des temps plus paisibles les bibliothèques, les maisons d’éditions font un discutable ménage en fournissant des munitions aux fabricants de pâte à papier. Mais gare ! Attendons-nous à de nouveaux autodafés avec la vague de terrorisme islamiste, avec les « livre-bombes » et, last not but least, la « guerre électronique » qui peut prétendre à une redoutable annihilation face aux tenants du tout numérique.
Heureusement de grands esprits s’élevèrent contre ces exactions : dont le poète anglais John Milton qui pourfendit la censure[4] dans son Areopagitica en 1644. L’on peut compter parmi ceux-ci Fernando Baez. Avec pertinence, précision et vigueur, l’essayiste, nourri par une impressionnante et cosmopolite documentation, note que le « mémoricide est à la base de la destruction d’ouvrages, et que ses principaux idéologues sont animés par un radicalisme qui entend instituer de véritables guerres culturelles, de nature politique ou religieuse ».
Index librorum prohibitorum, Romae, 1841.
Photo : T. Guinhut.
Examinons cette invitation aux brasiers de volumes hérétiques, explicite de par sa gravure inaugurale, l’Index librorum prohibitorum[5]. Imaginez-vous qu’en l’édition romaine de 1841 sont mis à l’index rien moins que l’Erotika biblion de Mirabeau et La Nouvelle Héloïse de Rousseau, Les Provinciales de Pascal et le Léviathan de Hobbes, sans omettre L’Art de jouir. Et plus savoureux encore : L’Onguent pour la brûlure ; ou le secret pour empêcher les Jésuites de brûler les livres (p 276) ! Quoique l’Index librorum prohibitorum n’ait plus aucune espèce d’influence au XIX° siècle, et a fortiori aujourd’hui, et qu’il ait eu lors de ses plus anciens avatars indéfectiblement besoin de la complicité des pouvoirs politiques pour prétendre à une certaine efficience, il n’en reste pas moins un symbole de la haine contre les livres différant de quelque manière que ce soit du livre unique ou de la doxa. Il n’y a en effet pas que Saint-Jérôme et le Christianisme pour jeter manuscrits, briques gravées et livres au bûcher, ce depuis les « Actes des apôtres », marqués par le zèle des nouveaux croyants : « Bon nombre de ceux qui étaient adonnés à la magie apportaient leurs livres et les brûlaient en présence de tous[6] ». Toute certitude absolue s’arroge une tentation totalitaire, surtout si le despotisme est le gène dominant de ses textes fondateurs ; tout pouvoir, s’il est susceptible de s’appuyer sur une bibliothèque au trop plein d’ouvrages ou au contraire de très peu de livres canoniques et officiels, peut avoir tendance à préférer effacer la pensée différente et subversive. Tout pouvoir enfin peut prétendre à être de ceux qui brûlent les livres au nom du bien national ou du bien universel, qu’il soit politique, social, écologique ou théocratique. Bientôt peut-être n’y aura-t-il plus besoin d’allumer la moindre flamme, mais au contraire d’éteindre le réseau des livres numérisés, cette « connaissance ignifugée », selon Lucien X. Polastron ; qui sait la plus grave extinction de dinosaures de l’histoire de l’humanité.
Malgré la brièveté de l’opuscule, car George Steiner nous a habitué a de plus généreux ouvrages délicieusement savants[7], Ceux qui brûlent les livres est un essai à la fois enthousiaste et polémique, un ardent et précieux plaidoyer : « un livre authentique […] peut attendre des siècles pour éveiller un écho vivifiant ». Il faudrait tout citer en ces petites quatorze pages, tant la densité du texte et son élan éveillent en nous la « neurochimie de l’acte d’imagination ». Ainsi, « ceux qui brûlent les livres, qui bannissent et tuent les poètes, savent exactement ce qu’ils font ». Ne pourrait-on dire, comme le fit Robert Darnton[8], qu’ils leurs rendent un paradoxal hommage ?
Un si mince essai, écrit en 2000 pour la Foire du Livre de Turin, n’aurait certes pas démérité d’être publié à soi seul. L’éditeur a cru bon, et on ne lui en voudra pas un instant, au contraire, d’y ajouter en toute cohérence, deux textes brillants sur le « Peuple du Livre », donc du judaïsme, et sur « Les dissidents du livre ». Il s’agit en ce dernier essai de défendre les lecteurs curieux et affutés contre « l’oralité pénitentielle et prophétique » des premiers Chrétiens, contre « l’Imprimatur et l’Index des livres interdits de la tradition catholique ».
Il s’agit également de défendre, face à la vaste mémoire des ordinateurs, celle ainsi menacée de ceux qui lisent les livres en main, et dont la parole échange et transmet les défis du livre. Est-ce à dire que l’internetisation du livre est un indolore autodafé ? L’illusion de l’infinie disponibilité de la littérature sur le Net, où « ce qui est écrit et stocké […] n’a plus à être mémorisé », peut en effet être un terrible prétexte à l’abandon du livre et des bibliothèques[9]. Il ne faut surtout pas que « le grand art de la mémoire tombe en désuétude ». Devant la massification fasciste ou théocratique, ou encore de la démocratisation des loisirs de masse, y compris littéraires au sens de la littérature de divertissement aux mots creux et aux idées courtes, voire devant l’insidieuse menace du politiquement correct, celui qui lit un grand livre est un dissident. Quoique quelques-uns, parmi ceux qui écrivirent de grands livres, Pound[10], Céline[11], Heidegger, Sartre, se soient commis avec des totalitarismes abjects, entre nazisme et communisme…
Si George Steiner dénonce avec un peu trop de facilité les jeunes assoiffés de bruit musical et de compulsivité portable et rétifs aux livres, c’est avec plus de pertinence qu’il pointe ce préjugé selon lequel « la vie en acte […] a plus de poids que la somme entière du savoir livresque ». L’Emile de Rousseau est à cet égard désastreux, rejetant la lecture des grands livres de son éducation, comme le radicalisme du vieux Tolstoï répudiant jusqu’à ses propres romans. Comme lorsque les révolutionnaires de la tabula rasa et du renouveau reprochent aux livres de ne pas nourrir les affamés. Voilà bien des haines de la littérature[12] qui n’ont que peu à envier à « ceux qui brûlent les livres ». Ces derniers ressortissent de ces « fondamentalistes de tous crins [qui] sont d’instinct des brûleurs de livres ».
Les romanciers alors ont la gorge secouée par le feu de l’indignation. Outrés par ces volcans d’autodafés qui jaillissent de la pulsion de haine et de mort des plus tyranniques et brutales parts de l’humanité, ils mettent en scène les bourreaux et les victimes de ce feu qui lèche les reliures, avale les pages, broie les caractères dont les cendres sont définitivement évacuées par les vents du temps et de l’oubli. Souvenons-nous de Jorge, le médiéval bibliothécaire aveugle du Nom de la rose, du regretté Umberto Eco, qui préfère incendier un rarissime exemplaire de la Poétique d’Aristote consacré au rire de la Comédie, plutôt que de laisser imaginer que l’on puisse rire de tout[13], donc de Dieu.
Pensons également au roman d’Elias Canetti[14], publié en 1935, Auto-da-fé, sombre suicide d’un érudit et sinologue, le Professeur Kien, au travers de l’incendie de sa bibliothèque, qui capitule devant la médiocrité revancharde et autoritaire d’une femme, métaphore d’un nazisme en train d’éclore. Le tragique et halluciné dernier chapitre, intitulé « Le coq rouge », est l’acmé de la catastrophe : « Le meurtre et l’incendie ravagent les journaux, le pays, les esprits ». Bientôt la police cerne « des livres abandonnés sans défense à des brutes sans conscience », « des milliers de livres illégalement arrêtés [sont] condamnés à être dévorés par les flammes ». Enfin, « c’étaient des livres qui criaient », avant que le Professeur s’immole dans le bûcher. Comme quoi brûler des livres, c’est brûler des hommes.
S’insurgeant en son chef-d’œuvre, Ray Bradbury, dans son Fahrenheit 451, imaginait des pompiers chargés de brûler tous les livres, interdits sans distinction aucune. Aussi concoctent-ils avec jubilation « une symphonie en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonisées de l’Histoire ». Le roman d’action de la révolte et de la fuite de Montag est également une leçon de totalitarisme, appliquée par « télécrans » bourrés de divertissements, de jeux et de sports, tandis que la répression ignée de toutes les bibliothèques conduit quelques irréductibles à trouver dans la forêt un espace où mémoriser et transmettre les grands livres indispensables à la dignité de l’humanité…
Le juste feu de l’indignation à l’encontre des brutaux incendiaires n’est pas près de s’éteindre. Il court parmi la littérature, fustigeant par exemple les Franquistes dans le roman Les Livres brûlent mal de l’Espagnol Manuel Rivas. Indignation vertueuse sans guère de risque tant on sait combien sont fascistes les tortionnaires du passé aux chemises brunes et noires, quoique l’on oublie trop volontiers celles du drapeau rouge. Tant on sait trop peu encore ceux pourtant bien visibles du présent, qui ne portent pas le même étiquetage coloré, voilé et coranisé, sans compter ceux d’un avenir à imaginer…
Une myriade d'histoires, orchestrées par Manuel Rivas, s'échange à la faveur des pages des autodafés franquistes, dans son roman L’Eclat dans l’abîme. Mémoires d’un autodafé, paru en Espagne en 2006.C'est en prenant de front la catastrophe qui s'abattit sur l'Espagne en 1936, que Manuel Rivas assit sa réputation littéraire. Le tragique roman Le Crayon du charpentier et l'émouvante nouvelle « La langue du papillon » montrèrent des personnages brisés par la violence franquiste, néanmoins capables de laisser dans les esprits la trace de la liberté par le savoir et l'écriture. La sobriété paraissait être le lot de l'écrivain galicien, jusqu'à ce qu'il conçoive cette somme L'Éclat dans l'abîme : histoires et bribes, venues d'époques diverses, fondent une généalogie éparse, un portrait de La Corogne, qui, comme le Dublin de Joyce, devient une ville mythique et emblématique (le final du roman exhibe du reste la trouvaille de l'édition originale d'Ulysse). Là se joue la scène fondatrice et épique de la déflagration fasciste qui abat la fragile construction des libertés.
Un drame universel bouleverse la mémoire locale le 19 août 1936 : « Les premiers bûchers de livres avaient été installés (...) dans le ventre urbain, là où la mer avait jadis accouché de la ville ». C'est dans le plus long récit (une centaine de pages) que se déploie l'action grotesque des phalangistes qui jettent les livres au feu. Sans regarder les titres, sinon sous l'impulsion du « chef des brasiers » un peu plus cultivé (est-ce possible ?) qui recommande de sauver le Nouveau Testament et se targue d'une « idée qu'il finirait un peu plus tard par retrouver dans un texte de Karl Schmitt : l'état d'exception était au Droit ce que le miracle était à la Théologie ». Non seulement il envoie les volumes de l'ennemi au massacre, mais pire encore, ceux consacrés au pain, un manuel d'électricité... Comme quoi le fascisme va jusqu'à saper les fondements de la civilisation. Germinal, Les Misérables, Madame Bovary, tout subit la morsure des flammes. Sans oublier les poèmes d'un des « pédés rouges », Garcia Lorca, qui fut assassiné. Ils viennent de chez Casares, la plus belle bibliothèque privée de la ville. Ce dernier subit la vindicte des brutes à double titre : le cosmopolitisme de sa collection et le fait d'avoir été « ministre de la Deuxième République ». Le chef « considère les livres comme des accusés qu'on viendrait d'arrêter et de placer face au mur ». Si Casares est sauvé, ce n'est qu'au prix de l'exil en France, où sa fille deviendra la fameuse Maria Casares.
Quant aux pages mal calcinées ou échappées par le vent, elles content la vie du boxeur Curtis, dit Hercule, qui saute par-dessus le brasier, et dont le nom rappelle plusieurs lieux de la ville (« le phare de l'Hercule »), d'une lavandière visionnaire qui vole les châtaignes du curé, d'un supplicié jeté d'un pont... Ainsi, nombre de personnages gravitent auteur de cet autodafé : Georges Borrow qui parcourut l'Espagne pour vendre ses Bibles, les états d'âme d'un censeur imbu de lui-même, un juge pronazi et bibliophile, le tout formant le polymorphe tableau de la société franquiste et de l'Espagne.
Peut-être peut-on déceler un défaut de composition dans cet ensemble didactique et élégiaque. N'aurait-il pas été préférable d'ouvrir le roman sur le récit « Les livres brûlent », plutôt que par cinq tableautins parfois confus, parfois dépourvus d’une concision vainement espérée par le lecteur (un chanteur de tango, un matador de taureaux...) dont on ne voit guère la finalité ? Sans compter que, malgré cet Éclat dans l'abîme qui est le nom d'un athénée révolutionnaire, l'éditeur français eût été mieux avisé de garder le titre original : « Les livres brûlent mal ». Il s'agit là néanmoins, d'un livre aussi édifiant qu'émouvant, un de ces remparts encyclopédiques et poétiques contre la barbarie.
Lucien X. Polastron, Fernando Baez, George Steiner, Elias Canetti, Ray Bradbury et Manuel Rivas ont bien le même but, et le même idéal : défendre nos littératures et nos sciences contre les pouvoirs répressifs, qu’ils soient animés de haine populacière ou des splendeurs de la vertu religieuse et de l’éthique politique qui recourent à la censure en toute pureté. Les monstres des autodafés du siècle des totalitarismes ont gagné une partie, avant d’être heureusement éradiqués, avant que d’autres meutes idéologiques, politiques et religieuses, se lancent à l’assaut. Parmi les derniers en date, en Turquie, Recep Tayyip Erdogan (qui dispose de milliers d’admirateurs fanatiques parmi les ressortissants turcs en Occident) a exigé la suppression de plus de 120 000 livres de la Bibliothèque Nationale, tous ouvrages opposés aux idées et à la doctrine de ce dictateur islamiste. Le plus insupportable peut-être pour la racaille n’est-il pas le silence requis par la lecture, face au martèlement du rap, n’est-il pas le travail, en particulier linguistique, face à la fainéantise, n’est-il pas l’intériorisation de l’intellection et de l’émotion face à l’expectoration grégaire et barbare des enthousiasmes et des haines, n’est-il pas l’affirmation de l’identité individuelle face à l’embrigadement coercitif et à la servitude volontaire des structures claniques et collectives ? Ne restera-t-il plus aux intellectuels garants des Lumières, eux que toute barbarie inculte, que toute doctrine totalitaire et théocratique, révulse, qu’à cramer avec leurs bouquins, comme le réclament la populace et les tyrannies ? Car, disait Heinrich Heine :« là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes[15]».
traduit de l’anglais (Irlande) par Jean-Yves Masson, Verdier, 192 p, 98 F.
William Butler Yeats : Trois Nôs irlandais,
traduit par Pierre Leyris, José Corti, 120 p, 95 F.
William Butler Yeats : Lettres sur la poésie. Correspondance avec Dorothy Wellesley,
traduit par Livane Pinet-Thélot et Jean-Yves Masson, La Coopérative, 336 p, 22 €.
« Chose proprement stupéfiante -
J’ai vécu soixante-dix ans ;
Hourra pour les fleurs du Printemps,
Car le Printemps est de retour. »
Comme en témoigne Matisse inventant les papiers découpés en son grand-âge, la vieillesse peut-être le siège d’un intense déploiement créateur. C’est au-delà de ses soixante-dix ans qu’un poète irlandais, déjà couronné par le Prix Nobel de littérature en 1923, voit à partir de 1935 son imagination créatrice permettre à de nouvelles œuvres d’éclore. William Butler Yeats (1865-1939) non content d’écrire alors Le Purgatoire de ses Nôs irlandais, ainsi que ses Derniers poèmes, s’offre le luxe de confier son art poétique et d’être le mentor de Dorothy Wellesley à l’occasion de généreuses Lettres sur la poésie.
Symbolisme et nationalisme irlandais irriguent le théâtre et la poésie du jeune William Butler Yeats, fasciné par les mythes celtiques. En sa maturité son écriture évolue vers plus de modernisme, en partie grâce à l’influence du poète américain Ezra Pound[1] qui fut un temps son secrétaire. Plus tard, au soir de sa créativité, « Cet aigle : l’esprit d’un vieil homme », accède à une totale indépendance créatrice. Ses Derniers poèmes sont « Peinture et livre, ce qui reste ». Celui qui « rappelle les Muses » y retrouve les figures du nationalisme irlandais, dont Parnell l’indépendantiste et Roger Casement[2] qui fut exécuté pour trahison car il avait appelé l’Allemagne à la rescousse contre l’Angleterre. Notre auteur rêve « une Irlande / Imaginée par les poètes, terrible et gaie », une contrée toujours irriguée par le sang de ses mythes, comme celui de Cuchulain, face à « l’immonde marée de l’époque moderne ». Probablement, en 1938, faisait-il allusion à la montée des périls fascistes.
Or, si le thème traditionnel de l’amour parcourt ces pages, la satire politique est vigoureuse, plus actuelle que jamais :
« L’homme d’Etat est un homme disert,
Il débite ses mensonges sans réfléchir ;
Le journaliste fabrique ses mensonges
Et vous agrippe à la gorge ;
Aussi restez chez vous et buvez votre bière,
Et laissez voter vos voisins ».
« La désertion des animaux du cirque » est peut-être son plus grand poème : un bilan désabusé où ses thématiques jadis préférées se livrent à une dernière parade : « Les acteurs et les scènes peintes eurent tout mon amour » ; mais ce ne sont à la fin que « Vieilles tôles, vieux os, vieux chiffons »…
Ce n’est pas un hasard si l’un de ces Derniers poèmes est dédié à Dorothy Wellesley : « Etendez le bras vers le minuit sans lune des arbres… » Cette grande lady (1889-1956), duchesse de Wellington par son mariage, eut une liaison avec Vita Sackville-West. Ce qui ne l’empêcha en rien de se consacrer à la poésie en finançant l’édition d’une collection, en écrivant des vers, et à son amitié avec Yeats alors qu’elle a 44 ans et lui 70. Du printemps 1935 au mois de décembre 1938, une abondance correspondance réunit l’auteur de L’Escalier en spirale, de La Tour, et celle qui « se languit d’amour pour l’Italie comme un amant ».
Comme dans tout échange épistolaire, l’ensemble est d’un intérêt inégal bien sûr ; les voyages et soucis de santé n’étant pas l’essentiel des préoccupations du lecteur, quoique cela fasse partie de la vie vécue par les protagonistes. Mais l’échange est étonnant à plus d’un égard. Désirant inclure des poèmes de sa cadette dans une anthologie, Yeats propose des corrections, des améliorations aux poèmes de Dorothy Wellesley, montrant sa capacité à mettre en œuvre un exercice de l’écriture immédiatement efficace, même si l’on peut parfois les trouver discutables, comme d’ailleurs la première concernée : « Je préfère de mauvais poèmes que j’aurais moi-même écrits à de bons poèmes écrits par vous sous mon nom ». Certes la traduction, quelque soit son talent qui n’est pas ici à remettre en cause, tend à minimiser pour le lecteur français l’acuité des interventions du poète et pédagogue. Bien qu’il ait le sentiment de lui confier son génie, de manière un rien paternaliste, il est plein d’attentions pour elle, y compris pour ses vers : « Une bonne part de l’effet de vos poèmes vient d’un usage parcimonieux des adjectifs ». Même si Dorothy Wellesley note à part soi que sa « façon soudaine de critiquer ce qu’il observe est pour nous à la fois déconcertante et humiliante ». Il est cependant profondément touché par des poèmes de son admiratrice, comme « Feu. Une incantation », qui mérite à raison son éloge : « J’ai eu du mal à retenir mes larmes à tant de beauté ». Nous-mêmes, lecteurs, pouvons apprécier de la même : « Toute l’influence de l’iris / Dans le spectre d’un coquillage »…
Ensuite, les lettres, qui jouent parfois le rôle d’une petite anthologie dispersée, témoignent d’un art poétique sans cesse à l’affut : « Mon imagination est entrée en effervescence ». Il a des journées « remplies d’impulsion créatrice ». Il se réjouit : « La vieillesse m’a apporté l’abondance et la détermination que je n’ai jamais eues dans ma jeunesse ». Créant à toute volée, il se reprend, se corrige, polit : « Les corrections dans la prose, parce qu’elle n’a pas de lois fixes, sont sans fin ; un poème tombe juste, avec un déclic de boîte qui se ferme ». Mais surtout, il réitère sa fidélité à une tradition : « À l’instar de Milton, Shakespeare, Shelley, nous avons besoin de sentiments immenses ». D’autres aspects de la personnalité du poète le montrent comme toujours féru d’ésotérisme et d’occultisme, alors qu’il travaille sur la traduction des Upanishads avec un moine indien.
L’éthique littéraire de Yeats résonne aujourd’hui avec une étonnante actualité : « Nous n’aurons pas de grande littérature populaire tant que nous ne nous serons pas débarrassés des sycophantes de la morale ». Il confie également ses affres politiques, à la veille d’une seconde guerre mondiale que son décès l’empêchera de voir : « L’Europe est dans la phase décroissante de la lune ; toutes les choses que nous aimons sont-elles sur leur déclin ? »
Une rencontre surprenante des cultures s’est produite dans l’œuvre de Yeats : le Nô japonais et la poésie d’Irlande. Entre 1917 et 1939, il parsema sa carrière de Trois Nôs irlandais. C’est grâce à Ezra Pound qu’il découvrit le théâtre Nô. Fasciné par sa rigueur, par son intensité, il décida de faire suivre des succès scéniques comme La Princesse Kathleen par ces bijoux dramatiques versifiés destinés à marquer d’une empreinte symbolique la conscience politique irlandaise. Le raffinement de l’expression poétique puise au terreau légendaire commun à tout Irlandais pour consolider son identité face à l’impérialisme politique et culturel anglais (rappelons qu’alors l’Irlande n’est pas encore indépendante). Cet art qui se veut populaire s’inscrit en faux contre le réalisme de convention du théâtre de boulevard et le naturalisme d’Ibsen.
À la source du faucon bénéficia, lors de sa création en 1917, des talents d’un danseur japonais pour interpréter le rôle surnaturel du faucon. Une mise en scène très stylisée fait alterner le chant et la parole. Yeats retrace un épisode de la vie de son héros mythique préféré, Cuchulain, « un de ceux qui raffolent de verser le sang des hommes et de faire l’amour aux femmes ». Harcelé par l’ombre du faucon qui cherche à « séduire ou détruire », le héros se dirige vers l’eau d’une source d’immortalité toujours sèche. Mais, trompé par ses pulsions guerrières et sexuelles agitées par le faucon, il se sera éloigné au seul instant où aura coulé la source. L’année de sa mort, Yeats écrivit encore un poème sur cette brutale figure obsessionnelle : « La mort de Cuchulain ».
De 1919 date Ce que rêvent les os. L’action confronte un fugitif du soulèvement de Pâques 1916 (dont les meneurs furent exécutés par les Anglais) à des amants fantômes que leur traîtrise contre la patrie irlandaise empêche de trouver la paix. « Si quelqu’un de leur race pardonnait enfin, la lèvre presserait la lèvre » ; mais y compris au-delà de leur mort, ils ne seront pas touchés par le pardon. Morale évidente pour un grand public qui, cependant, a pu s’effaroucher des subtilités métaphoriques chatoyantes du poète, qui s’adresse d’abord à « l’œil de l’esprit » et sait, en quelques vers, rendre tactile l’atmosphère de la lande irlandaise et le tragique omniprésent, là où « chaque pierre se soulève de mélancolie ».
L’ultime pièce de ces Trois Nôs irlandais, publiée en 1939, s’intitule, comme préventivement, Purgatoire. Elle interroge la migration des âmes post mortem. Son peu d’orthodoxie lui valut les foudres de l’Eglise et de la presse. Il s’agit encore d’un fantôme, inspiré des enfers bouddhiques et shintoïstes[3], selon lesquels tout ceci relève de l’illusion créée par le moi. L’ombre d’une âme chargée d’un crime et d’un suicide affecte ses descendants, dans le cadre d’un sombre déterminisme et d’une fatalité tragique où les fils sont chargés des fautes des pères, où l’Irlande ne fait grâce à aucun de ses rejetons. « Et si je chante, ce doit être pour ma mère, mais l’art me fait défaut », avoue le vieux Yeats, pensant probablement à sa mère-patrie. Ce qui devait dans son esprit faire de la naissante république d’Irlande, indépendante depuis 1922, une cité des arts, ne tint pas ses promesses. La mémoire s’adresse à la vulgarité d’un gamin qui ne sait pas « qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal » et qui clame : « Mon grand-père a eu la fille et le fric avec ». Le vieillard assure que son père « étant saoul, brûla la maison [...] livres, bibliothèque, tout a brûlé », ce pourquoi il l’a tué. Croit-il se libérer du fantôme paternel en assassinant le gamin ? « Mon père et mon fils avec le même couteau ! Voilà qui met un terme ». Mais, c’est « en pure perte », car « son esprit ne peut pas faire obstacle à ce rêve ». C’est comme avoir brûlé le cœur de l’homme et de l’Irlande, semble suggérer la morale de ce Purgatoire paradoxal et sans répit, car sans le moindre paradis en vue…
La dimension fantastique et l’inquiétude métaphysique innervent l’ultime créativité de William Butler Yeats. S’il n’a pas renié ses passions de jeunesse pour la mythologie celtique et pour les amours romantiques souvent déçues (comme celui qu’il voua longtemps et sans succès aucun à Maud Gonne), il les transmue en son vieil âge avec une universalité et une liberté de ton inusitées. Pourtant sa poésie, après la guerre, victime d’une réputation mâtinée de nationalisme, de traditionalisme et d’aristocratisme, souffrit auprès des nouveaux critiques et des jeunes poètes d’une certaine éclipse. On lui préférait Thomas Stearn Eliot et Auden, et bientôt les imagistes américains et les beatniks comme Ginsberg. Ce n’est pas sans nostalgie du lyrisme que l’on peut aujourd’hui de nouveau se retourner vers la poésie de Yeats, alors qu’elle est tout entière publiée en édition bilingue aux éditions Verdier, traduite le plus souvent - et bellement - par Jean-Yves Masson. Relisons son épitaphe : « Regarde d’un œil froid / La vie, la mort / Cavalier, passe ton chemin ». Et si l’on recherche une plus synthétique initiation au grand William Butler Yeats, lisons les Quarante-cinq poèmes choisis et traduits par Yves Bonnefoy, qui transcrivit plus laconiquement cette épitaphe[4], qui fut écrite en septembre 1938, soit quatre mois avant la disparition du poète irlandais :
Claustro gotico de Olite, Navarra. Photo : T. Guinhut.
Les contes réalistes et gothiques
d’Alphinland
par Margaret Atwood.
Margaret Atwood : Neuf contes,
traduit de l’anglais (Canada) par Patrick Dusoulier,
Robert Laffont, 324 p, 21 €.
Comme le chat à neuf queues, Il y a plusieurs vies, après le vaste roman anti-utopique justement célèbre de Margaret Atwood : La Servante écarlate[1]. Conformément à ce dernier ouvrage, la condition féminine est le fil rouge qui tresse le nœud de l’œuvre romanesque de l’auteure canadienne. Cependant l’art de la nouvelle ne lui est évidemment pas étranger, avec des titres comme La Petite poule rouge vide son cœur, un mince recueil de vingt-sept récits étranges et malicieux. « Je suis une poule, pas un coq », dit l’apologue inaugural. Elle seule plante le grain de blé, le fait fructifier. Et il faudrait se sacrifier pour ces Messieurs les autres animaux ! Et il faudrait dire : « Je m’excuse d’être une poule[2] » ! On devine la morale féministe de l’apologue. D’abord publié en 1992, ce recueil prépare le plus récent, paru en 2014, sobrement intitulé Neuf contes, qui enserre étroitement les hommes et les femmes dans les filets d’une réaliste et grinçante satire, assaisonnée d’un ketchup gothique.
Quelle place, quel rôle les femmes ont-elles dans nos sociétés, se demande sans cesse Margaret Atwood, sans choir dans l’écueil du récit lourdement à thèse, dans le caricatural militantisme. Outre la sujétion servile et reproductrice qui est celle de son emblématique Servante écarlate, devenue un symbole des totalitarismes prioritairement imposé à nos égales, Captive[3] est un roman non pas situé dans un futur imprécisé comme le précédent, mais dans le passé, plus précisément dans le Canada du XIX° siècle. Grace Marks, prétendue coupable d’incitation au meurtre, est condamnée à l’enfermement à vie dès ses seize ans. Elle aurait encouragé un valet de ferme à assassiner son patron ainsi que la femme de charge qui était sa maîtresse. Depuis un fait d’hiver historique passablement documenté, la romancière fait surgir un personnage complexe, narratrice de son histoire auprès d’un aliéniste. Si jeune et bourrée de corvées domestiques, de brimades et d’injures, butée, la jeune fille apparait comme une sorte d’autre incompréhensible par ses contemporains, d’où le titre original, Alias Grace ; alors que sous le regard du lecteur elle déploie peu à peu sa personnalité en bute à une normalité oppressive et revendiquant sa liberté.
Sinon plusieurs, l’un de ces Neuf contes est révélateur à cet égard et confirme cette ligne directrice judiciaire. Comment rendre justice à une fille de quatorze ans violée par un lourdaud camarade, nommé Bob, à une époque encore récente où de telles exactions étaient encore passées sous silence, surtout lorsque la coupable fillette enceinte est expédiée par sa mère dans un internat punitif, son enfant confisqué, sa vie à jamais marquée d’une blessure ? Outre une activité professionnelle consacrée à médicalement et psychologiquement veiller aux jours d’hommes mûrs victimes d’accidents cardiaques, subrepticement éliminés si l’on a usé de la stratégie du mariage d’argent, le hasard d’une croisière arctique permet à Verna de retrouver le Bob en question, qui ne la reconnait pas et se pense vaniteusement en position de séduction. Douée d’une intelligence efficacement diabolique, elle parvient à assurer sa vengeance en lui écrasant le front sous un « Matelas de pierre », ce en toute impunité. C’est bien la pierre maîtresse qui orne la couverture du recueil original intitulé Stone Mattress. Pas très moral tout cela, mais il n’y aura guère de lecteur pour plaindre le bellâtre vieillissant…
La vieillesse est en effet l’une thématiques qui réunit ces neuf « contes ». En leurs tableaux des affections et des désillusions du grand âge, le réalisme règne en maître, mâtiné d’humour sarcastique. Qu’ils soient hommes ou femmes, oubliant ou ressassant leur jeunesse envolée, mais guère brillante, ils sont l’objet de la satire. Y compris s’ils sont écrivains, poètes, peu reluisants, en une sorte d’autodérision que l’on est en droit de supposer également propre à son auteure.
Mais loin de demeurer un recueil de nouvelles isolées, Neuf contes apparait bien vite tissé de liens subtils. C’est l’inaugural « Alphinland » qui est en quelque sorte le vortex des trois premiers récits, voire de plus encore. Constance est une petite vieille solitaire et, quoique mort, Ewan lui parle toujours. Mais loin d’être une créature négligeable un peu égarée, elle est la créatrice d’une série de livres de fantasy et de fantastique, d’abord méprisée par la critique littéraire, adulée par quelque fans, puis répandue par une réputation exponentielle : « elle est la grand-mère des mondes de fantasy du XX° siècle, assure la Reine Borg ». Plus loin, un autre personnage s’emporte et parle de « série de fantasy pour débiles mentaux ». Le métadiscours va du dithyrambe au crachat. C’est à cette occasion que quelques-uns des personnages sont récurrents. Constance, ses anciens amis, amants et maris, ses rivales, reviennent dans le récit bien nommé « Revenante », puis dans « La Dame en noir », où Jorrie se révèle être la muse du poète Gavin, dont l’écriture de l’ultime poème est interrompue par la mort. Mieux, ou pire, ils gisent dans les profondeurs de la prolixe série d’« Alphinland », parfois punis, parfois rédimés. Comme Jorrie, innocentée, que la romancière doit soudain libérer de « la ruche de pierre », où elle était « piquée par des abeilles indigo […] pour l’empêcher de faire du mal à Gavin ».
Si l’on peut regretter qu’ils n’apparaissent plus dans les contes suivants - à moins qu’ils y soient soigneusement cachés, à l’abri de la mince perspicacité du lecteur - ne peut-on considérer ceux qui sont de véritables récits gothiques, dans la tradition préromantique anglaise[4], comme des surgeons d’« Alphinland » ? Ainsi « Lusus naturae » (« un jeu de la nature ») et « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » flirtent avec le vampirisme à la Dracula. De manière contigüe, les histoires d’assassinats, si elles demeurent dans le cadre du plausible et du réalisme, comme « Le marié lyophilisé » et « Matelas de pierre » déjà ici nommé, entretiennent, non sans humour, un goût pour le morbide, un brin héritier d’Edgar Allan Poe. Notons à cet égard qu’une ironique intertextualité rôde parmi ces conte, comme lorsque « La dame en noir » est un écho de la dame des Sonnets de Shakespeare.
Comme il était prévisible, le dernier récit se situe dans une maison de retraite, « Le Manoir d’Ambroisie » qui propose un service de « Soins avancés ». Wilma et Tobias voient arriver des manifestants aux masques de bébé, clamant « Il est temps de partir ». Jusqu’à ce qu’ils mettent leurs menaces à exécution ; le titre de ce récit étant le suivant : « Les vieux au feu ». Une thématique non loin de celle de Ballard[5] dans Sauvagerie…
Peut-être le conte le plus représentatif de l’art de ce recueil est-il « La Main morte t’aime », unissant étroitement la satire réaliste et le fantastique horrifique. Car Jack l’impécunieux a la malencontreuse idée de signer avec ces trois colocataires un contrat qui l’oblige à les dédommager en versant à chacun un quart des revenus du livre en cours d’écriture. Car ce titre est également celui du roman de Jack, qui nous est conté sous forme de récit emboité. La main reprend vie, une fois enterrée, pour terroriser la femme aimée qui l’a honteusement délaissée. Non sans revigorante ironie, son auteur, son éditeur, savent qu’il s’agit d’une « bonne merde », dont raffolent les fans et les jeunes groupies gothiques des rééditions et des films qui suivirent. Outre la satire d’une jeunesse flemmarde et fêtarde, celle d’un genre littéraire mineur, quoiqu’il ne désespère pas de ses lettres de noblesse, s’en donne à cœur joie.
La sacro-sainte poésie elle-même en prend pour son grade. L’héroïne du « Matelas de pierre » est nantie d’une mère « presbytérienne d’obédience stricte aux lèvres serrées comme un étau, qui détestait la poésie et que rien de plus tendre qu’un mur de granit n’aurait pu influencer ». Plus encore sont moqués les hypocrites universitaires qui fossilisent la poésie en leurs articles chichiteux et leurs thèses pompeuses. Ainsi Gavin, gagné par une certaine célébrité, est contraint par sa jeune épouse, Reynold, à officier dans un bureau décoré par ses soins de citations de ses propres poèmes : « Il est donc obligé de s’asseoir là, entouré des monuments de sa propre magnificence décatie, tandis qu’autour de lui l’air est rempli de haillons et de lambeaux des chefs-d’œuvre poétiques qu’il a autrefois vénérés ». D’où la stérilité assurée…
En toute cohérence avec le propos, le lecteur enfin ne manquera pas de grincer des dents au cours d’un festival de métaphores savoureuses. Quatre jeunes étudiants sont épinglés : « Il était clair qu’ils refuseraient de lever leurs culs paralysés des chaises de cuisine bancales sur lesquelles leurs anus étaient actuellement collés telles les ventouses d’une pieuvre collective ». À moins de préférer : « l’impatience de voir l’anguille électrique de l’amant imaginaire se glisser une fois de plus dans le nid d’algues marines moite et palpitant de Violet ». La parodie de l’écriture érotique oscille entre la suggestion et le franc éclat de rire.
Fille d’un entomologiste canadien, né en 1939 à Otawa, Margaret Atwood apprit à affuter son regard sur les espèces naturelles, puis sur celle humaine. Fine psychologue, autant attachée à décrypter et cribler de flèches une jeunesse oiseuse qu’une vieillesse superflue, mais sans se laisser prendre aux sirènes du nihilisme, elle sait naviguer avec brio, entre nouvelle et roman, de la satire sociale affutée comme un rasoir à son plus grand conte gothique, cette fois pour adultes politiques : La Servante écarlate. Qui sait si, le sourire en coin, elle ronchonne, comme son poète à demi-gâteux, Gavin : « Ah, putain, une thèse sur mon œuvre. Que Dieu nous en préserve ! »
Pertuis d’Antioche, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Imposture climatique et suicide économique :
les dérives de l’écologisme
par Christian Gérondeau.
Christian Gérondeau : Ecologie, la fin.
Vingt ans de décisions ruineuses,
Editions du Toucan, 320 p, 20 €.
Christian Gérondeau : Le CO2 est bon pour la planète,
L’Artilleur, 272 p, 18 €.
Violée par plus de trente ans d’étatisme, d’idéologie socialiste et écologiste, la France - mais aussi l’Europe - s’autodétruit pour entretenir ses vices. Les moyens de ce suicide économique sont hélas connus, quoique soigneusement tus, soigneusement entretenus, entre la monstrueuse dépense publique, l’étau des normes, l’avalanche des taxes et le couperet d’une fiscalité confiscatoire. Il faut cependant compter parmi ceux-ci la sacrosainte déesse Ecologie. Non seulement l’écologisme est un empêcheur de danser économiquement en rond, mais de plus, il participe d’une psychose éhontée, dont le réchauffement climatique et le CO2 sont les agents manipulateurs. Heureusement, un scientifique, de surcroit ingénieur polytechnicien, Christian Gérondeau, ose savoir, ose penser, pour rétablir le sens des réalités. C’est ainsi qu’avec Ecologie, la fin. Vingt ans de décisions ruineuses et Le CO2 est bon pour la planète il déboulonne les mantras sur le climat et les énergies renouvelables.
L’exception culturelle française cumule les trente-cinq heures, l’Impôt Sur la Fortune qui n’est qu’en partie aboli, la retraite à 62 ans et son fantasmatique retour à 60 ans, le matraquage de l’imposition, alors que la fiscalité sur les entreprises est l’une des plus lourdes d’Europe : 62 % avant impôts. Sans compter un code du travail complexe aux pages plus nombreuses que celles du Code pénal (ce qui est hélas significatif), les tentations du protectionnisme[1] et du local, la volonté affichée de sauver par la perfusion des subventions les entreprises en faillite au lieu de débloquer les freins à la production de richesses… Partout le contrôle de l’Etat, que ce soit sur le logement ou sur la sécurité sociale, partout le keynésianisme et ses contre-productifs plan de relance, partout la grande machinerie de la redistribution par le bras épuisé de l’état providence augmentent la pieuvre de la dette (avec des emprunts jusqu’à soixante ans). Qui sont l’assurance de la pérennité d’un taux de chômage autour de 10 % (au contraire de nos voisins Suisses à 2,9 % et Américains à 3,9%), de la perte de pouvoir d’achat, hors pour quelques privilégiés. Quant à la dictature des syndicats, elle est un serre-frein terriblement efficace, qu’il s’agisse de l’Education Nationale, de la SNCF ou des dockers qui ne parviennent qu’à faire fuir notre activité portuaire vers l’étranger… Plus de trente ans de socialisme (au sens du constructivisme partagé par tous les partis et pas seulement du parti de ce nom) cumulant tous les pouvoirs, jusqu’à ceux de la presse et de l’éducation, font passer la séparation des pouvoirs selon Montesquieu pour une galéjade que l’on espère provisoire.
Aux poisons économiques et politiques, suffisamment efficaces en matière de suicide, il faut ajouter l’écologisme. C’est alors que le livre iconoclaste de Christian Gérondeau, Ecologie, la fin. Vingt ans de décisions ruineuses, apparait comme un réquisitoire criant. Contre le GIEC et ses pseudos experts d’abord, qui vivent outrageusement de leurs richissimes subsides en exploitant la crédulité populaire et politique grâce à la falsification des études climatologiques. Ils agitent le spectre du réchauffement climatique, alors que seuls quelques dixièmes de degré ont affecté le XX° siècle, au plus 1,5 degré depuis l’aube de la Révolution industrielle à la fin du XVIII° siècle ; alors que depuis quinze ans la température du globe est étonnamment stable. Comme le montre encore Christian Gérondeau avec Le C02 est bon pour la planète, le mythe de l’envahissant CO2 est leur bras armé, imaginant que nous sommes au bord de l’étouffement, alors que bien des périodes géologiques ont vu des pics fabuleux de gaz carbonique, cela sans menacer la faune et les dinosaures, tout en favorisant la végétation et les récoltes. On en aura pour preuve l’utilisation de ce gaz dans les serres, sans nuire en rien aux employés, et la frange sahélienne qui ne cesse de verdir. Quant à la fonte des glaces du pôle nord, provisoire au vu des fluctuations climatiques historiques et naturelles, elle a probablement d’autres causes, en particulier solaire, d’autant que l'Arctique reprend aujourd'hui son extension glaciaire, d'autant qu'à l'autre extrémité du globe l’Antarctique étend vigoureusement sa calotte glaciaire.
En plus de tordre le cou à la légende de l’épuisement rapide des ressources, notre auteur dénonce la propagande antiscientifique et irréaliste d’un Al Gore et de son film Une Vérité qui dérange, alors qu’aucun rivage n’a vu de montée des eaux, sauf d’habituelles grandes marées et autres érosions de terrains côtiers. Il dénonce également, à propos de l’exploitation américaine des gaz de schiste, « un film intitulé Gasland en 2010 qui a fait le tour du monde, où l’on voit du gaz enflammé sortir d’un robinet d’eau présenté comme illustrant les risques liés aux gaz de schiste. Il devait apparaitre plus tard que l’affirmation était fausse et que le gaz concerné provenait d’une nappe d’eau phréatique où s’étaient décomposés des végétaux ». Ainsi, quand les Etats Unis deviennent exportateurs de gaz pour des décennies et créent des centaines de milliers d’emplois, nous nous privons de notre potentiel de « 6300 milliards de mètres cubes », aux dépens de l’emploi et de nos économies, ce qui contribue à la « précarité énergétique » des plus pauvres.
De même, nous nous couvrons de champs d’éoliennes et de panneaux solaires à l’erratique et très faible productivité, qu’il faut coupler outre-Rhin à des centrales gaz et charbon pour assurer une production fiable, en recourant à de massives subventions, à un accroissement du prix du kilowattheure indu pour le consommateur, et surtout le plus pauvre, au prix d’une ponction fiscale handicapante pour la libre entreprise qui seule peut assurer notre avenir : « chaque emploi créé dans le secteur des énergies renouvelables en détruisait plus de deux ailleurs dans l’économie espagnole ».
Le non écologique et étatique français est omniprésent : non aux Organismes Génétiquement Modifiés alors que sa prometteuse filière a été éradiquée. Songeons que le grand écologiste Wilson, en 1984, prônait les techniques OGM pour combattre avec succès la faim dans le monde : « Ainsi une plante alimentaire précieuse pourra recevoir l’ADN d’espèces sauvages conférant une résistance biochimique à la maladie la plus destructrice à laquelle elle est sujette[2] ».
Non encore aux gaz de schiste, non à l’exploration des nappes pétrolières au large de nos côtes méditerranéenne et de Guyane, sans compter le non au nucléaire, alors que grâce à ce dernier la France est une formidable exportatrice d’électricité. La conclusion ne se fait pas attendre : outre l’obscurantisme du principe de précaution et d’un mythique retour antiscientifique à la nature, « les dépenses inutiles consenties au nom d’une illusoire défense de la planète atteignent désormais à l’échelle nationale et planétaire un niveau stupéfiant ». De plus, ces « 2% du PIB, soit 40 milliards par an » pourraient être comptés ailleurs : « Combien d’écoles, d’hôpitaux, combien aussi de réductions d’impôts pour les entreprises ou les particuliers, c’est-à dire de créations d’emplois ? ».
Les essais de Christian Gérondeau (par ailleurs polytechnicien et expert ès questions environnementales qui n’en est pas à son coup d’essai[3]) informés, salutaires, pêchent cependant parfois par manque de précision et de concision ; il se répète en effet beaucoup. Sans compter qu’élogieux pour le nucléaire français il ne fait pas mention du coût du retraitement de ses déchets toxiques et du démantèlement des centrales qui deviendront probablement obsolètes un jour, quels que soient les soins apportés à leur modernisation, à leur sécurisation croissantes. Même s’il milite à juste titre pour les centrales nucléaires de nouvelles générations, capables d’ingurgiter et exploiter des déchets nucléaires, plus sûres et plus productives ; sans cependant faire mention du thorium, qui au lieu de l’uranium, outre son incapacité militaire, est beaucoup plus abondant, donc moins cher, d’un rendement plus élevé et d’une dangerosité incomparablement plus faible.
Faut-il espérer que le titre de Christian Gérondeau, Ecologie, la fin, soit programmatique, de l’ordre du possible et du réalisme enfin accepté, assumé ? La faillite des fabricants d’éoliennes (Vestas au Danemark) et de panneaux photovoltaïques (Q-cells en Allemagne, Photowatt en France…) acculés par la concurrence chinoise (elle aussi subventionnée et provisoire) et par une subventionnite idéologique qui n’a plus les moyens de se répandre, devraient ramener la France et l’Europe à la raison économique.
Le réchauffement climatique d’origine anthropique (devenu « dérèglement », comme si le climat pouvait être naturellement réglé) est non seulement un mythe, si faible au regard d’une Histoire du climat[4] qui en a vu bien d’autres, mais une manipulation du GIEC (Groupement Intergouvernemental sur le Changement Climatique en anglais - et non d’Experts) aux chiffres maquillés. L’on sait que la planète ne s’est réchauffée que d’1,5° depuis le début de la révolution industrielle, sans qu’une relation de cause à effet soit certaine.Certes il faut admettre que localement les déforestations et le bétonnage puissent induire une élévation des températures. Cependant les taches solaires, qui explosèrent pendant le réchauffement du XIX° et du XX° siècles, furent fort paresseuses pendant l’hiver du règne de Louis XIV, soit entre 1645 et 1715. Ce que l'on appelle le minimum de Maunder est en train de se reproduire aujourd’hui, faisant craindre à maints réels scientifiques plutôt un refroidissement planétaire. Pour toutes ces raisons, il est parfaitement compréhensible que Donald Trump[5] et Vladimir Poutine[6] soient profondément sceptiques. D’autant qu’il s’agit d’autoriser les pays émergents dont la Chine à souffler le CO2, et de réduire les émissions occidentales, handicapant ainsi leurs industries.
Pourquoi voudrions-nous que les pays en développement n’accèdent pas au confort et à la prospérité ? Aussi il est nécessaire de les voir se couvrir de centrales thermiques au gaz et au charbon, puis nucléaires, comme en Chine, où elles deviennent de moins en moins polluantes. Ce de façon à se débarrasser des « barbecues de la mort », tous ces foyers de bois, charbon et excréments animaux, sur lesquels les familles cuisent leur nourriture et dont la fumée induit une pollution toxique et une mortalité considérables, qui se compte par millions d’individus.
En conséquence, aux prises avec une hallucinante ignorance scientifique, nous nous trompons d’ennemi : « non seulement l’accroissement du C02 dans l’atmosphère n’a aucune influence majeure sur le climat, mais il joue un rôle fondamentalement bénéfique pour la photosynthèse, et, en améliorant les rendements agricoles, contribue à la lutte contre la faim dans le monde ». Des millions de kilomètres carrés verdissent, accroissant les surfaces forestières, en particulier dans le Sahel. Combien de chercheurs sont alors dévoyés ? Combien de dizaines de milliards d’euros sont-ils jetés par les fenêtres en luttant contre le C02, autrement dit ce gaz carbonique que nous inhalons et respirons, que nous consommons dans nos boissons gazeuses, qui sert dans nos réfrigérants. Notons, ô ironie, qu’une pénurie de CO2 menace des entreprises industrielles !
Souvenons-nous de telles erreurs tragiques. On interdit en 1972 le DDT, un insecticide connu pour éradiquer les moustiques, au prétexte qu’il menaçait des oiseaux. Or « 25 millions de personnes, essentiellement des enfants africains, sont mortes du paludisme », jusqu’à ce qu’il soit de nouveau autorisé en 2006.
Alors que le monde va mieux, que les ressources augmentent, que la faim et la pauvreté diminuent, faut-il agiter les épouvantails ridicules de la surconsommation de la planète ? Certes la pollution par les plastiques et autres substances nocives, par l’excès des pesticides, doit être combattue, mais science et conscience doivent aller de concert au secours, non seulement de l’humanité, mais de la planète, grâce à de nouvelles innovations technologiques et jusqu'à des reforestations urbaines qui apaiseront l'air que nous respirons et notre sérénité.
Très documenté, Christian Gérondeau dénonce également « la grande illusion » de la transition énergétique. Vouloir nous imposer les sources d’énergies renouvelables, éoliennes et solaires, revient à ne plus compter que sur des approvisionnements erratiques, sur des rentabilités négatives, dont les surcoûts sont payés in fine par les contribuables et consommateurs. Au point qu’après avoir abandonné le nucléaire, l’Allemagne, couverte de panneaux solaires et d’éoliennes, doive le plus souvent, du fait d’une production insuffisante et peu fiable, racheter du courant à la France ; et de surcroit se trouve contrainte de payer pour que l’on déleste son réseau dangereusement excédentaire, à cause de journées de grand vent et de soleil !
Il y a encore pour bien des décennies, sinon des siècles, d’énergies fossiles, aux rejets de plus en plus inoffensifs, avant que des alternatives inventives et vraiment rentables ne manquent d’apparaître. Or que ferons-nous de cette quincaillerie de mats, de moteurs et d’hélices, de panneaux de verre, de plus fragiles, sans compter les pléthoriques raccordements, bientôt obsolètes…
Revenir à la raison ? Hélas rien n’est moins sûr. Comme l’affirme Jean De Kervasdoué[7], nous l’avons perdue en même temps que le sens scientifique. De l’écologisme suicidaire des « progressistes anti-progrès[8] », il est peu probable que l’on voit rapidement la fin. Les mentalités françaises et européennes, inféodées à l’étatisme, au marxisme et à la pensée magique, les corporatismes syndicaux et idéologiques, l’enthousiasme pour les grandes causes supra-humaines comme le marxisme, la justice sociale et l’écologisme, et donc anti-humanistes, voire pré-totalitaires, sont autant de freins au principe de réalité. Plutôt que de regarder avec modestie comment s’en sortent avec succès l’Allemagne et la Suisse sur le front de l’emploi, et plus encore les Etats-Unis qui de plus se délivrent de l’arnaque des grandes messes diplomatiques que sont les accords sur le climat. Quand 56 % du PIB français est consacré aux dépenses de l’Etat, cet étouffant Léviathan dopé à l’écologisme, ne faut-il pas donner de l’air, y compris avec C02, à la liberté d’entreprendre et au mérite récompensé ? Justice sociale confiscatrice, plan de relance pour la croissance et écologisme, ce nouveau lyssenkisme, recyclage de l'anticapitalisme dans l'écologisme, sont des religions perverses. Une autre écologie, plutôt qu'apocalyptique et messianique, est-elle alors possible ? Celle du bon sens et du respect de la nature au point de respecter l’homme et son développement économique, termes en aucune manière antinomiques. L'Etat et l'écologisme persistant dans leurs ressorts habituels, interdictions, taxes et subventions absurdes, ne vaut-il pas mieux ouvrir les portes de la recherche et de l'innovation au service d'une planète plus propre et d'une humanité plus heureuse… Que l'on trouve par exemple le moyen de stocker efficacement l'électricité, de changer le plastique en carburant (ce qui est déjà en vue), et la donne énergétique sera bouleversée. La France mérite-t-elle de ne pas mourir ?
Jean-Pierre Digard : L’Animalisme est un antihumanisme, CNRS Editions, 128 p, 14 €.
Moro-sphinx de la littérature, butinant le savoir humaniste, Montaigne, au XVI° siècle, s’élevait déjà contre la cruauté infligée aux animaux. De Voltaire à Marguerite Yourcenar, une telle éthique alla s’amplifiant. Aujourd’hui, végétariens et végans vont jusqu’à réclamer la fin de la moindre chair animale. Ainsi, après Gary Francione et son Introduction au droit des animaux[1], Aymeric Caron. Partant de la prémisse selon laquelle la terre vivante est menacée par l’activité humaine, ce dernier se propose de « réconcilier l’humain, l’animal et la nature », dans son intéressant et néanmoins fort discutable manifeste végétarien et végan titré Antispéciste. Aussi demandons-nous jusqu’où faut-il respecter les animaux. Car abolir toute exploitation de nos frères non humains ne va pas sans contreparties antihumanistes, telles que le montre Jean-Pierre Digard parmi les pages de son stimulant ouvrage : L’Animalisme est un anti-humanisme.
En ses Essais, Montaigne blâmait une trop courante iniquité humaine : « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté[2] ». A la suite de cet humanisme étendu aux frères animaux de Saint-François d’Assise, Voltaire en ses Lumières fulmine en défendant les « Bêtes » contre « l’animal machine » de Descartes et Malebranche : « Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissances et de sentiments, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien ! ». Il allègue les nids des oiseaux, l’affection et l’éducation du chien, tout en qualifiant de « barbares[3] » ceux qui le dissèquent tout vivant. Aujourd’hui il pourrait ajouter l’étonnante gorille Koko, éduquée par l’éthologue Penny Partterson, qui alla jusqu’à communiquer avec les humains, via 2000 mots, au moyen du langage des signes.
« Qui sait si l’âme des bêtes va en bas ? » demandait Marguerite Yourcenar en 1981, faisant allusion à l’Ecclésiaste : « Qui sait si l’âme du fils d’Adam va en haut et si l’âme des bêtes va en bas ?[4] » La romancière use d’un réquisitoire aiguisé contre la cruauté humaine qui fait des animaux des « déchets de l’épouvante et de l’agonie […] aboutissant aux mâchoires de ces dévorateurs de biftecks ». Si la Déclaration des droits de l’homme n’a pas empêché guerres, viols et massacres, la Déclaration des droits de l’animal (proclamée à la sauvette dans le hall de l’Unesco en 1978) n’en est pas moins nécessaire, plaide-t-elle. Cependant elle ne fait pas tout à fait la confusion entre le « Tu ne tueras point » de la loi biblique et le meurtre animal, en ajoutant, consciente de la question de la nourriture, « du moins tu ne les feras souffrir que le moins possible ». Il n’est pas sûr que le rapprochement, « il y aurait moins d’enfants martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés[5] » puisse suffire à convaincre…
Chez le maréchal-ferrant, Buffon : Les Mammifères, Furne, 1853,
Photo : T. Guinhut.
L’utopie d’Aymeric Caron, après son totalitaire et brouillon Utopia XXI[6] est d’abord - et cela parait une relative nouveauté dans la littérature utopique - animale, écologique autant qu’humaine, dans son essai titré Antispéciste et sous-titré « Réconcilier l’humain, l’animal, la nature ». Or l’essayiste avait déjà œuvré au service de la libération de la condition animale, dans un volume nourri d’informations historiques, anthropologiques, philosophiques : No steak[7]. Il s’y livrait à un réquisitoire argumenté contre une société mondiale qui sacrifie soixante milliards d’animaux par an à son appétit.
Si l’homme est un animal politique, quelle politique doit-il observer à l’égard des animaux ? Autrement dit, doit-on les manger, comme le demandait l’écrivain américain Jonathan Safran Foer[8] ? Ce dernier s’appuyait sur quatre arguments principaux : les conditions d’élevage peu reluisantes, l’abattage d’une cruauté souvent impardonnable, la dangereuse pollution du lisier de porc et enfin la sensibilité animale.
L’essai d’Aymeric Caron est « antispécite », c’est-à-dire qu’il « considère qu’il n’y a aucune justification à discriminer un être en raison de l’espèce à laquelle il appartient ». Outre que notre philosophe (ou journaliste) de la « biodémocratie » n’emploie plus le terme discriminer en son sens premier (distinguer en fonctions de critères précis[9]) mais uniquement en terme jugement défavorable indu, il semble oublier que comme chez les hommes il existe des chats doux et d’autres agressifs, qu’il est préférable de discriminer une mygale venimeuse d’une araignée inoffensive, un virus du sida d’une blanche colombe, un ours d’une biche, un requin tueur d’une mésange… Ainsi va-t-il jusqu’à démissionner de la capacité de juger, alors qu’il ne se prive pas de condamner par ailleurs. Antispéciste est bien « Ne fais pas aux truies ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Ainsi détourne-t-il avec humour l’impératif catégorique de Kant ; sauf que les truies ne se privent pas de manger d’autres créatures vivantes.
Ce qui n’empêche pas cependant d’élargir « notre cercle de compassion afin d’accorder aux animaux non humains notre considération morale ». Rien ne nous impose en effet d’infliger la souffrance aux animaux, voire d’attenter à leur « vouloir vivre ». Si Aymeric Caron ne veut pas qu’ils soient mangés, répondons qu’ils peuvent au moins être élevés dans des conditions respectueuses de leur bien-être et sacrifiés de la manière la plus sédative qui soit (ce qui n’est guère le cas dans tous les abattoirs), dans la cadre d’une chaine alimentaire qui n’exclut naturellement ni les hommes ni les animaux, dont nous sommes. Sans oublier que l’on peut modérer sa consommation de viande. Mais, avec notre essayiste, l’on ne peut être que choqué devant les tortures et les massacres inutiles infligés à des lions ou des dauphins. Avec lui, on apprécie l’empathie des animaux non seulement entre congénères, mais aussi à l’égard d’autres espèces, y compris humaine. Avec lui l’on réprouve les « conditions concentrationnaires » de la plupart des zoos et des cirques, de l’élevage, ou plutôt cet esclavage tortionnaire, car saumons, poules, canards, lapins sont industriellement saccagés, voire victimes d’un « génocide », ce qui est pour le moins un abus de langage. Faut-il, comme il le préconise, obliger sur les produits carnés des photos semblables à celles des paquets de cigarettes, montrant les atroces conditions d’élevage et d’abattage ? Et encore ne dit-il rien de l’égorgement halal…
L’on sait, hélas, que, depuis un demi-siècle, la moitié des vertébrés a disparu de la surface de la terre. Chasse, pêche, braconnage, déforestation, activités agricoles et industrielles, urbanisation… Un désastre écologique sans nul doute. Le réquisitoire est imparable. Sans oublier la vivisection, que ne justifie pas toujours la science médicale, appelée à disparaître face aux méthodes substitutives, telles les cultures de cellules.
Pourquoi ne serions-nous pas végétariens, s’il est avéré que nous n’avons besoin ni de viande, ni de poisson et autres crustacés pour croître sans déficience, s’il était avéré que le lait de nos bébés puisse être produit sans vaches ? Les végétariens sont-ils victimes d’une moins bonne espérance et qualité de vie que les omnivores, point sur lequel les scientifiques sont partagés ? Faut-il mettre en balance le végétarisme avec le régime cétogène, lui qui préfère les graisses aux sucres et féculents ? Ces deux dernières questions sont passées sous silence par Aymeric Caron. Pourrions-nous passer de fourrure et de cuir ? Interdire la corrida ? La chasse ? Les courses hippiques ? Où s’arrête la tyrannie contre les animaux, où commence la tyrannie contre les hommes ?
L’on sait que l’agriculture, en particulier bovine, est très subventionnée par l’Etat et l’Europe, pour des revenus aux agriculteurs parfois misérables. Mais ne sont-ils pas comme nous tous, saignés d’impôts et de taxes ? La Nouvelle-Zélande qui a cessé toute subvention agricole et baissé sa fiscalité est redevenue une exportatrice, en particulier de viande ovine. Quand verrons-nous une agriculture libérale et respectueuse de l’environnement et des espèces ? Quand les pesticides, sans qui la productivité se verrait décimée par l’insuffisance, voire la famine, seront-ils remplacés par des Plantes Génétiquement Modifiées de façon à ne sélectionner que les insectes réellement ravageurs. Cette solution hérisse fort notre essayiste, qui s’appuie sur l’expérience des rats de Seralini, alors que notoirement frauduleuse. En conséquence son expertise scientifique est-elle rudement soumise à caution.
Cependant, à l’irénisme animal d’Aymeric Caron, il faut opposer de nombreux arguments. Vouloir étendre la compassion humaine aux animaux n’est-il pas également anthropocentrique ? Le loup ne compatit pas à l’agneau de La Fontaine, et son retour parmi les montagnes françaises n’est pas pour lui la seule occasion de se nourrir, mais de tuer pour le plaisir, comme le chat avec la souris. Il faudrait alors convaincre les tigres de ne plus goûter la chair humaine, le moustique le sang humain et animal (notre essayiste avoue qu’il tue ceux qui l’agressent), les lions et les rats de devenir végétariens ! Sans compter les souffrances indues infligées à ceux qui sont jugés indignes de la compassion des végans : ces végétaux qui, sans cerveaux sont méprisés, alors qu’ils usent de leurs sens, comme le montre L’Intelligence des plantes[10], ces arbres[11] qui ressentent le stress et communiquent entre eux. Ainsi l’antispécisme et le véganisme étant pétris de contradictions et d’arguments spécieux, mieux vaut alors considérer que la morale humaine n’est qu’une parmi d’autres au sein du monde vivant, sans vouloir cependant choir dans le relativisme. C’est d’ailleurs ce qui ressort également d’une lecture critique de l’ouvrage collectif La Révolution antispéciste[12].
Prétendument inscrit dans la logique du sexisme et du racisme, le spécisme est alors spécieux… Aussi craindrons-nous sans peine, par les foudres du ténor de l’antispécisme, d’être qualifié d’ « animalosceptiques », ce qui serait excessif, tant nous reconnaissons les animaux comme des êtres sentients[13], autant que de climatosceptiques, ce qui est de notre part plus avéré[14]. Il y a chez Aymeric Caron, dont l’essai parfois intelligent, quoique erratique, navigue entre cosmologie, génétique, zoologie, satire de l’argent, philosophie, éthique et droit, avec une richesse d’informations non négligeable, un risque de propension à l’anathème et à la culpabilisation à l’égard des mangeurs de viande et consommateurs de sous-produits animaux qui parait frôler l’intolérance dangereuse de certains végans militants. Quoiqu’il pense à dénoncer « les militants du droit des animaux qui semblent vouloir décrocher un brevet de pureté en envoyant à l’échafaud ceux qui dévient de la ligne du Parti ». Il sait que « la revendication de la pureté révolutionnaire […] a engendré les pires horreurs » et a conscience que l’intransigeance végane dans sa supériorité a quelque chose de spéciste. D’autant que l’omniprésence des sous-produits animaux, jusque dans les médicaments, rend la pureté inaccessible. Or il n’ignore pas la distinction entre « les welfaristes et les abolitionnistes », comme Gary Francione[15], les premiers pouvant accepter la consommation d’animaux dans le respect de leur dignité, ce qui nous semble ici préférable.
Pic vert à tête rouge, Buffon : Les Oiseaux, Furne, 1853,
Photo : T. Guinhut.
Même si l’on eût aimé que la couverture de cette édition ait la modestie d’être un peu moins narcissique et anthropocentrique (ô le bel animal !), l’essai d’Aymeric Caron, tentative de révolution copernicienne des rapports homme-animal et d’« anumanisme », est à méditer, plus nuancé que l’on aurait pu le craindre, malgré des chapitres dont on se demande ce qu’ils viennent faire là, sur le bonheur, sur le sport… À cet égard, notre utopiste est pour l’entraide et contre la compétition, mais admire l’athlétisme où il se s’agit de « se dépasser » ; où est la cohérence ? Si dépasser l’autre est un vice, l’on risque de perdre l’occasion de bien des innovations, et gagner un égalitarisme mortifère.
L’orthorexie végane bute cependant sur de nombreux soucis, et pas seulement logiques. Quelques voix s’élèvent contre la doxa de l’alimentation toute végétale. On note des faiblesses chroniques, des symptômes dépressifs qu’un retour à un peu de viande et poissons suffit à désamorcer. Malgré les admonestations des alimentaires verts, il semble bien que nous soyons ataviquement omnivores, et que malgré le soin à choisir ses graines et feuillages, ses protéines végétales, dans un narcissisme et exhibitionnisme de la vertu, le véganisme entraîne des carences en zinc, fer (surtout chez les femmes) et en toutes sortes de vitamines B. Il est vrai que pour contrer ces inconvénients graves, du moins si c'est suffisant, il est possible d'utiliser des compléments alimentaires, en particulier la vitamine B 12, venue des bactéries procaryotes. Sans compter qu’il faudrait se priver de sérums, de médicaments contenant de la gélatine de porc.
Voici une sérieuse réfutation de l’irénisme animaliste : Jean-Pierre Digard et sa mûre réflexion titrée L’Animalisme est un anti-humanisme. La thèse est inscrite au fronton de l’essai, qui relève du « devoir critique ». Après une brève historique de la relation homme animal et de la montée des revendications en faveur du respect de la sensibilité animale, il pointe nombre d’incohérences. L’antispécisme, copié sur l’antiracisme, est bien une fumisterie : si les races humaines n’existent pas, les espèces animales si, car il y a bien entre elles des « barrières génétiques infranchissables ». Il s’agit d’appliquer aux bêtes un anthropomorphisme abusif en parlant de bien-être animal, alors que le bien-être humain reste en partie subjectif et si peu appliqué dans le monde, sans parler des agriculteurs et éleveurs qui connaissent un taux de suicide élevé. Préférons-lui le concept de « bientraitance ». L’on nage en plein irénisme lorsque l’on imagine que les animaux vivent en solidarité, alors que les violences sont monnaie courante ; il suffit d’observer notre chat si mignon, qui s’écharpe avec les mâles concurrents et bat des records de prédation en chassant et tourmentant rongeurs et oiseaux innocents qu’il ne mange pas toujours. L’on va jusqu’à imaginer également que les singes donnent dans la démocratie participative, alors qu’il ne s’agit que de grégarisme !
Même si des singes accèdent au langage des signes, guépards, libellules et méduses, quoique doués de sensibilité à la souffrance rappelons-le, en sont absolument incapables, et tous ne pensent ni ne créent de cathédrales, de lieder ou de centrales électriques, ni de médicaments, donc n’ont pas de culture. Animaux et hommes, quoique égaux en droit à la vie, ne sont par ailleurs pas redevable de l’égalité. Dire le contraire, c’est faire preuve de « l’hyper-relativisme dont le sociologue Bruno Latour[16] s’est fait le porte-parole » (ce qui est un peu excessif alors que ce dernier récuse les absolutismes) et qui remet en cause l’humanisme, de même que l’anthropologue Philippe Descola[17]. Philipe Muray se moquait de « cette action positive en faveur de l’égalité des chances pour le monde animal[18] ». Rappelons que seule l’espèce humaine s’interroge sur ses propres valeurs et sur le sort des autres espèces. Si elle détruit, elle protège également et il est à parier que les avancées scientifiques (si les écologistes anti-sapiens ne s’y opposent pas) rendront à la terre de son intégrité face aux actuelles pollutions qui d’ailleurs régressent dans les pays développés.
Faire d’exceptions, comme les répréhensibles violences sur des ovins vivants aux pattes arrachées dans les abattoirs, des généralités est une technique éprouvée par les animalistes pour manipuler l’opinion. D’autant qu’ils ne s’interrogent pas, ô la pleutre omission, sur l’égorgement halal qui fait fi de l’étourdissement électrique préalable à la mise à mort de nos futures côtelettes. N’oublions pas de surcroit que la domestication protège les animaux d’élevage de leurs prédateurs, hors l’homme bien entendu. Accuser l’élevage d’antiécologisme est d’autant plus stupide qu’il valorise des espaces impropres à tout autre agriculture, et permet de changer des végétaux inconsommables en viande et en lait. Pensons également que réguler des espèces invasives (sangliers, cormorans, loups) et se protéger des mangeurs d’hommes et autres scorpions et mygales n’a rien d’anti-écologique.
Pour contrer ceux qui prétendent qu’aimer l’animal permet de mieux aimer l’homme, Jean-Pierre Digard rappelle opportunément qu’Hitler était végétarien et que le III° Reich avait une législation très favorable aux animaux. Heureusement ces derniers n’ont pas de culture, ce qui les sauve d’avoir été juifs…
Ne plus consommer d’animaux, soit. Mais d’où viendra le lait pour bébé à moins d’augmenter la mortalité infantile ? Que fera-t-on des coquelets, taurillons et béliers si l’on veut leur laisser vivre leur jeunesse, car puisqu’ils ne donnent ni lait ni rejetons l’agriculture valorise leur chair. Faut-il les rendre à la nature sans garantie contre les inconvénients, ou subventionner les agriculteurs pour leur faire des mamours pendant des décennies ? Il est dommage que Jean-Pierre Digard, en son essai, ne se pose pas ces questions.
Sait-on enfin qu’aux Etats-Unis, comme le mentionne Jean-Pierre Digard, l’activisme de groupuscules animalistes très violents leur vaut « d’être classés comme la deuxième menace terroriste derrière l’islamisme » ? Comme quoi une minorité éclairée par le grand bien de la nature y trouve un exutoire pour sa violence totalitaire.
La meilleure attitude à adopter semble bien être celle du welfarisme (ou protectionnisme), c’est-à-dire une position visant à la protection des animaux et à l’amélioration de leur condition de vie, tout en ne refusant pas sa condition d’omnivore, donc en partie carnassière. Que des individus soient végans, ou véganistes, comme Aymeric Caron, grand bien leur fasse, leur liberté n’est pas à éradiquer. Mais en conservant le droit inaliénable de faire connaître leur cause, les purificateurs de la consommation animale doivent veiller à convaincre et ne pas contraindre, à n’exercer aucune violence contre qui ne partage pas leur cause jusqu’au-boutiste, plus émotionnelle, idéologique, que scientifique et intellectuelle. « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes », disait Marcel Gauchet[19]…
David Toscana : Evangelia, traduit de l’espagnol (Mexique)
par Inés Introcaso, Zulma, 432 p, 22,50 €.
Le fondateur du christianisme n’est-il qu’une fiction ? Quelque soit la réponse, même si c’est plutôt sa divinité qui est fictionnelle, il reste une haute figure historique, tant il a nourri la civilisation occidentale et au-delà. Malgré les innombrables et inévitables controverses, il n’en mérite pas moins une lecture encyclopédique. C’est chose faite avec Jésus. L’Encyclopédie. Si une immense part d’imaginaire nourrit la figure de Jésus, rien n’empêche d’étendre sa rêverie jusqu’à d’improbables et cependant curieuses extrémités. Ainsi Roger Caillois imaginait dans son Ponce Pilate que ce gouverneur romain graciait le Christ : en conséquence, il n’y eut pas de Christianisme. Avec son Evangelia, le Mexicain David Toscana préfère livrer une uchronie féminine et parodique.
Non, une encyclopédie sur un être que l’on ne connait que par quelques évangiles n’est pas inutile, au contraire. Jésus L’encyclopédie est non seulement un document pluriel sur la foi - on s’en serait douté - mais sur une vie, une doctrine, sans cesse questionnées et mises au net, du moins dans la mesure du possible. Un aréopage d’auteurs se penche sur le fondateur du Christianisme, tous plus brillants les uns que les autres, tous plus circonspects et nuancés : leur sagesse est de n’être point dogmatiques, encore moins fanatiques ; ils sont des esprits ouverts à la controverse, à l’humanité, et bien sûr à la tolérance, ils placent le lecteur devant la responsabilité du libre-arbitre.
L’Histoire, la littérature et l’archéologie peuvent tenter de nous apporter des informations sur la probabilité de l’existence de Jésus, personnage bien plus documenté par ailleurs que ses concurrents, Mahomet ou Bouddha. Quoique les fouilles ne rapportent rien du Messie, a contrario de Caïphe, Pilate et Hérode. Pourtant « tout est parti d’une rumeur », analyse Joseph Doré. Celle de la résurrection ; qui se répand au travers de l’empire romain, en un demi-siècle. Aussi est-il « celui qu’on peut contester, mais qu’on doit constater », selon la judicieuse formule de Jean-Luc Marion. Or le texte des Evangiles, dont quatre seulement sont canoniques, « n’a jamais été fixé ». Alors que le Christ est probablement mort le 3 avril 30, ils ont été récités, écrits dans la seconde moitié du I° siècle, copiés y compris de manière erronée depuis des originaux introuvables : « Ce caractère mouvant du texte reste l’un des remparts les plus sûrs contre le littéralisme », note Roselyne du Pont-Roc.
Se consacrant à divers éclairages sur la vie de Jésus, l’encyclopédie n’oublie pas de mettre en valeur d’essentielles problématiques. Le Messie « invitent ceux qui l’entourent à réintégrer la vie sexuée », plaide en faveur des femmes pécheresses, préfère la charité à l’avarice, bien qu’il rende justice à l’argent, au travail et à l’investissement dans la parabole des talents (ce qui préfigure le capitalisme). Enfin il figure le mal sous forme de démons. Outre la dimension éthique, s’instaure une dimension étiologique. Sans oublier le langage des paraboles, dont Jésus use en poète et conteur, mais aussi en philosophe qui propose une quête de sens et ouvre à la liberté de l’interprétation. Certes il y a des messages difficiles à avaler, comme « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent », en lequel pourtant il faut voir miséricorde et non stratégie politique. Terminons sur « l’humour de Jésus », mis en relief par Michel Berder : la parabole de la paille et de la poutre dans l’œil est en effet devenue un adage aussi populaire que sensé.
On ne mesure pas assez la « subversion évangélique », selon Jean-Claude Guillebaud : le sacrifice des coupables offert aux dieux devient le sacrifice du Dieu innocent en faveur des hommes qu’il sauve. Il s’agit d’un retournement anthropologique, quoique Nietzsche le dénonçât comme l’irruption de la morale des esclaves. Aussi, pour répondre à ceux qui croient contrer la violence coranique en accusant celle christique, faut-il, avec André Wénin, se demander : « Jésus est-il violent ? ». Le « glaive » qu’il apporte dans Saint Matthieu ne fait pas de lui un guerrier, mais celui qui coupe le cordon ombilical familial pour être rejoint. Même chassant les marchands du Temple, il n’use pas de violence à l’égard des individus. « Tu ne tueras point », écrit-il sur la poussière, confirmant la loi mosaïque.
Merveilleusement illustré de peintures, mosaïques et manuscrits, de cartes et de photographies, qui sont toujours légendés avec générosité et précision, cette encyclopédie ne choit jamais dans la bondieuserie, jamais dans le niais catéchisme. Si des croyants en sont les auteurs, l’intelligence et la prudence ne leur manque jamais. Quant à nous, heureux sceptiques devant ce phénomène considérable de l’Histoire du monde et de la pensée, serons-nous hérétiques en niant la divinité de Jésus, comme dans l’arianisme, ou en niant son humanité, comme dans le docétisme ? Absolument arianistes, nous restons néanmoins impressionné par une certaine sagesse de Jésus, qui préfère l’amour à la haine, sait pardonner à la femme adultère et sépare l’Eglise et l’Etat, donc apparait comme un fondement civilisationnel.
Outre les Evangiles, une foule de vies de Jésus ont envahi les rayonnages des bibliothèques, au premier chef celle de Renan. Le fils de la Vierge Marie et de Dieu le père, incontestablement masculin, doit son succès et sa postérité, non seulement à son message, mais aussi à une crucifixion couronnée par une résurrection miraculeuse, qui persuade volontiers les crédules.
C’est avec une discrète ironie que Roger Caillois raconte l’achèvement de la vie du Christ. Il use d’un biais stratégique en choisissant de titrer son récit Ponce Pilate, publié en 1961. Voici un petit roman historique présentant un Ponce Pilate, Gouverneur romain de Jérusalem, excédé par « le fanatisme de la population ». C’est d’abord un portrait d’homme et de politique, qui fait preuve de « révolte de philosophe contre la crédulité humaine ». Aussi lorsqu’il reçoit Anne et le Caïphe pour entériner la crucifixion d’un « faux prophète », est-il sceptique. Son épouse, Procula, guidée par un rêve fantastique, plaide la cause du Messie. Un peu d’« oneirocritique » ne nuit pas et participe de la délibération, en laquelle Menenius, fin politique, conseille une mort qui ne concerne guère Rome. De même, Judas l’implore de le condamner, mais parce que « le salut du monde dépend de la crucifixion du Christ ». Mardouk quant à lui prévoit l’essor d’une telle religion et de « la fantasmagorie théologique », toute l’Histoire future en fait, en une aventureuse et ironique spéculation, jusqu’à un auteur du XX° siècle « qui publierait cette conversation aux éditions de la Nouvelle Revue Française, se flattant sans doute de l’avoir imaginée ».
Fidèle à son essai Au cœur du fantastique[1], Le talent rare de Roger Caillois est ici à son comble, au moyen d’une prose limpide et somptueuse et au service d’une méditation sur les vanités des religions et du pouvoir politique, sur le déterminisme (« il restait libre d’être courageux »), au croisement d’une réflexion sur les philosophes stoïciens et le « clinamen » de Lucrèce...
Mais au contraire des récits évangéliques, Ponce Pilate réussit bien à « limiter les exactions du fanatisme ». Son éthique réflexion nocturne lui permet de libérer le Messie, au prix que quelque émeute et d’une poignée de victimes : « Toutefois, à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme ». Une ruse de l’Histoire et voici l’uchronie libérée. Et lorsqu’il s’agit de rêver un développement historique, il faut se rappeler d’une semblable ruse d’un autre uchronien : Philip K Dick en usa dans son Maître du Haut-château[2], amenant un écrivain isolé parmi une Amérique conquise par les Japonais et les Allemands à imaginer la victoire des Etats-Unis et de ses alliés.
On ne s’étonnera pas que Roger Caillois soit un virtuose des songes et des temps imaginaires, puisqu’il orchestra deux anthologies, l’une du fantastique[3], l’autre sur les puissances du rêve[4]. De l’auteur de Méduse et cie et du Fleuve Alphée, qui sait si bien agencer élégance et érudition, il faut faire l’éloge de sa trilogie de minéraliste collectionneur, bellement publiée sous le titre de La Lecture des pierres[5] et illustré d’« agates paradoxales ».
Evangelia signifie en grec « la bonne nouvelle ». Ainsi titré, le récit de David Toscana est d’une savoureuse ironie. C’est un roman historique et légendaire bon enfant, dans lequel les rois mages suivent une étoile capricieuse. Devant l’enfant Jésus, une surprise désastreuse les attend. Car Emmanuelle, le rejeton de Marie, « n’aura jamais de barbe », s’irrite le Seigneur. L’ange Gabriel aurait failli dans sa mission ? L’on devine que, pour la prophétesse, ce n’est pas une sinécure que d’imposer le message divin, de recruter des apôtres, d’asseoir son autorité de fille de Dieu, de Déesse enfin. D’autant qu’il vient un frère cadet, Jacob, redoutable concurrent connu bientôt sous le nom de Jésus. Les péripéties, burlesques et graves, se succèdent, jusqu’à ce que Pierre devienne « l’apôtre d’Emmanuelle ».
Sens de l’humour, rebondissements, discrète érudition, voici les qualités de cette réécriture parodique des Evangiles, dans la tradition du Virgile travesti de Paul Scarron. Sans oublier l’ironie égratignant foi et tyrannie religieuse : « Quiconque dira qu’assécher le figuier a été une infamie sera tenu pour hérétique », assène notre « meneuse d’une bande de guérilleros », notre « Christe » ! Le burlesque irrévérencieux atteint un sommet lorsque la barque de Pierre et de la « fille du Dieu Très-Haut » est assiégée par des cochons que l’apôtre doit écarter à coups de rame sanglante ! Voilà, parmi d’autres, une scène « indigne de la plume du plus crasseux des évangéliste », selon le mot d’un romancier qui ne recule pas non plus devant l’autodérision. La satire n’épargne évidemment pas les faiseurs de miracles. Emmanuelle joue à occire et ressusciter plusieurs fois Pierre. Joseph est quant à lui affligé par la lèpre. Plus loin, elle joue à « se déhancher » comme une nouvelle Salomé devant Hérode. Crucifiée nue, Emmanuelle va bien se réveiller du tombeau et jouir d’une ascension stratosphérique qui la verra périr de froid. Jusqu’à Dieu le père lui-même qui fulmine lorsqu’il apprend la naissance d’Emmanuelle et réfute sa proverbiale omniscience : « Crois-tu que j’accompagne chaque jour des millions de mortels aux latrines ? ».
Outre la dimension uchronique -imaginer un temps historique et mythique qui n’a jamais existé- le Mexicain David Toscana, né en 1961 et auteur d’El Ultimo lector[6], offre un apologue universel et cependant ancré dans notre temps : il se moque d’une récurrente misogynie et milite à sa manière pour l’égalité homme-femme, y compris au sein de religions plus ou moins enclines à reconnaître la féminité dans sa dignité. Gageons d’ailleurs que si quelques Chrétiens s’irriteront de lire ce roman, ils n’iront guère jusqu’à le qualifier de blasphème, ce qui ne manquerait pas d’arriver dans le cadre d’une religion que nous ne nommerons pas.
Si le Christ avait été une femme, la face du monde en aurait-elle été changée ? Autant que s’il n’y avait pas eu de christianisme ? Voilà qui est douteux. Qui sait cependant si nous y aurions gagné une plus respectueuse condition des femmes. À moins qu’il s’eût agi d’un motif supplémentaire de haine contre cette religion ? Le besoin d’au-delà, cette saine maladie, qu’il est permis de panser avec Jésus. L’Encyclopédie, devient trop souvent une humaine tyrannie qui s’empare d’une fantasmatique autorité divine pour subjuguer les foules, les opprimer, voire, dans le cas d’une religion explicitement meurtrière, recourir au génocide contre ceux qui ne partagent pas son escroquerie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.