Tarjei Vesaas : Le Palais de glace, traduit du néo-norvégien
par Jean-Baptiste Coursaud, Cambourakis, 2016, 176 p, 18 €.
A la recherche de la chaleur du froid… Etrange Tarjei Vesaas ; cet homme monolithique, né en 1897 et mort en 1970, n’a guère quitté les provinces reculées de Norvège, mais pour y ancrer une œuvre abondante, quoique aussi lapidaire que profonde. La scène emblématique du Palais de glace est à cet égard révélatrice : une jeune fille reste splendide au cœur d’une cascade de gel, dans une sorte de continuité allégorique entre la vie et la mort. Au moment où une nouvelle traduction offre à ce roman une plus rugueuse vie, il est de nouveau temps de s’interroger sur la dimension existentielle de l’auteur des Oiseaux et de L’Incendie.
Une fillette se change en cristal de beauté ; tel pourrait être l’argument du Palais de glace. Pourquoi ? Parce que « les hommes déterrent les peines qu’ils pourraient ressentir puis les enracinent dans ce jeu nocturne tout en lumières et en pressentiment de mort ». On comprend alors que l’ancrage réaliste du récit est dépassé par la dimension du conte.
Avec retenue, la dimension psychologique s’impose également : le narrateur (alors que Vesaas avait soixante ans) parvient à s’immiscer en toute plausibilité dans le psychisme et l’amitié de deux fillettes de douze ans, Siss et Unn, qui, si elles se montrent nues l’une à l’autre, sont moralement mises à nu, ce dans leur découverte prudente et ébahie de l’autre et du monde. En une étonnante différence avec la population alentour, qui veut sauver et retrouver l’enfant perdue, Siss préfère le silence et préserver la pureté de cette glaciation sculpturale : là où un rêve est vécu jusqu’à l’assomption fatale… Régis Boyer, éminent traducteur et spécialiste de la littérature scandinave, qualifie la mort de la petite Unn, pétrifiée dans la glace, de « morceau le plus parfait qu’ait jamais conçu Vesaas ». Mieux, « elle a changé d’état, elle est entrée, consentante, dans une gloire de beauté totale »[1].
Tarjei Vesaas écrit à peine dans la perspective du suspense. Au contraire d’un quelconque thriller, il faut lire Le Palais de glace, voire ses autres romans, comme Les Oiseaux[2], pour y trouver un bref tableau des mœurs, des paysages où les excès et les douceurs éphémères de la nature règnent en maître, une atmosphère envoûtante. On découvre ainsi une imagerie plastique, surtout lorsqu’il s’agit de dresser le décor de cette cascade et grotte de glace qui est le motif récurrent, provisoirement figé et en évolution, parmi ce qui confine au poème en prose, impitoyable et cristallin :
« Elle était fin prête pour le sommeil. N’avait-elle pas chaud, peut-être ? Le froid, en tout cas, avait délaissé ces lieux. Les motifs sur le mur de glace dansaient dans la pièce, la lumière se faisait plus éblouissante. Ce qui était censé se redresser, se renversait -et tout à l’intérieur n’état que lumière déflagratrice. Pas un instant Unn ne songea que c’était étrange : c’était comme ça, il ne devait pas en être autrement. Elle voulait dormir à présent ; elle était indolente, alanguie, et elle était prête pour le sommeil. » Ce qui s’écrivait ainsi dans la précédente traduction d’Elisabeth Eydoux[3] : « Elle se sentait prête à s’endormir. Et même n’avait-elle pas chaud ? En tout cas, il ne faisait plus froid. Les dessins sur les murs se mirent à danser, comme dans un tourbillon. Tout se confondait dans cet éclatement de lumière. Pas une seule fois, elle n’eut une idée d’étrangeté. Ce qui se passait lui semblait normal. Elle éprouvait une impérieuse envie de sommeiller. » Si la différence n’est pas toujours flagrante, il semble bien que la nouvelle traduction de Jean-Baptiste Coursaud, en dépit de notre ignorance abyssale de cette langue rurale qu’est le « néo-norvégien », soit plus âpre, plus suggestive ; plus initiatique en fait.
La vie n’est alors qu’un bref épanouissement parmi l’impitoyable don de la nature. À quelques-uns, dont le lecteur bousculé, effrayé et choyé à la fois, il est donné de contempler la transfiguration de l’être en œuvre d’art naturelle, ce qui est un oxymore. Non content de passer pour un auteur régionaliste, Tarjei Vesaas, en nombre de ces pages, est à la recherche de ces moments où l’écriture transfigure le quotidien, l’espace, les êtres. Il ne semble pas y avoir d’au-delà pour lui, seuls le rythme des travaux et des jours ruraux et l’immanence de la beauté peuvent donner un sens un désarroi existentiel ainsi calmé.
Car en d’autres romans de notre Norvégien, le tragique s’impose d’une manière moins lumineusement poétique : dans L’Arbre de santal[4], une femme enceinte, et hantée par les menaces d’une obscurité innommée, part pour un voyage que l’on devine dangereux, malgré la venue espérée d’une nouvelle vie ; dans Le Germe[5], une île presque édénique et ses habitant sont bouleversés par l’arrivée d’un homme qui est peut-être l’allégorie du mal, là où il est question « d’expier leur sauvagerie ». Quant à La Maison dans les ténèbres[6], son huis clos de tortures et de mort n’est pas seulement une allégorie satanique. Cette œuvre noire entre toutes, « là où la mort nettoiera la maison », fut conçue pendant que la Norvège était occupée par les Allemands : résistance, collaboration, gestapo y sont implicitement figurées.
Que reste-t-il de l’art quand « le palais s’écroule » ? Que restera-t-il de l’art quand la figuration du mal n’aura même plus de sens, quand la mort du soleil aura anéanti tout lecteur possible d’un livre de Tarjei Vesaas ? Le tissu fragile des phrases, du massif romanesque, reste avec lui un ancrage éprouvant et lumineux au sein de notre interrogation métaphysique.
Nuits profondes, aphones, lumières intenses et brumes nordiques : c’est dans cet univers qu’évoluent les personnages, fascinants et terribles, attirants et splendides, quoique non sans inquiétude, de John Burnside, romancier écossais, né en 1955. Au point qu’ils soient les générateurs d’une noirceur insondable, ou, plus modestement, contaminés par de dangereux mystères. Cependant, si ceux de La Maison muette sont définitivement condamnés, sui generis ou par un tortionnaire, ceux de L’Eté des noyés peuvent ne se laisser que passagèrement effleurer par le mal, pour résolument préférer leurs destinées d’artistes…
Quand le docteur Frankenstein cherche et trouve l’étincelle de la vie pour sa créature, et n’en verra que des conséquences de mort, le narrateur de La Maison muette cherche « le siège de l’âme ». Forcément ce dernier tuera ses deux jumeaux. Non sans avoir procédé à de nombreuses expériences. Car élevés -si l’on peut encore utiliser ce terme- sans contact aucun avec la parole humaine, il s’agit d’observer comment ils vont se développer, communiquer, comment ils vont se découvrir ou se construire une âme. Mais, irrité par leur étrange « chant », le tortionnaire procède à des « laryngotomies ». Son « expérience » a tout, en apparence, d’une quête autant scientifique qu’initiatique : « je n’eus qu’à m’ouvrir une voie dans ce gisement de désir et trouver ce filon caché de scories et d’or ».
Comme chez Sade, le désir d’un individu soumet à son irréfragable loi les objets et les instruments de son désir. À moins qu’ici le sadisme soit secondaire, voire absent ; seule subsiste une insensibilité absolue à autrui, à ses affects. S’agit-il d’un comportement autistique, d’une forme évoluée du syndrome d’Asperger ? Il tue un chat comme il tue ses enfants, s’abritant derrière un discours philosophico-scientifique : « Quelque chose, chez eux, transcendait la distance entre l’humain et l’animal ». À ce multi-meurtrier échoient la dernière sensation du roman : « un indéniable instant de grâce divine ». Repensons à Dostoïevski, qui dans Les Frères Karamazov fait parler Dimitri « Si Dieu est mort […] alors tout est permis[1]». Chez John Burnside, le crime est sans châtiment pour celui qui monopolise Dieu et croit le devenir.
À quelle dimension morale, ou plus simplement descriptive, obéit l’écriture de John Burnside ? Mis à part les objurgations de ces poèmes à thèse écologistes, il semble bien qu’il agite parmi ses pages les ressorts du fantasme et de la peur. C’est à dire, pour reprendre des figures signifiantes de la mythologie grecque, Phantasos et Phobétor, ces aides du dieu du sommeil, Hypnos, qui viennent illuminer et hanter nos rêves agréables et nos cauchemars. Sans oublier Morphée, celui qui se change en tous les personnages dont nous rêvons. En ce sens, plonger dans la littérature, c’est plonger en un sommeil qui éveille, en une métamorphose où nous devenons les personnages du romancier, qui sait figurer nos peurs et nos désirs. Si des monstres comme l’expérimentateur de La Maison muette existent, la fonction descriptive et synthétique du roman est à son comble. Autant que la figuration d’un être de cauchemar, à côté duquel le docteur Frankenstein n’est qu’un aventureux inconscient dont les expériences vont trop loin, un homme qui n’est pas dépourvu de sensibilité humaine, au contraire du glacial clinicien de John Burnside. Personnage qui n’est pas sans faire songer au docteur Mengele du nazisme et de sinistre mémoire. L’on sait que ce dernier travailla sur les jumeaux à « l’Institut de Biologie Héréditaire et d’Hygiène Raciale de Frankfort », en 1938, qu’il poursuivit ces recherches à Auschwitz, injectant nombre de produits délétère à des jumeaux, abattant 111 d’entre eux, puis les autopsiant…
Le ton résolument dépourvu d’empathie de la narration, la rigueur hallucinée du clinicien n’empêchent pourtant pas le lecteur de frémir à chaque page de La Maison muette. Mais aussi de ressentir ce cruel apologue comme un réquisitoire implacable contre une recherche scientifique dévoyée, contre un sadisme habillé des oripeaux de l’expérimentation. John Burnside est-il un artiste du mal, ou n’est-ce que son personnage ?
Loin de cet être effroyablement exceptionnel, Une vie nulle part oscillait entre roman et document sociologique. Ce « nulle part » du territoire anglais oscille en effet entre le portrait très intériorisé d'une famille, de quelques amis, et le tableau des conditions de vie et de rêve de gens modestes de Corby, ville d'aciéries sans perspective. Tour à tour disséqués par le narrateur, ce sont Alma, la mère, Alina l'adolescente, Dereck le grand frère, Francis et son ami Jan... Comment s'échapper de cette ville sans horizon, de ses frustrations, de sa routine, de ses boulots sans grandeur ? Suffit-il de brûler une Bible, cette « panoplie complète de mensonges », d'écrire des chansons que personne n'entendra jamais, de se passionner pour l'astronomie ? À moins qu'on imagine de partager « l'Hostie sacrée de l'acide »... S'en suivent la fascination pour les sectes, l'errance sur les routes anglaises jusqu'à une Californie qui ne tient guère ses promesses. Tommy, lui, « adorait le monde, mais ce qui le décevait, c'était le monde que créaient les gens, les institutions, les règles, les conventions ». Hélas, il reste voué à Corby, « corps et âme ». John Burnside nous livre un bilan doux-amer, agrémenté de la révélation surprenante de la culpabilité d'un meurtrier, réussissant à faire de ce livre un panorama convaincant de l'âme humaine. Si elle n'abusait pas tant de la patience du lecteur par sa lenteur méticuleuse, cette belle prose onirique venue d'une mouvance d'écrivains écossais généreuse et inquiète serait aussi prenante que judicieusement analytique.
L’Eté des noyés laisse entendre quelque chose d’également fort tragique. Il est pourtant beaucoup moins sombre, même si la menace du fantastique irise l’été arctique en ce roman de formation d’une adolescente. Cependant, s’il y a bien des noyés -deux jeunes frères qu’une barque a mystérieusement perdus, voire un couple-, nous ne sommes en rien sûrs de l’enchainement des faits, là où aucune enquête sérieuse n’est menée, en ces circonstances, qui sait suicidaires, sinon criminelles. L’hésitation fantastique, de par cette « huldra », qui telle une envoutante sirène, une séduisante Lorelei, attirerait les hommes, nait de la focalisation interne : la jeune narratrice, Liv, croit -ou veut se faire croire- en la possibilité et la vision de cette surnaturelle créature du rivage norvégien. Ne s’agit-il que de rêverie romanesque, d’hallucination passagère, de frange de la folie, « d’infimes poches d’apocalypse dans la trame de la réalité » ? N’y-a-t-il pas des causes tout simplement accidentelles, ou dépressives, ou encore volontaires, à ces noyades, ces disparitions, pour lesquelles Liv se garde bien de chercher avec plus de précision des explications rationnelles ? Tout en ayant bien conscience que « la huldra n’était qu’une vue de l’esprit, la métaphore […] un secteur sur la carte qui permet de naviguer dans un monde impossible ». Ce qui montre que le désarroi psychologique et l’inquiétude existentielle devant la mort de L’Eté des noyés ne veut pas aller jusqu’à la puissance maléfique de La Maison muette.
L’intérêt du roman est en effet peut-être ailleurs, là où la dimension lyrique est infiniment plus prégnante. Surtout dans la personnalité de la mère de Liv, Angelika, qu’elle appelle toujours « Mère », artiste paysagiste retirée dans la solitude des rivages arctiques, à l’extrême nord de la Norvège. Ainsi que dans l’initiation à l’âge pré-adulte de Liv. Un père disparu l’oblige à presque le revoir lors d’un voyage éclair en Angleterre, pour lui permettre d’accepter encore plus sa décision de ne pas quitter sa mère, ni le cercle polaire aux étés nimbés du soleil de minuit. Ainsi, elle pourra devenir l’artiste « cartographe » qui sublime ses pulsions d’observatrice, voire de voyeuriste, et qui se veut « l’espion de Dieu » : car la vue, la photographie, y compris au moyen de jumelles, la peinture, y compris de rares et signifiants portraits, dont celui de la « huldra », sont à la fois des fins en soi pour les personnages, mais aussi des catharsis. Jusqu’à la pure perfection des paysages peints par la mère artiste, résolument à l’écart du monde contemporain et qui rend « perceptible la vie silencieuse des objets », dit-elle, citant Diderot à propos de Chardin. Si la peur est bien partie prenante de ce cauchemar, le conte fantasmagorique se laisse dominer par les images du fantasme, celle de la mère de Liv, belle longuement courtisée par ses prétendants, celle de l’art, pictural et, in fine, romanesque.
Tous ces romans ont le mérite de proposer des portraits psychologiques radicalement opposés. Même si les deux femmes de L’Eté des noyés ne brillent pas toujours par leur puissance affective apparente, malgré l’indéfectible lien mère-fille, elles sont des contre-modèles bien plus positifs que le meurtrier de La Maison muette. Si elles parlent peu, si elles cultivent la solitude, elles savent vivre avec une relative frugalité dans une nature intense et préservée, tout en contribuant au monde par la création et le commerce de leurs œuvres d’art, quoique l’on puisse regretter que la lignée s’arrêtera probablement avec Liv, en une décroissance discutable.
La patience hypnotique de l’écriture John Burnside pourra irriter ou enchanter le lecteur. Il excelle à rendre les noirceurs de la perversion autant que les lumières blanches et vives des îles du cercle polaire. Clinicien de l’âme humaine et peintre de l’âme des paysages naturels les plus extrêmes, il sait manier une palette aux humeurs multiples. Un père destructeur dans Un mensonge sur mon père, où l’on devine la dimension autobiographique, la réversibilité du mal dans Les Empreintes du diable, la pollution autant des corps que des âmes dans Scintillation[2], qui met en scène un thriller dans une friche industrielle contaminée… Qui sommes-nous, pouvons-nous être intouchés par le Mal ? Toutes interrogations écologiques, existentielles et métaphysiques qui trouvent leur pendant parmi les poèmes vigoureusement engagés en faveur de l’écologie que John Burnside oppose à une civilisation qu’il pense destructrice.
Nul doute que révulsé par l’anti-héros de La Maison muette, il partage le goût de l’isolement nordique des deux femmes artistes qui surplombent L’Eté des noyés. En ces deux romans, qui n’ont pourtant rien de jumeaux, l’identité en formation, et son âme native, sont les noyaux de la posture conceptuelle de John Burnside. Angoissantes séquestrations, inquiétantes disparitions, personnalités artistiques d’exception, ces deux volumes de John Burnside évoluent entre les bornes troublantes des violences réelles et des terreurs fantastiques. Il n’est alors pas exagéré de ranger son œuvre parmi les avatars contemporains du roman gothique, dont La Pléiade, en une piqure de rappel, douloureuse autant que splendidement bienvenue, nous propose bientôt une intense anthologie, entre Le Moine de Lewis et Frankenstein de Mary Shelley…
Passo Sella, Südtirol, Trentino Alto-Adige. Photo T. Guinhut.
Pour une archéologie de l’écologie politique :
d’Ovide et Rousseau à Sloterdijk.
Peut-être faut-il aller chercher l’origine de l’écologie politique dès l’antiquité. En fouiller, en déterrer les vestiges depuis les mythes. Ensuite, en passant par le romantisme et le marxisme, le terreau de l’écologie politique a verdi et reverdi en de multiples avatars, depuis le champ de la vertu morale, en passant par la nécessité scientifique et humaniste, jusqu’à la tentation totalitaire… Âge mythologique, âge scientifique, âge politique, donc idéologique, sont les étapes d’une pensée écologique qui cependant aujourd’hui reste embourbée dans ses prémisses. Devons-nous appeler de nos vœux la décroissance pour retrouver une pure nature ? Ou un âge économique, appuyé sur la permanence de l’éthique scientifique, qui grâce à l’offre concurrentielle saura contribuer à offrir un air sain, des énergies propres, des espaces esthétiques et naturels, aux côtés de nos espaces artificiels et également esthétiques, à une demande démocratisée…
À l’aube des Métamorphoses d’Ovide, âge mythologique s’il en est, réside l’âge d’or, ère heureuse d’osmose totale avec une nature généreuse :
La terre, vierge encor, fertile sans culture,
Du soc qui la déchire ignorait la blessure.
[…]
Ce fut le règne heureux d’un éternel printemps[1] »…
Bientôt, l’âge d’âge d’argent, de bronze et, pire, l’âge de fer vont dégrader ce paradis originel. Métallurgie et travail asservissent l’homme dévasté par les guerres et par « la soif de posséder », tandis que :
« La terre, ainsi que l’air, longtemps libre et commune,
Un schéma voisin innerve la Bible : le jardin d’Eden est le lieu de l’innocence et du bonheur, bientôt fermé par le péché originel, condamnant Adam et Eve au labeur agricole et aux souffrances. Mythologie gréco-romaine et judéo-chrétienne s’unissent pour illustrer la nostalgie d’une nature parfaite et intouchée, d’une Gaïa maternelle et bienheureuse…
Un discours de la nature originellement bonne est dès à présent -et plus exactement dans l’éternel présent du désir, du fantasme et de l’imagerie- mis en place pour l’éternité des représentations. Foin de la nature ingrate et dangereuse, dont il faut se défier, se délivrer par la technique, le naturel parait rester supérieur à l’artificiel. L’artisanat, la science et la technologie auront beau améliorer considérablement la condition humaine, une aura de justesse éthique et de perfection permet au discours de l’âge d’or primitif de subvertir et de remplacer le réel.
La virtu romaine des philosophes, qu’ils soient épicuriens ou stoïciens, recommande la proximité de la nature. Ce pourquoi Rousseau, dans sa prosopopée de Fabricius, exalte « ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu », tout en conspuant le luxe, les sciences et les arts : « hâtez-vous de renverser ces Amphithéâtres ; brisez ces marbres ; brûlez ces tableaux ; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent[3] ». Dans son Essai sur l’inégalité, Rousseau est resté fidèle à la vision mythologique d’Ovide : « La Terre abandonnée à sa fertilité naturelle et couverte de forêts immenses que la cognée ne mutila jamais[4] ». Dans la seconde partie de cet essai, il dénonce avec fureur les ravages humains sur une planète qui ne connait pas encore le mot écologie : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs, n’eût point épargné au Genre-humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables. Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la Terre n’est à personne. […] il fallut faire des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature.[5] »
Ainsi, non content d’être à l’origine du communisme de sinistre mémoire, Rousseau est à l’origine d’une écologie politique régressive. Celui qui inventa en français le mot romantique dans sa « Cinquième Promenade[6] », fut pourtant, il faut le reconnaître, l’un des inventeurs d’une nouvelle et bienvenue sensibilité à la nature sauvage : « sur les hautes montagnes où l’air est pur et subtil, on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de sérénité dans l’esprit […] les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime[7] ».
C’est au XIXème que la sensibilité écologique trouvera à s’épancher dans les tableaux de Turner et de Friedrich, non sans que le romantisme entraîne la naissance de surgeons américains, d’Emerson à Thoreau, jusqu’à l’étudiant de « l’université de la nature sauvage[8] », découvreur de l’ouest américain et fondateur du Sierra Club, en 1892, John Muir, dont les Célébrations de la nature[9] associent au lyrisme de l’écriture un talent scientifique de naturaliste. Car les naturalistes, au-delà de Rousseau qui aimait herboriser, deviennent, de Buffon à Linné, ceux qui permettent à la sensibilité écologique d’atteindre son âge scientifique : « Dès qu’on a acquis une connaissance réelle, caractéristique, des produits de la nature, on peut alors étudier avec fruit leurs rapports, leurs phénomènes, leurs qualités, leurs propriétés, leurs usages. Par ces connaissances, on voit évidemment que la science de la nature est le fondement de la diète, de la médecine, de l’agriculture, de l’économie domestique ; et, ce qui est le plus intéressant, tous ces rapports combinés entre eux constituent une grande branche des connaissances humaines, et ce que nous appelons l’économie de la nature », ainsi Linné présentait-il, en 1805, son Abrégé du système de la nature[10].
De Humboldt à Linné, de Darwin à Fabre, l’âge romantique de l’écologie fait sa mue en âge scientifique. En 1866, le biologiste et zoologiste Haeckel forme le mot écologie pour signifier la science des milieux vivants, avant que dans la seconde moitié du XXème siècle elle devienne une doctrine visant une meilleure adaptation de l’homme à son environnement, puis, plus tard, un courant politique défendant cette doctrine. Au point que l’écologie puisse aborder son âge idéologique.
En 1974, René Dumont, alors candidat à l’élection présidentielle française, lançait son comminatoire « L’écologie ou la mort », présageant avant la fin du siècle « l’épuisement des réserves minérales et pétrolières » […] « la dégradation poussée des sols […] la pollution devenue insoutenable de l’air et des eaux […] une altération des climats[11] »… Que les dégradations des sols, les pollutions ne manquent pas, personne ne le contestera, quoiqu’en Occident bien des rivières aient retrouvé leur relative pureté grâce aux stations d’épuration, quoique le sinistre smog et les pluies acides aient disparu, grâce à la diminution des industries et des chauffages liés au charbon -en particulier dans l’ex-bloc communiste- cet épuisement des ressources n’a pas eu lieu. Sans cesse, nouvelles découvertes et nouvelles technologies repoussent l’horizon de l’épuisement du pétrole et du gaz. Jusqu’à ce que de nouvelles énergies, dont peut-être nous n’avons pas aujourd’hui la moindre idée, viennent les remplacer. Quant aux ressources minérales, recyclage et mutations des produits ne se feront pas faute de proposer de nouveaux horizons de consommation…
Certes les ressources halieutiques sont mises à mal, les abeilles se raréfient, la Chine est une cocotte-minute brûlante de pollution, les fonds marins ex-soviétiques sont parsemé d’armes et de déchets nucléaires, les forêts tropicales se défont comme peaux de chagrin. Chaque espèce animale ou végétale disparaissant équivaut à une culture évanouie, parallèle que Pascal Picq met en lumière dans son essai De Darwin à Lévi-Strauss. L’homme et la diversité en danger[12].
La terre, la nature, n’a en rien été faite à l’usage de l’homme, encore moins à son usage exclusif. Ce qui peut conduire Paul Shepard à avoir conscience que « récolter n’importe quelle nourriture, c’est tuer des êtres vivants », et à penser en post-rousseauiste que « la qualité de la vie humaine a commencé à se détériorer avec la domestication des plantes et des animaux[13] », rejetant la culpabilité écologique originelle sur l’agriculture. Ce qui conduit les tenants de la « Deep ecologie », comme Arne Naess, à « éprouver un respect profond, voire une vénération, pour les différents formes et modes de vie », et postuler l’ « égalité de vie[14] » entre les hommes et les créatures. Cet égalitarisme écologique s’oppose à juste titre à la destruction des espèces, à moins qu’il dénie tout droit d’exploitation de la nature par l’homme, voire toute vie humaine. Vaut-il mieux alors imaginer, comme Michel Serres, « la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité[15] » ? Le risque pour l’écologie politique est alors de se mettre à voter les lois de la nature, comme le préconise Eric Aeschimann[16]. À ce compte l’idéologie et la démocratie vont de pair pour trahir la science, voire préparer une tyrannie écologique.
«Quel est « le manuel d’instruction du vaisseau Terre ? », se demande Peter Sloterdijk[17]. « La liberté d’exagérer et de gaspiller, et même pour finir, de pratiquer l’explosion et l’autodestruction » ; ce qui est l’opposé d’une liberté responsable, conforme au concept fondateur du libéralisme politique. Or, lorsque, arguant d’un changement climatique bien peu probant, « les climatologues sont ainsi entrés dans le rôle de réformateurs », on a tout à craindre de l’abandon de nos libertés pour la tyrannie responsable des verts. Sloterdijk compare alors cette réforme écologique, à « une sorte de calvinisme météorologique ». Ce qui reste un euphémisme, aussitôt corrigé par un plus pertinent « socialisme météorologique », dans lequel « chaque individu gérerait un petit crédit d’émissions qui lui serait accordé ». Cette gouvernance du climat par un état global écologique devenant « une sorte d’état de guerre écologique dans lequel on imposera ce qui ne peut être atteint sur une base volontaire [18] ».
Au-delà du souci légitime d’une planète propre, d’espèces diversifiées et d’une santé humaine préservée, on a bien compris que les discours mythologiques et religieux d’une part, idéologiques et militants d’autre part, innervent et enveloppent dans une toile arachnéenne une pulsion de pouvoir continue. Pouvoir d’un discours d’écologie politique qui veut être le discours dominant et législatif, voire sacramentel, bientôt totalitaire.
Car le ressentiment marxiste a trouvé dans l’écologie un exutoire prétendument imparable. Le concept de lutte des classes et son eschatologie terrienne de bonheur communiste ayant subi un vaste démenti (quoique jamais complètement assumé), une cause supérieure providentielle a rempli d’espérance les transfuges de la manipulation marxiste : voici en effet un autre moyen, prétendument scientifique et planétaire pour imposer une nouvelle tyrannie, pas si différente des anciennes. La crise capitaliste, toujours fantasmée, quoique précipitée par le boyau d’étranglement du socialisme, a été remplacée par la crise écologique comme levier d’une hégémonie sur les consciences et les actes, sur l’humanité enfin.
Aux motivations politiques s’ajoutent des motivations psychologiques : une pulsion de culpabilité, de mort, accuse et punit l’homme d’exister, d’exploiter la nature. L’exploitant, fidèle en cela à la rhétorique marxiste, est un exploiteur indu et punissable. Pour l’écologiste, le capitaliste est le coupable originel, le bouc émissaire chargé d’assumer les péchés imprescriptibles de pollution et de destruction, confirmant la communauté de sentiments et de décisions du socialisme et du communisme d’une part, et de l’écologisme politique d’autre part. À la décroissance jalouse imposée par le marxiste génocidaire au riche bourgeois correspond la décroissance imposée au producteur par l’écologiste professionnel.
Ainsi, nonobstant les progrès considérables au service de l’humanité apportés par l’exploitation des énergies fossiles, par le nucléaire civil, les OGM, les gaz de schiste[19] ou les nanotechnologies, l’écologie politique, nouveau Méphistophélès, est un « esprit qui toujours nie[20] ». Sa pensée magique est un obscurantisme non plus au service de l’humanité, mais de la décroissance économique et humaine, voire de la disparition exigée de l’espèce humaine, cette engeance qui a rompu le pacte originel de la prétendue pacifique interaction des espèces, minérales, végétales et animales…
Le voile de l’écologie politique sur la réalité est évidemment de l’ordre de la prestidigitation intellectuelle, du travestissement des réalités, en particulier scientifiques et économiques, souvent trop complexes, attentatoires aux préjugés et aux fantasmes sécurisants. Enfumer le peuple, y compris au prix de mensonges, de rhétorique catastrophiste, de manipulations statistiques, comme lors de la grande fiction du réchauffement climatique aux causes anthropiques et de la vaste esbroufe du GIEC, permet alors de paraître être à même de sauver le monde et d’assurer son emprise politique, ses financements par les gogos, les associations, les fondations et les états, soucieux de se donner une image de respectabilité altruiste, quoiqu’en puisant dans la poche des contribuables bernés ; et en favorisant par un flot de subventions les technologies dites vertes (éoliennes, photovoltaïques…) dont le coefficient de rentabilité est le plus souvent désastreux, aux dépens de technologies novatrices que le capitalisme et le marché concurrentiel pourraient être amenés à mettre en œuvre…
« La vulnérabilité critique de la nature par l’intervention technique de l’homme[21] » -pour reprendre Hans Jonas- doit permettre de penser que lorsqu’exploiter est une chose, préserver n’en est plus une autre ; car préserver les ressources naturelles, c’est pouvoir les exploiter en conscience. Pourtant, faute d’avoir toujours mesuré en toute conscience combien nous avons gagné à maîtriser la nature grâce à l’âge industriel, nous gardons des schémas inconscients qui nous rattachent à la nostalgie d’une fiction : une nature originellement bonne, et indemne de ces catastrophes climatiques, de ces pollutions naturelles. Ainsi de l’écologie politique il advient, pour reprendre Foucault, une « histoire de ces philosophies d’ombre qui hantent les littératures, l’art, les sciences, le droit, la morale et jusqu’à la vie quotidienne des hommes ; histoire de ces thématismes séculaires qui ne se sont jamais cristallisés dans un système rigoureux et individuel, mais qui ont formé la philosophie spontanée de ceux qui ne philosophaient pas[22] ». C’est ainsi que l’on peut se livrer à une « analyse des opinions plus que du savoir, des erreurs plus que de la vérité, non des formes de pensée mais des types de mentalité[23] ». Car l’écologie politique est plus une doxa idéologique, une stratégie de pouvoir, qu’une philosophie assise sur une science raisonnable et raisonnée.
Après l’âge mythologique ou religieux, la foi ovidienne et rousseauiste a peu à peu été balayée par la science et la raison, autant que par la pollution. L’empathie pour la nature que nous habitons et qui nous abrite, si nécessaire soit-elle, ne doit pas se diriger, en une nouvelle dérivation de la foi, vers un socialisme écologique à vocation tyrannique, mais vers une réactivation des sciences dans la perspective d’une écologie responsable. Ainsi l’économie écologique ne sera pas menée par des idéologues qui jettent l’argent des fiscocraties par les fenêtres, mais par une interaction de l’offre et de la demande, entre citoyens soucieux de vivre aux côtés d’une nature respectée et productrice d’une part et entreprises du capitalisme libéral d’autre part : « Dans le monde des entreprises, celles qui obtiennent les meilleurs résultats économiques et sont les plus innovantes sont souvent celles qui obtiennent les meilleures performances sur le plan à la fois humain et environnemental[24] », note Pascal Picq. Ne faut-il pas appeler de nos vœux cette « économie de la nature », pour reprendre la formule chère à Linné ?
Steve Tesich : Karoo, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke,
Monsieur Toussaint Louverture, 608 p, 22 €.
Steve Tesich : Price, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jeanine Hérisson,
Monsieur Toussaint Louverture, 544 p, 21,90 €.
On ne peut pas résister aux couvertures de Monsieur Toussaint Louverture. A leur grain sensuel, leur maquette plus colorée qu’un étonnant bonbon, ni, une fois parmi les pages, à leur papier, à leur typo… Et bien sûr à leurs textes, toujours un peu stupéfiants et décalés. Bref, à un tel écrin, se marie, pour le bibliophile, la dimension savoureuse du roman… Pourtant, le toucher légèrement rugueux de Karoo et de Price aurait dû m’avertir. Tout paraissait y être : la marque de fabrique, les deux bonhommes sans tête qui se menacent du poing sur fond sable, une tête sans bonhomme… En effet, le premier roman n’a pas toute sa tête. Voire, comme son personnage éponyme qui se bat contre le vide, il manque réellement de tête. A moins que, après tant de piètres pages, sur un coup de tête, il frôle la génialité… Quant au second, il est possible qu’il ressemble à ce que sera la littérature lorsqu’elle aura perdu, en sa tête, toute sa culture…
Il y a quelque chose de suprêmement étonnant à constater qu’un roman couvert de louanges par une presse consensuelle, voire suiveuse, puisse être, quoique fort lisible, passablement construit autour de ses personnages bien campés, d’abord aussi peu original. Pire, que presse et public paraissent se complaire dans le miroir à Karoo que renvoie la destinée d’un brillant raté qui n’a que le mérite d’assumer son ratage. Cette autobiographie fictive à la première personne est-elle quelque reflet de la vie de l’auteur ? Car l’on sait que Steve Tesich (1942-1996) était également scénariste pour Hollywood. En tous cas, elle nous reflète tous…
Le destin de l’homme Karoo, est-il le seul que nous puissions raisonnablement espérer construire ? Riche, gras, empuanti de cigarettes et livré à l’esclavage d’un alcool qui ne parvient plus à l’enivrer, il est également pitoyable mari demi-divorcé, père ingrat, monstre velléitaire, soudain amant attentionné ayant trouvé pour un temps son « genre de Saint Graal de fille ou de femme » (p 378)…
Son seul fait d’arme un peu glorieux -ce pourquoi on le paye grassement- est de réécrire et relooker les scénarios déglingués soudain sauvés par sa poupine main : ce pourquoi on l’appelle « Doc ». A peine a-t-il un « dilemme moral » (p 55) devant un script lumineux pour le saborder en lui donnant la construction narrative convenue et la touche de glamour vulgaire attendue. Ainsi, sans guère de remord, il sacrifiera un film secret et génial pour lui conférer les qualités commerciales requises et complaire à un producteur. Tout en réintégrant parmi « ce film d’art qui plaira aux masses » (p 433) les images de Leila, qui se révèle être la mère de son fils adoptif et dont il devient l’amant heureux en même temps qu’il se réconcilie avec le dit fils… Saura-t-il rédimer son moi au-delà du possible ? Amènera-t-il les deux personnes qu’il aime devant ce film qui devrait combler leur joie ? Il est à craindre qu’en une sorte de déterminisme existentiel piteux, seuls des éclats de bonheur et d’authenticité lui soient permis. Qu’il restera un handicapé solitaire de la vie… Si l’on concède que l’accident qui détruit ses projets de bonheur est bien digne d’un réalisme nécessaire, on ne peut s’empêcher de prendre un ironique recul envers le mélo, envers cette modeste métaphysique : « Qu’avait-il donc fait en se prenant pour Dieu ? (p 485). Et envers cette tragédie antique au petit pied : « il se sentait comme un héros damné et frappé d’hubris » (p 486). Sans compter les commentaires oiseux d’un narrateur qui chapeaute soudain son personnage à la troisième personne…
Cependant, à cet « alcoolo épique » (p 491) accro aux clichés, à ce menteur invétéré, on pourrait reconnaître le mérite de prêter la main à la satire des mœurs upper class, et de charcuter le milieu hollywoodien, ses joutes de pouvoir et ses filons éculés, ses suites d’hôtel qui sont « peut-être de l’art universel » (p 414). Suffit-il d’un tel roman pour éprouver « la beauté des banalités » (p 500) ? Ainsi, le producteur Cromwell, en « charognard » (p 502) de génie, saura faire de l’histoire de Leila, la serveuse morte le jour de la première de son film, un mythe américain vendable, puis en une formidable mise en abyme, reprendre l’histoire même de notre Karoo…
Notre société aime-t-elle tant les anti-héros minables pour que Karro soit ainsi lubrifié par les saintes huiles de la critique ? Est-il l’exact symptôme désiré de toute accession possible à la dignité de la personnalité ? L’écrivain Steve Tesich, qui ne connait guère l’art de concision, pratiquerait-il l’apologie de l’homme qui ne doit ses succès qu’à cause de ses minables capacités de réalisation intellectuelle en ce roman exaltées ? Cet écrivaillon, « cette gueule de bois sur pattes » (p 430), ce frimeur aux coups foireux et juteux ne serait-il que la piètre consolation de nos insuffisances et de nos humilités ?
Certes, quelques allusions à Ulysse, parfois longuettes, une capacité réelle à l’auto-analyse peuvent sauver cette chronique d’abord distendue, lisible sans effort, et fleurer la modeste réussite. Mais à sans cesse tartiner le mythe du loser velléitaire aux superficialités criantes, n’est-ce pas payer bien cher la compensation de nos échecs, de nos trop humaines incapacités ? Nous sommes tous, virtuellement, des Karoo. Physiquement ruiné, les poches encore pleines, l’intellect foireux, un temps winner en l’éphémère pays d’une aimante famille recomposée, ce dernier nous proposerait-il, par le biais d’une nauséeuse identification, le seul modèle à notre portée ? Le héros de l’histoire littéraire descend une fois de plus au tréfonds de la désacralisation, sans guère la grâce d’une image coruscante, avec l’onction d’un style passablement plat, d’un humour parfois un brin enlevé… Quoique une pépite s’élève parfois : « Il me semble de plus en plus évident que ma vie personnelle est maintenant presque exclusivement composée de cette graisse, de ces scènes inutiles que j’ai si habilement éliminées des films et des scénarios des autres » (p 58). Combien ce roman eût-il pu être efficace si notre auteur avait su de même en éliminer les fades graisses inutiles, pour lui donner cette concision sculpturale de l’écriture et de la pensée qui lui manque tant ! Et pour lui donner ce « sens presque architectural des proportions » (p 530) que seul recèle un article écrit par un Prix Pulitzer sur le destin de Leila. Ainsi la vie de Karoo deviendrait une légende.
Il en reste alors comme l’impression que la belle couverture est salie par son roman, son rond de tasse à café, sa trace de clope froide. Sale type, sale mari, ce fou autodestructeur » (p 144), touché un moment par la grâce paternelle et amoureuse, a-t-il « le droit d’être heureux » (p 381) ? Le réquisitoire de Dianah, son épouse, est sans appel : « il faut vraiment que tu assumes les conséquences de ta personnalité. » (p 385). Le roman lui-même doit-il assumer les conséquences d’une telle personnalité adulée en même temps que moquée ?
Cependant, à la fin, Karoo et Karoo prennent, d’une manière inimaginable, par une pirouette géniale, de l’ampleur, de la hauteur : « l’idée de se reconnaître et d’être reconnu comme le personnage de l’histoire du magazine lui paraissait être la réponse au problème de devoir vivre sa vie » (p 530). La morale de ce roman serait là : devenir une œuvre d’art, fût-elle construite par d’autres, permet à notre anti-héros d’espérer que « les contradictions de l’existence s’évanouiraient » (p 530). Le véritable auteur de Karoo devient alors le producteur aux talents redoutables. La couverture de notre cher Toussaint Louverture se fait alors rachat et suavité : le finale en deux temps de son roman, tragédie et ironie du sort, est aussi sale que proprement splendide…
Si Dieu existe, qu’il me garde d’être Karoo ! Cette odyssée minable et brisée de soiffard d’alcool, d’amour et de succès, cette revanche médiatique et publique des écrivaillons comme Karro sur les authentiques génies… Pourtant, écrirais-je si ce livre n’en valait pas un peu la peine ? Car il est moins l’histoire d’un ratage de vie que la question de savoir à quel prix, grâce à quel art, de vivre, d’écrivain, de scénariste ou de cinéaste, on devient soi et œuvre d’art ? Et pourtant, j’aime tant les livres de Monsieur Toussaint Louverture ! Allez, même un peu, même un peu beaucoup, ce sale Tesich, ce Karoo cassé et rédimé par son auteur…
Plus récente parution française, Price est en fait le premier roman de Tesich, publié en 1982, sous le titre de Summer crossing. Cette traduction connut d’ailleurs une première édition, Rencontre d’été, aux Presses de la Renaissance, en 1998. Si Karoo fut, dit-on, son chant du cygne génial (n’ayons pas peur du cancanement de l’hyperbole), nous pardonnerons aisément le retard de nos belles éditions Monsieur Toussaint Louverture à publier à sa suite ce qui exigea de son auteur une dizaine d’années d’acharné travail d’écriture.
Streve Tesich ne saurait il concocter ses romans que de personnages éponymes, probablement des alter egos, narcissiques pavés feuillus et désabusés ? Le jeune Price, du haut de ses dix-huit ans, n’est pas aussi vicelard et alcoolisé que son aîné, voire son futur moi, Karoo. Il est cerné par la banalité du drame : après avoir failli remporter un combat de lutte perdu par persuasion, un bac médiocre en poche, il n’a d’autre avenir qu’un aussi médiocre boulot dans l’usine d’en face. Freud et Misora, ses vieux potes, font débouler la conformité ou la révolte de leurs vies. Pour lui, un père médiocre en train de crever ; une mère illuminée de superstitions ; une jeune nana, prénommée Rachel, superbe et médiocre, en train de le toiser et qu’il aime à la folie… Essorez, lecteurs de cette vie perdue d’avance, les mouchoirs du misérabilisme et de la compassion ! Certes, en ce qui lit avec une aisance surprenante, en une dynamique narrative de voiture d’occasion des banlieues industrielles de Chicago en perte de vitesse, on ne parait pas s’ennuyer. Jusqu’à ce que le volume tombe des mains : quelle nécessité, sinon modestement sociologique, sinon l’alibi du roman de formation adolescente, charpente une telle littérature ? Tesich écrit bien ; sauf qu’aucune phrase, aucune image, ne semble douée d’un pensée un peu supérieure, d’une quelconque originalité persuasive. Certes, me direz-vous, il colle à son personnage, pauvre môme sans culture grandi trop vite parmi les gueules cassées de la classe ouvrière américaine, parmi les amours vulgaires avec des midinettes insupportables. Une vie déjà et prévisiblement irrémédiablement morne, avec la seule arme éphémère de la jeunesse, de la pulsion sexuelle et amoureuse, des potes pitoyables, des colères orageuses. On admettra qu’il y a là nombres d’ingrédients du roman psychologique. Surtout lorsque les choses se corsent. L’agonie du père, qui scande « Voués au malheur » (p 310), exacerbe le ressentiment oedipéen du fiston, à la limite du fantasme parricide, quand l’exhibitionniste liberté sexuelle d’une imprévisible Rachel, avec son amant aux cheveux gris et pseudo-père, exacerbe les manques et les jalousies de l’apprenti-amant aussi maladroit que mal payé de retour…
Avons-nous assez parlé de l’absence d’originalité du roman, des plats truismes d’une vie sordide, des poèmes guère palpitants que le greluchet envoie à sa dulcinée ? Il aurait pourtant été dommage de laisser le volume s’égarer sous le fauteuil de lecture, avant de découvrir, après un bien trop gros paquet de pages, que ce jeune homme perdu d’avance, qui s’écrie « Mon cerveau me terrifiait » (p 330), qui prend le fauteuil de son père défunt pour y « jouer les paralytiques » (p 465), imagine de poursuivre « Rachel en justice pour manque d’amour », ainsi que l’entier du « contre-interrogatoire » (p 466) devant un jury.
Mieux, il en vient à s’acheter une demi-douzaine d’agendas afin de prendre note des vies imaginaires de ses proches. Ainsi, les changements de point de vue, à l’instar d’un roman épistolaire où aucune lettre ne serait envoyée, font bouillonner les facettes d’autrui, en autant de brefs journaux intimes emboités, quoique d’un fort modeste apprenti plumitif. Rachel fait péter les boulons de son écrivain d’occasion en qui elle voit un garçon « prêt à se jeter du haut d’une falaise juste pour tomber amoureux » (p 489). Jusqu’à un chien d’aveugle, nommé Poochini, qui parle en prenant la tangente ; sans compter un James Donovan qui est un double fantasmatique de Daniel lui-même, pour qui « le destin n’est qu’un mirage » (p 537)… Finirait-on, malgré soi, par aimer Price, comme on a aimé Karoo ?
Il n’est pas douteux que Steve Tesich ait fait de Daniel Price ce qu’il aurait pu et dû devenir, s’il n’avait pas été un brillant étudiant en littérature russe et en écriture dramatique, donc un homme cultivé, puis un écrivain que d’aucuns disent, post-mortem, et malgré ses cuites récurrentes, brillant. Du coup, l’on finirait par avoir envie de lire les traductions, peut-être à venir, d’une dizaine de pièces de théâtre, de sa demie douzaine d’essais, parmi lesquels il se souffle que Monsieur Toussaint Louverture publierait en 2015 Un Mariage amateur.
On dit que Price, lors de son américaine parution, fut un roman-culte. En France, Karoo, avec 120 000 exemplaires vendus, surprit la cassette du succès. Là encore, qui sait combien de lecteurs ont cru s’y reconnaître… Qui sait si la littérature doit coller à nos destinées banales et sordides, ou les dépasser ? Ne serait-ce que pour ce type de questionnement qui se doit d’effleurer le lecteur, il faut remercier les belles couvertures et les honorables typographies de Monsieur Toussaint Louverture. La littérature romanesque à succès est-elle condamnée à devenir la répétition des odyssées de garçons incultes abordant l’âge adulte, de scénaristes vieillissants, soulographiques et polygraphes, tous anti-héros des amours cassées, parfois sublimées…
Lou Reed : Chansons, L’intégrale, 1967-2000, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Sophie Couronne et Larry Debay, Points Seuil,
deux tomes, 510 p et 576 p, 9,20 € et 9,50 €.
Mick Wall : Lou Reed, une vie,
traduit par Mihka Assayas, Robert laffont, 288 p, 20 €.
Faut-il être un amateur forcené de rock pour se jeter sur les livres réunissant les textes de ses icônes ? Entre Jim Morrison et David Bowie, l’une d’entre elles, Lou Reed, offre, de manière posthume -il est mort en 2013- non pas seulement aux auditeurs, mais aux lecteurs, ses œuvres complètes. Nous tenterons la gageure, iconoclaste, de les lire, à l’occasion de la reparution française bienvenue de l’intégrale Lou Reed, mais aussi d’une édifiante biographie, livres en mains. Avec à peine une oreille aux enregistrements, ces « grands monologues pour batterie et guitare », seulement attentifs à la voix intérieure des chansons, en lesquelles pourrons-nous trouver la réelle poésie…
Une succession d’électrochocs ; ainsi pourrait-on qualifier la vie de Lou Reed, au sortir de la biographie de Mick Wall. Electrochocs sur l’ordre de ses parents qui s’indignaient de ces tendances homosexuelles, électrochocs des drogues, des textes et des musiques, pour lui, pour ses proches et ses fans. C’est cependant avec la sérénité conjuguée du tai-chi et de son épouse Laurie Anderson qu’il aborda la mort à 71 ans. Mick Wall, son biographe, est un narrateur efficace, autant qu’un commentateur avisé de l’œuvre du maître en noirceur du rock and roll. Le « chevalier en armure pailletée » en ressort aussi humain que tragiquement légendaire.
« Juif. Pédé. Junkie. » Ainsi commence cette biographie visiblement fort documentée. Qui a la sagesse de mettre en épigraphe une citation tirée de « L’Art romantique » de Baudelaire : « Un artiste n’est un artiste que grâce à son sens exquis du beau ». Car la beauté de Lou Reed est mi-angélique, mi-diabolique, qu’il s’agisse de son corps, de son look, immortalisé sur d’ambigües pochettes de disques, de ses chansons. Cette beauté musicale et plastique, à la lisière de la performance, s’affirme également « entre punk et art contemporain ». En effet, Andy Warhol, David Bowie furent également les protagonistes, les anges gardiens quelquefois maléfiques de la carrière en dents de scie de Lou Reed. Speed et travestis, provocations manifestes, concerts changés en émeute, sentimentalisme touchant, albums parfois médiocres, parfois étincelants, ce sont des dizaines de facettes qui font briller en lumières nocturnes la vie et l’œuvre. Grâce à lui, toute une partie de la jeune Amérique se mit au « Walk on the Wild Side ». Grâce à lui, la « tempête destructrice » du rock and roll, l’éloge de l’héroïne, les « horreurs spectrales des injections », tout un dérèglement éthique, parurent avoir droit de cité, voire atteindre un sommet esthétique. Les « divagations défoncées » de sa vie, permettraient-elles à ce lecteur de Poe de réaliser ses « très grandes ambitions » ? « Je veux créer pour le rock’n’roll quelque chose d’équivalent aux Frères Karamazov », disait-il…
Probablement faut-il être un fan atavique, invétéré du « rock and roll heart » pour porter aux nues de charmantes banalités, qui, une fois torréfiées par le battement des percussions et la mélodie nostalgique, paraissent, dans « Journée parfaite » (« Perfect Day »), être moins fragiles : « Oh c’est une journée tellement parfaite / Je suis heureux de l’avoir passée avec toi / Oh une journée tellement parfaite / Grâce à toi je me sens bien / Grâce à toi je me sens bien ». Certes, la capacité à savoir percevoir le bonheur, y compris dans sa plus grande simplicité, est si précieuse qu’on ne peut refuser son indulgence à de tels vers, malgré leur indigence. C’est tout le paradoxe de la chanson que d’adjoindre un texte parfaitement perceptible au plus grand nombre à un air envoûtant et mémorisable. Hélas, lire cela, de plus truffé de répétitions, de refrains, comme de la poésie, reste difficile : il y manque une originalité, une musicalité particulière, une surprise ascendante des images. Quelques-unes des chansons de Lou Reed, considérablement appauvries par l’absence de leur musique, ne renoncent pas à ce vice rédhibitoire de l’absence d’une dimension supplémentaire de la poésie…
Pourtant, au détour de la lecture, malgré une inévitable perte de la sèche coloration de la langue de rue américaine, d’abondants moments de grâce surgissent. Et perdurent, chez celui qui affirma, dans « Je suis si libre » (« I’m so free »), et parmi le fameux album Transformer : « Oui, je suis le fils de Mère Nature / Je suis tellement libre ». La chansonnette pour adolescents est bientôt évidemment largement dépassée, pour préférer la vérité crue des sentiments, des pulsions et des angoisses, la litanie pécheresse assumée, comme au centre du « Chant de mort de l’ange noir » (« Black Angel’s Death Song ») ; et, en fin de carrière : « Comme un rat mort / Calme comme un ange » (« Like a Possum »).
Bien souvent, il est en quête d’une intensité, de plaisir, de musique, de poésie : ainsi dans « Héroïne » (« Heroin ») : « Quand je me plante une shooteuse dans la veine […] Quand je suis en pleine montée / Et me sens carrément comme le fils de Jésus / Et je crois que je suis juste largué […] Héroïne, sois ma mort / Héroïne, c’est ma femme et c’est ma vie ». C’est alors que l’on peut se demander s’il y a une part de responsabilité d’une telle star du rock auprès de tant d’adolescents qui ont cédé à cette attirance, ce manque, cette mort… Celui qui a « traversé le feu » des drogues et de l’alcool, pour en finalement mourir, a-t-il contribué à faire de bien des jeunes Américains des junkies dévastés ? Ce serait lui faire un trop dur procès que de faire fi de la responsabilité individuelle de ses admirateurs inconsidérés… En sa préface de 2000, Lou Reed adopte « une position émotionnelle, bien que non morale ».
Les thèmes traversés sont bien souvent sulfureux, de la « Vénus à la fourrure » (« Venus in Furs ») en 1967, qui ordonne d’embrasser « la botte de cuir qui brille » -en référence à Sacher Masoch- jusqu’à la « Paranoïa en Mi » (« Paranoia Key in E »), en 2000, où « l’obsession est en Si / La psychose est en Do […] L’Anorexie est en Sol bémol […] Le parricide en La »… Dans « Le masque bleu » (« Bue Mask »), il crie : « Laissez-moi me délecter de ma douleur » […] Ôtez le masque bleu de mon visage et regardez-moi dans les yeux / Je frémis de plaisir sous le châtiment ». Lou Reed sait en effet « où se niche la tentation, tout au fond de ton cœur / Je sais où se niche le mal, tout au fond de ton cœur » (« Temtation Inside Your Heart »). L’amour n’échappe pas au terrible, lorsque, dans une nouvelle intitulée « Le cadeau » (« The Gift »), Waldo, amoureux rejeté de Marsha, s’envoie « lui-même par la poste ». Hélas, elle plonge la lame du découpeur à travers le carton, « en plein milieu de la tête de Waldo, qui se fendit légèrement et produisit de réguliers petits arcs rouges palpitant doucement dans le soleil du matin ».
Plus tard, cependant, « l’amour et le désir de transcendance » savent longuement résonner, ne serait-ce que lors de son mariage avec l’artiste Laurie Anderson, à laquelle il dédie ce recueil, et plus particulièrement « Power of the Heart » : « Je recherche les cimes arborées, tu recherches les crêtes d’écume […] J’ai voyagé autour du monde / Pour te rapporter la puissance du cœur ».
Au-delà du musicien du Velvet Underground, dont les rythmes tribaux, les lancinants envoûtements, parfois fortement dépressifs, empreints de noirceur, le parler-chanter invitent à entendre les percussions et guitares comme d’ambigus consolateurs, le poète, armé de « la beauté de la phrase simple », se confie en même temps qu’il frôle la dimension de guide spirituel, mais d’un guide spirituel guère angélique. On sait combien la révolte de Lou Reed contre les pères est redevable de ces électrochocs à lui infligés à la demande de son père pour le guérir de ses pulsions homosexuelles. La violence rock et verbale s’exaspère dans cette mise en scène de la trépanation et de la castration dans « L’opération de Lady Godiva » (« Lady Godiva’s Operation »), lorsque « Le docteur arrive avec scalpel et bagage / voit l’excroissance juste comme un gros chou / qui maintenant / doit être coupé ». Mais surtout dans « Massacrer vos fils » (« Kill Your Sons ») : « Il [papa] a pris une hache et a cassé la table t’es pas contente d’être mariée ? […] Mais quand ils te shootent à la thorazine après du freebase / Tu suffoques comme un couillon / vous ne le savez pas ? / Ils vont massacrer vos fils »…
En ce « chaudron de péchés », homosexualité, transsexualité, sont parmi les thèmes virulents et militants du « côté sombre » : « En route, elle s’épila les sourcils / Se rasa les jambes et alors il devint elle ». Les allusions au monde contemporain (le sida dans « The Halloween parade » ou à l’ecstasy dans « Ecstacy »), côtoient les allusions à Edgar Poe ou Dostoïevski. Mais l’un de ses plus beaux poèmes, aux accents rimbaldiens (II, p 287) est certainement « La Puissance et la gloire » (« Power and Glory – The Situation ») :
« J’ai été visité par la Puissance et la Gloire
J’ai été visité par un hymne majestueux
D’immenses éclaires de foudre
Foudroyant le ciel
L’électricité coulant dans mes veines
J’ai été emporté par l’instant absolu
J’ai été saisi par le souffle chaud d’une divinité
Gorgé d’expérience comme un lion
Puissant de vie
Je voulais absolument tout-
Pas juste un peu
[…]
J’ai vu des isotopes introduits dans ses poumons
Essayant de stopper la progression du cancer
Et ça m’a fait penser à Léda et le Cygne
Et au plomb changé en or
[…]
J’ai été touché par un Lui majestueux
D’immenses éclairs de foudre foudroyant le ciel
Tandis que les radiations ruisselaient en lui
Il voulait absolument tout
Pas juste un peu »
En cette anthologie bilingue et exhaustive, d’abord parue en 2008 sous le titre Traverser le feu, munie d’un indispensable index des titres anglais, ce sont trente albums qui défilent pendant un demi-siècle, depuis l’époque du Velvet Undergroud et d’Andy Warhol, jusqu’aux ultimes prestations en solo du noir rebelle des sons et des mots… N’en doutons pas, Lou Reed, outre la composition de ses chansons, savait qu’il écrivait, ne serait-ce qu’en disposant les « Miscellaneous Song » sous formes de poèmes prose. Là où s’ouvrent soudain les roses noires de la beauté, là où, peut-être, il sait trouver la « Délectation de la justice des cieux »…
Jim Morrison, lui si prématurément disparu à 28 ans, en 1971, était plus encore séduit par la « mort secourable[1] », pour reprendre les mots de John Keats. Ainsi, dans « Ouragan et éclipse », il chantait :
Forêt domaniale du Bois Henri IV, La Couarde-sur-mer, Île de Ré.
Photo : T. Guinhut.
Thomas Pynchon,
ou les vices cachés du roman policier
et autres Fonds perdus
du web profond et du 11 septembre.
Thomas Pynchon : Vice caché,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard,
Seuil, Fiction et cie, 352 p, 22,50 €.
Thomas Pynchon : Fonds perdus (Bleeding Edge),
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Seuil, 2014, 464 p, 24 €.
L'on serait tenté dire que tout bon roman, et a fortiori policier, présuppose un « vice caché » qu’il s’agit de ramener au jour afin de châtier le coupable. Le couple détective criminel est alors indispensable, indissociable. Thomas Pynchon ne déroge pas à la règle. Bien qu’engagé (on n’en attendait pas moins de lui) dans une démarche parodique, il respecte les attendus du genre. Au point que ce roman qualifié de « Pynchon light » par quelque critique américain - ce qui se justifie pour un opus de moins de quatre cents page comparé aux monstres que sont Contre-jour ou L’Arc en ciel de la gravité - ait pu décevoir : comme un bad trip rangé des voitures : « ça finira fatalement en téléfilm, de toute façon, quoiqu’il arrive. » objecte justement un personnage à Doc Sportello, le détective déjanté, comme il se doit. Sauf que Thomas Pynchon n'écrit pas à fonds perdus, pour jouer avec son titre, il fonde son enquête romanesque sur d'autres vices cachés, peut-être pires, ceux du web profond...
Guère de surprise non plus en ce qui concerne les méchants ; ils ont à leur tête Mickey Wolfmann, « le gros bonnet de l’immobilier ». L’onomastique suffit à déplier les noms : l’homme loup n’est qu’un mickey, quand Doc Sportello, sorte de Docteur Justice au rabais « qui se tapait des voyages à l’acide » est plus clownesque que sportif. Quant à Bigfoot, l’inspecteur qui est son meilleur ami et ennemi, il fait aussi l’acteur de composition qui « avait accessoirisé sa tenue » tout en étant plus qu’ambigu dans rapport à la loi… D’un côté le capitalisme prédateur et mafioso, de l’autre les gentils junkies californiens, entre les deux une police à peine plus reluisante, en une sorte d’écho manichéen à l’univers de Vineland, qui les voyait s’opposer dans le cadre plus large de la politique de Nixon pour finalement se confondre. Cette fois, l’infâme milliardaire Mickey est à la tête d’une « Fraternité Aryenne », ce qui ne l’empêche en rien de disparaître. D’où l’enquête, pleine de chausse-trappes, de meurtres, d’une ex petite amie envolée avec le disparu, de joints porteurs de délires… Comme souvent chez Pynchon, l’intérêt se distend, rebondit, l’intrigue principale se disperse, se ranime d’un coup pour se redéployer en satire des camés, hippies et autres surfeurs mystiques sur leur « Sainte Planche », raides dingues de mythes venus de cet océan Pacifique où l’on découvre un bateau appelé « Croc d’or », des dollars à l’effigie de Nixon, un trouble institut psychiatrique, avec une cravate porno pour indice. Quels complots, entre femme, amant et maîtresse, ont été ourdis ? Wolfmann a-t-il voulu rendre un argent impunément acquis et édifier en plein désert une utopie au loyer gratuit…
Evidemment, malgré des dialogues parfois inconsistants, fumeux, on ne confondra pas un instant Pynchon avec n’importe quel plumitif de polar. Qui d’autre que lui pourrait écrire avec un tel talent lyrique et contemporain ? « Parfois, dans la grisaille, la vue s’illuminait, ordinairement quand il fumait de l’herbe, comme si le bouton de contraste de la Création avait été tripoté juste assez pour conférer à toute chose un vague rayonnement, des pourtours de lumière, et une promesse que la soirée allait d’une manière ou d’une autre virer à l’épopée. » Ainsi, le portrait élégiaque d’une époque à jamais troublée s’élève, après les assassinats aux ordres de Charles Manson, les émeutes raciales et le retour au bercail des anciens du Vietnam totalement déglingués. Le regret des détectives mythiques à la Marlowe, aboutit à une dénonciation de la sanctification du flic : « la télé est saturée de foutus feuilletons de flics, on les présente comme des types normaux, qui essayent de faire leur boulot, qui ne menacent pas plus la liberté d’autrui qu’un bon père de famille dans une sitcom. » En de magnifiques morceaux de bravoure, ou « hippiphanies », le paysage de Los Angeles s’avère « psychédélique », comme galvanisé par une écriture sous stupéfiants, ce dont Pynchon n’a peut-être pas besoin.
Si Vice caché n’a pas la densité des chefs d’œuvre, une fois de plus, après Contre-jour, nous évoluons dans un monde de faux semblants, de jeux de rôles, où le rocambolesque contribue au show parodique, dans le cadre d’une nostalgie affichée des sixties et seventies - « cette prérévolution rêvée » - et d’un fétichisme régressif de son rock-and-roll. Non sans suggérer un fond sonore grave, voire désespéré, qu’on est en droit de trouver un brin paranoïaque (ce qui est constitutif de l’esthétique de Pynchon) : où en sont les libertés promises aux Américains ?
Qui l’eût cru ? Thomas Pynchon, quoique âgé de plus de 75 ans, (il est né en 1937) débarque à l’aube du XXIème siècle, avec tous les accessoires et les tics de langage des geeks pour explorer avec son héroïne le « Web Profond ». Roman policier décalé, roman du web, roman de société ; faut-il enfin et toujours admirer Pynchon, le maître outrageusement adulé par les critiques du postmodernisme, le fétiche des snobs de la littérature cryptée américaine ? Une fois de plus, chez notre auteur, « la paranoïa est l’ail dans la cuisine de la vie ». Mais pour votre serviteur, critique et lecteur, qui répugne à l’ail cru dans la gastronomie, il y a un pas de trop dans cet ultime et brillant roman de l’un des plus grands créateurs d’univers littéraires décalés.
Ce n’est pas la première fois que Pynchon se coule dans une héroïne : dans La Vente à la criée du lot 49, c’était Oedipa Mass ; dans Vineland[1], Frénésie et Prairie. Comme Maxine, qui enquête à « fonds perdus », elles sont absorbées dans une quête de mondes mystérieux et parallèles. N’oublions pas que la quête est toujours également au moyeu de ses plus vastes romans, en particulier Mason et Dixon ou V, ou de plus modestes, comme Vice caché.
Maxine Tarnow, donc, « experte anti-fraude » de son état, qui perdit sa licence officielle en conseillant de troubles clients, évolue en « free-lance » dans un lacis d’enquêtes, parmi tout un peuple de marginaux, de chefs d’entreprises du Net, de programmeurs et de concepteurs, de geeks et de hackers, de « caïds de l’informatique », mais aussi d’agents plus ou moins gouvernementaux, d’espions, d’assassins, sans compter corrupteurs et corrompus, voleurs de fichiers, escrocs du web et autres engeances.
La boussole de l’investigation s’oriente autour de l’énigmatique Gabriel Ice. Pourquoi sa start-up n’a-t-elle pas plongé lors de l’explosion de la bulle Internet ? Au contraire, il semble avoir prospéré, acquérant des canards boiteux, opérant des mouvements de fonds colossaux. Quel rôle joue donc « haschslingrz », une société de sécurité informatique, dans cette « carabistouille » ? L’exploration romanesque et parapolicière plonge alors au tréfonds des canaux du « Web Profond ». Là, parmi les pixels de l’écran, à la croisée et au terme de parcours kaléidoscopiques, où rien n’est référencé par les moteurs de recherche, les banques de données occultes et les transactions malignes prospèrent en zones cryptées au rythme de mots de passe volatiles, de portes dérobées… Vers quelles troubles destinations s’orientent « les vendeurs fantômes, les flux de capitaux à destination du Golfe », alors que nous sommes à la veille du 11 septembre ? Alors que l’on espère « que le mal n’arrive jamais en rugissant du ciel pour exploser en plein dans la tour des illusions où chacun se croit à l’abri », rare moment où Pynchon évoque l’événement-charnière du monde occidental avec un tant soit peu de brio…
Pour corser l’action, Maxine est issue d’une famille juive new-yorkaise, et son ex-mari, Horst, occupe un bureau au centième étage du World Trade Center… Pire encore, Gabriel Ice, qui « joue un rôle clé dans le transfert illégal de millions de dollars sur un compte à Dubaï, contrôlé par le fonds de la Wahhabi Transreligious Frienship […] grand argentier terroriste bien connu », est juif, peut-être « Juif Qui-Se-Déteste ». Est-il « le prochain Empire du Mal » ? Nous laisserons au lecteur découvrir les étapes de l’investigation de Maxine, en particulier une vidéo accusatrice, des délits d’initiés boursiers, finalement détentrice d’une bonne partie des tenants et des aboutissements du complot…
Parmi les passages les plus étonnants du roman, il faut compter avec les descentes de Maxine dans le « Web Profond » de « DeepArcher » : lyriques voyages labyrinthiques, pathétiques descentes aux enfers, espace presque métaphysiques, où les identités se démultiplient, voire se restructurent post-mortem, où la pellicule des pixels efface la limite entre le virtuel et le réel de « la viande-sphère ». Là, « DeepArcher [est] sur le point de se déverser dans le périlleux golfe entre l’écran et le visage ». Ce sont « les confins de l’in-navigable », les « confins du commencement, avant la Parole » ; on y trouve « la trace, comme le rayonnement du big-bang, du souvenir, dans le néant, d’avoir été quelque chose ». Ainsi, « qui du Web Profond franchit le seuil / plus jamais ne ferme l’œil. » Mais qui est « l’Archer » ? « Celui-là est silencieux ». Une dimension proprement mystique irrigue de son mystère les plus belles pages, surtout lorsque le « logiciel » et son « manuel » sont comparés à « la Kabbale », les « geeks » à des « rabbins »…
La composition de Fonds perdus est beaucoup plus linéaire et bien moins arborescente que celle de Contre-jour[2] ou de L’Arc-en-ciel de la gravité ; d’où une réelle aisance de lecture, malgré une concision rarement au rendez-vous, parmi un puzzle aux zones brumeuses, une intrigue souvent cotonneuse, dispersée par le bruit de fond des conversations plus ou moins essentielles, voire totalement accessoires, un peu comme le conçut Gaddis[3]dans son Gothique charpentier. Comme si Pynchon avait tendu un microphone parmi ce sociolecte : le langage vulgaire et branché du lieu et du temps. Ce faisant, il faut lire ce roman comme une lettre d’amour permanente à la cité américaine par excellence, à ses habitants, ses acteurs. Le tableau tendre et satirique du New-York -et par voie de conséquence des Etats-Unis, sinon de l’Occident connecté- de l’aube du XXIème siècle se déploie comme « une anthropo dans le primitif urbain », entre ses chauffeurs de taxi mabouls, ses yuppies, ses passants, ses actionnaires, ses programmeurs et hackers, ses assassins et victimes, ses agents peut-être doubles, sans omettre les grands manitous de la webéconomie… Un monde souvent futile et clinquant, qui vaut plus par le prix que la valeur, étale sa vanité sous le clavier du satiriste : le « si une pointcom avait une âme immortelle » ne demeure à l’adresse des yuppies qu’un vœu ironique et sans transcendance.
La psychologie n’était guère en son œuvre la préoccupation de Pynchon. Sans aller jusqu’à qualifier Fonds perdus de roman psychologique, il faut admettre là que le personnage de Maxine prend au fur à mesure de la narration -par tableau successifs et diffractés- une réelle ampleur. Le lecteur parvient aisément à une certaine empathie vis-à-vis de cette modeste héroïne, voire à une identification, ce qui trop souvent frôlait l’impossibilité, entre V et L’Arc-en-ciel de la gravité. Les deux enfants de Maxine, le retour de son ex-mari Horst, sa famille, forment un noyau, certes un peu chaotique, néanmoins assez sûr parmi la jungle des yuppies, des geeks, des criminels, des mafieux et des agents plus ou moins gouvernementaux. Jusqu’à ce que la fracture des attentats du 11 septembre incise ce monde de son « bord coupant », ou « bord sanglant », pour tenter de traduire le titre original anglais : Bleeding Edge. Reste qu’au seuil de la vieillesse, une tendresse inattendue pour les relations familiales et interhumaines marque l’art (et peut-être la personnalité) de l’écrivain le plus fascinant et le plus secret des Etats-Unis, dont on sait ne connaître qu’une lointaine photo de jeunesse, qu’une furtive apparition dans le feuilleton des Simpson, un sac de papier couvrant sa tête.
On devine que le traducteur, Nicolas Richard, a dû user d’invention pour se faufiler avec brio au travers des jeux de mots, avec la « Meufia », la « nerdistocratie », avec les néologismes qui incrustent le langage pynchonien : « Au Vodkascript, ils trouvent une salle remplie de gosses-de-richstafariens, de cybergoths, de dev sans boulot, d’uptowners en quête d’une vie moins insipide »…
Il y a des moments de grâce (comme à la fin de Contre-jour) dans l’écriture, lorsque s’imposent des images époustouflantes : « un coucher de soleil post-coïtal », ou « celui qui aurait une vision vanille de ces questions », ou « une quête égocentrique de par le monde à la recherche du sérum de l’orchidée noire », ou encore : « la bulle Internet, hier encore ellipsoïde attirant les regards a beau retomber aujourd’hui en un effondrement rose-vif sur le menton tremblotant de l’époque »… D’autres moments, longuement étirés, piétinent dans les dialogues plus ou moins creux, non sans intercaler ces chansonnettes ironiques et bas de gammes dont la plupart de ses romans sont farcis, comme une marque de fabrique discutable. De même, la sous culture rock et disco, à moins que le lecteur soit un fan accompli capable de frémir au moindre clin d’œil nostalgique, imprègne, sauf la nécessité de faire époque, le fil narratif d’une confiture collante et flapie…
Le goût immodéré de Pynchon pour la paranoïa et les théories du complot atteint peut-être ici sa limite. Que le fascinant web profond de « DeepArcher », aux mains du glacial Gabriel Ice, dont l’absence totale de sens moral fait froid dans le dos, puisse être le repaire des convoyeurs de fonds pour des activités terroristes islamistes, soit. Mais que les attentats du 11 septembre puissent tenir leur code source de ce même Ice, des « salauds néolibéraux », de « Bush et les siens », des Etats-Unis eux-mêmes, du conglomérat militaro-industriel, de la CIA et du FBI, visant à accroître leurs revenus et leurs pouvoirs, voilà qui reste une hypothèse, certes à envisager, mais à probablement reléguer in fine dans les fonds perdus du fantasme gauchiste antiaméricain et antirépublicain… Si thèse il y a, la thèse conspirationniste d’un 11 septembre fomenté par la pire droite américaine n’est que l’ail de la paranoïa. Satire des théories du complot ou adhésion grotesque ? Si cette deuxième hypothèse est la bonne, l’auteur pourrait hélas avoir quitté ses talents d’ironiste postmoderne.Dans un roman qui n’est plus celui de la grande époque -de La Vente à la criée du lot 49 à Contre-jour- et qui a l’insigne mérite d’être un troublant jeu de piste fractal, il reste peut-être à Pynchon l’intelligence de laisser, à son lecteur, le choix.
Flore de Gaston Bonnier et Chrysiridia madagascarensis.
Photo : T. Guinhut.
Les fillettes papillons de l’art brut.
Henry Darger : L'Histoire de ma vie.
Henry Darger : L’Histoire de ma vie,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne-Sylvie Homassel,
Les Forges de Vulcain, 2014, 144 p, 19 €.
Xavier Mauméjean : Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel,
Les Forges de Vulcain, 2020, 352 p, 25 €.
Faut-il dire hélas ? Car Henry Darger (1892-1973) ne nous parle pas de son talent pour l’art brut dans L’Histoire de ma vie. Cependant, ce qui n’est sous nos yeux qu’un choix parmi les 5000 pages du manuscrit en dit assez sur ses phobies et fantasmes, peuplés de fillettes souvent nues, parfois cornues, parfois munies d'ailes de papillon. Nous pourrions rêver alors de lire son immense récit de fantasy épique, L’Histoire des Vivian Girls, (quelques 15000 pages inédites) racontant la guerre des « Angéliques » et des « Hormonaux ». Mieux vaut, peut-être, se projeter dans ses dessins suavement et vigoureusement colorés, dont ce livre nous fournit quelques doubles pages bienvenues. Et trouver dans Les Royaumes de l'irréel un hommage réalisé par Xavier Montméjean à l'intention du plus secret, du plus troublant représentant de l'Art Brut[1].
La démarche autobiographique est sélective. Le contemporain, les deuils, tout cela est secondaire. A contrario, des événements prennent pour Henry Darger une puissante importance symbolique, un tour cyclique, tels les incendies, tornades, tempêtes de neige et canicules. Presqu’orphelin, on l’envoie dans un « asile de fous pour enfants » (sans dire qu’il fut onaniste jusqu’en public) puis une ferme d’Etat, avant de devenir portier et homme à tout faire d’hôpital, tout cela sans jamais quitter, l’Illinois et Chicago. Il est tour à tour aimé par les sœurs supérieures, ou humilié. En son monde pathétique, étouffant, il ne cache alors rien de son tempérament « coléreux ».
C’était un homme falot, catholique dévot, à demi infirme et vagabond de rue, qui recyclait les cartons et les magazines pour y concevoir son œuvre, écrite et picturale. Dans ses productions colorées enfantines, les incendies et les petites filles pullulent, reflets peut-être de sa sœur perdue, empreintes d’un fait divers fondateur dont il conserva la photographie découpée (une fillette de 5 ans trouvée étranglée dans un canal). Il semble alors s’agir d’illustrer son désir de les sauver des abondantes menaces et des flammes qui pèsent sur elles. A moins que leur semi-nudité cache des désirs plus troubles. « J’aurais voulu rester toujours enfant », ainsi expose-t-il son complexe de Peter Pan. Ne fut-il que traumatisé par la mort de sa mère, lors de ses quatre ans, ou affecté du syndrome de La Tourette ?
La langue est assez pauvre certes, mais le document a quelque chose de poignant, non sans donner au lecteur une furieuse envie d’en savoir plus sur les dizaines de milliers de pages fantastiques que Darger illustra de toiles, collages et dessins, dans une profusion difficilement imaginable, longtemps restés secrets. Alors qu’il est aujourd’hui considéré comme un des plus grands artistes naïfs du XXème siècle. On parle également à son propos d’ « art outsider », selon le critique Roger Cardinal.
Henry Darger avait-il conscience de produire des œuvres d’art ? Selon toute apparence, il créait, puisant parmi les déchets, cartons et journaux qu’il piochait dans les rues, de manière compulsive et obsessionnelle, patiente et acharnée, sans s’intéresser le moins du monde à l’Histoire de l’art (il ne fréquentait que les comics et les magazines), sans souci aucun d’exposer, de vendre, ni même de conservation et de postérité. Il fallut que les propriétaires de son logement, à sa mort, s’intéressent à ce fatras gigantesque. Ce qui parait être une définition de l’art brut, ou naïf. Il dessinait, coloriait, aquarellait, comme l’enfant que quelque part il était indéfectiblement resté, contant et étalant pour son seul spectateur - lui-même - ses peurs et ses désirs. Les bandes dessinées et peintes de son imaginaire fantasmatique ne vont apparemment pas jusqu’à expliciter toute sa sexualité, alors qu’un surmoi posait à peine ses limites, entre sadisme, masochisme, tératologie et exhibitionnisme.
Cependant ses petites filles aux corps de serpent, aux ailes de papillon, nymphettes parfois hermaphrodites, projettent leurs visages d’anges vers une sécurité difficilement atteignable. Ses fillettes de pensionnat fuient en chemises de nuit d’immenses mains de feu, ou se réfugient dans les arbres au-dessus de scènes dignes de la guerre de Sécession. Elles sont parfois crucifiées, éviscérées par une soldatesque masculine… Il n'est pas certain qu'une justice immanente ou divine soit à l'œuvreau cours de ce cette lutte étrange entre le bien et le mal. Corps sujets aux métamorphoses, victimes innocentes, spectatrices sereines, ou perverses actrices ? Jamais hors d’atteinte de phénomènes naturels effrayants, d’une société terrifiante, d'une armée guerrière, de pendaisons imminentes, voire de la sexualité du peintre lui-même… Mais définitivement prisonnières, bien qu’encore préservées, du papier, du carton, de la toile et des couleurs qui les virent naitre : pour le plus trouble plaisir de leur créateur, pour la plus prudente et sincère admiration de leurs spectateurs d’aujourd’hui…
C'est avec profit qu'en miroir l'on lira une biographie scrupuleuse, abondante, de notre trouble artiste. Xavier Mauméjean, avec Henry Darger. Dans les royaumes de l'irréel, troque la subjectivité du narrateur de sa propre psyché à demi légendaire pour l'objectivité du chercheur. Ainsi l'on n'ignorera rien, ou presque, de la famille d'Henry, de ses asiles, maisons de corrections et Ferme d'Etat, de son onanisme compulsif, de son agressivité, de son existence confinée, apparemment rétrécie. Mais quel imaginaire ! En cette biographie qui parcourt les territoires du réel, nous préférons cependant « les royaumes de l'irréel ».
Car à partir de 1916, il s’agit là du titre de l’un de ses récit-fleuves, dont Xavier Maiméjean nous livre les sources d’inspiration, sans toutefois résoudre le mystère d’une telle personnalité créatrice inédite ; ce que nous ne lui reprochons pas tant ce mystère est irréductible, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de bien d’autres. Les abattoirs voisins par exemple deviendront un espace de dépeçage des enfants dans son récit, les incendies immenses de Chicago incendieront les pages, l’observation d’une tornade nourrira l’une des 4 878 pages de Swetee Pie. Une jeune patiente combattive de l’asile, Jennie Turner, sera l’une des sources des « Vivian Girls ». Elsie Paroubek, la jeune assassinée, devient Annie Aronburg qui commande une « armée des enfants rebelles ».
Car le manuscrit de Dans les royaumes de l'irréel, achevé en 1937 et totalisant 15 209 pages, présente une planète où les Chrétiens d’ « Angelina » luttent contre les idolâtres de « Glandelinia », qui s’ingénient à persécuter les enfants. Et à la suite de cruelles répressions, sept sœurs et princesses, les « Vivian Girls », vont reprendre le flambeau guerrier contre Glandelina… L’éternelle lutte du Bien et du Mal atteint des proportions gigantesques en ce qui appartient au « registre apocalyptique ». D’autant qu’apparaissent les « serpents Bengiglomenean ».
Non seulement Henry Darger relie ses écrits et peintures dans de grands cahiers (30 000 pages au total), mais il fait faire des agrandissements photographiques de ses fillettes ornées de cornes, d’ailes, quoiqu’en évitant de confier au photographe celles munies de pénis.
Palpitante, la biographie de Xavier Mauméjean offre de surcroit de copieux passages des romans épiques de notre étrange artiste-écrivain, qui accumulent « amas de cadavres », tortures diverses et « boucherie sans précédent ». Mais c’est probablement dans l’illustration que le phénomène Darger, se montre le plus convaincant, en son esthétique unique.
Le reclus inconnu que fut Henry Darger sut cependant inspirer après sa mort des artistes contemporains, comme Marina Abramovic en 2008, des romanciers, comme Jesse Kellerman, dont The Genius, traduit sous le titre Les Visages[2], met en scène un artiste solitaire et obsessionnel, du nom de Victor Crack dont les tableaux labyrinthiques recèlent les nœuds du crime…
Thierry Guinhut
La partie sur Histoire de ma vie
fut publiée dans Le Matricule des Anges, juillet-Août 2014
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillaume Villeneuve, José Corti, 224 p, 20 €,.
William Bartram : Voyages,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Vincent Benoist et Fabienne Raphoz, José Corti, 520 p, 29 €.
Fredrik Sjöberg : La Troisième île, traduit du suédois par Elena Balzamo,
José Corti, 208 p, 20 €.
Une simple feuille de lierre recèle tout un monde, un cycle de vie et de mort, toute une harmonie avec la terre, avec le cosmos. Ainsi, tous trois passionnés, unbiologiste, Edward O. Wilson, un voyageur, William Bertram, un naturaliste, Fredrik Sjöberg, plaident pour la symbiose de la nature et de la connaissance ; ce dans le cadre de la verte collection « Biophilia » chez José Corti. Entre science et poésie, manifeste et narration, Wilson nous fait aujourd'hui aimer la vie du monde naturel, tout en proposant une éthique écologique judicieuse, alors que Bartram découvrit les espaces sauvages en voyageant au travers de l'est des Etats-Unis dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Plus loin, vers la Scandinavie, les îles et les montagnes sont l'objet de la scrupuleuse attention de Fredrik Sjöberg.
C’est d'abord avec bonheur que Wilson nous emporte dans les sphères de la nature. Lorsqu’il décrit la population et les travaux de la « fourmi parasol », dont le graphisme sur fond vert mousse anime la couverture, il est d’une clarté persuasive, d’une précision encyclopédique. A la lisière du récit, de l’essai scientifique et du journal, il nous fait voyager parmi la terre, parmi ses modestes et fabuleux habitants.
Edward Osborne Wilson est biologiste et entomologiste Il est le créateur du terme « biophilia », ce profond besoin de l’homme d’aimer et de s’intégrer dans une relation innée avec les plantes, les animaux et le cosmos. Pour lui, le « développement mental » consiste à « explorer la vie » et « comprendre d’autres organismes ». Cette passion pour le vivant et les systèmes naturels relève d’une pensée écologique. Mais au meilleur sens du terme, scientifique, empathique et poétique, non sectaire. S’il étudie « la sixième extinction massive en cours », due aux déprédations humaines, il n’est pas un de ces écologistes radicaux qui préconisent la fin de l’homme : « On tirera peu de profit à jeter du sable sur les pignons de la société industrialisée ». Il préfère la confiance envers la connaissance, la recherche : « plus on explorera et on utilisera le vivant, meilleures seront l’efficacité et la fiabilité des espèces particulières retenues pour l’usage économique ». Et de faire l’éloge du pois carré de Nouvelle-Guinée et du melon velu, avant de plaider (en 1984) pour les OGM : « Ainsi une plante alimentaire précieuse pourra recevoir l’ADN d’espèces sauvages conférant une résistance biochimique à la maladie la plus destructrice à laquelle elle est sujette ».
Entre forêt amazonienne et Alabama, le regard fureteur du naturaliste, dans la tradition de Darwin, s’intéresse moins aux millénaires humains qu’à l’évolution des espèces. Loin de se confiner dans la seule observation d’un termite, il place son éthique scientifique dans la perspective des Lumières, au-delà de la méfiance romantique envers la science chez Tennyson ou Keats ; quoique oubliant la symbiose entre cette dernière et la poésie chez Goethe et les romantiques allemands. Sa curiosité, affichant une prédilection pour le monde des fourmis (on pense alors aux Vies des abeilles et des fourmis vues par Maeterlinck), est omnivore : il est fasciné par le sol de Mars, les serpents, une crête à 4000 m en Nouvelle Guinée, « l’oiseau de paradis » et ses « arènes de séduction partagée ». Grâce auquel il a « parcouru une révolution du cycle de l’intellect. L’excitation de la recherche, par le savant, de la vraie nature matérielle de l’espèce s’estompe pour être remplacé par les recherches plus durables du chasseur et du poète. » Son lyrisme est prenant, exalté, lorsqu’il déclare : « le scientifique idéal pense en poète. » Ce dont il a bien conscience : « l’esprit poétique ne se contente pas d’une description factuelle et juste, mais cherche à rehausser la sensation ».
La culture de Wilson est aussi pointue qu’ouverte, citant Octavio Paz ou Einstein, s’entretenant avec l’écologiste MacArthur de la « biogéographie. Il va jusqu’à se demander si « la beauté réside en quelque manière dans les gènes de l’observateur », en parcourant mentalement les paysages de la planète.
Les éditions José Corti, sous l’égide de Fabienne Raphoz, créent, outre d’incontournables collections - « Domaine Romantique » ou « Série américaine » - un nouvel espace littéraire : « Biophilia » dont voici le premier volume. Avec Les Bêtes de l’italien Federigo Tozzi ou Voyage sur le Rattlesnake de Thomas-Henry Huxley, nait une réflexion transdisciplinaire sur le devenir de notre adéquation à la nature. Quant à nos qualités artificielles, celles du savant, de l’économiste, de l’artiste et du politique, elles doivent permettre, selon la sagesse de Wilson, « l’éthique de la conservation » autant que notre développement.
Comment étaient l’ouest des Etats-Unis au XVIII° siècle ? Même si l’on sait la guerre d’indépendance, la constitution de 1787, un voile d’ignorance couvre nos yeux. Il faut se plonger dans les pages généreuses d’un auteur qui inspira Chateaubriand, Coleridge, Thoreau : William Bartram (1732-1823). C’est entre 1775 et 1778 qu’il parcourut les espaces inexplorés des Caroline, de la Géorgie et de la Floride, entre marais et montagnes boisées, où « des masses de rochers feuilletés se fendent continuellement et tombent », mais aussi un pays « qui promet de faire, lorsqu’il sera cultivé par d’industrieux habitants, une heureuse, riche et fertile contrée ». Hélas, on se livre au « jeu barbare » de « casser la tête » d’un louveteau…
Cette encyclopédie du voyage patient, attentif et ravi devant une flore, une faune, vastes et précieuses, se double d’une réelle empathie envers les habitants : Cherokees ou Séminoles, colons européens, esclaves noirs… On connaît alors le « gouvernement des Indiens », le voyageur acquiert « sagesse et entendement en contemplant l’œuvre du créateur et les rouages de la nature ».
Dernier né de la collection « Biophilia », ce volume vert est un témoignage notable autant de l’esprit des Lumières que du naturaliste fureteur dans la tradition de Buffon, sans compter un souffle préromantique dans le lyrisme des descriptions de la nature sauvage. La superbe édition est nantie d’index divers, illustrée des dessins de l’auteur, d’un cahier de photographies où Bertrand Fillaudeau et Fabienne Raphoz suivent ses traces au service du lecteur ému, enthousiaste.
Serons-nous autant convaincus de la nécessité de l’ouvrage qui parait conjointement : Nous n’avons qu’une seule terre, de Paul Shepard ? S’il faut connaitre cette thèse d’un philosophe environnementaliste selon laquelle l’humanité est une catastrophe pour la planète, n’est-elle pas abusive, dangereusement anti-humaniste ?
Comment peut-on consacrer sa vie aux vers de terre et autres lombrics ? C’est pourtant la spécialité du héros préféré de Fredrik Sjöberg, dont l’autobiographie fragmentée alterne avec la biographie du scientifique Gustav Eisen (1847-1940). Ce dernier est l’auteur d’une somme sur le raisin, spécialiste des cunéiformes, aquarelliste pléthorique de perles et passionné de ces séquoias qui lui doivent leur survie, par ailleurs ami et mécène de l’écrivain et dramaturge Strindberg. Ce collectionneur de vers (au point de donner le nom de la femme aimée à l’un d’eux) ou encore de vignes et d’aventures, de surcroit nouvelliste et théosophe, est selon le narrateur : « un espalier pour y accrocher ma propre histoire ». Ce dernier, né en 1958, est également un naturaliste curieux, traqueur de papillons et de « Callicera » (ce sont des mouches), dont l’enfance est semée des aventures épiques et souriantes de l’entomologiste en herbe.
Ce pourrait n’être qu’un livre de spécialiste ; mais le charme et la persuasion du récit de Sjöberg sont sans mélange. Nous voyageons d’île en île, entre mer Baltique et abords de la Californie, où les explorateurs jouent les Robinson et inventorient de nouvelles espèces d’algues, mais aussi parmi les roches, les forêts et les neiges de la Sierra Nevada. C’est alors que les anecdotes sont savoureuses, voire humoristiques. Comme lorsque l’enfant vole une ampoule de lampadaire pour attirer les papillons et autres « noctuidés », plus particulièrement un fascinant « sphinx ». Comme lorsque la chasse aux insectes permet de courir les filles, lorsque l’on découvre des « parasites qui coulaient des jours heureux dans le testicule d’un ver de terre du Guatemala », lorsqu’un scarabée baptisé « Anophtalmus hitleri » est menacé de disparition par des collectionneurs nostalgiques du Troisième Reich…
Le prosateur est sans lourdeur aucune, quand son lyrisme ne se départ jamais de rigueur scientifique. Rien de rousseauiste, pas de nostalgie d’une nature originelle et mythique, bien qu’il s’agisse des carnets d’un pionnier de l’écologie, dans la tradition du naturaliste Linné. Sjöberg est autant biologiste qu’écrivain, en un bel éclectisme vagabond. On pourrait le rapprocher de l'Allemand Ernst Jünger[1] et de ses Chasses subtiles, autre grand moment d’entomologie littéraire et d’écriture somptueuse, mais il le dépasse par la marge grâce à son inénarrable fantaisie.
Quelle est alors cette « troisième île », qui n’est qu’une part d’une trilogie ? L’une de celles de l’enfance en mer Baltique, vierge et féconde en découvertes : galets, mouches, graminées et paillons… À moins qu’il s’agisse, au-delà des personnages de ce vaste récit en archipel, Gustav Eisen et Fredrik Sjöberg lui-même, de l’île du livre achevé, publié chez nous dans la belle et généreuse collection « Biophilia », voguant sur les mers des traductions et des esprits curieux et enchantés des lecteurs…
Pour l’amoureux de la nature, « la question de l’environnement […] est une belle religion », mais Fredrik Sjöberg reste un sceptique quant aux « théories alarmistes en matière de climat ». Il n’est pas sans soupçonner les ravages idéologiques d’une nouvelle théocratie dont Gaïa serait la déesse, manipulée par quelques poignées de prêtres politiques trop humains, ajoutant : « ce sont les églises qui m’inquiètent ». Ainsi, sa prudente sagesse, qui ne s’enferre dans de lourdes théories globales, est aussi rafraîchissante que son enthousiasme de marcheur et de découvreur, entre insectes insolites et sensations vigoureusement colorées.
Thierry Guinhut
Articles parus dans Le Matricule des Anges, juillet 2007, juin 2012, mai 2014
Vénus, Museo Nazionale Romano, Roma. Photo : T. Guinhut.
Giambattista Marino : Adonis,
la poésie baroque au service des amours de Vénus.
Giambattista Marino : Adonis, traduit de l’italien par Marie-France Tristan,
Les Belles Lettres, 660 p, 85 €.
Il manquait à la bibliothèque universelle une réelle traduction d’un chef-d’œuvre baroque italien. Adone, pourtant publié à Paris en 1623, offert à Marie de Médicis, fut bien vite oublié par la France qui, malgré la traduction partielle et infidèle de Chapelain, lui préféra l’esthétique classique. Un héros paisible et sensuel ne convenait pas à un royaume aux politiques martiales. Retrouvons enfin les troubles et abondants délices de l’Adonis de Giambattista Marino (1569-1725), un poème de 41 000 vers, en vingt chants, dont ce généreux volume bilingue (prélude de tomes à venir) offre les cinq premiers.
Le jeune et bel Adonis, voluptueux, efféminé, touche le cœur de Vénus où « l’Aube et les autres sphères viennent se contempler ». Elle le convie en son « Palais d’Amour» et lui offre, grâce à la voix de Mercure, en maints récits enchâssés, l’histoire du Jugement de Paris, la fable de Psyché, la mort de Cyparissos. Sans oublier la représentation théâtrale des malheurs d’Actéon châtié par la chaste Diane, car il la vit nue, ce pourquoi changé en cerf, il fut dévoré par les chiens. C’est un véritable opéra-machines en « style chanté », nourri de tempêtes, de combats et de chasses, qui conclue ce premier tome : « L’Invention et la Fable, associées au Poème, l’Ordre et le Decorum unis à l’Harmonie, développent le thème de cette Tragédie, avec la Facétie, l’Argutie, l’Energie. L’Eloquence est l’artiste suprême de la pièce, partageant cet honneur avec la Poésie. Le Nombre et la Mesure l’assistent, avec le Mètre, pour régir avec elle les lois de la Musique. » (Chant V, 123) Ce en quoi l’on peut apprécier une mise en abyme du poème tout entier.
Aux chants suivants, et guidé par la déesse, Adonis parcourt cinq jardins symbolisant les cinq sens, où le toucher a le privilège de la supériorité sur tous les autres. La jalousie de Mars, dieu de la guerre, la passion incomprise de la plutonienne magicienne Falsirena pour Adonis qu’elle emprisonne, le retour en roi de Chypre du héros, conduisent les péripéties vers des exégèses philosophiques. Il faudra attendre le dernier chant pour connaître la terrifiante mort d’Adonis sous les coups d’un sanglier, suivie de funérailles et de spectaculaires jeux funèbres. Sans compter que la découverte encyclopédique des planètes des trois premiers cycles de Ptolémée sera l’occasion d’explorer l’utopique bibliothèque de Mercure, qui contient tous les livres publiés, du passé et de l’avenir.
N’oublions pas enfin que, pour rendre justice à ce monstre magnifique, le choix de la traductrice, en prose criblée d’alexandrins non rimés, évite l’écueil délicat des hendécasyllabes et des stances de l’original italien fort chantant, tout en restituant la richesse colorée d’un style orné de mille métaphores. Peut-être eût-il été souhaitable de ne traduire qu’en alexandrins, mais on imagine sans peine qu’hérissée de difficultés, la tâche déjà éléphantesque, aurait été épuisante aux pieds de la brillante inventivité et musicalité de celui que l’on surnomma le Cavalier Marin.
Le pouvoir orphique de la poésie est souligné par Apollon lorsqu’il confie sa lyre au dieu Amour : « Car l’harmonie soulage n’importe quel fardeau, si pénible qu’il soit, et elle est très puissante, grâce aux nombres sonores, si l’on veut de surcroît exciter les amours et les solliciter » (Chant I, 36). Vers qu’il faut entendre en italien :
« Ché l’armonia non sol ristora assai
Qualunque sia più faticoso incarco,
Ma molto può co’ numeri sonori
Ad eccitare, et incitar gli amori. »
Or personne n’échappe aux séductions de l’amour : « Mais elle, ensorcelée par de telles douceurs et faite désireuse d’être cible de l’arc, et mèche du briquet, pénètre, ainsi trahie, dans le cruel logis pour supporter le poids de peines innombrables ; cage sans portillon et geôle sans sortie, forêt infranchissable, océan sans rivage, labyrinthe trompeur d’errances et de leurres, tel est bien le Palais qu’Amour a pour refuge. » (Chant II, 6) On voit combien la rhétorique baroque s’enchante d’anaphores et de rimes, d’énumérations et de personnifications, de paradoxes et d’hyperboles… En d’infinies variations Amour est splendidement et dangereusement qualifié : « Une Hyène, une Sirène qui par sa voix factice et son chant mortel trahit ceux qui l’entendent. Feu qui couve, à la fois rassurant et brulant, aspic qui dort en paix, mais n’en nourrit pas moins le poison en son sein. Séducteur sans pitié, qui charme pour mieux nuire, secourable assassin, qui allèche et qui blesse, geôlier plein d’attentions, qui d’abord met aux fers ceux qui sont condamnés, puis leur ouvre les portes » (Chant III, 4). Allégories, antithèses et oxymores animent l’ondoiement de l’écriture, en un déferlement d’affects, digne de la musicalité des madrigaux et des opéras de Monteverdi.
Ainsi, Marino enrichit la tradition des Métamorphoses d’Ovide, brodant en un feu d’artifice d’images les lumières et les ombres de la mythologie. Sa « plume lascive » dépeint les ardeurs des hommes et des dieux, tout entières contenues entre les fastes de l’amour et ceux de la mort. La dimension narrative du poème n’est pourtant pas dépourvue d’humour, de satire, ni de psychologie, parmi le labyrinthe des conspirations amoureuses. Festins bachiques, éloge d’Amour, qui est éros terrestre autant que céleste, noces de la nature et de l’Art, « grandiose vanité », et « civilisation vénusienne de paix », pour reprendre la préface de Marc Fumaroli, font de ce poème une somptueuse allégorie érotique, politique et cosmologique.
Thierry Guinhut
À partir d'un article, ici augmenté, paru dans Le Matricule des anges, juin 2014
Peter Sloterdijk : Les Lignes et les jours. Notes 2008-2011,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Libella Maren Sell, 2014, 624 p, 29 €.
Le temps du philosophe dévoile-t-il la vérité ? Pour qui aurait crainte d’entendre « Tu dois changer ta vie », d’affronter la « Colère et Temps » du philosophe, et de s’aventurer parmi l’immense massif de sa trilogie intitulée Sphères[1], ces notes seront une excellente, et presque légère, introduction à l’univers philosophique le plus stimulant de l’époque. Entre temps autobiographique, temps politique et temps philosophique, un nouvel être et temps de l’écriture et de l’histoire bouleverse les Lignes et les jours, sans oublier le pré trop carré de la philosophie.
Une discrète et pudique dimension autobiographique irise l’écriture presque journalière. Même s’il s’agit de traces subjectives et strictement personnelles, où le futile est fort rare, elles ne manquent pas d’humaniser la stature du philosophe n é en 1947 : les bribes de confessions intimes concernent la santé, la fatigue, « des problèmes de genou », un « souvenir d’enfance », le plaisir de regarder un match de foot, une émission d’Arte, la « célébration du vélomane » qui parcourt la campagne ou la Toscane... Ce n’est pas non plus cette intense (quoique brève) plongée autobiographique fantasmatique, prénatale et placentaire, dans le chapitre V de Bulles[2]: « Boule de basalte noir, je repose en moi, je couve dans mon milieu comme une nuit de pierre. »… Cependant, là n’est pas l’essentiel, car il s’agit moins d’une vie en journal intime que d’une vie philosophée. Qu’il s’agisse de voyages et conférences, entre Milan, New-York, Birmingham, Berlin, Paris, ou de notes de lecture dans son bureau de Karlsruhe. Partout, dit-il, « recevoir des éloges n’est pas mon fort ». Il se décrit comme un « ogre infrisable […] assez souvent tourmenté, et parfois plein d’humour ». Et soudain, au-dessus de Salzbourg, le paysage montagnard lui apparait « comme un commentaire météorologique à la théorie de la justification de l’existence ». Alors que, régulièrement, sonne le glas d’amis emportés par une mort qu’il sait l’attendre dans un temps encore ignoré… C’est ainsi qu’il élève le journal intime à la hauteur du temps philosophique, alors qu’il dit ne guère faire « confiance à ce genre », qui peut sombrer dans « la littérature des stripteaseurs ». La promesse implicite est tenue : la réflexion est « au-dessus du reflet de soi-même et des autres ».
Hors des commentaires sur la vie politicienne proprement allemande, qui peuvent laisser de marbre le trop ignorant lecteur français, il ne craint pas de rétablir des vérités politiques : « Sur toutes les chaînes, papotage populo-psychologique sur la cupidité censée gouverner le monde et porter la responsabilité de la crise. Personne ne veut comprendre que ce n’est pas la cupidité qui est au pouvoir, mais l’erreur -la politique financière fondamentalement erronée des banques centrales ». Et des Etats socialistes, faut-il ajouter, quoique l’auteur de Repenser l’impôt[3], fustigeant la « cleptocratie légale », en soit bien conscient. Au point d’être -avec raison- implacable à l’égard de la France, dont l’impôt sur la fortune, couplé avec les taxes sur la succession puis l’inflation, « provoque en quarante ans une dévalorisation presque totale des citoyens au profit du fisc ».
Ne va-t-il pas jusqu’à oser : « Ne faudrait-il pas qu’il y ait un jour une légitime défense des citoyens contre des gouvernements incapables ? » Ce à quoi il faudrait rétorquer que les plus justes intentions risqueraient d’être confisquées par les activistes les plus extrémistes et les plus capables, mais de totalitarisme. Ce qu’il devine en remarquant : « Comment le poison de 1933 a-t-il pu être transféré dans les esprits de 1968 ? » Ceux qui ne voudront pas comprendre, taxeront Sloterdjik de provocation, alors qu’il pense que « la philosophie devrait prendre le risque de redevenir édifiante ».
Séismographe du temps, esprit critique des doxas idéologiques et politiques, veilleur des libertés, ce penseur des philosophies politiques est d’abord le critique des totalitarismes : « Fichte [est un] précurseur par rapport à Marx et à Lénine, en tant qu’idéologues de l’exterminisme révolutionnaire ». De plus, « un chemin rectiligne mène aussi de Fichte à l’Islam. […] L’euro-jihad porte tout simplement le nom de militantisme ». Il s’agit de « porter le dernier coup au marxisme-léninisme, monstre sénile mais toujours prêt à passer au meurtre », sans oublier « la magnification de la Révolution [de 1789] par l’hagiographie marxiste [qui] a été la plus grande mystification qu’a connu l’historiographie », ni même « la gauche révolutionnaire restée agrippée dans l’étatisme éternel ». Il sait « combien le léninisme recelait la matrice du fascisme », combien Lénine dicta « la Terreur rouge comme le vrai chemin menant au règne du bien. » Mais aussi que « le marxisme […] n’avait jamais pu se targuer d’avoir satisfait une attente », sauf, faut-il ajouter, celles de ses apparatchiks…
En sa critique des totalitarismes, il n’oublie donc pas l’extrême de la foi, qui « pourrait tout aussi bien signifier la pire aliénation et la colonisation de la psyché par l’absurde ». Fort critique, il regrette « l’absence d’une culture de l’examen de conscience dans le monde islamique », méfiance radicale que l’on ne trouvait qu’à demi-mot dans La Folie de Dieu[4], et qui s’appuie ici sur la juste conviction du « péché originel de l’histoire musulmane, la prise en otage de la religion par la politique ». Cependant, malgré cette clairvoyance, outre son peu d’indulgence coupable envers Israël (« une improvisation politique qui ne dépasse pas le stade des crimes fondateurs »), il fait preuve de trop de réticence envers les thèses de Thilo Sarrazin, qui, dans L’Allemagne disparait[5], déplore la baisse démographique germanique et la marée de l’émigration musulmane. Pourtant, il prêche avec justesse en faveur d’ « une immigration pilotée de nouveaux citoyens issus de cultures d’origine orientées vers la performance »…
Philosophe politique, il dénonce « le fait que le terme « libéralisme » ait dégénéré pour devenir une injure » ; ce quand « la haine de la liberté constitue l’affect inavouable par excellence » Il reprend Ortega y Gasset qui affirme : « c’est dans la haine du libéralisme que confluent tous [les] courants centraux » du XXème et du début du XXIème siècle. Car « la haine de la liberté -toujours conçue comme la liberté des autres, qui ont réussi- est le legs du XXème siècle à notre temps ». À n’en pas douter, il faut voir dans cette note psychologique une perspicacité qui va jusqu’à décrypter les philosophies politiques du ressentiment et de la compensation confiscatrice : « Le caractère malsain de la situation se révèle dans les moments où les personnes sans qualités ne peuvent dissimuler leur ressentiment contre celles qui ont des qualités ». Ce qui conduit à un « avenir [qui] appartient à la cohabitation du néoféodalisme et du néosocialisme ». Heureusement, l’on sait qu’il est toujours dangereux, surtout pour un philosophe, de se risquer dans la prédictologie, y compris dans la tradition de Cassandre…
Ce sont des notes de pensées, des « lignes » d’écriture sur des cahiers, comme autant d’esquisses pour des lignes conceptuelles en gestation, au chevet des ouvrages en cours, comme Tu dois changer ta vie, dont il doit se « contenter d’inspecter des matériaux et de déposer des moellons au bord de la route d’accès ». Note où le retrouve le goût éclairant de la métaphore filée chez le philosophe du Palais de cristal[6], cette image du capitalisme. Comme, lorsque l’on veut « l’avantage sans inconvénient » : « On fonce à toute vapeur devant les autres -et on veut interdire le sillage ». En ce sens, ce sont, conformément au genre des carnets, des pousses en gestations, ou encore à demi-impensés, destinées à nourrir le fantasme et la réalité d’une œuvre-monde et ses « ambitions d’essai-résumé sur le XX° siècle ».
En tant que professeur de l’impératif esthétique, il n’omet pas de fustiger la prétention de l’art contemporain[7], cette « surévaluation de ce qui n’a pas de valeur », sa prétention à la nouveauté, à la surprise permanente, voire sa vulgarité : « L’absence de goût c’est l’amoralisme dans le domaine de la perception ». Ou encore : « l’esthétique […] réussit, par commutation, des dribbles dans la beauté apparemment absurde, et poursuit jusqu’au remarquablement laid ». Qui sait s’il ne fait pas toujours en la matière preuve de tout le discernement nécessaire ? Est-il touché par le pessimisme et la thèse du déclinisme, ou seulement des accès de mauvaise humeur, comme d’un festival de Salzburg, lorsqu’il affirme : « l’esprit de la culture a de toutes façons pris le large depuis longtemps » ? En fait, il s’insurge contre « tous les faiseurs du théâtre contemporain [qui] se figurent que la Révolution est devant nous », contre « les sans-talents qui, au XX° siècle, se sont réfugiés dans le radicalisme ». Autant dire qu’il plaide pour l’homo sapiens cultivé. La satire contre le grand public est alors acide : « Il ne voudra rien savoir de la différence entre le biface et la Messe en si mineur. […] dans son indécision entre le singe et le génie, il préfère choisir la partie animale ».
La permanence philosophique innerve sans cesse ce work in progress. On retrouve l’un de ses grands chemins de pensée, où « tout devient immunologie ». En effet « l’axe immunitaire s’étend des créatures vivantes simples jusqu’aux empires et aux nefs qui les surplomblent sous forme d’images du monde ». Mais aussi lorsqu’il relève ce scandale inouï : « le conseil des Droits de l’homme des Nations Unies a accordé la primauté à la protection des sentiments religieux sur la liberté d’opinion ». Il s’agit bien là non seulement d’un des « protectionnismes » ambiants, mais aussi, faut-il l’ajouter à l’implicite du philosophe, une grave et menaçante dérive qui fait de l’immunité un virus. Avec régularité, il rappelle sa « thèse selon laquelle il faut transformer la métaphysique en une immunologie générale », également ses « diverses approches d’une théorie de la psychopolitique ». Non sans se préoccuper de « l’avenir des neuro-psycho-chimio-socio-infos-technologies ».
Ainsi, Peter Sloterdijk ne consent en rien à se draper dans la coupole vide du temps ontologique. La pensée, si elle dépasse le temps de la vie humaine, doit exercer son art critique sur le temps de l’histoire et des mentalités. Ce pourquoi il a préféré remplacer le trop fameux Être et temps d’Heidegger par le contre-projet de son Colère et temps, analyse des pulsions tyranniques qui innervent le mythe, les siècles et les mouvements révolutionnaires.
En ce journal, ses analyses sont parfois plus critiques que ses livres. Rendant un hommage sibyllin au philosophe de la déconstruction, dans Derrida, un Egyptien[8], il avait omis de noter avec ironie que cet « insoumis » cherchait « la mention au Grand Livre de l’histoire des idées allemandes ». Là, il pointe ses « rituels de prudence, de préciosité, de précaution excessive et un certain se-regarder-écrire permanent » qui « exténue » le lecteur bienveillant. Ainsi que l’une de ses « erreurs » : « la thèse selon laquelle le messianique ne peut pas être déconstruit -pas plus que la justice- ». De même, autre icône, Deleuze en prend pour son grade, quoique peut-être abusivement : « avec son affect anti-vertical, n’a-t-il pas administré le sacrement philosophique à l’esprit philistin ? » Voilà des pages qui auraient mérité d’enrichir l’un peu décevant Tempéraments philosophiques[9]…
Le goût de l’aphorisme nietzschéen pointe parfois son nez fureteur et bienvenu : « L’Autre n’est-il pas simplement un pseudonyme apprécié pour le moi ? » Ou bien : « L’erreur des tyrannies vulgaires est de trop se faire remarquer, alors qu’une tyrannie imperceptible, si elle était concevable, serait vécue comme une sorte de liberté. » Ou encore : « La modestie, une manière de garder la braise élitaire sous la cendre égalitaire ». Ou mieux : « Jésus prépare l’entrée mémorable des gens de gauche dans l’histoire ».
Ce pourquoi, outre son talent de rhétoricien aux images frappantes, aux formules qui font mouche, et aux métaphores filées au travers de l’histoire du monde et de la pensée, l’on a pu dire que Sloterdijk est le plus écrivain des philosophes d’aujourd’hui. Bien qu’il assène abruptement : « Il faut, plus que jamais, ne pas écrire de roman », il ne craint pas de lire les romanciers, appréciant « la fonction polymythique qui prend la première place dans le roman », même si « le genre se développe pour devenir une benne à ordures populaire ». Il est alors évident que le mépris du relativisme est la marque sine qua non de la philosophie.
À cette mine précieuse, ne manque qu’un index. Où retrouver Rousseau qui « invente en tant qu’écrivain tout ce qu’il anéantit en tant qu’idéologue » et dont « l’idée de volonté générale a été mise en œuvre sous forme de maladie nationale » dans l’Allemagne de 1933. Car « l’infection Rousseau « a libéré les énergies politiques les plus délétères des deux derniers siècles ». Ce que l’on peut vérifier en relisant les sophismes du Discours sur l’inégalité… Car bien sûr, la philosophie est « une créature de la bibliothèque ».
Si l’on ne l’avait compris, un philosophe, et particulièrement Peter Sloterdijk, existe pour chambarder les idées reçues, démasquer les doxas, dévoiler des perspectives inédites, afin de comprendre notre Histoire, notre temps, peut-être notre avenir. Terminons alors sur une profession de foi : « Le philosophe, que peut-il faire pour l’homme dans l’oppression ? Pas plus que d’ouvrir la vue telle qu’elle serait donnée dans la savane. Ce n’est pas rien, surtout ce n’est pas toujours bienvenu, beaucoup préférant rester dans leurs tunnels et leurs panoramas. Dans le meilleur des cas, l’intervention philosophique fait régresser l’étroitesse habituelle, l’horizon est de nouveau là, ouvert. » Décidément, Peter Sloterdijk est un philosophe qui a ouvert nos bulles, dilaté nos globes, fait jaillir nos écumes…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.