Françoise Coblence : Le Dandysme, obligation d’incertitude,
Klincksieck, 2018, 368 p, 23,50 €.
Jules Barbey d’Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell,
Rivages, 2018, 153 p, 6,32 €.
L’insolence, le luxe et la vanité sont des vices pourfendus par la plupart des moralistes ; cependant pour le dandy ce sont des qualités. De George Brummell à David Bowie, figures iconiques, en passant par les commentateurs, qui offrirent au premier ses lettres de noblesses esthétiques, Charles Baudelaire et Jules Barbey d’Aurevilly, voici les héros de l’essai de François de Coblence : Le Dandysme. Ce dernier concept n’est-il que le reflet d’un beau superficiel ? Chaussant bottes vernies et nœuds papillons fleuris, deviendrons-nous dandys après de telles lectures ? À moins que le dandysme soit la sauvegarde de l’individualisme et de la beauté…
Alors que l’étymologie la plus probable fait remonter le mot anglais depuis le français « dandin », qui est un niais qui se dandine, s’agit-il de radicalité rebelle et sublime, ou de masque de la vacuité ? Ce pourquoi Françoise Coblence, universitaire et professeure émérite d’esthétique, propose à son essai Le Dandysme, le sous-titre suivant : « obligation d’incertitude ». L’on pourrait penser effet que l’élégance d’un Brummell serait autant matérielle que spirituelle, or, affirme-t-elle, son impassibilité n’aurait d’autre transparence que celle de l’effacement, voire du vide. Créant sa propre mode, il est aussi fugace que la mode, à moins d’en figurer une acmé indémodable.
Glissons sur une introduction un brin verbeuse, pour entrer dans le vif du sujet, avec George Brummell telle qu’en lui-même. Jalousé jusque par le poèteLord Byron, il a « régné en despote » sur la bonne société de son temps. Et bien que jugé comme « le plus grand des petits esprits » par Hazlitt, il continua de fasciner jusqu’à Virginia Woolf ou Edith Sitwell, qui lui consacrèrent des essais. Une si superficielle esthétisation de sa vie laisse alors rêver à un moi réalisé dans une dimension bien plus parfaite.
Né en 1778 à Londres et mort en 1840 à Caen, George Brummell est l’archétype du dandysme. Arbitre des élégances britanniques, favori du Prince de Galles - le futur roi George V -, le beau Brummell aux bouffantes cravates blanches qui le condamnaient à une raideur exemplaire, n’accéda à la célébrité que par « ses bons mots, ses vêtements, ses attitudes », lorsqu’en 1798 il s’installa dans la capitale londonienne. Beauté insipide, George Brummell sut briller par sa mise impeccable, sa vêture couleur « beurre frais » et « feuille morte ». Ses pantalons à sous-pieds, ses gants, son « art de la cravate », nouée en un chef-d’œuvre immaculé, étaient caressés par une admiration unanime. Il y ajoutait une impertinence parfois cruelle. Les clubs les plus fashionable lui faisait fête. Hélas, malgré sa modération financière et son absence de libertinage, il abusa de l’alcool, du jeu, puis s’endetta lourdement. Fuyant la banqueroute, il alla s’installer à Calais en 1817, pour se ranger et devenir un « dandy-douairier ». Ephémère consul d’Angleterre à Caen, il fut pourtant livré à la disgrâce, avant de subir l’infamie de la pauvreté et de la déchéance. Il souffrit tant de paralysie que de prison pour dettes, de syphilis que de gloutonnerie, devint « un vieillard sénile et dégoûtant » : il mourut à l’hospice, frappé d'une irrépressible démence. Requiescat in pace.
Il avait cependant su mettre en scène son apparence et son existence, au point qu’il fut comparé à Napoléon par bien des commentateurs ; ce qui entraîne l’essayiste à des gloses, ici peut-être superfétatoires, y compris en passant par Machiavel. Proposée par Françoise Coblence, la comparaison de Brummell, arbitre des élégances devant le roi, qui tentait vainement de l’imiter, avec Pétrone « conseiller en plaisirs » devant Néron, est bien plus judicieuse. Avec justesse, elle note que le dandysme n’est pas le snobisme, trop conventionnel. Il est cependant, de toute évidence, un narcissisme, celui d’un homme qui ne peut aimer autrui, pas même une femme, tant « il unit ainsi le féminin et le masculin » en sa gracieuse marionnette.
Remarqué, quoiqu’affectant avec flegme de ne pas être remarqué, il impose une morgue insolente, un humour piquant, mais peu spirituel (il surnomma le Régent « Big Ben »), en tout cas dépourvu de tout fond de sagesse et qui n’a rien du Witz romantique. Il écrivit pourtant un livre sur l’histoire du costume : Male and female costume[1], qui n’a pas eu apparemment les honneurs de la traduction. L’on peut supposer qu’il y fait preuve de plus de finesse que l’esprit borné du personnage. Ce qui faisait dire à Balzac : « le Dandysme est une hérésie de la vie élégante[2] ». Aussi l’auteur de La Comédie humaine est-il le créateur de dandys finalement plus excitants comme Maxime de Trailles. De même l’on n’oublie pas les figures de Julien Sorel, chez Stendhal, ou de Fortunio, chez Théophile Gautier…
Cultivant un je ne sais quoi d’excentrique dans la parfaite neutralité du bien-mis, sa sobriété distinguée toute moderne, son exquise modération vestimentaire contrastent avec la « Dandymania » qui sévit à partir de 1810, affichant une dommageable outrance. Le ridicule des « dandy-lions » permit aux caricaturistes de s’en donner à cœur-joie, y compris à l’égard de leurs complices féminines. Ainsi Thomas Carlyle, dans son Sartor Resartus, se moqua des adeptes d’une secte dandie…
Replacer le phénomène du dandysme et sa vogue, tant salonarde que romanesque, dans le contexte historique et politique, car il est une forme « d’élévation sociale », voire une doxa tyrannique, est une des vertus du travail de l’essayiste. Ainsi, l’individualisme démocratique, tel que décrit par Tocqueville, favorise l’irruption de personnalités singulières. Cependant notre universitaire ose comparer le « puritanisme » de Brummell, cet « inventeur de la mode bourgeoise », avec l’ascétisme, y compris vestimentaire, de Robespierre…
L’ouvrage de Françoise Coblence, touffu, profus, est effectivement un essai d’esthétique (elle s’appuie d’ailleurs pertinemment sur l’Esthétique d’Hegel, en particulier ses pages sur l’habillement), s’attachant à inscrire son sujet bien au-delà du phénomène de mode, mais dans une vaste et rhizomatique perspective philosophique. Erudit, précisément et abondamment documenté, passionnant même, il souffre non seulement du manque de concision de son introduction (sachant de plus qu’elle est précédée d’une préface), mais aussi d’un rien de pédantisme, citant à l’envi, et avec une pertinence parfois sûre, parfois inégale, Hannah Arendt, Jürgen Habermas, Gottfried Wilhelm Leibnitz, Sigmund Freud, Jean-François Lyotard, Derrida et nous en passons…
Autre petit bémol à ne pas négliger : dommage que l’édition ne relève guère de l’esthétique dandie, lorsque Klinckieck offre une blanche couverture digne de la sobriété la plus anorexique.
Jules Barbey d'Aurevilly : Du Dandysme et de George Brummell, Lemerre, 1879.
Photo : T. Guinhut.
Affichant lui-même une tenue voyante, car il aimait les gilets de velours rouge, les châles roses et les vastes manteaux noirs, Jules Barbey d’Aurevilly publia dès 1845 Du Dandysme et de George Brummell, qui conjugue la biographie et l’essai philosophique, sans omettre une suprême élégance du style. Il le sait fort bien, le dandysme ne se suffit pas de « l’art de la mise ». L’un de ses héros, le Comte de Savigny des Diaboliques, lui-même de noir vêtu, compare la femme qui l’accompagne à une panthère noire, une sorte de Jeanne Duval devenue dandie. Ils sont, dans son essai, des « Machiavels de l’élégance », même s’ils pourraient être « encore plus niais que les Machiavels de la politique ».
Pour revenir au Beau Brummell, il est, selon Barbey d’Aurevilly, le « souverain futile d’un monde futile », le parangon de la « vanité » et de la « fatuité ». Pour lui, la singularité anglaise du personnage fait que « le pays de Richelieu ne produira pas de Brummell ». Ce dernier, dont le luxe « était plus intelligent qu’éclatant », « n’eut point ce quelque chose qui était chez les uns de la passion ou du génie, chez les autres une haute naissance, une immense fortune. Il gagna à cette indigence ; car réduit à la seule force de ce qui le distingua, il s’éleva au rang d’une chose : il fut le dandysme même ». Est-ce à dire qu’il fut le créateur d’un art nouveau ? C’est bien ce sur quoi insiste l’écrivain, qui lui voyait « un air de sphinx », et le louait avec finesse : « L’Ironie est un génie qui dispense de tous les autres ». Mais aussi avec le sens de la formule qui fait mouche : « Ses mots crucifiaient ».
Dans une prose somptueuse, Barbey d’Aurevilly admire jusqu’à l’hyperbole son personnage tout en gardant une salutaire distance. De l’écrivain l’on peut dire, comme il le note à l’égard de son héros : « Il n’avait jamais le vertige des têtes qu’il tournait »…
Baudelaire critique d'art, avec une oeuvre de Constantin Guys,
Club des Libraires de France, 1956.
Cependant avec Baudelaire, le dandysme, opposé à la superficialité brummellienne, devient absolument un art, au sens le plus noble du terme. Originalité, élégance, mélancolie, pénétration intellectuelle sont parmi les points saillants de la personnalité de celui qui cultive son personnage et son apparence, affichant un habit noir et une cravate sang de bœuf comme un blason de l’artiste. L’esthétique du spleen, voire de la « charogne[3] », saura mieux choquer dans Les Fleurs du mal.
Or le dandysme peut sembler une société secrète, « une institution vague, aussi bizarre que le duel », dont les lois, quoique non réellement écrites, passent pour rigoureuses. Dans le texte le plus essentiel qui soit sur le dandysme, Baudelaire, à l’occasion du Peintre de la vie moderne[4] », publié dans Le Figaro en 1863, met en avant, pour celui « qui n’a pas d’autre profession que l’élégance », donc nanti d’une suffisante fortune, l’obligation de « cultiver l’idée du beau » et de la distinction, y compris à l’égard de sa propre personne. Certes la toilette n’est pas tout ; elle n’est « qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit », ce qui fait d’ailleurs douter que Brummell soit le dandy par excellence.
« Le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné », de « se faire une originalité dans les limites extérieures des convenances », la « simplicité absolue », le « besoin ardent de se faire une originalité », telles sont les maximes de l’auteur des Fleurs du mal à l’égard de ce qui est « une espèce de religion ». Grave jusque dans la frivolité, impertinent et cependant froid, défiant les normes sociales, le dandy, « en qui le joli et le redoutable se confondent », devient alors une icône du romantisme, ce jusque dans le décadentisme de la seconde moitié du XX° siècle. Celui qui réclamait d’être romantique et donc moderne, voit dans cette figure « le dernier éclat d’héroïsme », parmi les « mortels vulgaires », parmi cet « homme des foules » venu d’Edgar Allan Poe et analysé par Walter Benjamin[5]. De même, peut-on penser que la « passante » du sonnet éponyme de Baudelaire est une dandie :
« La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Ainsi l’auteur du Spleen de Paris peint-il son fantasme et son double, non loin d’un artiste dont il aimait le crayon et l'aquarelle, Constantin Guys, au point d'être pour lui « le peintre de la vie moderne »…
Le dandy continua d’être le chéri des Lettres, affectant aussi bien Oscar Wilde que ses personnages, y compris conspué, comme le vieillissant Charlus de Marcel Proust. De Huysmans à Drieu La Rochelle, une confrérie secrète est lisible en filigrane. La peinture recèle également ses figures dont la pose fait preuve d’autant de chien que leurs œuvres, de Duchamp à Monory. Paradoxalement, à l’ère de la reproduction technique de l’œuvre d’art, telle que théorisée par Walter Benjamin[7], les artistes ou camelots du cinéma, de la chanson et du rock cultivent une singularité excentriquement érotique face à la foule de leurs fans : Jim Morrison, Lou Reed… Marilyn Monroe, Ava Gardner, Madonna manifestent quant à elles une féminisation du dandysme. Sont-ils aussi futiles que Brummell, ou riches de la complexité créatrice d’un Baudelaire ?
Qui sont, au-delà du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde, les dandys d’aujourd’hui ? Karl Lagerfeld, photographe précis et couturier inventif, qui se hausse le menton d’un col blanc dans son habit noir, qui ne méprisa pas de s’afficher avec le gilet jaune fluo de la sécurité routière, Serge Gainsbourg, adepte d’un ingénieux dandysme poubelle, d’ailleurs présent parmi les pages du Dictionnaire du dandysme[8]. Qui sait où va se nicher le chic, l’art de plaire et de déplaire, capables de se renouveler au-delà des modes et du prêt à porter, y compris de la pensée ? Qui sait encore si le bon goût, décrié par le relativisme[9], peut générer, non seulement un dandysme du vêtement et de l’allure, mais de l’élégance et de la justesse intellectuelle. Reprenons Baudelaire : « Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire ». C’est presque le cas aujourd’hui du bon goût, en un joli paradoxe. Dans la mesure où il n’est pas égalitariste, le dandysme et le beau peuvent aller de pair en d’inédites combinaisons.
Dante Alighieri, Miquel Barcelo : La Divine comédie, traduit de l’italien par Danièle Robert,
Actes Sud, 2023, trois volumes sous coffret, 544 p, 147 €.
Dante Alighieri & Michael Meier : En Enfer avec Dante,
traduit de l’allemand par Emmanuel Gros, Casterman, 136 p, 19 €.
Atteindre le paradis dantesque n’est pas un chemin aisé, plutôt encombré de ronce et de gel, de remords cuisants, de sataniques effrois, enfin illuminé de ravissements angéliques inaccessibles au mortel. A fortiori lorsqu’il faut le traduire en un autre idiome que celui fondateur de Dante Alighieri, poète autant du dolce stil nuovo que du fracas des spirales infernales. Cherchons, après celle plus qu’honorable de René de Ceccatty[1], la traduction idéale de La Divine comédie, celle digne de figurer aux cotés de la voix des anges. Nous croyons trouver le volume le plus commode avec cette traduction de Joachim-Joseph Berthier, le plus élégant avec Jacqueline Risset et Botticelli, quand surviennent l’Enfer et le Purgatoire, sous les vers rimés de Danièle Robert. Le choix, cornélien, n’a cependant que l’avantage de nous faire revisiter le démoniaque et divin chef d’œuvre, en beauté, mais aussi en toute parodie dessinée par Michel Meyer, qui ne s’embarrasse pas d’un vain respect pour exercer l’art de traduire.
Récit d’aventure en vers semé d’embûches et de joies, la Comédie, dont le titre bientôt affublé de l’adjectif « divine » s’explique parce qu’elle présente une fin heureuse et non tragique, est également un traité de théologie morale, catalogue des péchés et des peines infernales, purgation vers le salut, et enfin extase mystique.
Après un chant inaugural dans lequel Dante est sauvé des trois animaux du vice par Virgile, l’œuvre se joue en trois parties. Chacune d’entre étant distribuée en trente-trois chants, la composition mathématique complexe est évidemment symbolique, eût égard à la Sainte Trinité, sans compter la dimension cabalistique qui nous reste largement inaccessible. D’ailleurs l’action commence le Vendredi saint huit avril 1300 pour s’achever le jeudi de Pâques treize avril 1300. Béatrice apparait à l’exact milieu du chant XXX du Purgatoire, en vue du Paradis terrestre, alors que doit s’effacer le docte païen Virgile, quoique prétendument annonciateur du Christianisme dans sa quatrième églogue. Le chiffre neuf est le chiffre mystique par excellence ; l’Enfer étant divisé en neuf cercles, le Purgatoire en neuf terrasses, le Paradis en neuf cieux concentriques, conformément à la cosmologie médiévale. Au dernier chant de l’Enfer siège Satan, l’ange du mal, là où la profondeur infernale se retourne vers la montagne du Purgatoire, qu’il faut atteindre en s’accrochant aux poils du monstre pour effectuer enfin une volte-face salvatrice, de toute évidence symbolique. À ce neuvième cercle infernal habité par Lucifer répond au loin le neuvième ciel paradisiaque, celui de la « vision intuitive de Dieu ».
Conformément à la pensée médiévale, Dante s’appuie dans Le Banquet sur une doctrine qui ne doit pas échapper au lecteur de la Comedia : « Les écrits doivent être entendus et doivent être expliqués en quatre sens. Le premier s’appelle le sens littéral, et c’est celui qui ne s’étend pas plus loin que la lettre du texte proprement dite ; le second s’appelle le sens allégorique, et c’est celui qui se cache sous le manteau des fables […], le troisième s’appelle le sens moral, et c’est celui que les lecteurs doivent chercher avec grande attention dans les œuvres écrites […], le quatrième s’appelle le sens anagogique, c’est-à-dire « supersens » : et c’est celui que l’on a parce qu’on explique au point de vue spirituel un écrit qui, tant par le sens littéral que par les choses signifiées, représente les choses de la vie éternelle[2] ». Au voyage parmi les trois espaces, s’ajoutent les trois initiateurs. Le poète et guide Virgile, vient de l’Antiquité, quand la Dame d’Amour, Béatrice, appartient à cet absolu, à la fois platonicien et chrétien, que l’auteur et ascensionniste peut rejoindre en se lavant de ses péchés, alors que l’amour aussi mystique que le poème lui permet de la connaissance de Dieu et la vie éternelle. Au Paradis, la connaissance des mystères de la Trinité et de l’incarnation de Jésus, est assurée grâce à l’intervention de Saint Bernard, lui procurant une ineffable délectation, grâce à la fusion de l’effort physique et mental du poète (qui est aussi la raison hellénique) et de la grâce divine.
Guelfe blanc, Dante avait une vision déjà moderne de la politique, grâce à laquelle il s’agit de s’opposer à l’immixtion du Pape dans la vie politique et de soutenir l’indépendance du pouvoir temporel, conformément au message du Christ : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu[3] ». Ce pourquoi, alors qu’il écrit entre 1304 et 1321, de nombreux Papes sont par ses soins jetés dans son Enfer, dans la cinquième bolge du huitième cercle, celui des trompeurs : Nicolas III, Boniface VIII, et Clément V, qui régnèrent sur l’Eglise entre 1277 et 1314. Ce que l’on lit également au chant XVI du Purgatoire :
« L’Eglise de Rome, dis-le désormais,
Pour avoir les deux pouvoirs mélangé,
Tombe dans la boue, elle et eux souillés. »
Tenons-nous entre nos mains respectueuses l’édition française parfaite de La Divine comédie ? D’autant qu’elle se présente sous la forme d’un seul volume agréablement relié, plus maniable qu’un Pléiade au papier précieux. Il peut paraître étrange de rééditer une traduction de 1924. À ce compte, celle de Fiorentino[4], qui fut la préférée de Baudelaire, mériterait-elle cet honneur ? Joachim-Joseph Berthier, qui consultait volontiers cette dernière, place la patience de son travail sous l’autorité de la strophe du Chant IX de l’Enfer :
« Ô vous qui avez l’intelligence saine,
admirez la doctrine qui se cache
sous le voile des vers étranges ! »
Didactique et poétique sont par conséquent inséparables. Aussi Berthier vise-t-il la littéralité : « Je voulais une sorte de mot à mot, qui serait pour quelques-uns comme un guide dans la lecture et l’intelligence du texte original ». Le risque est qu’un souffle poétique propre à la langue française soit éraillé, sinon absent.
Au contraire du choix fait par René de Ceccatty, les notes en bas de page sont abondantes et, quoique concises, éclairantes. Sachons ainsi que la panthère, le lion et la louve qui assaillent le poète au premier chant, symbolisent respectivement la luxure, l’orgueil et l’avarice. Sinon comment savoir en effet que la lettre « P » gravée sept fois avec son épée par l’ange du Purgatoire sur le front du poète signifie les sept péchés capitaux ? Un index (ou « Table doctrinale abrégée »), quoique trop bref, est particulièrement bienvenu : ainsi sur les anges, sur l’art, sur les apparitions de Béatrice, sur la gourmandise… Vous saurez tout sur la « hiérarchie des anges », sur l’ange portier du Purgatoire, au chant IX : « je le vis assis sur le degré supérieur, / Et tel dans sa face que je ne pus le supporter ». Ce qui a peut être inspiré Rainer Maria Rilke dans sa première Elégie de Duino.
Mais l’on ne manquera pas d’apprendre, au chant V du Paradis, le secret de la liberté :
« Le plus grand don que Dieu dans sa largesse
fit en créant, et qui à sa bonté
est le plus conforme, et celui que plus il apprécie,
ce fut la liberté de la volonté,
dont les créatures intelligentes,
toutes et seules, furent et sont dotées. »
Car seul le libre-arbitre, conformément à Saint Thomas d’Aquin (notons que Berthier contribua à une édition critique de ce dernier), permet d’atteindre le bien moral. Dante lui-même, n’at-il pas fourni tant son éthique d’écrivain que la morale du traducteur, en son chant IX du Purgatoire ?
« Lecteur, tu vois bien comment j’élève
mon sujet, et si donc avec plus d’art
je l’embellis, ne t’en fais point merveille. »
Iconique est devenue la traduction de Jacqueline Risset, lexicalement précise, en vers libres (en général de dix à douze syllabes), d’abord parue en 1985 chez Flammarion. L’on peut sans doute lui appliquer ce que dit Dante, à l’orée du Purgatoire : « Mais qu’ici la morte poésie resurgisse, / ô saintes muses, puisque je suis à vous ». De l’aveu de l’éditrice, Diane de Selliers, « sous sa plume, les vers de Dante sont des étoiles qui nous guident vers notre propre lumière ».
Car voici cette traduction magnifiée par la totalité des dessins de Sandro Botticelli, soit quatre-vingt-douze, venus de de Berlin et du Vatican. C’est à la fin du XIV° siècle que Lorenzo di Pier Francesco de Médicis commande à l’artiste ces illustrations faites au moyen d’une pointe métal sur le parchemin, puis rehaussées à l’encre. Faut-il regretter que Botticelli n’ait pu ajouter la couleur à ses dessins ? Ils ne sont en effet qu’une toute petite poignée à briller de rouges, de bleus et de bruns, dont le fameux « cratère » de l’enfer. Mais à la manière d’une bande dessinée moderne, la liberté et la grâce du trait animent en cette édition somptueuse une voix narrative continue, parmi laquelle la concision du trait n’a d’égale que la qualité de la suggestion poétique. Comme lorsque que de simples flammèches entourent l’envol de Béatrice et Dante…
C’est faire preuve d’humilité, comme Jacqueline Risset, que d’offrir une édition bilingue de l’Enfer et du Purgatoire, chaque double page faisant jouxter l’original de Dante et la prise de risque de la traduction. Ainsi pour mieux respecter la langue vulgaire florentine, les terzine (strophe de trois vers) et les endécasyllabes (vers de onze syllabes), Danièle Robert use de tercets rimés, et c’est là un défi et une beauté nouvelle.
Forcément, puisque rimes françaises et décasyllabes il y a, la littéralité du mot à mot est impossible. Antinomique à la traduction de Berthier est donc le travail d’orfèvre de Danièle Robert. N y-a-t-il pas une musicalité supplémentaire :
« Ô vous qui êtes d’un entendement sain,
considérez le sens profond caché
sous le voile de mes vers sibyllins. »
Cependant, le risque est de tordre le vers, voire le sens, au service d’une rime française, d’autant que les finales en « o », « a » et « i » sont bien plus nombreuses en italien qu’en français. Ce qui peut donner :
« Réfléchissez bien sur votre naissance :
non pas pour vivre en bêtes conçus
mais pour suivre vertu et connaissance. »
L’on s’aperçoit que pour le bien de la rime en « u » (avec « convaincu » à la strophe suivante), le mot « conçu » parait un intrus. Ce qui est en effet au chant XXVI de l’Enfer :
« Considerate la vostra semenza :
fatti , non foste a viver como bruti,
ma per seguir virtute e canoscenza. »
Hors de rares tentatives, les traductions françaises évitent l’écueil des vers rimés. Traduire en prose, comme amputer des passages trop savants, étant une hérésie, l’évidence doit s’imposer : un tel poème ne peut trouver sa voie et sa vie dans une autre langue qu’en vers rimés. L’on peut se demander alors pourquoi Danièle Robert n’a pas choisi l’évidence de l’alexandrin. Par crainte de sa monotonie dit-elle. Et pourquoi pas toujours l’hendécasyllabe, comme Dante, qui pratique cependant souvent l’élision ? Il est si rare en français, donc il côtoiera le décasyllabe ; et rendra clair ce qui est obscur au chant XXXIII du Purgatoire :
« Il se peut que ma narration obscure,
tels Thémis et le Sphinx, te convainquent peu,
car tout comme eux l’intellect elle obture. »
« Art de la perte », dit Danièle Robert en sa préface, la traduction doit cependant s’envoler autant vers le sens que vers la musique. Ce n’est pas un « décalque », mais un « entrelacs créateur d’une nouvelle harmonie ». Or la rime n’a pas forcément besoin d’être toujours riche ; parfois l’assonance suffit. Comme chez Dante lui-même, la noblesse et le lyrisme côtoient la familiarité et le grotesque, « la putain et la bestialité » (Purgatoire XXXII) sont repoussées par la pure beauté.
Lisons comment au dernier chant de l’Enfer, apparait Lucifer, « l’empereur du règne de souffrance » :
« Des six yeux il pleurait et, sanguinolents,
des trois mentons pleurs et baves coulaient. Dans chaque bouche il broyait de ses dents
un pécheur, tout comme on macque le lin,
et en faisait ainsi trois corps souffrants. »
Voyons plus loin, dans le Purgatoire, et avec les yeux de l’âme, comment trois demoiselles admonestent Dante, qui peut enfin contempler sa Béatrice :
« Elles dirent : « N’épargne pas tes regards :
nous t’avons face aux émeraudes placé,
par où Amour lança sur toi ses dards. »
Dante Alighieri, Miquel Barcelo : La Divine comédie, Actes Sud.
Mieux encore, lorsque le triptyque dantesque de Danielle Robert est accompagné des ébouriffantes aquarelles de Miquel Barcelo, le livre idéal en son coffret de trois volumes ne peut que combler les aficionados de l'ascension paradisiaque tant la traduction parfaite, quoiqu'il s'agisse d'un oxymore, s'allie avec les mouvements souterrains et aérien du pinceau de l'artiste, aux couleurs parfois violentes, parfois éthérées, aux délavés précis, suggestifs, cruels et tendres, à la lisière de l'abstraction. Le tour de force plastique trouve son écho, sa résonance dans les décasyllabes rimés en français par Danièle Robert. Certes une précédente édition, épuisée, unissait ces aquarelles à la traduction de Jacqueline Risset dont la complexité était plus troublante. Mais la simplicité, l'évidence de Danièle Robert fait ici merveille, permettant d'accéder à l'eschatologie dantesque avec joie...
Incroyable à quel point Dante a pu fixer pour des siècles de christianisme la géographie de l’eschatologie : fosses concentriques de l’Enfer, montagne du Purgatoire, qui lui répond inversement, cieux concentriques en Paradis où flamboient les anges autour de Dieu. Il est un peu curieux à cet égard qu’à une préface sur l’éthique de la traduction, aux pieds de l’Enfer, succède une préface sur le Purgatoire proprement dit, marquant une légère déception du lecteur quand à cet Enfer qui est à peine présenté. Mais après l’horreur sans nombre du châtiment éternel aux impressionnantes figures qui marquèrent les esprits des lecteurs et des peintres, comme Ugolin dévorant ses enfants ou l’amour coupable et cependant réuni de Paolo et Francesca lisant les amours de Guenièvre et Lancelot, le Purgatoire offre aux pécheurs des peines consenties et enluminées d’espérance, sachant qu’ils aboutiront en la musicalité du Paradis.
Gageure de la traduction, il ne fallait alors ne pas rater ces vers musiciens du chant IX, caractéristiques du répons grégorien :
« Et ce que j’entendais me renvoyait
l’image même de ce qui prévaut
quand à chanter l’organum on s’essaie,
et que s’entendent alors, ou non, les mots. »
Même si le jaloux est toujours en droit de chipoter, il faut admettre que le travail est fort réussi : sur l’oreille spirituelle, la magie opère.
La sommitale marche de l’escalier dantesque est franchie avec autant de succès par Danièle Robert lorsque parait l’indispensable troisième volet du retable qu’est le Paradis. L’éclat de Béatrice s’intensifie, les anges pullulent, les saints enseignent avec bienveillance, la poésie est aussi musicale que philosophique, la beauté céleste est à la fois esthétique et morale :
« Ici l’on se plonge dans l’art, éclat
d’un tel amour, on discerne le bien
qui fait régir là-haut le monde d’en bas. »
Reste à souhaiter qu’in fine, le grand-œuvre aux belles couvertures (qui ne néglige pas les notes profuses en fins d’ouvrages) soit publié en un seul volume élégamment relié, comme l’éditeur sait si soigneusement le faire, avec par exemple son Dictionnaire de la Méditerranée[5].
Les grand illustrateurs de Dante, Sandro Boticelli, Gustave Doré, Salvador Dali et Miquel Barcelo, n’auront, espérons-le, pas à rougir de la traduction de Michael Meier. Outre la réécriture contemporaine de l’œuvre dantesque par le prosateur Giorgio Pressburger[6], jetons un œil amusé sur une bande dessinée, qui, par des moyens différents, saupoudre elle aussi le chef d’œuvre dantesque d’allusions aux tragédies du XX° siècle.
Peinture et dessin sont également des traductions, ici dans un langage plus familier. En Enfer avec Dante est une bande dessinée où dominent le rougeoyant et la noirceur, non sans des verts méphitiques, sous les doigts scénaristes et graphistes à la fois de l’Allemand Michael Meier. La chose est absolument parodique, car un « hipster quadra », aux cheveux et barbe roux, s’égare lors d’une randonnée. La forêt sombre est le symbole des tentations pécheresses de la société de consommation. Une luxurieuse dodue, un léonin conseiller en développement personnel, un loup de la finance : seul un chacal virgilien sauve notre nouveau Dante. Les cercles de l’Enfer se succèdent, rythmés par des avalanches, un téléphérique, un métro, tandis que les allusions à des émissions de télévision, et surtout à l’Histoire démente du siècle dernier pullulent.
Il y est question d’« évadé fiscal », de « tirer le diable par la queue », de « sans-papiers » ; la « Gorgone de la STASI » a des yeux en « laser à deux balles », Hitler « mijote dans le sang » en compagnie de Pinochet, plus loin des damnés tapent des thèses sur IPhone… C’est satirique en diable et fort divertissant, non sans une réelle intelligence du texte dantesque.
« Ut pictura poesis », écrivait Horace[7]. Il n’est pas si sûr que la poésie ressemble à la peinture, tant sont différent les moyens de ces arts, ce d’autant que la bande dessinée a le plus souvent quelque chose de réducteur par rapport à son modèle littéraire. La réduction est aussi celle qui va du sublime dantesque au trivial et au comique…
« La tâche du traducteur est de faire mûrir, dans la traduction, la semence du pur langage[8] », disait en 1923 Walter Benjamin, à l’occasion de sa version des « Tableaux parisiens » de Baudelaire, seconde partie des Fleurs du mal. Il faut craindre cependant que la traduction devienne vulgarisation, affadissement, perte des scintillements poétiques et des réseaux de sens. Le poème ne sert pas qu’à la communication de faits, d’idées, ici chez Dante de doctrine ; aussi le traducteur se saisissant des fleurs du texte ne devra pas (si l’on nous pardonne cette l’image triviale) en faire de la compote, mais en offrir les fruits mûris dans sa langue. Au travers de sa transparence, la traduction laisse voir le texte original, quoique sans le remplacer, sans user de l’illusion du mimétisme. Si le texte de Dante est immuable, le devoir de traductibilité universelle invite une pléiade, une chaîne de traducteurs à remettre sans cesse sur le métier à tisser le poème la soie rauque et chatoyante du langage. Encore une fois, comme l’écrivait George Steiner[9] parmi son chapitre inaugural « Comprendre c’est traduire », dans Après Babel : « Toute lecture approfondie d’un texte sorti du passé d’une langue ou d’une littérature est un acte d’interprétation aux composantes multiples[10] ».
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres ;
Roberto Abbiati : Moby Graphick ;
Antonio Altarriba & Keko :Moi, fou ;
J. Hickman, N. Pitarra, R. Browne et J. Bellaire :
MP. The Manhattan projects.
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Charles Khalifa, Monsieur Toussaint Louverture, 416 p, 34,90 €.
Antonio Altarriba & Keko : Moi, fou, traduit de l’espagnol par Alexandra Carrasco,
Denoël Graphic, 136 p, 19,90 €.
Jonathan Hickman, Nick Pitarra, Ryan Browne et Jordie Bellaire : MP. The Manhattan projects,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Axel Nikolavitch, Urban comics, 470 p, 35 €.
« Œuvre d’imagination en prose », selon Le Petit Robert, le roman est fait de mots. Mais que se passe-t-il si le dessin et la couleur s’en mêlent ? S’il y autant de récit et de dialogue que de plages graphiques, si ces dernières l’emportent ? Il a fallu pour un tel imbroglio inventer le concept -et le néologisme - de « roman-graphic », ou « graphique » si l’on ne veut pas sacrifier à l’anglophilie. D’ailleurs un tel genre hybride ne veut rien sacrifier, ni l’ambition narrative et rhétorique, ni l’ambition plastique et esthétique. Né dans les années soixante, puis intronisé par Will Eisner en 1970 à l’occasion de son album Un Pacte avec Dieu[1], le concept de roman dessiné court aujourd’hui parmi les œuvres qui affirment être au-delà de l’infantilisme, s’adresser à des adultes exigeants et prétendre que la bande dessinée peut devenir littérature, en particulier avec un Hugo Pratt. C’est certainement chose confirmée avec Emil Ferris et son Moi ce que j’aime c’est les monstres. Quant à Robert Abbiati, qui élimine tout le texte de Melville au profit du seul dessin, n’est-il pas un autre avatar du genre lorsqu’il présente son Moby graphick, comme aux cimaises d’une galerie d’art ? Il s’agit alors de trouver sa légitimité, s’affirmer comme le Melville du dessin et comme la monstrueuse romancière dessineuse, pour s’échapper de la puérile cour de récréation où s’agitent pléthore de bandes dessinées. À moins que le roman graphique soit un Moi, fou. Il faut bien en effet friser la démence pour imaginer un objet non identifié à quatre mains comme The Manhattan Projects. Epuisons un vain débat, roman dessiné ou bande graphique, il s’agit bien d’un art, aux nombreuses palettes…
Moi ce que j’aime, c’est les livres de Monsieur Toussaint Louverture. Pas tous certes. Mais entre des auteurs américains déjantés, un Norvégien[2], une Arménienne[3] et un Lituanien[4], tous ambitieux explorateurs de la pensée et de l’écriture, l’éditeur a donné la preuve de son originalité. Aussi, publiant un roman-graphic, quoique la bande dessinée ne soit pas forcément le violon d’Ingres de votre aimable critique, il attise la curiosité. Roman familial et maelström de hachures et de couleurs, les monstres de Ferris envahissent la psyché d’une petite fille tourmentée.
Que l’on se rassure, Emil Ferris est bien digne de figurer parmi notre panthéon du roman graphique. L’abondance du noir et blanc hachuré, des bleuâtres, des rouges sanglants et du violacé, intrigue, inquiète. Les prestiges dangereux, dépressifs, du fantastique et de la peur saisissent l’imagination du lecteur, vigoureusement sollicitée. Car le cocktail détonnant Chicago, vampires, Allemagne nazie, déferle sur l’existence de la petite Karen Reyes, qui n’a que dix ans. La vulnérable héroïne, affublée d’un imperméable de détective, se rêve en loup garou pour transcender la violence familiale et urbaine. Sa belle voisine, Anka Silverberg, prétendument suicidée d’une balle dans le cœur, se révèle une revenante des camps nazis, ce qui donne lieu aux plages d’un récit emboité. Un pandémonium de monstres déferle alors sur Chicago, prête à courir à feu et à sang, à l’occasion du meurtre de Martin Luther King, autant que dans le psychisme torturé du miroir déformant de la jeune narratrice. Elle lit des magazines d’horreur, dessine sans cesse, entre dans les tableaux de l’Art Institute, enquête au sujet d’Anka, côtoie le cancer de sa mère, rencontre des « filles-serrures »… Sous ses canines protubérantes imaginaires elle pense achever la « vie de non-morts » des vampires. En ce combat entre le bien et le mal qui l’assaille, sa quête lui permet-elle, au travers des peintres du musée, de trouver Victor, son frère monstrueux perdu ?
Qui sont les monstres ? Emil Ferris elle-même, accouchant de créatures grinçantes, exorcisant ses peurs, ses fantasmes, les prédateurs humains et sexuels, les minorités rejetées, les survivants et agents de l’holocauste… Voilà ce que pense Karen à propos de son frère Deeze, qui a « des cadavres dans son placard » : « L’amour est une sorte de monstre, voire le monstre le plus bizarre en liberté. Et si vous pensez que l’amour ça déchire pas les gens en lambeaux sanglants… Vous avez tort ! ». Autour de Karen, roulent « les sales rouages de la machinerie de la nuit »…
L’ouvrage prétend être en partie autobiographique, est sans nul doute fantastique, car menacé par le pire de notre monde et du surnaturel, magnifié par des crayons virtuoses. Les allusions à des œuvres d’art, à la littérature, fourmillent, sans compter la religion, le satanisme, Dracula et Frankenstein… Onirique et cauchemardesque, caricatural, parodique, souvent tendre, morbide et psychologique, voire psychanalytique, le baroque opus, que l’on se concentre sur les textes ou sur les images, inséparables, n’ennuie pas un instant, nous emportant dans un maelstrom visuel et intellectuel proliférant.
Pensons à l’expressionnisme allemand, à M le Maudit de Fritz Lang, par exemple. Art Spiegelman, l’auteur de Maus (cette bande dessinée où des chats nazis persécutent des souris juives) ne tarit pas d’éloges sur les monstres trop humains qui sont les excroissances vénéneuses du cerveau d’Emil Ferris. La romancière et graphiste, née à Chicago en 1962, fut mère célibataire, longuement handicapée par un virus, consacra cinq années à son œuvre, sans se préoccuper des standards de la bande dessinée, bousculant l’espace des pages. Tout ceci contribue à l’univers unique de ce surgeon du romantisme noir et du gothique anglais surgi du stylo-bille d’une femme qui éleva une ode à la ténacité artistique ; au point de travailler aujourd’hui à un « Second livre » !
Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Livre premier.
Cette fois, le roman-graphic se fait seulement graphiste, s’attaquant sans vergogne à un roman monstre de la littérature maritime et américaine du XIX° siècle : rien moins que Moby Dick d’Herman Melville, originellement publié en 1851. Avec la modestie insensée et la seule liberté du noir et blanc, Roberto Abbiati opère une synthétique traversée du chef d’œuvre, comme s’il pratiquait sur la baleine blanche et le capitaine Achab de façon à obtenir ces fameuses têtes réduites par les Jivaros. Des mots de Melville, il ne retient que les numéros et les titres de chapitres, dans l’américain original (mais traduits en guise de préface), pour associer à chacun un dessin incisif, tissé de fantasme et de cauchemar, de résolution tragique.
« Chaque dessin est un essai de démontage de la philosophie de chaque chapitre, disons le désir d’en illustrer le cœur », confie celui qui a également présenté un spectacle poétique autour de son livre-fétiche. Cent trente-cinq chapitres et autant de dessins pour apposer un sceau sur chacun d’eux, en tirer l’essentiel émotionnel et symbolique. Le roman, en quelque sorte lyophilisé, n’est plus que graphisme. Et s’il vaut mieux connaître le premier pour apprécier la substantifique moelle de chaque dessin, à qui feuillète ce livre-objet apparaît comme une succession de blasons d’une force et d’une intelligence impressionnantes. Ishmaël est un garçon dégingandé, Queequeg arbore un visage couturé de tatouages, il est bardé de harpons, la baleine est un globe terrestre, le Capitaine Achab est un prophète déglingué et hachuré, au point qu’il semble plus ne faire qu’un avec la baleine blanche, en une osmose oxymorique, un échange d’amour-haine, un combat qui n’est plus celui du bien contre le mal, mais l’ordalie de ce dernier contre lui-même. En son hubris, Achab pose le pied sur le globe comme Napoléon sur la colline du champ de bataille,
Parfois la page est saturée de noirceur, parfois elle n’est qu’à peine griffée, parfois elle se noie dans l’océan du lavis, dans l’encre des orages et des profondeurs. Comme si la baleine blanche, allégorie de pureté et de transcendance, exhibait sa grossesse ombreuse et diabolique.
Finalement Moby graphick est une suite de trophées décharnés, une noire allégorie de la condition humaine en quête de pitance, de vengeance et de mort, à laquelle seuls échappent le narrateur, et bien sûr le dessinateur. Roman muet très parlant, résumé concis et commentaire graphique prolixe, le travail de Roberto Abbiati procède d’une rare intelligence du texte melvillien.
C’est une façon toute personnelle de dessiner qu’adopte un tel graphiste, comme effaçant le roman au profit d’une suite de gravures au trait. Tout le contraire du parti pris habituel qui consiste à réécrire Marcel Proust ou Louis-Ferdinand Céline en les simplifiant et les résumant dans une bande dessinée classique, non sans talent d’ailleurs, par Tardi[5] et Stéphane Heuet[6], même si une immense part du génie de la langue des prosateurs est dangereusement évacuée, quoique le second ait respectueusement choisi d’insérer de nombreux récitatifs qui sont des extraits du texte proustien.
Herman Melville, Roberto Abbiati : Moby graphick.
Est-ce une bédé ? En tous cas le volume est relié avec plus de soin que la plupart des romans, dont le brochage collé et les couvertures de mince, fragile et salissant carton façon NRF n’ennoblissent guère leur contenu. Antonio Altarriba et Keko, respectivement scénariste et dessinateur, n’en sont pas à leur première folie : Moi, assassin clouait au pilori l’imposture judiciaire et morale. Avec Moi, Fou, c’est l’imposture psychiatrique qui est dénoncée avec fureur, avant un dernier volet du triptyque à venir.
La ville espagnole de Vitoria ne paraît pas absolument remarquable, à moins que nos deux compères en fassent une sorte d’équivalent de Providence sous la plume de Lovecraft[7]. Dans la noirceur oppressante, rarement illuminée d’un jaune flashant, un docteur en psychologie, de surcroît écrivain raté, Angel Molinos, œuvre au service d’« OTRAMENT », autrement dit l’« Observatoire des Troubles Mentaux ». Plus il y aura de profils « psychologisables », plus la firme pharmaceutique mère, nommée « Pfizin », engrangera des clients, donc des profits en vendant son arsenal de drogues homologuées. Evidemment le cauchemar probable s’augmente de tests sur d’humains cobayes. Auquel répondent les cauchemars d’Angel, dont il remplit son « cahier de rêves », alimenté par une famille oppressive, un père alcoolique et brutal, atteint d’Alzheimer, un obsédant souvenir homosexuel avec celui qui est devenu prêtre, une asexualité où se bousculent des cerfs bramant, des collègues de travails dominatrices…
Le scénario n’est pas sans finesse. Angel, qui est malgré lui un ange noir et déchu, conçoit et nomme des pathologies psychologiques, telles le « syndrome de Thersite » (le plus laid des Grecs selon Homère) qui est la version savante du complexe physique. Ses collègues imaginent « fanopathies », « néophilie » « misonéisme », et autres « stress prétraumatiques »… Ce que sauront soigner anxiolytiques et diverses molécules de benzodiazépine et d’amphétamines ! Car « l’industrie pharmaceutique ne vise pas à nous soigner mais à chronociser les maladies… Nous rendre accro aux médicaments, c’est leur bizness ». Ainsi « ce travail d’arnaqueur psychique » va jusqu’à s’adjoindre une dimension panoptique et totalitaire, puisqu’il ne s’agit plus seulement « d’éliminer les symptômes indésirables, mais de promouvoir les désirables ». En effet, les « nootropiques », ou stimulateurs cognitifs, « rendent professionnellement efficace et moralement impitoyable ».
Le suspense s’accroit lorsque de cyniques luttes de pouvoirs gangrènent la firme, orchestrées par un cynique et manipulateur dirigeant, qui conduira Angel à l’enfermement de la folie, à moins que cela fût son vœu secret. Une intrigue policière, celle menée par Angel à la recherche de preuves pour accuser la firme, s’enlace avec celle qu’entraîne le meurtre d’une collègue crucifiée sur une croix pharmaceutique et un caducée, détournant l’œuvre de Jef Koons, moqué pour l’occasion, commandée par la firme.
Il y a quelque chose de kafkaïen en cet univers psychiatrique. Voire une morale totalitaire : qui résiste aux injonctions thérapeutiques visant à soigner ses folies, réelles ou supposées, se voit frappé de pire folie. La dénonciation des méthodes peu orthodoxes des firmes pharmaceutiques qui visent moins la santé de leurs patients que celle de leur porte-monnaie est dessinée à l’acide, quoique passablement paranoïaque qui sait, autrement dit peut-être excessive et caricaturale, sinon digne d’une discutable théorie du complot…
Autre folie, celle psychédélique qui s’empare de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide avec MP. The Manhattan Projects. Comme chacun sait c’est en 1938 qu’Einstein informe le Président Roosevelt : les Allemands pourraient être bientôt en mesure d’user de l’arme nucléaire. Aussi le Projet Manhattan est le nom de code du projet de recherche qui produisit la première bombe atomique. Certes. Mais ici la dimension historique est rapidement hystérisée. L’Histoire officielle se voit bourrée de chausse-trappes, de projets tous plus délirants les uns que les autres, les scientifiques déraillent, les militaires explosent, les massacres se parent d’hémoglobine.
Un Einstein gringalet et échevelé, qui ne dédaigne d’user ni du fusil à pompe ni de la tronçonneuse sanguinolente, et qui projette « d’altérer génétiquement l’espèce humaine… de la changer à jamais en quelque chose de meilleur », c’est-à-dire des « Übermenschen », un général américain bardé d’explosifs, un scaphandre soviétique au cerveau sous bocal, un géant vert crapaudesque, des « nécrobouddhistes », des « monstres de l’ambition », des extraterrestres poulpesques, des professeurs nazis tatoués au front d’une croix sur le front par les Soviétiques qui les séquestrent, un Gagarine complètement allumé, un Kennedy complice et cocaïnomane, des « reprodémons »… Tels sont les personnages hautement déglingués de cette bande dessinée hors normes.
En un mot, la cohérence, y compris narrative n’est pas le moins du monde au rendez-vous, mais est-ce ici l’essentiel ? La fin de ce premier tome (sur deux) sombre dans un délirium tremens éclatant qui voit s’affronter la schizophrénie générale et plus ou moins tout le monde, bleus et rouges, dans une bataille mi-technologique, mi-médiévale.
C’est du grand n’importe quoi, mais avec un talent fou, une palette de délires et de couleurs ravageuse et néanmoins maîtrisée. Sous les doigts conjugués de Jonathan Hickman, scénariste (y compris chez Marvel), de Nick Pitarra et Ryan Browne, dessinateur, et de Jordie Bellaire, coloriste, la chose devient rapidement terrible et gore, loufoque et satirique : les savants fous sont aussi fous que les officiers de haut-rang, plus assoiffés de pouvoirs et de meurtres de masse que les vampires de sang. C’est absurde, grotesque, déjanté, mais d’une imagination sans cette renouvelée, sans compter la satire grandguignolesque des pouvoirs, qu’ils soient scientifiques, militaires et démocratiques.
Pacifiste, Einstein n’a pas été une des chevilles ouvrières du projet, Robert Oppenheimer (le père de la bombe atomique) n’a pas eu de frère jumeau, bien que Franc-maçon, le Président Truman ne fut pas le prêtre d’une secte maçonnique bizarroïde. Les voici tous devenus psychopathes en diable. De plus, « Après Hiroshima, à la demande expresse du Général Groves et du Directeur Oppenheimer, l’intelligence artificielle FDR a fondé un gouvernement fantôme des Etats-Unis ». En conséquence l’uchronie gifle ici l’Histoire comme un grandiose fantasme. Quoique les essais atomiques, sans parler de Nagasaki et d’Hiroshima, tant américains que soviétiques, voire Français, se fussent produits sans guère tenir compte des risques inouïs de destructions et de mutations, qui, dans cet opus scénarisé et dessiné, prennent des proportions cataclysmiques et burlesques.
Cette fois ci, face à Moby Graphick et Moi, fou, le lecteur se voit éclaboussé par un pandémonium de couleurs. Pages rouges et blanches, bruns militaires, jaunes explosifs, rouge-sang, safrans et roses, au point que le lecteur-spectateur craigne (et s’en amuse) de perdre son sang-froid !
La science-fiction enfin est ici devenue folle, parodique, copulant bestialement avec bien d’autres genres : la fantasy, la politique et la géostratégie vues par un complotisme débridé, le goût obsédant du morbide, voire le vampirisme, tout conspire à vomir avec jubilation une humanité monstrueuse.
Depuis L’Histoire de Monsieur Jabot, première bande dessinée de Rodolphe Topffer, en 1833, l’évolution du genre connut une véritable dissémination et explosion. Quoiqu’elle ne fût d’bord guère destinée aux enfants, ce sont eux qui furent les cibles privilégiées des créateurs, graphistes et scénaristes. Parvenu à son âge adulte, le genre ne craint pas de tenter de concurrencer le roman, la peinture, de tutoyer le street art. Nous n’ignorons pas que l’un des créateurs les plus pertinents du roman graphique est le scénariste Alan Moore[8], dont on se souvient des inoubliables V pour Vendetta et Watchmen. Les opus y sont généreux, tant du point de vue de l’ampleur politique que des psychés. Il y a cependant une gageure à être, pour ce type d’ouvrage, à la fois le scénariste et le dessinateur ; c’est le défi qu’a relevé avec le brio de ses stylos Emil Ferris. Une femme seule, malmenée par la vie, devient ainsi célèbre, rappelant dans une moindre mesure le succès d’une dame négligeable et passablement soumise à la dépression, qui écrivit une histoire de sorciers : elle s’appelle J K Rowling, elle est l’auteur d’Harry Potter. Dans un registre plus fantastique que merveilleux, souhaitons un succès semblable à Dame Ferris.
Erasme : Eloge de la folie, traduit du latin par Jean-Christophe Saladin,
230 p, Les Belles Lettres, 75 €.
Jean-François Braunstein : La Philosophie devenue folle,
Grasset, 400 p, 20,90 €.
Prenez votre miroir et regardez-moi : je suis la Folie. Moins folle que vous certes, mais mauvaise langue en diable : garez-votre vanité, car vous allez en prendre plein les badigoinces ! Si en tous siècles et en tous continents je m’appelle la Folie, et en toutes les langues les plus folles qui se puisse imaginer, croiriez-vous qu’avec vos Lumières et vos positivistes progrès, qu’avec vos sciences et vos raisons, vous m’auriez chassée de la surface du présent ? Que nenni ! Par une généreuse corne d’abondance, je répands mes bienfaits sur vos têtes enfiévrées. Je suis toute ouïe et toutes lèvres pour pérorer en toute impudeur parmi vous, en vous et pour vous, pour déculotter et fesser enfin vos folies contemporaines, politiques, religieuses et tutti quanti. Et voici qu’aujourd’hui, outre à ma droite mon cher Erasme, qui me fit porter un généreux bonnet à clochettes, j’ai à mon côté un nouveau maître es folie, un naïf nommé Jean-François Braunstein, qui, de son plumeau, croit pouvoir ramener vos folies philosophiques à la raison.
Combien frappadingues sont-ils, ceux qui coincés dans leur bastion hexagonal, gouvernent une machine à entretenir les chômeurs, bien huilée de surfiscalité, de normes exponentielles, d’aides sociales, sans l’ombre d’un résultat, alors que leur cécité s’arrête aux frontières, au-delà desquelles des pays moins bruyants, comme celui des horlogers consciencieux, hébergent un plein emploi et une prospérité enviables. Il semblait qu’il fallait observer, étudier et imiter les bons maître pour réussir ; eh bien ces dingos ne savent qu’adorer le dieu Socialisme, Etatisme, Economie régulée, pour ne mal réguler que la pénurie ! Comme mes chers Shadocks, qui ont été des élèves zélés dans mon école de Folie-sur-Bargeot, l’on pompe l’argent de ceux qui travaillent, le versant sur ceux qui ne travaillent pas, pour éviter de produire l’argent qui servirait à être pompée !
Et vous, tous mes fous en troupeaux consentants, vous allez braire à la mangeoire du bureau de vote pour les élire aux chaires de l’Elyséenne folie, années après années, décennies après décennies, d’autant que naïvement vous croyez, en changeant de bonnet rouge, vert, bruns ou bleus, changer de politique : on dirait que la berlue vous fait les yeux chassieux, les oreilles longues comme le bras, les langues sèches comme le porte-monnaie du contribuable en milieu d’année fiscale. Rien ne vous sert de leçon ? Allez, mes fous, reprenez-en une volée de bois vert, jusqu’à ce que la volée soit de bois brun ou rouge, ou d’un vert de moins en moins exotique, vous jaillisse sur les omoplates !
De même, outre-Atlantique, celui qui arbore un bonnet orange de fou sur la tête[1], a beau jeu d’amuser le berlaud avec ses saillies twitesques, ce denier l’en croit d’autant plus fou, stupide, infantile, déséquilibré et psychopathe, et, cela sans dire, sexiste et fasciste, sans que l’on tienne compte de ses succès indéniables et stupéfiants sur le front du chômage et de la diplomatie. Mais, sachez-le mes fous, plus il réussira, plus les fous le haïront !
Ainsi l’on partage le monde entre fascistes et antifascistes. Qu’importe que ces premiers fous aient à peu près disparu, qu’ils n’agitent plus leurs grelots aux sommets des gouvernements, sinon au détour de quelque logorrhée vaguement mussolinienne, qu’ils ne comptent plus que quelques troupailles de néofous, bombés de blousons kakis et rasés comme des œufs de caillera, plus ils sont imaginaires, plus ils sont faciles à combattre par de vaniteux antifascites bombés de blousons noirs, cagoulés et battés comme des ânes sur un terrain de base-ball, plus violents, plus follement fascistes, et plus sûr d’eux que jamais, car de nanarchisme et de gauche, cette vache sacrée de l’idéologie politique, comme l’étaient les tenants du National-Socialisme !
Ah, j’en ai plein ma hotte de Mère-Noël, de ces folichons qui professent l’anticapitalisme, et mordent le sein qui les nourris, qui rêvent de se l’approprier au bénéfice de leur totalitarisme pour le démanteler au profit du socialpauvrisme. Ils en rempliront, faites confiance à la longue expérience de la Folie, à sa vaste culture historique et hystérique, à sa sagesse politique inénarrable, des goulags et des logaïs, de bourgeois, de banquiers et de Juifs !
On passera, après la folie des mâles, qui fournissent les bataillons des armées et des prisons, sur la folie des femelles, que l’on nomme viragos, et vont jusqu’à rêver un égalitarisme forcené (y compris jusque dans les prisons ?), au point de préférer à nombre égal, une incompétente à un compétent, le contraire évidemment leur semblant folie, voire rêver la castration des mâles. Quel dommage, moi, Folie allégorique, je ne règnerais que sur un demi-cheptel !
Erasme : Eloge de la folie, traduit du latin par Gueudeville, 1757.
Photo : T. Guinhut.
Passons sur la folie de la Déséducation[2] Nationale qui livre ses professeurs en pâture à la folie des racailles, qui lèchent la paresse en toutes langues de bois et de borborygmes, qui expectorent un bouquet d’insultes à leur adresse, qui leur interdisent de parler de ces problématiques affectivement sensibles qui heurtent des sensibilités alternatives. Taisons enfin ces mêmes professeurs et médias officiels qui enfouissent le vocabulaire et le raisonnement d’euphémismes[3] comme l’autruche met la tête dans le sable à l’approche du prédateur…
Tous les fous savants savent que le racisme, ce n’est pas bien joli, mais à condition qu’il soit blanc, car s’il est noir, il est au mieux un juste retour du bâton, une vengeance de l’Histoire, au pire l’indicible revers d’un pitoyable atavisme, quoique tous vos cloaques fécaux soient de la même couleur ; aussi faut-il être calciné de l’encéphale pour estimer que l’un est plus excusable, plus taisable, que l’autre. Le fou tire en effet gloriole de sa couleur de peau, comme le fou tire gloire de sa métropole et de son trou, de son équipe de foot, quoiqu’il n’ait rien fait pour y contribuer et qu’il ne tire au but que la chasse sur sa folie.
Il y a les fous de tabac que leurs cancers ne dissuadent pas, de viande, de burgers et de Mc Donald, que leurs artères obèses ne dissuadent pourtant pas. Mais à l’opposé du spectre, règnent les gourous du véganisme, pour qui le crime suprême est de déguster un suprême de volaille. Ils se proclament antispécistes[4], prétendant qu’il ne faut faire aucune espèce de distinction entre les espèces, que vous soyez lombric ou Jivaro, orang outan ou crevette, vipère ou Mongolien, que c’est aussi criminel de manger du bœuf que de la Folle de Chaillot, du poulpe que du cuissot d’intellectuel ! Aussi vont-ils jusqu’à se priver de sous-produits animaux, de lait, d’œuf et de cuir, battant le pavé en basquets de plastique et en sandales de peau d’ananas. Pourquoi pas, mais outre qu’ils taguent les boucheries, insultent les fromagers, giflent les cordonniers, ils préférent agresser les hommes que leurs frères animaux ! Supposons que leur frère âne, s’il avait un brin de conscience morale, en serait outré. Ne suffirait-il pas de réclamer des conditions de vie et d’abattage (passablement tardif) pour les animaux qui ont l’immense désavantage de ne guère connaître la folie ; que nenni, les voilà reniant leur condition omnivore, se forçant à devenir strictement granivores, frugivores et légumivores, mangeant leurs frères botaniques dont on sait qu’ils ont chimiquement conscience d’être agressés, ce au prix de carences et de compléments alimentaires, en particulier la vitamine B12, qui, comme chacun ne le sait pas, est produite à partir de bactéries, qui sont des organismes vivants microscopiques, parfois pluricellulaires, donc des animaux. On comprend que les végans aient des crampes d’estomac et se rendent fous de mauvaise humeur ! Prescrivons-leurs des compléments de folie pour les ramener à un semblant de raison…
Rassurons-nous, quelques-uns d’entre eux prévoient de rééduquer, de manière véganement correcte, leur frère lion qui devrait éthiquement manger des graminées innocentes au lieu de ses sœurs gazelles. Cela dit, n’est-il pas fou de prétendre que tous soient frères ou sœurs, quand on sait que ces derniers parfois se détestent cordialement en famille, et combien il est folie de partager des sentiments fraternels avec une autre folie que la sienne ?
Taisons les galopins qui régentent leurs parents, esclaves des désirs et des émotions puériles, les élèves qui insultent et frappent leurs professeurs, eux-mêmes enseignant l’ignorance, taisons les pompiers incendiés par la populace, les médecins blessés par leurs impatients. Taisons les fols de la robe judicaire qui absolvent les délinquants, les racailles machistes qui embastillent des quartiers entiers pour le bénéfice de leurs trafics, le bonheur de leurs caillassages et l’orgasme de leurs coups de couteaux et de kalachnikovs, brutalisant et assassinant jusqu’à la police, qui, elle, ne laisse pas impunis les excès de vitesse routières, au bénéfice d’un ministère des Finances qui ne pourrait plus les payer sans cela. Fous sans bourse lier, vous dis-je, qui se mettent le doigt de la folie dans l’occiput jusqu’au coccyx !
Erasme : Eloge de la folie, traduit du latin par Gueudeville, 1757.
Photo : T. Guinhut.
Si je veux m’étrangler de rire en avalant les grelots de mon bonnet, j’amènerais à la barre les sectateurs de leur dieu[5]. Outre ceux qui voient des dieux partout, ainsi saisis d’hallucinium tremens, des Mercure et des Vishnou, sont saisis de démence obsessionnelle les prêtres et fidèles d’un dieu unique, vainqueur de tous les autres et tyran. Pas étonnant qu’ils aient des visions, seulement nourris qu’ils sont par une hostie pas plus épaisse qu’une peau de scarabée ou affligés par un jeûne qui les contraint à la fureur primitive du manque.
Folle espèce. Ils ont des dignitaires, uniquement masculins, car leurs femelles sont indignes de servir leur dieu, qui jouent à touche-pipi sans se mouiller le doigt avec leurs enfants de cœur, ils éditent des permis de lecture, ils croient obliger les ventres de leurs femelles à laisser croître le produit d’un viol ou d’un accident de la nature. On se doute qu’ils ne tiendront ni le biberon, ni ne prendront soin d’un fou congénital, pourtant mon frère…
Mais les plus atteints parmi nos fous à lier, mais pas le moins du monde alliés, sont certainement ceux qui partagent le monde en çaram et banal, qui ne lisent qu’un seul livre, suivent le Courant, pour qui les chiens sont çaram, qui haïssent tout ce qui est çaramel, le rouge et le porc, l’innocente brebis qui n’a pas été égorgée le gosier tourné vers une certaine bourgade qui tourne autour d’une pierre noire et avec le secours d’un prêtre infatué de versets et gourmand de se voir verser la dîme, qui recouvrent soigneusement d’un lard fou la chevelure et le faciès de leurs femelles, des fois que leur pensée résiduelle serait là-dessous étouffée, quand leur mâles, s’ils ne se griment en Occidentaux, s’entorchonnent de capelines blanches et s’embarbent comme des boucs. Une dinguerie consanguine s’empare de leur entendement lorsqu’ils prétendent que la terre est plate, en dépit d’Aristote, de Saint Thomas d’Aquin et de cent preuves, tant l'évidente rotondité de la lune voisine, des fuseaux horaires que de l’exploration spatiale. Aussi faut-il les soigner avec une cure d’urine de camélidé ; mais qui serait assez fou pour administrer un tel remède ?
Or plus dingos du cervelet sont ceux qui, ne sachant pas lire, devraient retourner en petite section et cours élémentaire pour reprendre le B A Ba à la racine et vous ânonnent que la lame de l’épée est une religion d’amour et de paix ! Qu’ils chaussent leurs bésicles jusqu’aux narines et déchiffrent ces chapitres appelés des saroutes, dans lesquelles on enferme et bat les femelles (car l’on a jusqu’à quatre par maison), dans lesquelles un dieu commande à ses affidés de tuer et de crucifier ceux et tous ceux qui ne vénèrent pas leur dieu invisible, dégustent du goret, et prient tournés vers Trifouillis-les-Oies et non vers Le-Mec-des-Sables ! Non content d’être dingos au point d’en attraper une scoliose du raisonnement, nos fous du Vivre-ensemble appellent de leurs vœux pieux ces peuplades étranges que l’on appelle les Mi-grands (de quelle taille est leur degré de Vivre-ensemble ?) pour leur réserver des quartiers entiers de riacha, fruits que les enfoulardeurs et enfoulardées croquent à belles dents, parmi des masquées qui ont remplacé les églises, grand remplacement de la coqueluche par le choléra. Ô fous parmi les fous, qui tendez l’épée de votre suicide aux descendants de quatorze siècles de colonisation et de génocide ! Nonobstant, mes fols, vous battez infiniment votre coulpe pour quelques malheureuses décennies de colonisation, parfois meurtrières, parfois civilisatrices, pour une poignée de petits siècles d’esclavage sans castration, alors que vos adversaires en ont plein les mains, les doigts et doigts de pieds, plein le passé ancestral, le présent et le futur, que vos ancêtres ont été des petits joueurs en la demeure, que vos ancêtres Chrétiens et libéraux ont effacé ce même esclavage ! Allez, repentez-vous, mes fous, pissez les sanglots de l’hominidé blanc, fouissez vos remords, et pendant que l’on lapide vos femelles à l’acide, enfouissez-vous dans la soumission…
Erasme : Eloge de la Folie, illustré par Dubout, Gibert Jeune, 1951.
Photo : T. Guinhut.
Quant au Groupement Idiotique d’Etudes Climatiques[6], le voilà pris au piège lorsqu’au détour d’une phrase il avoue que la hausse des températures ne fut que d’un degré depuis l’ère préindustrielle. Oh, la belle billevesée, si l’on pense qu’il suffit de l’explosion d’un volcan indonésien pour que l’année sans été de 1816 subît une baisse de deux degrés, entraînant désastre des récoltes et famines ! Il s’alarme de la hausse du taux de gaz carbonique, qui n’est pas un polluant et contribue à verdir la planète et favoriser l’agriculture. Oh, le vert bonnet de fou qui s’agite sur leur écotête ! Et plus fous encore ceux qui les arrosent de leur culte moutonnier, sans compter la manne financière d’origine fiscale qui les entretient comme de gras gorets nourris au vert…
Ils vouent aux gémonies, traitent bruyamment de nazis anti-climatiques ceux qu’ils couvrent de l’infamie du vocable suivant : « climatosceptiques ! » C’est plus qu’un blâme, qu’une insulte : une excommunication urbi et orbi, ils sont jetés hors du Bien comme des hérétiques, des apostats, jetant ainsi aux poubelles de l’inhumanité la plus raisonnable prémisse scientifiques : il faut alors avec eux ou contre eux assumer des démarches coercitives pour laver le climat plus vert que vert, dans la lessiveuse caniculaire de leur folie…
Ces fous ont imaginé une solution pour dépolluer la planète : outre, évidemment évacuer le capitalisme, car le bonnet rouge se cache sous le bonnet vert, évacuer leur progéniture, ne plus faire d’enfant. Ainsi l’on ne menacera plus les autres espèces humaines (une pincée d’antispécisme ne nuisant pas), singes, perroquets, moutons, dodos, cloportes, moustiques et virus ; ainsi la planète débarrassée de son sale affreux méchant pollueur pourra joyeusement polluer toute seule comme une grande folle avec ses avalanches, ses feux de forêts, ses volcans soufrés, ses nappes de pétrole naturel ; youpi mes fous patentés ! Rassurez-vous, un autre bonnet vert se charge de multiplier sa descendance à votre place, ô mes mignons foldingues…
Photo : T. Guinhut.
Oui, que l'on me rende hommage ! Que l'on use des années de sa vie à traduire mon Eloge, comme ce fol Jean-Christophe Saladin ! Cependant, oser emprunter ma langue, oser ressortir des corbeilles à papier de l'histoire littéraire les commentaires inédits en français de mon père Erasme, de Listrius et de Myconnius, sans oublier les quatre-vingt-deux dessins de Holbein... L'impudent traducteur, l'impudent éditeur ! Bourré de talent, le bougre, et de ténacité, puisqu'il avait longuement dirigé l'édition des Adages de mon géniteur. Irions-nous imaginer que l'on jette soixante-quinze euros par les fenêtres pour me lire tant en latin qu'en français dans un volume toilé rouge du plus fol effet ! Le pire serait que sous un telle robe l'on prenne au sérieux mes bavasseries de 1'an 1511, que l'on lise avec pénétration mes joyeux auto-éloges, mes critiques à peine voilées d'un clergé fou d'orgueil et d'argent. Comment donc oser produire un livre aussi luxueux, alors que je moque le luxe et les Indulgences vendues par l'Eglise ?
Enfin, trêve de billevesées, je ne rougirais pas qu'ainsi vêtu de pourpre, mon livre ait autant de succès qu'au siècle de l'humanisme, avec pas moins de onze éditions en quatre ans. Imaginez combien je me regorgeais de fierté, combien je me trouvais géniale, combien mon bonnet à grelots en tressaute encore. Aussi, saperlipopette, achetez-moi, lisez-moi, achetez-moi encore et encore ! Sucez le lait de mon antiphrase, plutôt que le vinaigre des philosophes scolastiques férus d'Aristote jusqu'au trognon (pour ne pas dire la rime), plutôt que de me jeter dans le cul-de-basse-fosse de l'Index des livres prohibés par la papauté. Lisez-moi, goûtez ma sapience et mon effronterie. Aussi, ne résistons pas au plaisir de m'auto-citer : « Applaudissez, vivez, buvez ! »
Et voilà que, Folie en personne, je me vois nantie d’un sérieux concurrent : un fou dresseur de fous : obscur professeur de démence aux petites maisons de la Sorbonne. Car notre féal, Jean-François Braunstein pour ne pas le nommer, croit redresser la raison des philosophes, ce en quoi il est plus professeur Nimbus que tous les autres, agitant sa marotte aux pompons rouges sur les têtes dignes des bocaux de la psychiatrie la plus expérimentale de ses collègues et néanmoins ennemis.
Il s’en donne bien pourtant de la peine, notre Jean-François, éminent fou d’entre les éminents, fouillant sans peur de se salir les paluches dans le cloaque de la philosophie contemporaine ! Tenez, lorsque La philosophie devenue folle s’empare du « genre », de « l’animal » et de « la mort », c’est un festival.
Pour le psychologue John Money, « le sexe n’existe pas », le corps non plus d’ailleurs, seul le genre existe. Il faut « en finir avec la biologie viriliste », établir un « état civil neutre ». Si vous êtes femme, vous pouvez vous sentir homme et corroborer le « transsexualisme » ; blanc depuis des générations, vous pouvez vous sentir noir et vous penser en termes de « transracialisme » ; si vous êtes bête comme un âne, rien ne vous empêche le « transpécisme », sans compter le LGBTQIsme, cette véritable « soupe à l’alphabet », dans laquelle se dispersent des dizaines d’identités sourcilleuses au point d’en perdre la notion d’humanité. Aussi pourquoi ne pas changer de sexe tous les matins, comme l’on change de bonnet d’ânesse, voire s’amputer un membre qui ne correspond pas à notre image, comme le préconise le fondateur de la théorie du genre ? Ce John Money cloué au bâton de la folie prétend qu’élever un garçon comme une fille (et vice avec verça) permet d’acquérir une identité indépendante de l’anatomie. Il l’a d’ailleurs prouvé en 1996, en conduisant au suicide David, dont le pénis avait été endommagé. Il suffit alors, conseille-t-il, de se débarrasser des testicules ; ce qui n’empêche pas le drôle de se sentir homme. Ajoutez à cela une greffe traumatique de bistouriquette et vous saurez pourquoi John Money cria au complot d’extrême droite lorsqu’il se vit dénoncé !
Autre singerie, celle d’une « primatologue », Donna Haraway, pour qui humains, chiens et cyborgs ne sont pas des espèces séparées. Qu’elle éprouve la plus grande délectation au cours de ses « baisers mouillés » avec sa chienne « Mlle Cayenne Pepper » est le moindre de nos soucis. Et puisqu’il est méchant-méchant de se nourrir de chair de bêtes, il serait moins bête d’être gentil-gentil et de partager des gros-câlinous avec nos non-humains préférés : qu’y a-t-il de mal en effet à zoophiler avec une chauve-souris vampire, un chaton siamois, un hippopotame boueux, un boa constrictor… Que d’échanges de fluides et autres enlacements prometteurs ! Et avec une huître, donc, un moustique chikungunyesque ? C’est dengue !
Pourquoi, puisqu’il n’y a pas de différences entre l’homme et l’animal, qui doit avoir autant de droits[7] que lui, ne pas avoir avec le second des relations sexuelles « mutuellement satisfaisantes », comme le soutient le théoricien de la libération animale Peter Singer, glorieux créateur du concept d’antispécisme et véganiste forcené ? L’homme étant un singe (son savoir rire nous l’avait déjà prouvé), les trisomiques et autres frappées de maladies génétiques et dégénératives, mériteraient bien moins de vivre qu’un bonobo dans la force de l’âge.
Pourquoi, si l’on peut interrompre des « vies indignes d’être vécues », ne pas tuer les enfants « défectueux », voire prélever sur les quasi-morts tous les organes en faveur de « vivants plus prometteurs » ? Ainsi le fondateur de la bioéthique, Hugo Tristram Ebglehardt, imagine « des expérimentations médicales sur des malades aux cerveaux lésés plutôt que sur des animaux non humains ». On avancerait l’heure de la mort pour maximiser le prélèvement d’organes, de sang, voire de neurones connectés, en un « éloge de l’infanticide ». Comment, l’on voudrait voler la palme à un autre éloge que celui de la folie ?
« Amputomanie, zoophilie, eugénisme » sont parmi les folies de ces universitaires d’Absurdistan, dont le docte essayiste fait son hochet sonore. Et hop la boum, l’on éradique toutes frontières : entre sexes, animaux et hommes, vie et mort ! L’art de la discrimination[8] s’étant perdu en route, l’on mélange les torchons et les serviettes, les rats pesteux et ceux qui éradiquent la peste ! Quand les concepts de limite, de frontière, voire de transgression, sont pensés par des philosophes un peu moins atteints de dementia praecox, comment ne pas se huiler les cuisses de rire devant un tel déni du réel, une confusion pire que celle des langues ?
Mais, comme il y a chez tout sage un grain, sinon un plomb de folie, l’auteur de La Philosophie devenue folle a forcément une ou deux pattes folles. Si l’on peut admettre (est-on sûr que Jean-François Braunstein l’admette ?) que chacune fasse de son corps ce qu’il entend, comme le ou la drag-queen Conchita Wurst, qui est à la fois « con » et « saucisse », faut-il que la philosophie se fasse non plus libérale, mais prescriptive au point d’imposer des comportements idéologiquement normés, comme elle le reproche aux traditions de répartition obligée des sexes ? En outre, n’est-ce pas folie que notre élève méritant désapprouve les transplantations d’organes ? Que de rejeter l’euthanasie au secours d’une souffrance irréversible ? Que de jeter le bébé avec l’eau du bain en paraissant ôter bien de la validité aux études de genre, qui permettent plus de libertés dans les définitions des sexualités et de leurs marges ?
Que notre essayiste aussi documenté qu’indigné se rassure : au cours de ma longue carrière, j’ai connu d’autres fous pire délirants que ceux dont il fouette les fesses et se rie, et qui ont passé : les hérétiques Stylites, Turlupins et Cathares, les dictateurs caligulins, staliniens, hitlériens et maoiens, quoique d’autres aient tendance à se longtemps planter au travers du monde comme une arête au travers de la gorge, sans compter ceux à venir et que vous ne voyez pas venir.
Chers racornis du bulbe, chers siphonnés du bocal, ne suis-je pas votre mère la Folie, votre amie de cœur et de fesse ? Soyez-rassurés, je ne vous abandonnerai pas, veilleuse d’accouchement, qu’il soit gynécologique ou maïeutique, compagne de vos vies, et veilleuse de votre putréfaction dernière, quoique vous soyez déjà putréfiés par l’amollissement cervical, sous les coups répétés des grelots de mon bonnet. Remarquez que dans ma sage folie, je n’ai pas oublié l’immodeste auteur que vous lisez, et qui croit se dissimuler sagement derrière ma signature. Chers fous anticapitalistes, climatiques, chers demeurés du véganisme et de la pulsion totalitaire, chers fous de Justice sociale et de Llah, fous de votre couleur de peau et de la sagesse de votre nombril, oui, je vous l’accorde, oui, il vous est permis de baiser onctueusement mes pieds et mes entre-orteils avec la vénération qui convient à votre maîtresse aimée : la Folie.
À Folipolis, le treize octobre de l’an XVIII du deuxième millénaire.
traduit de l’allemand par Olivier Manonni, Grasset, 976 p, 25 €.
Lutz Seiler : Kruso,
traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun, Verdier, 480 p, 25 €.
Nicolas Offenstadt : Le Pays disparu. Sur les trace de la RDA,
Stock, 424 p, 22,50 €.
De la République Démocratique Allemande, il ne reste rien ; qu’une ruine de l’Histoire. Tant mieux, oserions-nous dire, tant le communisme écrasait de son régime totalitaire et de ses industries polluantes des Allemands que l’on empêchait de fuir, cerclés de barbelés sur toutes leurs frontières. Cependant une nostalgie étrange la rappelle au souvenir, voire l’enjolive. Sans aller jusqu’à parler de coupable et aveugle nostalgie, il est nécessaire de se munir d’un regard en arrière, qu’il s’agisse de celui de l’historien ou de celui du romancier. Ainsi Uwe Tellkamp, avec La Tour, et Lutz Seiler, avec Kruso, s’ingénient, non sans un fort talent, à ranimer la laide endormie, l’un au moyen du récit d’une enfance, l’autre à la faveur d’une île venteuse de la Baltique. Deux romans à propos desquels la critique d’outre-Rhin ne tarit pas d’éloges. Qui, espérons-le, aura la même indulgence envers le ramassage de souvenirs pratiqué par Nicolas Offenstadt au Pays disparu.
Peut-être Uwe Tellkamp (né à Dresde en 1968) est-il le Marcel Proust de la mémoire de l’Allemagne de l’Est ; en même temps que son Balzac pour le réalisme de la reconstitution… Sous sa plume, la mémoire de l’ex République Démocratique Allemande est maîtrisée avec brio dans La Tour, un roman total, paru en 2008, qui brasse un monde de personnages attachants et symboliques.
Christian, probable alter ego de l’auteur, est un lycéen acnéique aux émois amoureux platoniques, dont l’enseignement est dominé par les « homélies » de l’instruction civique communistement correcte et par l’orwellienne surveillance de son professeur de russe, langue évidemment obligée, communisme soviétique oblige. Autour de lui, au-dessus de « la ville sidérurgique idéale» de Dresde, une famille, puis un réseau de personnages, gravitent. Ses proches perpétuent tant bien que mal les valeurs bourgeoises et d’élite, lecture ou violoncelle, venues de l’ancien monde… L’on est ingénieur, physicien, médecin, et ce microcosme, quoique privilégié, souffre de pénuries, d’une recherche et de moyens à la traîne, loin derrière l’Ouest. Le jeune héros, pensant devenir chirurgien (comme Uwe Tellkamp lui-même), ne peut que devenir indiscipliné devant l’aberration du système, traversant l’enfer du service militaire, des prisons de l’armée pour quelques mots d’ « outrage à l’Etat », jusqu’à ce que la soudaine et providentielle chute du Mur de Berlin le délivre…
Sous le touffu roman de société, voire autobiographique, pointe un roman philosophique où l’on tente de garder sa dignité intérieure et intellectuelle, malgré les compromis, les doubles vies, les courages et les lâchetés, du moins pour ceux qui entourent le jeune homme, dominés par la figure de Meno, correcteur pour une maison d’édition et diariste secret, encerclé par les liens inextricables de la censure. Ce qui permet d’infiltrer un milieu littéraire gangréné par les jeux de pouvoir, de sentir l’aile de la satire sur la foire de Leipzig et ses intrigues éditoriales, « où les rapports de lectures donnent des maux de ventre idéologiques ».
Par-delà l’ampleur du récit, la balzacienne description méticuleuse, un réalisme magique saupoudre ce tableau, comme pour tenter de se rédimer de la grisaille quotidienne et bassement politique, dont on ne peut s’échapper que par des rituels familiaux, amicaux et par une boulimie de lectures, seule évasion hors des barbelés de l’Etat communiste. Dans « La province pédagogique », la « Tour » est une image de l’utopie de l’homme nouveau communiste, mais aussi de la confusion babélienne de ses langages. On devine une allusion à la dimension initiatique de la « société de la Tour » chère à Goethe, dans Les Années de voyages et d’apprentissage de Wilhelm Meister. Autour de la « Maison des Mille Yeux », les personnages aux noms improbables, comme « Eschschloraque », ou « Le Vieux de la Montagne », écrivains, poètes, sont des excentriques aux pouvoirs et interrogations politiques complexes.
Loin d’être une charge brutale contre le communisme révolu et sa police politique, la sinistre Stasi, c’est avec un doigté subtil que cet univers clos révèle son fonctionnement, ses illusions, ses failles, son totalitarisme. Sous le vernis de l’Est soviétisé, un monde délabré pointe son museau infâme, fait de fonctionnaires tatillons, de miliaires exerçant une menaçante « pesanteur » : l’on vit en un pays « aussi truffé de punaises qu’un studio d’enregistrement », où l’on se demande : « je dois donc commencer par faire un dossier sur cette fille, avant de tomber amoureux ? »
Même si l’écriture nous rend ce régime disparu avec une sensible acuité, elle ne véhicule pas cette « Ostalgie » complaisante qui voudrait nous faire prendre des vessies pour des lanternes… Rarement on aura pénétré un univers avec une telle richesse de la perception et d’une mise en scène qui s’attachent aux « singularités dans le développement de la personnalité », au contraire des camps de jeunesse qui cherchent à les « éliminer ». Uwe Tellkamp, nouvelle icône de la mémoire est-allemande, qui écrirait dit-on la suite, post-chute du Mur, de cette épopée aussi vaste qu’intimiste, peut reprendre le credo d’un de ses personnages : « Ce qui m’intéresse, moi, ce sont les abîmes qui s’ouvrent dans l’être humain. J’en ai toute une collection. »
Quoique d’une manière fort différente, il s’agit également de tenter de s’échapper de l’étouffoir communiste dans le roman de Lutz Seiler, Kruso, paru en 2014. Comme La Montagne magique de Thomas Mann, le roman commence par un voyage en train, celui d’un garçon nommé Ed. Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard, car il s’agit là aussi du roman d’éducation d’un jeune homme, un « bildungsroman », ce genre si allemand depuis Goethe.
Pour Ed, ex ouvrier maçon, « Etudier était comme une drogue », fouiller la bibliothèque, lire Trakl et tout sur Trakl, connaître par cœur la poésie qu’il a lue ; voilà un solitaire, un être différent dans la grisaille de la RDA, « où se délabraient les chiffres des années ». Il est un « animal exotique dans le zoo du malheur humain », jusqu’à ce qu’il parvienne au bord de la mer Baltique. Puis sur l’île d’Hiddensee, « une mince bande de terre entourée d’une aura mythique », située à cinquante kilomètres du Danemark, donc de la liberté, car l’on sait, depuis Thomas More[1] (d’ailleurs nommé par Lutz Seiler), que « l’île est la patrie même de l’utopie », selon le philosophe Georges Gusdorf[2].
Une fois trouvé un travail, plonge et épluchage d’oignons larmoyants, et un gîte dans un restaurant que l’on appelle « notre arche », notre jeune impétrant fait parmi les cuisiniers, serveurs et plongeurs, une rencontre cruciale, celle du personnage éponyme : Kruso, dont le nom est une allusion à Robinson Crusoé, et qui, comme en une allusion au roman d’Uwe Tellkamp, a sa chambre dans « la tour ». Il est son modèle, dans le cadre d’une tâche qui lui paraît faire sens, alors que le lecteur est en droit de la trouver abrutissante : « Une folie particulière dont l’essence se composait de restauration et de poésie leur permettait de maintenir leur arche hors de l’eau ».
Sur cette île, en forme d’« hippocampe », aux paysages de falaises, de plages et de forêts ventées, étroitement surveillée par la police des frontières, ils sont « des naufragés », d’un régime dont on ne dit presque rien, mais dont on rêve secrètement de s’échapper. Ils sont des artistes, des poètes et des rêveurs, l’un s’appelant d’ailleurs « Rimbaud ». Parfois, on lit « un livre de l’Ouest ». Car la liberté est « le vieux secret de l’île », elle « chante comme une maudite sirène » aux oreilles de cette « communauté d’initiés », même si elle a ses règles, plus ou moins implicites, parfois étouffantes. Dans leurs folles soirées et beuveries, ponctuées de délires et de bagarres, dont l’une mortelle dans laquelle est impliqué et blessé Ed, ils proclament secrètement la « République libre d’Hiddensee ». Ceux que l’on aurait pu voir comme des « excentriques issus des bas-fonds du socialisme » deviennent quelque chose comme des héros d’une nouvelle épopée. Régulièrement, ils sont rejoints par de nouveaux aspirants, jeunes le plus souvent, d’où de nouvelles aventures amicales et sexuelles pour Ed, non sans une dimension presque religieuse : « tous ces naufragés étaient des pèlerins, des pèlerins en pèlerinage vers le lieu de leurs rêves ». Au point que des dizaines d’aspirants à l’au-delà de la Baltique se sont jeté dans ses eaux, espérant franchir la « ligne sanglante, comme tracée au scalpel », et gagner la Scandinavie, trouvant le plus souvent la mort.
Le mystérieux Krusowitch, alias Kruso, qui écrit des poèmes en vue d’un recueil, sera arrêté par la police, puis relâché, criera à la trahison, se battra avec Ed, sera blessé, verra sa raison délabrée, comme si elle ne pouvait survivre à la chute imminente du communisme, puis, malgré les soins fournis par son ami, sera évacué. Ed affrontera seul à bord du restaurant l’arrivée de l’hiver, alors que le poste des garde-frontières s’est vidé. Nous sommes en 1989, le mur de Berlin vient de tomber…
Il reste à Ed, cinq ans plus tard, un ultime pèlerinage, à la recherche des noms et de l’histoire des noyés de la frontière baltique. L’on gardera de lui cette comparaison avec un « moine » marchant entre plage et falaise, probablement une allusion au « Moine au bord de la mer » du peintre romantique Caspar David Friedrich.
Fils d’une artiste de cirque et d’un officier soviétique, Kruso est-il une sorte de gourou ? Cette communauté laborieuse, enfiévrée lors du « culte orgiaque des Esskaas autour de l’arbre bouddhique », est-elle un autre collectivisme ? L’on peut, à cet égard, rester pantois devant quelques mots de la quatrième de couverture : « le projet fou de Kruso qui incarne tous les espoirs que le marxisme officiel a trahis ». Officiel ou pas, le marxisme, si l’on lit scrupuleusement Marx, ne trahit pas ses espoirs, puis que ce sont ceux du totalitarisme[3].
Roman d’initiation sur l’amitié, la géographie et les frontières, la tyrannie et la liberté, Kruso développe une rêverie aux parfums de robinsonnade, d’utopie politique et anarchiste, non loin de l’atmosphère de La Tempête de Shakespeare et de l’esprit d’Arno Schmidt[4] : « Le continent n’était rien de plus qu’une sorte d’arrière-plan qui s’effaçait doucement en disparaissant dans l’éternel bruissement de la mer ; quelle importance, l’Etat ? »
Porté par une écriture réaliste, néanmoins tout autant rêveuse et sensuelle, comme à l’occasion de « la bibliothèque au miel », envoûtante même, le roman de Lutz Seiler, par ailleurs poète et nouvelliste[5] né en 1963 en Thuringe, sait émouvoir son lecteur. L’on sait qu’il s’agit d’un roman partiellement autobiographique, puisqu’en l’île d’Hidensee il fut lui-même employé saisonnier d’un hôtel ; là il trouva sa vocation poétique. Même si la dynamique narrative n’est pas toujours au rendez-vous, Kruso s’imprime dans la mémoire du lecteur comme un code secret.
Du regard subjectif des personnages et des romanciers, passons à celui qui se voudra plus objectif, de l’historien. Dans Le Pays disparu, Nicolas Offenstadt pose ses pas Sur les traces de la RDA. Ainsi, dans une usine abandonnée de Schwerin, un « dossier personnel » éparpillé sur le sol devient un « objet sous contrôle, prêt à être rationnalisé, ou du moins pensé par l’historien ». Le dossier de cette comptable l’amène à la rencontrer, plusieurs années après l’abandon, nous procurant un récit non dénué d’émotion.
À l’instar de Meno, un personnage de Tellkamp qui conclue le volume avec des « journaux lavés dans l’eau », des « proclamations, oukases, livres, blocs-notes [qui] tombent en vrille en direction des hélices d’une turbine dans laquelle ils sont ramollis et déchiquetés », Nicolas Offenstadt est un explorateur urbain des documents résiduels, avant leur disparition imminente. Au lieu de les vomir avec la roue de l’Histoire, ainsi que le fait avec ironie le romancier, l’historien les traque, les collectionne, les scrute et en extrait la substantifique moelle.
Il n’est pas sûr que la critique de la « délégitimation » faite par Nicolas Offenstadt ait notre assentiment. Légitimer la RDA reste une gageure au regard de cette partie annexée de l’Allemagne par le communisme soviétique, de façon à en faire un régime satellite, une industrie faussement prospère, un camp de concentration à ciel ouvert entre des barbelés à l’échelle d’un pays, une pauvreté pitoyable, une économie instantanément obsolète et dépassée par le capitalisme voisin qui entraîna la prospérité générale. Seul miracle, sa disparition paisible, en moins d’un an, entre novembre 1989 et octobre 1990, son investissement par l’aide économique occidentale, même si l’ombre du chômage put partiellement oblitérer cette douce vengeance légitime de l’Histoire. Aussi nombre d’ex-Allemands de l’Est, surpris d’ailleurs que l’on s’intéresse à leur passé, malgré un long corset de fer étranglant leur liberté, manifestent un attachement à ces décennies enfuies. Il faut comprendre que ce serait un peu se renier que d’affirmer le contraire. Il faut cependant émettre à ce propos une réserve d’importance : l’Historien n’a rencontré aucune des victimes de la Stasi, qui auraient bien des raisons d’en vouloir à ce symbole du communisme est-allemand : une redoutable police politique tatillonne, tyrannique et omniprésente.
Aujourd’hui encore, et malgré l’aide considérable apportée à l’ex Allemagne de l’Est, sauf à Berlin, Dresde ou Leipzig, les villes moyennes et les campagnes sont à la traîne. S’il faut jeter tout cela au passif monstrueux du communisme, Nicolas Offenstadt rappelle que le nombre des crèches, proportionnellement plus élevé qu’à l’Ouest, permet de ne pas faire que jeter un monceau d’opprobres sur le passé.
Ne subsiste à peu près plus que la mémoire, dans les esprits des déjà anciens, dans les friches industrielles, les immeubles de la Stasi, les vide-greniers et les Trabant. C’est ainsi qu’un brin d’« ostalgie » est entretenu. C’était gris et mal payé, au moins tout le monde avait un travail, ou était pensionné en prison, et l’on préfère un folklore passablement mensonger. Voire une idéologie qui, devant l’épreuve pourtant visible des faits, préfère vanter un communisme bienheureux ou, du moins, s’il avait été mieux appliqué, meilleur encore. C’est ainsi que la « connaissance inutile[6] » est balayée par la superstition marxiste…
Reste que la démarche d’archiviste des friches urbaines, des rebuts et des traces, pratiquée par Nicolas Offenstadt, est aussi attachante que pleine de suspense. Comme cette Maison de la culture (une antiphrase en pays communiste, malgré l’abondance de fresques, mosaïques et sculptures propagandistes) désertée à Francfort sur l’Oder, et qui, après le passage de l’enquêteur, un soupçon poète élégiaque pour l’occasion, succombe sous le coup d’un incendie. Car rien de plus étonnant qu’un pays qui, d’un coup, abandonne son Histoire, non pas saccagée comme Rome par les Barbares, mais dispersée dans la poussière avec la fin espérée des Barbares. Originale est à cet égard l’ostgraphie réalisée…
Adieu Marx, Lénine et Staline, jetés aux poubelles de l’Histoire, quoiqu’il en reste d’absurdes nostalgiques. Comme lorsqu’en 2003 Wolfgang Becker sortit un film intitulé Good Bye Lenin qui obtint un fort et ambigu succès. Suite à la fuite vers l’Ouest de son mari, Maman Kerner s’investit à fond dans la société communiste berlinoise, au point d’être fêtée par le Parti. Mais à partir d’octobre 1989, un infarctus la condamne à six mois de coma. C’est à son réveil que ses enfants décident, pour la ménager, de lui cacher la chute du régime, l’occidentalisation, l’insolence du capitalisme, au point de réaliser de fausses informations télévisées et d’enrôler des comparses, tombés dans le chômage. Quoiqu’elle ne soit plus longtemps dupe, elle joue le jeu auprès de son fils, reconnaissante d’un tel amour… Faut-il lire ce film, outre l’hommage à l’amour filial, comme l’allégorie d’une nostalgie communiste émerveillée, cependant grotesque et coupable ? À moins qu’il faille l’imaginer comme un vaste apologue ironique…
La Vueltona, Camaleño, Picos de Europa, Cantabria.
Photo : T. Guinhut.
À l’ombre de Tanizaki :
de l’Eloge de l’ombre au Noir sur blanc.
Tanizaki Jun’ichiro: Louange de l’ombre,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 112 p, 13 €.
Tanizaki Jun’ichiro: Noir sur blanc,traduit du japonais
par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honoré, Philippe Picquier, 256 p, 19,50 €.
Il est des ombres esthétiques chez le japonais Tanizaki, celles de Louange de l’ombre, et d’autres plus vénéneuses, dans un récit écrit « noir sur blanc », ou comme dans sa célèbre Confession impudique, ou encore le Journal d’un vieux fou. L’on croyait tout connaitre de Tanizaki Jun’ichiro (1886-1765) grâce aux deux volumineux Pléiades proposant ses Œuvres, là où son essai ombreux, qui bénéficie aujourd’hui d’une nouvelle traduction, le dispute en réputation avec une production romanesque profuse. Etonnamment, il restait au moins un inédit, du moins en traduction française, un roman divertissant et un brin pervers. Disons-le tout net : il ne s’agit là en rien d’un fond de tiroir. Noir sur blanc, publié en 1928, est un titre mystérieux, quoique il nous entraîne vers les rives du roman noir, ce qui n’est ni tout à fait faux, ni tout à fait vrai. Assassiner ses personnages conduirait-il à faire de l’écrivain un réel tueur ?
Ouvrez-nous vos toilettes, nous vous dirons qui vous êtres, ou du moins de quelle culture vous relevez. Une fois passé le premier chapitre de Louange de l’ombre consacré aux nécessaires et cependant gênantes nouveautés technologiques (chauffage et électricité), à l’occasion desquelles il faut « sacrifier le pratique à l'esthétique » traditionnelle de la maison nippone, il peut paraître surprenant qu'en la demeure Tanizaki entre dans le vif du sujet en nous entretenant de ce lieu d’aisance, intime et peu ragoutant. Au rebours de nos lieux aseptisés, blancs et brillants, il préfère entrer « en méditation » en un cabanon : « Pour goûter cette volupté, il n'est de lieu plus adéquat que des toilettes japonaises, entouré de murs sobres et de bois joliment veiné, un œil sur le bleu du ciel et le vert des arbres ». Là, dans une juste pénombre, comment ne pas composer un bouquet d'haïkus ? Notons qu’à l’occasion d’une première traduction sous le titre d’Eloge de l'ombre[1], René Sieffert proposait : « à l’abri de murs tout simples, à la surface nette », ce qui est fort différent, voire de l’ordre du contresens, quoique nous ne lisions pas le japonais. Comment faire la Louange de l'ombre sinon au travers des mots de Tanizaki ? L'on pourrait imaginer qu'en telle labile matière le doigté du traducteur serait essentiel. Certes. Mais qu'il s'agisse de la plus ancienne, parue en 1977, ou de celle-ci par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, une ombre soyeuse passe ; même si la blancheur trop immaculée des pages est passablement blessante pour la vue. Aussi intense, fluide et richissime qu’apparemment mince, l’ouvrage enveloppe son lecteur dans une délicieuse atmosphère.
L'attention de l'écrivain est curieuse, attentive, omnivore : « même un banal objet de bureau a une influence infinie ». Or la luminosité la plus propre à l’expression ne peut être que primordiale, mais c’est celle de l’ombre : « Notre musique est discrète et mouvante par nature […] De même pour nos arts oratoires : nos voix sont délicates, nos paroles sont mesurées »… Car « ce qui brille trop fort ne procure pas la paix de l’esprit ». Ainsi le vert du jade est-il préférable aux éblouissements du diamant ou du rubis, si l’on sait « trouver du charme à ces pierres mystérieusement opaques jusque dans leurs tréfonds d’une lumière mate et onctueuse, comme la coalescence d’une lumière vieille de plusieurs siècles ». Si hélas nous ne lisons pas le japonais, une telle phrase semble procurer la sensation de la perfection poétique…
Ainsi traduite, la prose de Tanizaki parait pouvoir être lue comme un poème. Il use d’oxymores sans violence : « nous préférons le brillant ombré au clinquant superficiel ». Comme lorsqu’à la cassure d’un humble bol, plutôt qu’un neuf, le Japonais esthète préfère fondre un éclair d’or mat pour lui rendre sa concavité. De même les couleurs de la laque ne s’apprécient qu’au moyen « de couches de ténèbres ». De surcoît « la peau du papier occidental donne presque l’impression de renvoyer la lumière, là où celle du papier chinois ou du hôsho, comme un doux duvet de première neige, l’absorbe en elle »…
Toutes les composantes de la culture japonaise la plus raffinée sont baignées par ce lait d’ombre. La cuisine par exemple : elle « est faite pour être méditée ». Goûtant une « pâte de fruit yôkan », il faut au préalable goûter avec les yeux de la méditation « sa surface translucide et nuageuse comme du jade ». Toute une émotion spirituelle se glisse dans les sens : « Lorsqu’on porte en bouche cette chose fraîche et lisse, c’est comme si la pénombre de la pièce entière se transformait en une masse de douceur fondant sous la langue ».
De la pénombre d’un temple à celle de d’une demeure abritée de l’excessive insolence solaire par un auvent, une fragile et durable cohérence relie les fils d’ombre d’une esthétique : « la beauté ne réside pas dans les objets mais dans le jeu d’ombres qui se crée entre les objets, dans le clair-obscur ». Jusqu’à la femme japonaise, aux dents soigneusement noircies : « nos ancêtres ont considéré les femmes comme des laques parsemées de poudre d’or ou de nacre, inséparables de l’ombre, et les ont plongées autant que faire se peut dans le noir, les ont couvertes de longs vêtements à longues manches, d’où seule dépassait la tête, distinguée du reste », blanche et poudrée comme l’on sait. Certes la condition de la femme japonaise n’est pas toujours enviable, mais la condition de la beauté, si. Il nous faudra, à nous autres béotiens occidentaux, une remise en question profonde et une souplesse mentale hors pair pour savoir l’apprécier comme il se doit selon Tanizaki : « Je n’imagine pas visage plus blanc que celui d’une jeune femme qui sourit en laissant apparaître de temps à autre ses dents d’une noir de laque entre ses lèvres vertes comme un feu follet, dans l’ombre tremblotante d’une lanterne ». Il faut aller jusqu’au bout de l’essai, et de la démarche, pour trouver ceci : « Je voudrais allonger l’avant-toit du sanctuaire qu’est la littérature, assombrir ses murs, plonger dans le noir ce qui est trop visible, en éliminer les décorations intérieures inutiles ». Ainsi se dessine un art d’écrire…
Composé en 1933, ce traité d'esthétique profondément délicieux, outre sa leçon d’humilité, parait d'abord un éloge paradoxal, de ces éloges qui vantent un objet déplaisant au premier regard, comme « L'éloge de la mouche[2] », chez le philosophe Grec de l’Antiquité Lucien. D’autant paradoxal que selon l’un deux traducteurs et préfacier, « une telle esthétique de l’ombre subsiste davantage en Occident qu’au Japon, où l’on est en permanence assailli par une lumière blanche et crue ». Semble-t-il, du moins en Occident, où l’on peut jouir d’un dîner aux chandelles, que nous devions préférer la lumière à l'ombre ? Loin d'être angoissante ou dépressive, celle-là est fraîche, paisible. Aussi Tanizaki prend soin de transmettre une sensibilité japonaise pérenne, cependant déjà ancienne à son époque gagnée par l’occidentalisation. Ce qu’il poursuivra en traduisant en japonais moderne le Roman du Genji, venu du XI° siècle, où « chaque expression se trouve légèrement voilée, dit-il, comme la lune entourée d’un halo[3] ».
Meiryusai et Sensai : Vues diverses des dix mille choses, Tokyo, 1880.
Photo : T. Guinhut.
Hors la symbolique du bien et du mal, ce Noir sur blanc est celui des caractères imprimés sur la page. En effet, le héros de ce roman, ou plus exactement anti-héros, Mizuno, est écrivain. C’est un solitaire, passablement médiocre et velléitaire, peinant à livrer ses textes au magazine qui l’emploie, impécunieux, payant des prostituées, courant après son fantasme de femmes vénales. Sa liaison avec une dactylo veuve d’un Allemand dont il prétend faire son « jouet » devient un rameau secondaire du récit : « je voudrais que tu inventes une intrigue pour moi », lui demande-t-il. Aussi se métamorphose-t-elle : « une femme, un fauve, une divinité ». Les affres et les images de l’érotisme rappellent La Confession impudique. La satire n’est pas sans un discret et cruel humour.
Le romancier pousse le réalisme à sa dernière extrémité. Le crime que son personnage commet dans « Jusqu’au meurtre » doit être le double de celui qu’il réussit, sans autre mobile apparent : « un meurtre réel basé sur un roman qui décrivait un meurtre fictif ». Echo du Raskolnikov de Crime et châtiment de Dostoïevski, il se sent « capable d’accomplir n’importe quel crime en toute indifférence ». Hors ce qui pourrait permettre d’identifier le meurtrier, la victime doit ressembler à son modèle. Hélas l’écrivain, toujours en retard pour rendre ses manuscrits, laisse passer une coquille : le nom exact de la victime dans la vraie vie ! Une fois publié, « Jusqu’au meurtre » est bientôt suivi par la rédaction d’une suite : « Jusqu’à ce que l’auteur de « Jusqu’au meurtre » meure »…
Le Kojima en question, qu’il compare à une « chaussure qui parle », à une « vieille godasse », est en effet tué. Notre écrivain, pris par les brumes de l’alcool et de la luxure, l’aurait-il caché à son lecteur ? N’est-ce qu’une désastreuse coïncidence ? L’alibi selon lequel il a passé la nuit du meurtre avec cette femme sans nom semble bien fragile, tant il est impossible de retrouver son logis, tant elle fut prudente, devant la littéraire préméditation. D’autant qu’il a tué un paquet de personnages dans ses romans : « D’ailleurs, si son épouse l’avait quitté, c’est bien parce qu’il en avait écrit trois ou quatre coup sur coup où le meurtrier assassinait sa propre femme »…
La dimension policière est certes attrayante ici, mais outre l’analyse psychologique fouillée, il est question de l’engagement de l’écrivain : jusqu’où doit-il pousser le scrupule et l’exactitude, doit-il risquer sa liberté, sa vie, dans le souci de son œuvre ? L’inspecteur qui l’interroge est évidemment un de ses lecteurs perspicaces, qui n’a guère de doute sur l’implication de son interlocuteur. L’éditeur quant à lui « sautera de joie », car il publiera une œuvre célèbre : « le roman qui a coûté la vie à son auteur » !
Ce jeu de miroir est-il un autoportrait ironique de l’auteur lui-même ? Tanizaki est coutumier des personnages tourmentés qu’il tourmente à plaisir, en un kaléidoscope de fictions et de sensations, de délicieuse perversion. Son histoire est un chef d’œuvre machiavélique, au point que fiction et réalité finissent par se refermer sur l’écrivain-marionnette pour le broyer entre leurs serres. Que le lecteur soit rassuré, il ne lui arrivera rien, pas même une inculpation pour complicité. Nous l’avons échappé belle !
Selon la critique japonaise de Tanizaki, le « diabolisme » irrigue l’œuvre de toute une vie. En effet, dans Le Kilin[4] siège une terrifiante femme séductrice, dans Le Démon, une femme fascinante entraîne un personnage au crime ; elles sont l’écho de ces terribles femme-fantômes qui parcourent la tradition fantastique japonaise[5]. C’est dans la direction de la Terreur et de La Haine que vibrent les cordes narratives de ses récits, tendues vers Une Mort dorée. En ce dernier titre, le héros, qui fit de sa vie une œuvre d’art, se donne la mort en se couvrant d’or, de façon à servir le Beau jusqu’à son ultime expression. Un érotisme virulent, masochiste, dans Un Amour insensé pour une occidentale à la blanche peau, voire morbide, côtoie un fétichisme aigu dans Le Pied de Fumiko ou La Mèche. Pire, un personnage de La Mère du général Shigemoto va jusqu’à prendre possession de la boite qui doit contenir les excréments de sa belle… Avec La Clef (d’abord publié en France sous le titre de La Confession impudique), dans lequel les deux diaristes échangent leurs journaux intimes, le scandale n’est pas loin. Car une épouse, plus manipulatrice que jamais, épuise la sexualité de son mari, dissimulant par là même une intention criminelle à l’égard de l’époux consentant. Au-delà des traditionnelles histoires de geishas et de prostituées, l’honorabilité du couple japonais en prend un coup. Il n’y a pas ici la moindre ombre pour feutrer la chose.
Reflet des tensions personnelles d’un auteur que ses mariages affligent ou subliment, cet amoralisme se heurte à une société notoirement puritaine. Les masques du théâtre kabuki, puis du roman policier, comme dans Noir sur blanc, permettent de faire passer des pulsions à la croisée du crime et de l’esthétique. Comme celle, japonaise, du « hentai », qui associe perversion et métamorphose : pensons à la fameuse femme qu’enlace la pieuvre suceuse d’Hokusai. Le « hentai » trouvera d’ailleurs dans le manga contemporain des développements infinis.
Les dernières œuvres de l’écrivain croiseront les ombres d’Hiroshima et de Nagasaki, les fantômes de ses amis morts, le spectre de sa prochaine disparition. Spectre qu’il tente de narguer, de dépasser, en usant d’un registre tragi-comique dans l’ultime Journal d’un vieux fou...
Inoubliable auteur d’une esthétique paradoxale, qui associe un érotisme parfois cruel à l’ombreux « goût du zen », et qui cependant peut séduire un Occidental averti, Junichiro Tanizaki relate dans ses Années d’enfance un souvenir hautement symbolique. À l’occasion d’un tremblement de terre, il se réfugia contre sa mère : « je barbouillais de traits noirs les seins de ma mère », ce avec son « pinceau à calligraphier[6] ». Faut-il penser qu’il s’agit du point d’orgue inaugural de l’œuvre entière ?
Jacques Le Goff : Hommes et femmes du Moyen Âge, Flammarion, 448 p, 25 €.
C. H. Lawrence : Le Monachisme médiéval, Les Belles Lettres, 432 p, 27 €.
Pascale Fautrier : Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance, Albin Michel, 352 p, 22 €.
Un trou noir semblait anéantir la civilisation, du moins selon la vision héritée des Lumières, entre le déclin de l’Empire romain et la relève de la Renaissance. Pourrions-nous cependant croire qu’un millénaire soit dépourvu de personnalités marquantes, en même temps que symboliques de cet âge élevé de la chrétienté ? Or Jacques Le Goff, ange de l’Histoire, vient peser les âmes médiévales, avec son livre Hommes et femmes du Moyen Âge, qui, au-delà d’une portée biographique, permet de comprendre les enjeux et la mémoire d’une ère bien plus fascinante qu’il n’y parait. Si l’on y vit à l’ombre de l’Eglise chrétienne, elle est plus lumineuse qu’imaginée, y compris dans le cadre du Monachisme médiéval examiné par C. H. Lawrence. Au point que l’on y trouve également place pour les femmes, comme cette étonnante Hildegarde de Bingen, dont Pascale Fautrier restitue l’identité historique et intellectuelle.
Suave invitation, initiation brillante, somptueusement illustrée, ainsi se présente cette nouvelle édition[1] de l’encyclopédique Hommes et femmes du Moyen Âge, rédigée avec clarté et sous la direction de Jacques Le Goff par une brassée d’historiens zélés. Parmi une bonne partie de l’Europe (n’est-elle pas née au Moyen-Âge ?[2]), et selon la progression chronologique, l’on voyage allègrement du IV° siècle pour Saint Augustin d’Hippone, au tournant de la Renaissance (quoique cette dernière ne soit qu’une certaine continuité) pour Christophe Colomb, qui « agissait comme un homme typiquement médiéval ». Sans omettre, avec un certain humour, des « personnages imaginaires » : il n’est à cet égard pas certain que les lecteurs chrétiens seront ravis de trouver, à mi-chemin d’Arthur et de Satan, de Mélusine et de Renart et de Robin des Bois, la Vierge Marie… Cependant la vérité historique du personnage étant faible, mieux vaut la considérer sous l’angle du développement du culte marial…
Figurer les personnages célèbres peut paraître une façon de dire l’Histoire passablement désuète, tant on s’est évertué à en fouiller la dimension sociale, des mœurs et des sensibilités, comme le font Alain Corbin[3] ou Jean-Claude Bologne[4]. Ce sont cependant, affirme avec pertinence Jacques Le Goff, les « révélateurs de leur temps ». À n’en pas douter, il s’inscrit dans la tradition des Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque. Là ne voisinent pas seulement rois guerriers et ecclésiastiques, mais aussi des savants, y compris dans le domaine de la musique, comme Gui d’Arezzo qui inventa le système de notation musicale qui est encore le nôtre, ou Suger, « l’inventeur de l’art gothique », ou encore Raymond Lulle qui appris l’arabe pour convertir les infidèles par l’argumentation plutôt que par l’épée.
Il s’agit d’alors de corriger des présupposés. Bernard Gui, par exemple, n’est pas le fanatique inquisiteur de Toulouse que l’on croit, mais un « juge pondéré ». Autre présupposé, la Renaissance comme nouvelle ère. Ce qui serait une hérésie pour bien des historiens, Jacques Le Goff estime que cette dénomination, si elle est justifiée dans le domaine des arts, devrait plutôt laisser place à un plus long Moyen-Âge qui ne prendrait fin qu’avec l’Encyclopédie des Lumières et la Révolution industrielle, ce qui n’a rien de saugrenu.
Contrairement à ce l’on pense communément, les femmes ne sont pas méprisées au Moyen-Âge. Certes elles ne peuvent être prêtres, mais bien reines, comme Aliénor d’Aquitaine, béguines, moniales, mères supérieures de couvent, Dames de courtoisie, enfin Saintes, ce qui est le sommet de l’humanité pour la Chrétienté. Ainsi, au-delà de Jeanne d’Arc, l’on découvre une aristocrate lettrée du IX° siècle, Dhuoda, une auteur de deux sagas islandaises, Gudrid Thorbjarnardottir, sans omettre la fastueuse Hildegarde de Bingen ou Christine de Pisan.
L’on pourra s’étonner de ne guère trouver ici d’artistes, hors Hildegarde de Bingen déjà nommée, les peintres Cimabue, Giotto et Jean Fouquet, mais songeons qu’ils étaient alors le plus souvent anonymes. La présence d’écrivains doit nous en consoler, lorsqu’ils sont de la carrure de Dante[5] et de Boccace, dont Le Décaméron est « un message de liberté, qui vaut pour la femme comme pour l’homme (chose inouïe pour l’époque !) ». Sans compter la puissance du théologien Saint Thomas d’Aquin, auteur de la monumentale Somme théologique, qui affirmait d'ailleurs en son prologue : « Ainsi est-ce bien une même conclusion que démontrent l’astronome et le physicien, par exemple, que la terre est ronde[6] ». Ce qui, à l’encontre des ignorants qui proclament qu’alors l’on pensait la terre plate, confirme la thèse de Jacques Le Goff : « Mon Moyen-Âge s’éloigne radicalement -il en est presque le contrepied- de l’image d’un Moyen-Âge obscurantiste ». Cette immense période créatrice, technologique, philosophique, musicale, littéraire et poétique[7], s’affirme encore plus à partir du X° siècle pour culminer dans « le temps des cathédrales » pour reprendre le titre de Georges Duby[8].
La naissance des langues romanes, français, italien, ou de l’anglais, sont également des traits saillants d’un Moyen-Âge pourtant abonné au latin. Le courtois Bernard de Ventadour, Chrétien de Troyes, Dante et Chaucer sont parmi les créateurs d’un esprit nouveau. Or pas de personnalités juives ici, car souvent chassés d’Europe, comme Maimonide qui partit écrire au Caire ; peu de musulmanes, hors Averroès, tant ses commentaires d’Aristote plurent aux scolastiques, et Saladin qui chassa les Croisés de Palestine, considéré cependant comme un homme vertueux.
Plaisir de l’esprit, ce volume est également un bonheur pour les yeux : parmi sculptures, peintures et vitraux, ce sont les manuscrits enluminés qui pullulent, colorés, éblouissants. Par exemple ceux consacrés aux Commentaires sur l’Apocalypse par l’abbé Beatus de Liébana, composés à partir de 776. Car le Moyen-Âge c’est aussi l’abandon du papyrus en faveur du parchemin, du volumen en faveur du codex : notre livre.
Les esprits chagrins trouveront peut-être que certaines biographies sont un peu succinctes, oubliant par exemple que le grand Charlemagne fit massacrer 4500 Saxons. Rappelons-leur que ce livre a le mérite d’offrir une vision panoptique du Moyen-Âge, et qu’une telle initiation invite à poursuivre ses recherches, ne serait-ce qu’au moyen de la bibliographie.
Sans nul doute Saint Benoît de Nursie, fondateur entre 530 et 540 de la règle bénédictine, est l’une des personnalités marquante de l’ouvrage de Jacques Le Goff. Il est également l’un des piliers du Monachisme médiéval, bellement rédigé par Clifford Hugh Lawrence, qui, lui aussi, permettra de saper bien des préjugés sur les moines fainéants et oppresseurs, libidineux et abrutis par les messes trop matinales, même si de tels excès ont pu exister.
Avant le IV° siècle, celui qui désirait se consacrer à Dieu recherchait la solitude du désert, entre Egypte et Syrie, comme le fit Saint Jérôme[9]. Ce pourquoi le vocable monachisme vient du grec « monos » qui signifie « seul ». L’anachorète, l’ascète, l’ermite fuient le monde et les passions humaines, choisissent le renoncement, la pauvreté et l’élan vers la transcendance, l’union avec Dieu enfin. Outre Saint Antoine, l’on se rappelle Siméon le Stylite, qui vécut quarante-sept ans isolé au sommet d’une colonne.
Peu à peu cependant, le cénobite préfère la compagnie de ses semblables : sous l’impulsion de Saint Pacôme, l’on s’agrège en communautés. Avec Saint Basile, l’on doit préférer, à la vie solitaire, la loi de la charité, d’où la communauté, où l’on doit obéissance au Père supérieur : l’abbé. C’est toute la justesse de la pensée de Saint Benoît que d’établir cette règle qui veut que le moine partage sa journée entre la prière, le travail et l’étude. Au contraire de règles parfois sévères, voire cruelles, la règle de Saint Benoit est celle d’une « famille spirituelle » indulgente : « Nous espérons, écrit-il, n’inspirer rien de pénible, rien d’accablant ». Choisir d’adhérer à une telle règle est une prison rassurante, mais ouverte en direction de l’altitude de la spiritualité. Voilà de plus qui permet de lutter contre l’acédie, ce démon de l’ennui et de la mélancolie, et de servir à la fois les hommes et Dieu. En Gaule, ce sont les « saints itinérants », Saint Martin de Tours et Saint-Hilaire de Poitiers, qui répandirent le monachisme occidental, puis en Irlande avec Saint Patrick, mais aussi en Espagne, dans l’Empire germanique…
Il fallait alors composer avec le pouvoir politique, qui parfois dotait les monastères. Ce pourquoi, une certaine adaptation étant nécessaire, naquirent d’autres règles, d’autres ordres monastiques. Cluny, fondée en 909 devint une véritable pépinière : « À la fin du XI° siècle, au faîte de sa magnificence, Cluny était à la tête d’un empire monastique comptant des centaines d’abbayes d’obédience et de prieurés dans toute l’Europe occidentale ». Un tel succès s’explique par son message : « le monde séculier irrémédiablement pécheur » n’a pour seul recours que la vie monastique, « seul chemin vers le salut » face à la menace du Jugement dernier. Mais au XII° siècle, des troubles semèrent la confusion. D’aucuns voulaient revenir à « l’Eglise primitive ». Moins de richesse, moins de corruption avec le monde séculier, clamaient-ils. D’où le retour aux mouvements érémitiques, avec Saint Bruno et les chartreux. Revenir à la simplicité christique, tel fut le vœu de Sain François, donc des franciscains et des frères mendiants. À Cîteaux, les cisterciens désiraient une vie « ascétique et isolée ». D’où la célèbre controverse entre cisterciens et clunisiens. D’autres ordres apparurent, parfois militaires à l’occasion des croisades, comme les fameux chevaliers du Temple, parfois hospitaliers. Mais au cours du XIV° siècle, le déclin des effectifs, les guerres et la peste, dispersèrent et fanèrent nombre de communautés monastiques. Le XV° siècle ne les vit pas disparaître, mais diminuer drastiquement…
Ne l’oublions pas : bien vite, le fleuron des monastères devint le scriptorium, où l’on produisait la plus grande majorité des manuscrits, souvent enluminés, sacrés et profanes, tel Aristote traduit presque entièrement par Jacques de Venise au Mont Saint Michel[10], qui peuplaient les bibliothèques du Moyen-Âge.
Moins documentés sont les monastères féminins. Sont-elles « moniales ou servantes ? » La règle est aménagée à l’égard du « sexe faible », qui ne peut travailler aux champs. Les nonnes sont recluses et se voient refuser tout rôle apostolique. Leurs monastères sont soumis à l’autorité de ceux masculins. Ce qui n’empêcha pas la prolifération des « sœurs cisterciennes » et des « béguines », tenantes d’une « forme de vie religieuse plus libre et plus novatrice », quoique vue parfois comme hérétique. Travaillant le tissage, la couture et la broderie, elles subvenaient à leurs besoins et sortaient pour soutenir les pauvres et les malades.
Ecrit en réponse et en remerciement à l’égard de l’hospitalité des Bénédictins de Saint-Benoît-sur-Loire, cet essai ne prétend pas être une somme définitive, mais à une telle modestie répond une érudition amène et roborative. L’on saura ce qu’est un novice et un oblat, l’on connaîtra le rôle éducatif des monastères… Avec soin et alacrité, C. H. Lawrence dresse un tableau riche et documenté, précis et nuancé du bouillonnement du monachisme. Nanti d’une bibliographie et d’un précieux index des lieux et des personnes, de chapitres clairement disposés, de « L’appel du désert » aux « frères mendiants », c’est un ouvrage aussi didactique que plaisant, qui, au-delà de paraître bien austère par son sujet, est tout à fait passionnant. Et bien qu’il ne nous donne pas forcément l’envie de devenir moine, il a la délicieuse capacité de captiver son lecteur.
Le péché mignon des biographies de saints est l’hagiographie, c’est-à-dire une vie idéalisée, en vue d’édifier le lecteur et de le conduire à une adhésion sans faille au bien-fondé de la religion chrétienne et de sa destination divine. Or Pascale Fautrier œuvre avant tout en historienne, montrant qu’Hildegarde de Bingen n’est pas native d’un modeste village de Rhénanie, comme aimerait le laisser croire la pieuse légende. Elle voit le jour en effet en 1098 et, quoique restée peu connue dans la clôture de son couvent des bords du Rhin jusqu’à l’âge de quarante ans, elle est bien native d’un domaine royal, la forteresse de Bökelheim. Certes l’auteure reprend la thèse de Franz Staab, mais ce dernier, mort trop tôt, lui laissa reprendre le flambeau. Une enquête minutieuse permet alors de retracer le parcours d’une femme emblématique.
Nous connaissions les talents de Régine Pernoud, qui commit un agréable Hildegarde de Bingen[11]. Or à cet exercice d’admiration, voire de « prosélytisme chrétien », Pascale Fautrier ajoute une conscience d’historienne critique, voire fort polémique (l’est-elle trop ?) à l’égard de ses prédécesseurs en la matière, y compris Sylvain Gouguenheim[12]. Hildegarde n’a rien d’une jeune moniale inculte, elle est assez vite « magistra » des jeunes oblates, abbesse du monastère de Rupertsberg et déjà connue comme thaumaturge. Mais, à quarante-deux ans, une « tempête visionnaire » l’assaille, au point qu’elle doive consigner ses cosmologiques, prophétiques et apocalyptiques visions dans le Liber Scivias, encouragée en la matière par son « prieur » et secrétaire Volmar. L’équivalent de six cents pages imprimées, trente-cinq fascinantes illustrations de la main de l’auteure, le « Sache les voies du Seigneur » relate et figure vingt-six visions mystiques. Que l’ascétisme, le régime exclusivement végétarien, les migraines ou l’ergot de seigle aient pu contribuer à de telles hallucinantes visions n’enlève rien à leur beauté et à la rectitude de leur théologie morale. Suivront Le Livre des mérites et Le Livre des œuvres divines. Ce dernier est une théologie du cosmos, dans laquelle la terre, le corps humain, l’âme et Dieu sont en relation. Une figure angélique, pour donner un exemple, s’adresse à notre prophétesse : « C’est moi l’énergie suprême, l’énergie ignée. C’est moi qui ai enflammé chaque étincelle de vie. Rien de mortel en moi ne fuse. De toute réalité je décide. Mes ailes supérieures englobent le cercle terrestre, dans la sagesse je suis l’ordonnatrice universelle[13] ». C’est splendide, certes un peu fumeux, mais pas si loin finalement des prophéties de William Blake[14].
Incroyable Hildegarde de Bingen, qui alla jusqu’à prêcher en public contre le fanatisme cathare, puritain, misogyne et antiaristocratique. En un monde dominé par les hommes, elle publia au XII° siècle ses somptueuses affabulations mystiques, qui reçurent l’assentiment des pouvoirs religieux et politiques, séduits par ce qui devient un levier de la gloire de l’Eglise germaine. De plus, porter Hildegarde au pinacle, ce fut un moyen de « lutter contre le rationalisme naissant ».
Malgré ses encyclopédiques connaissances médicales et botaniques dans les pages de son Liber subtilatum diversarum naturarum creaturarum, elle n’est pas un esprit scientifique rationnel, mais une compilatrice inspirée. Ce Livre des subtilités des créatures divines ne permet guère d’identifier toutes leurs plantes ; en revanche son apport dans le cadre de ce que nous appelons la médecine psychosomatique n’est pas sans intérêt. Enfin Les Causes et les remèdes peut aujourd’hui étonner par une certaine « crudité sexuelle », cependant conforme à la théologie du mariage de l’époque.
Pour elle, « l’âme est musique par essence » et « félicité ». Ce pourquoi elle compose de la musique instrumentale et vocale : plus de soixante-dix chants liturgiques et autres hymnes, formant la Symphonie de l'harmonie des révélations célestes, ensemble fascinant.
À la fois théologienne, scientifique à sa manière, musicienne, elle est presque un esprit universel, que Pascale Fautrier s’attache à insérer dans la réalité profuse de son temps, ce au moyen d’une impressionnante érudition. Reste qu’elle est conforme à son époque, lorsqu’elle œuvre en une théologie politique, considérant la nécessité des classes sociales : pour Pascale Fautrier, elle est une « théocrate », ce qui n’est pas forcément un compliment. Surtout, l’essayiste montre qu’elle est un témoin de ce « pouvoir féminin » qui n’a rien de négligeable au XII° siècle. Elle insiste sur « cette quasi-égalité de genre dans la haute aristocratie féodale et cléricale ». Dommage seulement que son opus n’intègre pas de reproductions des enluminures de son modèle, ce que fit celui de Régine Pernoud.
Nous passerons sur les excès de ceux qui phagocytent Hildegarde de Bingen au panthéon de leur pseudo philosophie new age, ou la révèrent comme la sainte patronne des médecines douces. Contentons-nous d’apprécier celle qui fut canonisée, puis déclarée Docteur de l’Eglise en 2012, comme une théologienne, une mystique rare, une scientifique à la mesure de son temps et une merveilleuse compositrice, dans le cadre du chant grégorien.
S’il en était besoin, nos auteurs, non sans le secours de l’étonnante Hildegarde de Bingen, nous ont convaincu de la richesse du Moyen Âge. Ira-t-on jusqu’à ne plus pouvoir trouver l’adjectif « moyenâgeux » comme une insulte, comme une opprobre jetée à la face de l’Histoire d’une humanité précieuse, même si inféodée au christianisme, même si la plus grande moniale associait à ses chants un messianisme politique qui nous laisserait aujourd’hui pour le moins sceptiques. Allons sans tarder écouter ses virtuoses antiennes mariales qui résonnaient dans les cloîtres du monachisme, ses vertigineux répons adressés à l’Esprit suprême ; nul n’est besoin d’être croyant pour plonger en cette extase[15].
Alfred Schütz : Don Quichotte et le problème de la réalité,
traduit de l’anglais par Thierry Blin, Allia, 2014, 64 p, 6,20 €.
Pietro Citati : Don Quichotte, traduit de l’italien par Brigitte Pérol,
L’Arpenteur, 2018, 192 p, 19,50 €.
Alonso Fernandez de Avellana : Don Quichotte,
traduit de l’espagnol par Alfred Germond de Lavigne, Klincksieck, 2006, 458 p, 30 €.
Andrès Trapiello : À la mort de Don Quichotte,
La Petite Vermillon, La Table ronde, 2019, 496 p, 8,90 € ;
Andrès Trapiello : Suite et fin des aventures de Sancho Panza,
traduit de l’espagnol par Serge Mestre, Quai Voltaire, 2019, 464 p, 24 €.
Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double. Ainsi c’est avec le talent du sociologue et du philosophe qu’Alfred Schütz confirme, devant « le problème de la réalité », qui tous nous affecte, la pertinence de Cervantès, créateur de mythe. Choisissant un titre volontairement laconique, Pietro Citati propose en son Don Quichotte une synthèse de haute volée, interrogeant autant son auteur que le personnage. Personnage volé à Cervantès par un inconnu, Alonso Fernandez de Avellana, qui se mêla d’écrire la suite des aventures du chevalier à la triste figure, pour s’approprier son succès. L’entreprise eut cependant une conséquence heureuse, puisqu’après son roman de 1605, Cervantès chevaucha de nouveau sa plume pour nous offrir en 1615 une suite et fin plus brillante encore. Jamais rassasiés, les auteurs contemporains ne résistent pas à proposer, tel Andrès Trapiello, des réécritures quichottesques.
L’on sait que Don Quichotte voit des géants au lieu de moulins et de tonneaux, voit une Dulcinée splendide au lieu d’une fruste paysanne du village du Toboso. C’est avec l’œil de son fantasme et d’une idéale construction du monde qu’il perçoit la réalité. S’appuyant alors sur la thèse de William James selon laquelle « l’origine et la source de toute réalité, que ce soit du point de vue absolu ou pratique, est donc subjective », Alfred Schütz, dans son essai Don Quichotte et le problème de la réalité, utilise le héros de Cervantès comme une vaste machine destinée à montrer que « la vérité dépend de la réalité dans laquelle chacun croit, [que] nos choix et nos convictions sont avant tout des phénomènes sociaux ». Ce dernier « s’acharne à tenir pour réel son sous-univers imaginaire, alors qu’il se heurte sans cesse à cette réalité quotidienne ».
Ainsi, la chevalerie n’a rien de fictionnelle, car attestée dans tant de livres. Elle a une « mission divine », garde la Vérité, se joue de l’espace et du temps, « comme dans la conception einsteinienne de la théorie de la relativité ». Les « enchanteurs » garantissent « la coexistence et la compatibilité de plusieurs sous-univers de significations ». Hélas, si le monde social de Don Quichotte est « à ses yeux parfaitement lumineux, il relève de la folie pour ses semblables ».
Pourtant, la conviction de l’anti-héros de Cervantès, humilié, battu par la rudesse du réel et de ses contemporains, finit par aspirer en ses filets perceptifs nombre de comparses, dont l’aubergiste qui accepte de le sacrer chevalier, mais surtout Sancho Pança, grossier écuyer, bien terre à terre, qui finit par croire aux inepties splendides de son maître. Voilà Don Quichotte enchanteur à son tour, dont le charisme peut-être celui de maints poètes, de maints sectateurs et gourous, de maints politiques… Un « sous-univers de discours » est alors à l’œuvre. De la même façon que Sancho use d’un florilège de proverbes, quoique dans une autre « structure typique de pertinence ». Une sorte de tribunal finit par convenir que le bassin du barbier est bien « l’armet de Mambrin ». Ni « par la logique formelle, ni par le consentement de la majorité, pas plus que par la victoire militaire », la réalité ne peut être établie avec certitude.
Cervantès : Don Quichotte, illustré par Gustave Doré, Hachette, 1869.
Photo : T. Guinhut.
Dans la seconde partie de son roman, Don Quichotte va jusqu’à « douter de sa propre identité », donc de sa réalité, là où les frontières de cette dernière sont mobiles. Au point d’admettre « le point de vue hégélien de la ruse de la Raison », comme lorsque Sancho convient qu’il puisse n’avoir vu de la Dulcinée idéale qu’une « paysanne empirique ».
Le spectacle de marionnettes auquel assiste Don Quichotte interroge également la réalité de l’art. Devant la représentation théâtrale du roi maure persécutant Mélisandre, il se jette sur le païen avec son sabre, stupéfait qu’il est par la mimesis aristotélicienne, par « la réalité du travail artistique ». L’illusion gouverne le cavalier de Rossinante, lorsque les yeux bandés il croit voler. Ainsi « aveuglés comme nous le sommes lorsque nous évoluons dans le domaine du transcendantal, nous ne pouvons vérifier le témoignage de nos semblables par nos propres perceptions sensorielles ».
Hélas, la désillusion finale fait que Don Quichotte « perd la foi dans le principe fondamental de sa métaphysique et de sa cosmogonie ». C’est alors qu’il retombe « dans la réalité quotidienne comme dans une prison et torturé par le plus cruel des geôliers : la raison de sens commun », et n’a plus qu’à mourir. S’il « vécut comme un idiot et mourut comme un sage », selon son compère Carrasco, nous sommes heureux qu’il n’ait pas vécu comme un sage, car nous n’aurions rien su du drame enchanteur du fameux chevalier autant picaresque qu’héroïque…
En ce sens, la réflexion d’Alfred Schütz, sociologue et psychologue, est plus que pertinente. Qui eût cru que Cervantès puisse ne pas être un philosophe enchanté eût été abusé ; remercions alors Alfred Schütz, de nous ouvrir les yeux, grâce à cet essai publié en 1946. L’amant imaginaire de Dulcinée perçoit la réalité, qui est toujours un problème, par le biais d’un filtre livresque et fantasmatique, comme ceux qu’un système idéologique possède contre toute raison, comme l’a montré Jean-François Revel dans La Connaissance inutile[1].
Certes, la réalité reste subjective, du moment où elle est objet de perception. A moins qu’il s’agisse, chez Alfred Schütz, d’une pensée trop radicale. Car il n’en reste pas moins que l’objectif de la science et de la raison est de toucher, d’approcher le réel lui-même, qu’il s’agisse d’abord du terrain de la matière, ensuite -mais c’est là plus difficile- de celui de la pensée morale, économique et politique. Le risque étant de glisser en avalanche dans un relativisme qui ferait fi de la nécessité scientifique et d’une hiérarchie des valeurs à construire avec justice.
Il peut être fort délicat de s’attaquer aux monstres sacrés. L’on risque ainsi les redites, les poncifs. Pourtant Pietro Citati n’a pas cette crainte. Après avoir dressé des monuments de finesse critique à Goethe[2], Kafka et Leopardi[3], le voici jetant un sort au personnage emblématique et inoubliable de Cervantès (1547-1616) : Don Quichotte, né en 1605. L'on ignore trop souvent qu’en 1614, un certain Avellaneda fit paraitre une suite intitulée en toute vergogne Don Quichotte ; ce qui piqua au vif Cervantès et le poussa à publier une seconde partie non moins géniale que la première, en 1615. Bien qu’emblématique du roman moderne et irremplaçable ainsi parmi l’histoire de la littérature, le roman demeure tissé de questions énigmatiques : qui est le narrateur, qui a raison, le chevalier à la triste figure ou son valet, Sancho Pança, où est la vérité ? Sans prétende apporter des réponses définitives qui fermeraient toute controverse, l’invitation à chevaucher Rossinante avec le chevalier à la triste figure par Pietro Citati sait exciter les papilles de l’intelligence.
Entre le « je » initial qui mène la narration et « Cid Hamet Benengeli », un gouffre se creuse. Est-ce parce que Cervantès fut un temps otage des Maures ? Le récit du sage écrivain est moqué par cette liasse de papiers trouvées, qui contaient en morisque l’histoire de Don Quichotte sous la plume d’un « Benengeli, fils de l’Evangile », ou « aubergine ». Se moquant, veut-il dire que cet « historien arabe véridico-menteur » est un affabulateur, que l’auteur toujours est pluriel ? De plus le personnage « invente complètement sa vie et celle des autres », comme un romancier donc. Il y a en effet bien un « problème de la vérité » comme l’analyse Alfred Schütz.
Artiste de la parodie et du sublime, Cervantès se moque des romans de chevalerie et de leurs idéaux élevés, comme ceux de L’Arioste, Roland furieux, ou de Garci Rodriguez de Montalvo, Amadis de Gaule, pour descendre sur le sol d’une réalité qui les dément à coup d’avanies diverses, que Don Quichotte ne veut ni ne peut reconnaître comme véritables. Ce que, devant un personnage qui « vécut de livres et de modèles », en « un grandiose triomphe de l’imagination », Pietro Citati interprète avec justesse comme la perte des modèles, alors que la parfaite Dulcinée est une « création mentale » platonicienne. Le destin du roman quichottesque et de faire descendre le récit et ses personnages depuis les hauteurs de l’héroïsme jusqu’aux bassesses du réalisme, en passant par la parodie.
À partir de l’idéalisation inconditionnelle de Dulcinée, le monument quichottesque d’aventures et de récits enchâssés devient un « répertoire de la passion amoureuse », même si Dulcinée du Toboso n’est qu’une « grossière paysanne puant l’ail ». Pourtant, à la fin du diptyque romanesque, « Dulcinée fut libérée de l’enchantement qui la tenait prisonnière dans un corps de vulgaire paysanne ». Sans cesse le lecteur est menacé d’être balloté sur la croupe glorieuse de Rossinante, à moins qu’il s’agisse de l’âne grotesque de Sancho. Or si l’essai, à la semblance du roman, commence peu ou prou par l’adoubement du chevalier par un aubergiste -ce qui est pure bouffonnerie- et se termine par sa mort, on ne trouvera pas là un résumé, mais une mise en bouche goûteuse.
Opposé à son maître qui est tout esprit, Sancho Panza aime dormir et manger, rire de tout son corps. Il parle simplement, s’appuie sur des proverbes, et, de toute évidence, ne lit pas, puisque analphabète ; mais il sait raconter, au moyen de « sa merveilleuse langue plébéienne ». Parodiant Don Quichotte, « ce qui est docte devient farcesque ».
Ainsi les personnages, y compris le Duc et la Duchesse qui font à notre héros abandonner provisoirement la profession de chevalier errant, sont à la fois des faire-valoir et des entités qui ont une vie propre. Quant aux les lieux, en particulier le Toboso, la grotte enchantée de Montesinos et « l’insula Barataria », dont Sancho devient Gouverneur, ils associent à une cartographie réaliste un répertoire de l’utopie. Ainsi les motifs saillants et récurrents sont mis en relief avec pertinence par Pietro Citati. Les grands enjeux du roman apparaissent, entre sérieux et humour, entre vérité et fiction, entre soumission au réel et imagination créatrice, jusqu’à ceux politiques du temps, comme lorsque revient le souvenir de l’expulsion des Morisques.
Sans nul doute, Cervantès appartient à « la race des écrivains gigantesques, Shakespeare et Balzac, qui portent dans leur sein toutes les créatures humaines, les choses possibles et impossibles, les villes réelles et imaginaires ». Pietro Citati (né en 1930 à Florence) appartient lui à celle rare des biographes et critiques qui nous font pénétrer leur monde avec autant d’élégance que d’acuité. À la fois agréable initiation, à la fois subtil commentaire, voici une invitation à la lecture d’un chef-d’œuvre universel, joliment dépoussiéré. Au point qu’il nous prenne envie de chevaucher Rossinante pour vivre et rêver les aventures fantasques de son maître, sans décider pour autant du vrai et du faux, s’il faut préférer la chevalerie idéale ou la bassesse cependant comique de la réalité.
Moins gigantesque est le faussaire Alonso Fernandez de Avellaneda. Il eut l’audace de s’emparer du chef d’œuvre de Cervantès, pour s’embarquer dans le courant de la réputation ; quoique l’on ne sache rien de cet Avellaneda. Aujourd’hui, il serait couché au pilori de la propriété intellectuelle bafouée, du plagiat éhonté.
Cervantès fut-il pris à son propre piège ? La fin de son Don Quichotte annonçait une suite qui se faisait attendre. Ajoutant une citation de L’Arioste : « Quelque autre chantera d’une plus douce lyre ». Un malin s’empara de la trop belle aubaine pour proposer ce qu’il appelle une « comédie ».
La réécriture semble d’abord plutôt fidèle, le chevalier d’occasion repartant vers de nouvelles aventures en compagnie de son fidèle écuyer. De Saragosse à Madrid, il connait la prison, puis la liberté, amuse les Grands de la cour, se voit emmené à l’asile d’aliénés par la ruse d’une infante qui prétend que seul le héros peut sauver son père…
Mais, très vite, quoique l’apocryphe récit soit assez divertissant, la bondieuserie et le comique l’emportent, la fine ironie cervantine a disparu. Don Quichotte n’est plus qu’un fou, qui ne pense pas un instant à Dulcinée, Sancho qu’un balourd, leur alternance de folie et de sagesse s’est envolée. La lourdeur finit par fatiguer le lecteur. De plus, deux récits emboités, à forte teneur religieuse, sont insérés sans réelle justification, à moins de penser en effet que ces pieuses lectures soient nécessaires pour guérir le héros ainsi désavoué dans sa complexe identité.
Quelques soient les mérites du travail d’Avellaneda, cette rare curiosité littéraire se devait d’être rééditée, dans la traduction du XIX°, par Alfred Germond de Lavigne. Elle est ici nantie d’une introduction et de notes sagaces grâce au soin de David Alvarez. Ne serait-ce que parce que Cervantès s’empara de l’incident pour hâter sa seconde partie, fulminer contre le voleur, qui devient un agent du récit virtuose : Don Quichotte et Sancho visitent une imprimerie où l’on corrige la continuation de l’impertinent ! L’on se doute que le blâme du maladroit ignorant ne tarde pas. Le mérite du trop burlesque et moralisateur Avellaneda ne fut-il pas de devenir un stimulant providentiel pour une seconde partie du Don Quichotte, à la fin de laquelle Cervantès prit soin de faire mourir son héros…
Il n’est guère confortable d’être un second rôle. L’on disparait plus vite que l’ombre du héros. Une fois Don Quichotte mort et enterré, son valet et écuyer Sancho Panza n’est plus gratifié d’aucune destinée digne de la moindre mémoire. Conscient de cette injustice, Andrès Trapiello, vient, quatre siècles plus tard, le ranimer parmi les pages de son À la mort de Don Quichotte, permettant à notre insatiable curiosité de découvrir ce que deviennent la gouvernante Quiteria, le bachelier Samson Carrasco, la nièce Antonia, accablée de dettes et amoureuse du précédent. Nanti d’une vaste expérience du monde et ayant appris à lire, y compris le roman qui le rendit célèbre, Sancho est un autre homme. Si l’on s’est moqué de lui, il sera assez fin pour se venger, comme Carrasco jouant le fantôme du défunt, et pour aller rencontrer son auteur à Madrid, hélas décédé il y a peu.
Mieux, dans Suite et fin des aventures de Sancho Panza, la petite troupe s’embarque à Séville pour les Indes, en fait le Pérou. Les aventures conjugales et picaresques, les attaques de brigands défilent pour notre plus grand plaisir. Presque plus réel que Cervantès, Sancho doit affronter un notaire, Alonso De Mal ; et surtout les « anti-quichottistes ». Blessé, il est soigné en vain par la « sorcellerie indienne », et doit être amputé d’une jambe, répondant en « duc de la cassure » à son créateur manchot. Seul un tremblement de terre aura raison de lui…
L’obsession cervantine d’Andrès Trapiello est impressionnante : non seulement il a traduit Don Quichotte en castillan contemporain, mais plus qu’un plagiaire, qu’un suiveur, c’est un réinventeur, jouant d’érudition et d’humour.
L'imagerie ajoute au héros déjà fort glorieux une aura supplémentaire : Gustave Doré appartient bien à la race des illustrateurs gigantesques. Le peintre romantique (1832-1883) illustra des volutes et des griffes de son noir et blanc, Dante, Rabelais, L’Arioste et bien sûr Don Quichotte. La première gravure à pleine page montre le héros dans son cabinet de la lecture, en pleine exaltation : un livre ouvert à la main, que l’on imagine être le chevaleresque Roland furieux de L’Arioste (achevé en 1532), il suscite une foule de créatures armées, de géants, de dames élégantes, rejouant l’infinie querelle du bien et du mal. Il est évident que la maigreur proverbiale du chevalier à la triste figure est le signe d’une tension vers la hauteur idéale, quand la mince et basse réalité de son corps n’est que billevesée devant la vie plus élevée de la fiction. Et si l’on aurait pu croire le thème graphique épuisé par un tel géant, détrompons-nous ! Aujourd’hui, Gérard Garouste[4] réécrit avec couleur et feu cet étrange chevalier qui figure mieux que tout autre notre ambivalence entre illusion et réalité.
L'Ermafrodito dormiente, Museo Nazionale Romano, Roma.
Photo : T. Guinhut.
À la recherche d’une londonienne Sodome.
Peter Ackroyd : Queer city.
L'homosexualité à Londres
des Romains à nos jours.
Peter Ackroyd : Queer city, traduit de l’anglais (Royaume-Uni)
par Bernard Turle, Philippe Rey, 320 p, 20 €.
« Pareils à des flammes de Sodome », étaient ces jeunes chevaliers de l’Angleterre médiévale… Un tel flambeau, attisé par le vent, discrètement caché, ou violemment réprimé, n’est pas prêt de s’éteindre dans la capitale de l’Angleterre. Queer city ou « L’homosexualité à Londres des Romains à nos jours », selon le sous-titre, émane d’un grand connaisseur de cette ville, qui œuvra longtemps à son monumental Londres. La biographie[1]. L’éclairage est cette fois plus précis, plus exclusif, fouillant les mœurs exhibés autant qu’un monde interlope réprouvé. Folle ou pédale, le queer est celui qui n’est pas hétéronormé. Le terme, argotique et méprisant, a trouvé depuis quelques décennies ses lettres de noblesse, grâce aux « queer studies », autrement dit les recherches, y compris universitaires, sur la culture gay et lesbienne, trans et cisgenre. Il est évident que l’essai historique de Peter Ackroyd (né à Londres en 1949), par ailleurs romancier et biographe d’un talent précieux, relève de ce champ ; car « l’ambigüité sexuelle, que l’on imagine trop souvent caractéristique du XX° siècle, a déjà une longue histoire derrière elle ».
Lisons avec profit un préambule étymologique montrant que le queer, le gay (qui s’appliquait aux prostitué(e)s) ou sodomites), voisinent avec des sobriquets comme le Ganymède (cet échanson enlevé par Jupiter). On s’amuse du « windward passage » ou « conduit venteux », ou de ces « messieurs de la porte arrière », alors que le sérieux l’emporte lorsque l’on apprend que le terme « homoszexualitas » fut inventé en 1869 (non ce n’est pas un jeu de chiffres douteux) par un Hongrois, Karl-Maria Benkert. Cependant Peter Ackroyd est loin d’avoir tort de préférer à ce dernier néologisme, et surtout à l’affreux acronyme LGBTQIA, le terme, auparavant dénotant le dégoutant, le bizarre et l’anormal, qui donne ses lettres de noblesse à ce Queer city. À ce stade, le lecteur prude aura déjà quitté ces pages…
D’Aristote à Diodore de Sicile, les lettrés de l’Antiquité dévoilent les mœurs des Celtes, qui pratiquaient les « amitiés ardentes entre les hommes ». Les Romains de Londinium, fondée en l’an 43, affectionnaient les mœurs homosexuelles, comme les Grecs, quoique l’homme soumis fût méprisé, ce que confirme la lecture de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault : « c’est, dans cette société qui admettait les relations sexuelles entre hommes, la difficulté provoquée par la juxtaposition d’une éthique de la supériorité virile et d’une conception de tout rapport sexuel, selon le schéma de la pénétration et de la domination mâle ; la conséquence est d’une part que le rôle de « l’activité » et de la domination est affectée de valeurs constamment positives, mais d’autre part qu’il faut prêter à l’un des partenaires dans l’acte sexuel la position passive, dominée et inférieure[2] ».
Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
L’arrivée du christianisme, événement d’importance que Peter Ackroyd signale étrangement au cœur d’un paragraphe, alors qu’il eût mérité rien moins qu’un nouveau chapitre, modifie profondément la perception morale de la chose, devenue bassement criminelle. Nul doute que règnent l’écho de la loi mosaïque (« L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux[3] ») et de la morale du mariage de Tertullien. Cependant une tolérance presque continue affecte jusqu’aux plus hautes sphères du Royaume d’Angleterre.
Richard Cœur de Lion était-il queer ? Pour « Richard II et ses obscene intimacies avec son favori, Robert de Vere », la cause est entendue. Jacques Ier, entre autres, était friand de mignons et fondait en extase devant ses favoris. Plus tard, Guillaume III eut la même réputation. Au XVII siècle, « la cour était un univers queer », un « château de derrière ». Il semblerait qu’existât un « club sodomitical » aux plus hauts rangs de la société. Lords, évêques, nulle catégorie sociale n’échappait à cette confrérie secrète. Hélas, « les agressions sexuelles sur les mineurs étaient à la fois plus fréquentes et plus ignorées qu’au XXI° siècle ».
Même si la sodomie pouvait être punie de mort, bien rares furent de telles condamnations, à moins d’être pris sur le fait sans ambigüité. Cependant, au cours du XVIII°, sans compter bien sûr les maladies vénériennes, la chose devint de plus en en plus risquée au regard de la loi. Agents de la « Société pour la réforme des mœurs » et policiers organisaient des rafles, qui conduisaient au pilori, à la prison et à la pendaison, sans compter la vindicte populaire et son plaisir de l’humiliation et de l’exécution publiques, ceux que l’on appelait également des « mollies », ainsi coupables de « bougrerie ». Parfois l’on en profitait pour accuser tel ou tel le plus faussement du monde. Combien d’innocents (quoique aujourd’hui l’innocence serait pour tous, sauf les violeurs et pédophiles) furent châtiés ? Le XIX° siècle atteignit le tréfonds de l’horreur : « Quatre-vingts hommes furent pendus pour ce crime entre 1806 et 1835 ». Alors que sur le continent de telles exécutions s’étaient taries depuis 1791. Seul le philosophe Jeremy Bentham, en 1818, plaidait une cause humaniste, affirmant que la sodomie est « un crime, si c’en est un, qui ne cause aucune détresse à la société », quoiqu’il se gardât de publier ce texte. Prude et rigoriste, l’ère victorienne ne fut pas tendre pour les amours particulières. Or, dans la première moitié du XX° siècle, « les gays des deux sexes furent soumis à un degré de préjugés et d’intolérance jamais atteint dans l’histoire de l’Occident ».
Il fallut attendre les années soixante pour que les lois sur les « crimes sexuels » soient amendées, d’abord sans grand effet. Et surtout l’activisme du « Gay Liberation Front » à partir de 1970 qui permit une rupture dans les mœurs et leur acceptation : la première « Gay Pride » défila en 1972. Il n’est pas étonnant que les mouvements féministes[4] puissent faire florès en cette même période. Hélas, apparut bientôt le Sida, cette « peste gay ». Depuis, pourtant, le gay acquiert une identité visible, tant ses célébrités envahissent tous les domaines de la société. Au point que « la reine trouva le temps d’envoyer ses félicitations personnelles au London Lesbian and Gay Switchboard à l’occasion de son quarantième anniversaire ». En une génération Londres et l’Angleterre ont pratiqué une inimaginable inversion des mœurs, malgré la résilience de l’homophobie. Enfin, la « queer theory » permet d’interroger les questions de l’inné et de l’acquis homosexuels, du sexe et du genre, quand intersexes[5] et transsexuels proposent de nouvelles identités…
L'on n’échappe évidemment pas à un chapitre consacrée aux femmes « frotteuses ». Ces dames « aux reins dévergondés », selon Robert Burton, l’auteur de L’Anatomie de la mélancolie paru en 1621, sont en quelque sorte des « hermaphrodites », selon le puritain Philip Stubbes. Certaines se travestissaient en hommes : « Moll la coupeuse de bourses » se vit honorée par deux biographies, plus ou moins fiables, dont The Roaring Girl en 1610. Elle prétendait ne pas s’intéresser à la sexualité ; on dirait aujourd’hui une asexuelle. Le dramaturge Ben Johnson évoquait un « collège hermaphroditical » dans lequel le godemiché était un indispensable accessoire. Pourtant leurs désirs étaient le plus souvent passés sous silence, tolérés tant qu’ils ne dérangeaient pas l’ordre social. Leurs poétesses, comme Katherine Philips, étaient bien moins vulgaires que les hommes travestis. L’on connut d’ailleurs des mariages féminins, l’une étant travestie. Margaret Cavendish composa en 1668 une pièce célébrant l’érotisme féminin : Le Couvent du plaisir ! La Première Guerre mondiale fut l’occasion pour de nombreuses femmes, soudains ouvrières et employées, d’affirmer des cohabitions, donc une voie vers les libertés. Mais « un livre lesbien causa un tollé en 1928 » : Le Puits de solitude de Radclyffe Hall. Bien que retiré de la vente, cette histoire de « femme masculine » devint un étendard queer.
Dans les milieux artistes, féconds en amateurs d’amours homoérotiques, les acteurs, des pièces de Shakespeare et du théâtre élisabéthain, jouaient les rôles féminins, car il eût été indécent que les dames montent sur scène. On imagine fort bien que l’ambigüité de ces jeunes gens faisait saliver les amateurs… Pensons également aux Sonnets de Shakespeare[6], explicitement adressés à un jeune homme blond, sommet de la poésie amoureuse la plus raffinée. Quant au Comte de Rochester, écrivain pour l’occasion, il fut l’auteur présumé d’un Sodome, ou la quintessence de la débauche, en 1684…
La liste est longue de ces romanciers et poètes que leur homosexualité contraignit à l’exil, comme Lord Byron au début du XIX° siècle, ou, au mieux, à une difficile discrétion : ce fut le cas, un siècle plus tard, d’E. M. Forster, qui ne consentit à publier son roman Maurice que de manière posthume.
Inévitable est alors l’affaire Oscar Wilde. Si la peine de mort pour « bougrerie » fut abolie en 1861, elle fut commuée en travaux forcés à perpétuité. L’écrivain, qui eut le tort de s’entêter à vouloir réfuter l’accusation de sodomie au moyen d’un procès, se vit condamné en 1895 à deux ans de travaux forcés. L’on se consolera en se souvenant que c’est grâce à cette abjection qu’il écrivit le déchirant poème : La Ballade de la geôle de Reading. Si aujourd’hui une quinzaine de pays ont légalisé le mariage homosexuel, il en reste encore une douzaine qui prodiguent à cet égard la peine de mort. Devinez lesquels…
Une cartographie des lupanars sodomites surgit des pudeurs de la mémoire londonienne, dévoilant maints impétrants, jusqu’à une catin masculine, surnommée « cul merdeux » ! Il existait « à Spitalfields un célèbre bordel de mineurs ». Hollywell Street était connue pour ses « cinquante-sept boutiques de pornographie », tout ceci au cœur du XIX° siècle. Un « jardin de plaisirs » à Camberwell était le refuge du « transvestisme ». Les vagabonds avaient les dortoirs de l’asile de Lambeth pour havres de chaleur humaine masculine : « Certains gentilshommes aisés se déguisaient même en mendiants pour y avoir accès ». Les églises mêmes prêtaient leur pénombre aux actes « contre nature », et jusqu’aux cimetières. Ce que confirme en 1805 le sieur Pillet, quoiqu’il passe sous silence l’homosexualité : « Le Français qui a résidé en Angleterre, qui a observé les usages et les mœurs de ce pays, y voit ce que j’ai vu, les cimetières changés en lieux de prostitution[7] ! » Peter Ackroyd note avec entrain : « Les visiteurs auraient été en droit de croire que les rues de Londres étaient pavées d’hommes plutôt que d’or » !
Un autre intérêt de cet essai est l’attention porté au vocabulaire, à l’argot des pratiquants, où l’on voit apparaître « drag » au sens de travesti, où « dans l’idiome polari tout devenait très camp ». Mélange de cockney et de verlan, de yiddish et de romani, le « polari » fonctionnait comme un code secret aux sous-entendus couramment sexuels. Les métaphores pissaient dru dans « les chapelles en zinc » !
Malgré quelques bonds chronologiques un rien désordonnés, l’essai de Peter Ackroyd se lit mieux qu’un bréviaire. Tout juste si un critique tatillon lui reprocherait l’anachronisme assumé du vocable « queer ». Animé d’anecdotes savoureuses, parfois égrillardes, avec des chapitres intitulés « Aucun con », « Suce ton maître » ou encore « Chevaucheurs de croupes », l’ouvrage soulève le voile sur tout un monde turbulent, frelaté, dangereux et cependant fascinant. Un cahier central de photographies expose des personnalités significatives, depuis les rois Guillaume II et Edouard II, friands de fessiers orgiaques ou amicaux, jusqu’à la Gay Pride et l’ « Equal marriage ». À mi-chemin du « curiosa » et du plus sérieux essai historique, la traversée des mœurs vaut par sa verdeur et sa richesse, par son empathie sans pathos. Déjà historien de sa ville préféré, avec son Londres. La biographie, Peter Ackroyd la pénètre par la porte de derrière, si l’on veut nous pardonner ce jeu de mot d’un fondement douteux. Il est cependant certain que notre essayiste, qui fait également ici œuvre sociale et politique, ayant montré en son ouvrage un tel humour pour un sujet grave aux fins trop souvent tragiques, saura sourire avec nous ; ce du haut de notre liberté sexuelle conquise de hutte lutte en Occident, et qui peut se révéler, prenons-y garde, fragile…
Frontenay-Rohan-Rohan, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
Richard Powers, éco-romancier
et arboriculteur engagé de L’Arbre-monde.
Richard Powers : L’Arbre-monde, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Serge Chauvin, Le Cherche-midi, 488 p, 22 €.
Trempant sa plume dans l’intimité de l’écorce, dans les veines du bois, Richard Powers n’est certes pas l’un de ses auteurs, relevant du Nouveau roman, à l’instar de Claude Simon, qui tendraient à effacer le personnage de leurs romans. Il n’en reste pas moins que ses fort nombreux personnages ont l’étrange propension de se laisser voler la vedette par un plus ancien et toujours plus jeune qu’eux, nous avons nommé : les arbres. Coutumier de sujets scientifiques, avec par exemple Générosité ou La Chambre aux échos[1], assez fin et cultivé pour poser avec justesse la question de la coexistence des musiques savantes et populaires dans Orféo[2], l’américain Richard Powers, né en 1957 dans l’Illinois, offre ici son douzième roman, L’Arbre-monde, titré en anglais The Overstory, qui est une vibrante plaidoirie forestière, en même temps qu’une éco-fiction vigoureusement engagée. Est-ce, au côté d’Orfeo, son plus bel ouvrage, sa plus belle arborescence ?
Le récit retrace en premier lieu la généalogie d’une famille américaine, se développant, se succédant autour d’un arbre, en la demeure un châtaigner planté par le premier colon, et qui va croître au fur et à mesures des efforts, des vicissitudes des individus, soumis aux maladies, aux morts, aux passations de pouvoir de père en fils. Châtaigner exceptionnel s’il en est puisqu’il est le seul à continuer de croître alors qu’une maladie contagieuse a éliminé tous ses congénères américains, dont les fruits nourriciers étaient pourtant une manne : « un châtaigner a réchappé de l’holocauste ». Il est de plus, d’année en année, de génération en génération, régulièrement photographié. L’on s’apercevra bien plus tard qu’il est la créature séminale du roman…
Soudain décontenancé, le lecteur bute sur un second récit, rompant toute continuité narrative, provoquant une déception d’autant plus vive que le premier ne manquait ni de grandeur ni d’intérêt. Le risque étant de trouver en cet ensemble quelque récit moins excitant, ce qui est le cas du troisième.
Cependant, de chapitre en chapitre, la perspicacité du lecteur ne tarde pas à se rasséréner : chacun d’entre eux a pour motif récurrent, ou leitmotiv pour employer un terme wagnérien, un ou plusieurs arbres. De page en page, et parmi neuf personnages, le châtaigner reçoit pour voisin un mûrier. Un érable est finalement l’élu d’un vote parmi des enfants. Les chênes de Macbeth côtoient le tilleul ; un banian sacré arrête la chute d’un parachutiste emmêlé, et puisqu’il s’appelle Douglas, il plantera des sapins du même nom. Plus loin, un figuier immense développe des arborescences qui sont celles de l’informatique et des jeux vidéo que Neelay conçoit, bien que paraplégique, puisque tombé d’un chêne vert ; notons qu’il met sur le marché un jeu à succès qu’il appelle « Les prophéties sylvestres ». Enfin, Patricia s’approprie le hêtre noir, ce qui n’est qu’une étape de ses découvertes botaniques, de son enseignement, de ses errances forestières… Ils sont l’arbre préféré, déclencheur, ou plus exactement totémique, de chacun.
Justifiant amplement son titre français, le roman est une ode à l’arbre : « il y a plus de vie ici, dans son unique érable, qu’il y a de gens dans tout Belleville ». Patricia s’arrête « pour regarder l’une des plus vieilles et des plus vastes créatures vivantes sur terre ». Ainsi, reprenant un tropisme cher à Richard Powers romancier, diverses sciences se côtoient, outre au tout premier rang la botanique, l’ingénierie et la conception informatique. Ce qui n’empêche pas des artistes d’œuvrer, comme lorsque l’un d’eux, Nicholas Hoel, venu du premier récit, propose dans un coin paumé de l’« ARtliBre gratuit ». Sa première visiteuse est Olivia Vandergriff, venue elle du dernier récit, comme liant la boucle narrative qui conduit, lors du premier tiers du volume, à ce qui deviendra le réel corps romanesque.
Quoique en première apparence plus proche d’un recueil de nouvelles, le roman se découvre d’autres fils qui relient les récits, à chaque fois fort riches, recelant un monde en soi. Un colon au XIX° siècle, un ingénieur chinois immigré fuyant le maoïsme, ils sont la mosaïque qui construit les Etats-Unis. Autre motif dans le tapis, la descendance et la transmission : d’un rituel photographique, de trois bagues de jade et d’un parchemin bouddhique, par exemple. Car les personnages vivent, murissent, donnent naissance à des enfants, vieillissent et meurent, ce à vitesse accéléré, comme dans un tourbillon cyclique, dans une nature profuse : « les humains en sont presque insignifiants ».
Centrant son ambitieuse somme romanesque autour d’une thèse, l’arbre étant une créature vivante auprès de laquelle l’humanité est peu de chose, et au moyen de ses récits aux personnages bientôt disparus qui croissent autour d’elle comme autant de ligneux cercles concentriques, Richard Powers prend le risque d’offrir un superbe concept romanesque un tantinet dépourvu de l’appât d’émotion qui serait nécessaire pour, certes convaincre, mais en outre persuader ses lecteurs. Comme si, mais ce n’est là qu’une modeste réserve, son projet autant que ses personnages manquaient un peu de cette empathie qui attache son lecteur aux personnages principaux, voire secondaires, pour les abandonner bientôt. Même si, dans l’histoire, ainsi centrale de Patricia Westerford, quelques-uns d’entre eux font une très brève apparition dans un récit qui n’est pas le leur, initiant une construction en réseau : « leur parenté va se déployer comme un livre ». Certes nous ne sommes pas de bois, mais quelque chose de charnel, d’émouvant, qui nous tiendrait plus en haleine que la seule réussite splendide de ce bouquet d’arbres fait passablement défaut. C’est d’ailleurs peut-être là secret de l’immense succès critique de l’écrivain outre-Atlantique, et dans une moindre mesure auprès des lecteurs, frustrés peut-être d’une charge émotionnelle qui les ferait vibrer au diapason de l’écriture et de la narration.
Bientôt cependant, à l’occasion d’une plus vaste partie intitulée « Tronc », les personnages disparates vont confluer pour se rencontrer autour d’une mince colonie arbustive à sauver des agressions d’une compagnie industrielle. Cinq d’entre eux, Nicholas, Olivia, Douglas, Mimi, et Adam, deviennent des éco-activistes, voire des éco-terroristes[3]. Par ailleurs le stupide abattage d’un bosquet de pins par une municipalité met le feu aux poudres et convainc deux autres de nos nos héros d’agir. Ainsi s’enclenchent « la guérilla forestière et la sylviculture sauvage », les manifestations pacifiques, les actions incendiaires, enfin le crime et le châtiment. Lorsque les aventures dramatiques s’enchevêtrent à celles tragiques, se pose inévitablement une question morale et politique : la défense des arbres et de la nature peut-elle s’affranchir du droit humain et de propriété ? En ce sens l’on pourrait ranger ce roman parmi un genre qui a le vent en poupe : l’écofiction, qui s’associe souvent à des « mythologies de la fin du monde », pour reprendre le titre de Christian Chelebourg[4]. D'une manière voisine, Orfeo, s'intéressait au bio-terrorisme au travers de son étonnant personnage[5].
Il y de plus graves conflits que ceux entre les hommes : ceux entre l’homme et la nature, et parmi celle-ci, ses plus symboliques représentants : les arbres. Qu’ils soient dignes d’être défendus et respectés, nul ne le contestera ; surtout si les révélations scientifiques selon lesquels ils communiquent chimiquement entre eux et construisent un vaste système immunitaire ont stupéfié le lecteur de Peter Wohlleben[6]. Leur forme de sensibilité et d’intelligence n’empêche cependant pas que l’homme les exploite, mais avec les mêmes qualités. À moins, au nom du « syndrome de Midas », de préférer « abattre les derniers séquoias séculaires de la planète pour en faire des planches et des bardeaux » !
Richard Powers est-il un antihumaniste ? Surfe-t-il sur une vague écologiste et politique pour établir le succès de son épopée environnementale ? En tout état de cause, le roman militant s’inquiète : « La moitié des espèces ligneuse aura disparu de la planète auront disparu à la fin de ce siècle nouveau ». Si le capitalisme permet l’amélioration des conditions de la vie humaine, pouvons-nous gager qu’il permettra également d’améliorer celles de la vie naturelle ? Aussi, dans le cadre de sa Fondation, le personnage de Patricia se donne pour mission de « collecter des semences et des pousses d’arbres qui auront disparu en un rien de temps ». Pourtant « des milliers d’espèces ingénieuses » sont sans cesse découvertes. C’est peut-être là l’héroïne la plus positive de l’écrivain.
Alors que Nicholas Hoel, qui solitairement pratique son « ARtliBre », ne l’expose que là où aucun visiteur ne peut se risquer, sauf la déjantée Olivia. Il abandonne ses œuvres, faites de bois et de mousses, déjà livrées à la consomption naturelle, à l’enfouissement, au pourrissement. Certes, devant l’éternité, ce sera le destin de toutes nos œuvres d’art, fussent-elles de Raphaël ou de Dante, mais l’on ne peut s’empêcher de voir là une piètre démission de la mission humaniste de l’art.
Le cas d’Olivia ne laisse pas d’être inquiétant : « Dans une vie, elle meurt d’électrocution. Dans une autre, elle se retrouve au plus grand relais routier du monde à expliquer à son père qu’elle a été choisie par des êtres de lumières pour aider à sauver les plus miraculeuses créatures de la Terre ». Une telle illuminée et droguée au mysticisme écologique (après une période de drogues plus concrètes) ne plaide pas forcément en faveur de l’activisme pro-arbre. Parfois l’auteur lui-même se laisse aller à un panthéisme exalté à l’adresse de la Terre, que l’on peut qualifier au choix de poétique, ou de prophétique, ce qui n’est pas forcément un compliment. Cependant il n’est pas douteux que le sauvetage des séquoias sempervirens assuré par les activistes aille dans le sens d’une nécessaire préservation d’un patrimoine de l’humanité et de la nature. Car « des écosystèmes entiers se décomposent. Les biologistes sont terrifiés ». Gare cependant à ne pas se laisser entraîner par une apocalyptique paranoïa, allumée par la vaste supercherie du réchauffement climatique d’origine anthropique[7], même si pollutions et destructions sont indubitables.
L’écrivain use de tout un lexique botanique, sensible et coloré, pour évoquer ses créatures préférées, en une remarquable prose poétique. Comme lorsqu’il parle des trembles autour de Patricia Westerford : « Les longues tiges aplaties des feuilles se tordent au moindre souffle, et tout autour d’elle un million de miroirs de cadmium bicolores clignotent dans le bleu satisfait ». Sa rencontre avec Dennis est « ce que doit ressentir une racine qui découvre, après des siècles, une autre racine avec qui s’enlacer sous terre ». Dommage, en particulier vers la fin, passablement désabusée, que des longueurs alourdissent le propos. À moins qu’il s’agisse là du trop humain défaut du romancier à thèse et engagé…
Une fois refermé le volume, qui sait si l’on se prend de regret pour la première partie, aux huit récits, avant qu’ils ne confluent. Réflexion faite, ceux-là étaient le plus souvent aussi ramassés que brillants, évocateurs de tout un monde bruissant, autour de personnages dignes d’intérêt, que ce soit par leurs vocations artistiques, scientifiques, paternelles, et bien sûr de ces arbres qui les réunissent sans qu’ils en aient conscience. Les deux dernières et immenses parties, « Tronc » et « Cimes », font un roman plus traditionnel, parfois affecté de longueurs, où le récit militant et la révolte contre les pouvoirs de l’industrie et de l’Etat souffre d’un trop d’application et de démonstration, sur des rails narratifs assez convenus, aux pages moins brillantes…
Faut-il regretter, comme ne manqueront pas de le faire quelques esprits aussi chagrins que mesquins, que ce livre, comme tout livre, soit imprimé sur du papier, venu de la chair des arbres ? Barbara Kingsolver, dans un bel article élogieux paru dans le New York Times, n’écartait pas réellement en sa chute cette argutie : « Et même si vous n’avez jamais accordé une seconde de réflexion à l’industrie papetière, en refermant ce roman vous tenterez sûrement d’oublier qu’il a été imprimé sur la chair macérée et blanchie à l’acide de ses personnages principaux[8] ». Outre que ce papier vient d’arbres communs, souvent des pins, produits en vastes séries renouvelables, ce qui n’affecte guère par ailleurs les zones de biodiversité, ce serait risquer de jeter une écologique suspicion contre les livres et le meilleur de la culture humaine, au nom d’une idéologie apparemment généreuse, mais finalement vexatoire et dangereusement éradicatrice…
Romancier s’inscrivant dans une longue tradition d’attention à la nature américaine, l’on se doute que Richard Powers pratique les allusions à Thoreau[9] et au John Muir des Quinze cents kilomètres à pied à travers l’Amérique profonde[10], et qu’ils sont les lectures de ses héroïnes sylvophiles de Richard. Tour à tour lyrique, et dramatique, son entreprise est également didactique. Avec les risques que comporte le roman à thèse, forcément touffu, engagé en faveur d’une nécessaire et judicieuse conservation de la nature. Fort heureusement, le romancier ne choit que par moments dans le prêchi-prêcha. Faut-il parier que les pouvoirs de destruction de l’homme, en dépit des espèces hélas éradiquées, seront bien présomptueux, devant les pouvoirs de résilience de la biodiversité et devant une humaine attention en devenir au service de son bien-être autant qu’à celui des humains. À l’expresse condition de ne pas faire de cette cause le prétexte d’un totalitarisme…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.