Science-fiction publicitaire et utopie de qualité.
Les satires d’Andri Snaer Magnason &
Marc-Uwe Kling : Love Star, Quality Land.
Andri Snaer Magnason : LoveStar,
Traduit de l’islandais par Eric Boury, Zulma, 2015, 432 p, 21,50 €.
Marc-Uwe Kling : Quality Land,
traduit de l’allemand parJuliette Aubert-Affholder,
Actes Sud, 2021, 384 p, 22,80 €.
À moins de succomber aux fantasmes régressifs de la décroissance, à son utopie à rebours d’une pure nature, nous sommes tentés par le plus, le mieux, le meilleur, cédant aux sirènes de l’utopie technologique. S’il est indéniable que les technologies, des plus anciennes aux plus récentes, des roues dentées aux smartphones, ont considérablement amélioré la condition humaine, leurs excès et dérives, qu’elles soient guerrières ou numériques, risquent bien d’en finir avec la liberté. Ce pourquoi les science-fictionnistes sont des avertisseurs, jetant à la face du naïf un monde d’amour et d’étoiles pour l’Islandais Andri Snaer Magnason dans LoveStar, et de désirs tous exaucés pour l’Allemand Marc-Uwe King, dans Quality Land, mondes qui risquent de faire de nous de pâles mannequins manipulés. Au-delà des modèles incontournables, graves et tragiques, de la science-fiction et de la dystopie que sont Nous d’Ievgueni Zamiatine[1], Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley[2], ou 1984 de George Orwell[3], il y a place pour de loufoques apologues.
Aimeriez-vous devenir, parmi les constellations, une étoile ? C’est bien ce que nous propose, post-mortem, LoveStar, roman délicieusement étonnant du volcanique Andri Snaer Magnason (né en 1973), dans lequel une agréable tyrannie publicitaire mène - qui sait ? - le monde à sa perte. Est-ce un conte écologique, une réécriture de Roméo et Juliette, une anti-utopie politique ? Devant ce roman pour enfants gâtés de la science-fiction, nous hésitons à lui coller une abusive étiquette sur le dos. Jusqu’à ce que toutes soient finalement signifiantes, enlaçant les séductions du désir et celle de la répulsion. Qui ne voudrait en effet trouver, grâce à une science rigoureuse, l’âme-sœur ? Qui ne craindrait pas pour sa liberté devant l’omniscience de la publicité ?
Dans le cadre d’un récit aux prémices réalistes, deux intriguent alternent et se nouent : l’histoire d’un jeune couple amoureux, puis celle de « LoveStar », qui conduit son « idée » jusqu’à la réussite planétaire. Du même nom que son entreprise en expansion, il nous confie ses recherches sur les oiseaux, alors que sternes et mouches à miel envahissent les villes jusqu’à les détruire. Bientôt, la compréhension et l’utilisation des ondes aviaires rendent inutiles fibre optique et satellites. Chacun est connecté grâce à sa rétine, les « aires langagières » sont capturées ; ainsi Indridi devient « aboyeur de publicités », d’« annonces de rééducation ». « LoveStar », immense firme capitaliste permet qu’un mauvais enfant soit « rembobiné », donc crédité d’une nouvelle naissance. L’on consulte « ReGret » pour justifier son destin. Grâce à une autre succursale de « LoveStar », soit « LoveMort », les défunts envoyés dans l’espace deviennent des « étoiles filantes » : l’Islande est bientôt « à la fois le Gange, Bethléem, La Mecque et Graceland ». L’hyperbole mystique et œcuménique n’est pas sans ironie.
Cependant, le drame se noue entre les deux amants, lorsqu’ils apprennent par « InLove » que Sigridur a une « âme sœur ». En effet, « LoveStar se chargeait de l’amour autant que de la mort », en une entité totalitaire bénéfique. Conséquence : « les guerres et les conflits appartiendront au passé ». Magnason n’est pas dupe de cette niaiserie en sa satire : « Les fêtes calculatoires d’inLove étaient l’un des programmes télévisés les plus populaires » ; où l’on voit deux « moitiés » se rencontrer ; ce qui permet de citer Le Banquet de Platon… Mais où est passée le libre choix, quand ceux qui refusent d’être « calculés » sont les « dernières victimes de la liberté » ? De fait, Indrodi et Sigridur, sans « confirmation scientifique », sont des rebelles de l’amour. À moins qu’un pervers ait « falsifié les calculs »…
Sous l’apparence d’une fantaisie, d’un récit d’aventure, la dimension morale s’affirme : « Il comprit que la faute n’incombait pas au service Ambiance, mais qu’elle était intrinsèque à la nature humaine ». À la faveur de la perspective ascendante du roman, l’on saura comment l’argent sépare l’au-delà entre paradis et enfer, comment « LoveDieu » peut devenir une tyrannie théocratique : jusqu’à l’apocalypse…
L’œuvre de Magnason unit le grandiose et le puéril, le grotesque et le métaphysique, le réalisme et le merveilleux, le poétique, l’économique et le politique, non loin des Cosmicomics d’Italo Calvino, de L’écume des jours de Boris Vian. Les échos littéraires et mémoriels fourmillent en ce volume : le roman rose et sentimental est caressé dans le sens du poil, le méchant loup technologique venu de Charles Perrault fait peur et beaucoup rire, le scientifique d’opérette a un air de Docteur Frankenstein, le conte emboité de « Medias » reprend le mythe de Midas, quand le « Big Brother » de George Orwell prend les couleurs du magnat LoveStar qui s’offre les services d’un écrivain-biographe indiscipliné…
Il est toujours délicat d’user d’une définition de la science-fiction ; ce dont témoigne la somme magistrale d’histoire littéraire, fort documentée, d’André-François Ruaud & Raphaël Colson : Science-fiction, les frontières de la modernité[4]. Cependant, l’on s’accordera sur des constantes minimales, quoiqu’incomplètes : anticipation et perspectives scientifiques. Car en un monde imaginaire futur, promesses et terreur de la science amènent à la réalisation d’une utopie ou d’une anti-utopie, ou plus précisément d’une dystopie. En un conte pour enfants devenus dangereusement adultes, ou un roman pour adultes fort sérieux restés quelque part enfants, Magnason met à la portée du plus simplet les chatoyantes et sombres complexités philosophiques et politiques de la dystopie.
Ne nous étonnons pas que Magnason, né à Reykjavik en 1973, ait d’abord publié pour la jeunesse, puis un documentaire sur « la crise écologique et financière » en son île. Premier roman étonnement réussi, comme un coup de jeune féérique et inquiétant sur le versant dystopique de la science-fiction, LoveStar, malgré son titre facile et gentiment racoleur, a tout pour nouer une histoire d’amour avec ses lecteurs. Surfant sur deux thèmes éternels de la littérature, amour et mort, captés comme il se doit par les nouvelles technologies, Magnason les renouvelle avec brio, grâce au relief troublant de la science-fiction et de l’apologue, comme un conte de Voltaire revu par la NASA, Google et Facebook.
L’Autrichien Robert Musil avait publié dès 1931 L’Homme sans qualités[5], somme romanesque réaliste qui mettait en scène un personnage dont les caractéristiques s’effaçaient au-devant d’une société spéculative. Avec l’Allemand Marc-Uwe Kling (né en 1982) l’homme, dans tout ce qui fait son individualité et son libre arbitre est définitivement vaporisé. Nous sommes cette fois dans un roman de science-fiction, quoiqu’il soit bien proche de nous : Quality Land. L’on y vit dans un monde de qualité supérieure où les moindres désirs sont exaucés avant même que formulés. Y compris par « Crime as a service ».
Comme dans les classiques du genre utopique et dystopique, d’Ievgueni Zamiatine à Dan Simmons[6], l’on papillonne parmi une pléiade de personnages, tel le riche Martyn régenté par le système et cependant broyé ; mais aussi autour de « Peter le chômeur ». Son amie Sandra le quitte, ayant bénéficié d’une promotion et se voyant proposer un amant à sa hauteur. Car informatique et intelligence artificielle gèrent une pyramide sociétale où l’on est classé de zéro à cent. Où « Partner Care » vous permet sans faute de trouver le partenaire adéquat. Chacun est équipé d’un « ver d’oreille ». Les enfants sont éduqués selon les consignes et les injections d’un programme. Les « androïdes » remplacent les hommes assignés à des tâches répétitives, quoique l’on propose, d’une manière peut-être cohérente, de nominer l’une de ces créatures robotiques candidat à la présidentielle : en effet « les machines ne font pas d’erreur ». Pourtant, « Cuisinier », son concurrent, quoique raciste et réclamant « le droit et l’ordre », est perçu comme « plus drôle ». L’on devine l’acuité de la satire sociale, politique et de la démagogie.
D’où viendra le grain de sable pour gripper l’heureuse machinerie ? De la colère des « briseurs de machines » ? De l’androïde président qui « va faire passer la rationalisation de tous les mécanismes sociaux au niveau supérieur » jusqu’à un totalitarisme définitif ? Peut-être d’un « vibromasseur en forme de dauphin » qui échoit par erreur à « Peter le chômeur », lui qui conserve des machines déficientes et parlantes, qui préfère dire « non », y compris à un rapport sexuel au contrat fleuve, anti-héros et modeste dissident. À moins que ses rencontres avec « Kiki » et « le vieux » soient déterminantes, où qu’une machine développe « une conscience morale ». Mieux, notre Peter parvient à pouvoir réclamer devant les caméras d’une émission à succès de gérer par lui-même les algorithmes de sa propre personnalité. Ce qui lui vaudrait auprès de nos GAFA une victoire indubitable du libre arbitre face à ces nouveaux dieux…
Au-delà d’un bonheur assuré et dangereux, la qualité dystopique du roman de Marc-Uwe Kling, aux péripéties entraînantes et divertissantes est sans cesse confirmée. Il y a là des formules mémorables : « Comme le gouvernement a bien fait d’avoir supprimé il y a quinze ans les cours d’histoire au profit des cours d’avenir ». Le langage a subi les modifications politiquement correctes d’usage : les soldats sont bien entendus devenus des « agents de qualité ».
L’omniprésence numérique, via intellect et corps connectés, intervient par encarts informatifs et publicitaires dans le roman, sur des pages noires, non sans des commentaires type Facebook. La littérature elle-même est brièvement réécrite selon les exigences de la facilité et du bonheur : Tolstoï n’est plus que Paix en cent pages, Anne Frank échappe aux nazis et « reçoit le poney dont elle a rêvé ».
Eminemment satirique, le roman déploie des aphorismes succulents, par exemple « le parlement est aujourd’hui ce que le monastère était autrefois : l’endroit où les classes supérieures peuvent se débarrasser de leurs fils superflus ». Il dénonce un capitalisme invasif qui n’a plus rien de libéral, via réseaux sociaux et médias télévisuels, confondu avec le projet politique.
Outre son intelligence, l’auteur de Quality Land est un ironiste. Au travers d’un futur technologiquement optimisé par les algorithmes, c’est notre présent qui est dénoncé, mais aussi notre désir d’une société hyperprotectrice et délicieusement bête, ou encore un nouveau « Dieu », robot omnipotent, dont nous serions les esclaves.
Le romancier allemand Marc-Uwe Kling est également auteur-compositeur et cabarettiste. Outre-Rhin, ses Chroniques du kangourou ont obtenu le Prix de la radio (Deutscher Radiopreis) et le Prix du livre audio (Deutscher Hörbuchpreis). L’on a compris qu’il est un humoriste affutant une satire irrésistible. Son futur que concoctent en toute certitude intellectuelle et mathématique les algorithmes et les artefacts robotiques est aussi aseptisé qu’aliénant. Les robots d’Isaac Asimov et de Philip K. Dick ont tout à coup quelque chose de désuet lorsque Quality Land, incroyable succès en Allemagne, sabote la légitimité de l’hyper-technologisation du monde et dénonce la dématérialisation des relations humaines.
Entre « LoveDieu » et un Dieu robot et omniscient, l’humour est encore une liberté dont les romanciers savent user avec poivre et sel, épice et piment. À ne pas trop prendre au sérieux, mais au moyen des omnisciences publicitaire et robotiques, Andri Snaer Magnason et Marc-Uwe Kling instillent un degré supplémentaire dans une ère de la suspicion et de la prudence, degré d’alerte qui doit rester en travers de la gorge de l’humaniste averti face aux séductions mensongères de l’utopie.
Jaramillo de la Fuente, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Des Ecrits des camps en Pléiade
à la philosophie de la Shoah et autres génocides.
L’Espèce humaine et autres écrits des camps,
Gallimard, La Pléiade, 2021, 1614 p, 65 €.
Didier Durmarque : Philosophie de la Shoah,
L’Âge d’homme, 2014, 168 p, 12 €.
Didier Durmarque :
Bilan métaphysique après Auschwitz. Les écrivains incandescents,
Ovadia, 2020, 146 p, 16 €.
Michel Marian : Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée,
Albin Michel, 2015, 180 p, 15 €.
Sur sa croix, en un instant de doute, Jésus s’écria : « mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais à Auschwitz, un SS, comme à Primo Levi, dans Si c’est un homme, lui aurait répondu : « Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Et si l’on peut regretter l’absence de ce livre aussi beau que tragique, aussi fondamental qu’effrayant, car italien, voire d’Être sans destin du Hongrois Kertesz, cette somme née dans la Pléiade, apparait, aussitôt ouverte, comme un incontournable. L’Espèce humaine et autres écrits des camps balaie en effet, de 1945 à 1994, les témoignages des écrivains survivants, de ceux qui écrivirent cependant à la recherche d’une libération introuvable : David Rousset, François Le Lionnais, Robert Antelme, Jean Cayrol, Elie Wiesel, Piotr Rawicz, Charlotte Delbo, et Jorge Semprun, le titre du premier, L’Univers concentrationnaire, paraissant emblématique de l’ensemble. Et s’il n’y a pas de pourquoi, toute philosophie est une aporie, un néant écroulé, une injure à la mémoire, aux morts et aux vivants… Ainsi la Shoah ne serait pas un territoire philosophique ; pourtant, après Hannah Arendt, Didier Durmarque ose relever le défi métaphysique de ce point nodal du XXème siècle et de l’humanité entière. Quoiqu’il ne faille pas, derrière la spécificité de l’holocauste des Juifs, occulter l’éternité génocidaire de l’homme, comme à l’occasion du génocide arménien, tel que Michel Marian en dresse le tableau mémoriel. Une catharsis est-elle possible ?
Comment n’y avons-nous pensé plus tôt ? Alors que les anthologies poétiques, chinoises ou italiennes, ensuite thématiques, comme Frankenstein et autres romans gothiques[1] et Dracula et autres romans vampiriques[2], étaient en train de rajeunir avec un brin d’audace cette vieille dame que risquait de devenir cette Bibliothèque de La Pléiade, il fallait un coup d’édition, un monument frappant. Le voici.
Quoique limité aux écrits en français, même s’il ne s’agit pas de la langue maternelle d’Elie Wiesel et de Piotr Rawicz, le choix des textes et leur lecture dans le cadre de l'évolution de la pensée et de la conscience depuis plus d’un demi-siècle, sous la conduite du maître d'œuvre, Dominique Moncond'huy, nous plonge sans pitié dans une histoire de l'évolution de la parole sur le Mal totalitaire, certes ici uniquement nazi.
Déjà synthétique, même s’il s’agit de Buchenwald et non d’Auschwitz, David Rousset fait preuve d’un étonnant recul en écrivant presqu’à chaud L’Univers concentrationnaire, nourrissant son expérience intime d’échos de propos recueillis et de récits divers oubliés, quoiqu’il faille pointer sa fort abusive assimilation avec la logique d’exploitation capitaliste-bourgeoise qui fleure bon le marxisme doctrinaire : « un nouveau visage de la lutte des classes », dit-il. Robert Antelme, lui, creuse la thématique omniprésente de la « faim » et son corollaire, la défiguration du prisonnier : « la figure et le corps vont à la dérive ». Dans une veine complémentaire, Jean Cayrol déploie « une nouvelle comédie inhumaine », où le survivant est un « Lazare », étrangement ressuscité, mais jamais séparé de la mort des anciens codétenus. Mêlant vers et prose, Charlotte Delbo répond en quelque sorte à l’affirmation péremptoire de Theodor Adorno, en 1951, selon laquelle écrire de la poésie après Auschwitz serait barbare[3] ; sans compter la magnifique « Fugue de mort » de Paul Celan. Enfin, Jorge Semprun entrecroise en son autobiographique L’Ecriture ou la vie des bribes de Buchenwald avec ses années de formation intellectuelle, laissant en suspens l’efficacité du récit. Il n’en reste pas moins qu’au-delà de la barrière des genres, tous ont su réorchestrer souvenir et témoignage dans le flux d’une œuvre d’art, dont la beauté s’élève en dépit de l’horreur.
Aux côtés des récits de témoins, comme ceux de François Le Lionnais imposant le régime implacable d'une mémoire individuelle plus bruissante que la mémoire collective, ou de Jorge Semprun témoignant de la presque incessante difficulté à écrire ce dont il doit à toute force rendre compte, Piotr Rawicz a un statut à part, lorsqu’il traduit en fiction les faits bruts devenus « fantasmagorie fascinante », en son « livre-fable » (selon Dominique Moncond’huy) : Le sang du ciel, donnant à lire une réalité historique dans un récit intemporel et fantasmagorique.
Bien que témoignages et mémoires, ils ne sont pas sans souci littéraire : « la part littéraire, qui révèle dans ces écrits moins une intention esthétique stricto sensu qu’un souci éthique de la forme, une morale du style », souligne Henri Scepi, le préfacier. Mais ce toujours avec la difficulté de fixer dans la langue l’indicible de l’horreur.
Nudité, faim, coups, froidure, « marché des esclaves », squelettes puis cadavres : tout est déjà là chez David Rousset. La justice des SS est celle d’ « Ubu-Dieu », et « la connaissance de la bureaucratie, c’est la métaphysique des camps ». Pour le Nazi, le communiste, le libéral, le Juif sont « l’expression statique du Mal ». La puissance et la concision du texte fait paraître Robert Antelme plus verbeux, plus fade en son Espèce humaine. Pourtant, toujours à Buchenwald, où « la mort était de plain-pied avec la vie […] la cheminée du crématoire fumait à côté de la cuisine ». Plus loin c’est l’usine, puis la route pour fuir l’avancée des alliés, en une épopée de la faim, de la fatigue et de la diarrhée. Au bout du train vers Dachau, les soldats américains enfin ! Il n’en reste pas moins qu’il eût été plus pertinent de titrer ce Pléiade L’Univers concentrationnaire et autres écrits des camps.
Pour user d’un « art lazaréen », Jean Cayrol commence par un essai, « De la mort à la vie », qui détaille sa méthode et ses précautions, avant son plus bref Nuit et brouillard. Où « rasé, tatoué, numéroté », l’on croise la potence, le typhus et la dysenterie, le gaz zyklon, des « mutilations expérimentales », où « Himmler se rend sur les lieux. Il faut anéantir, mais productivement ». Ainsi Jean Cayrol prend en écharpe le système concentrationnaire.
De manière complémentaire, Elie Wiesel déclare : « il m’incombe de donner un sens à ma survie » : c’est indubitablement celui de la mémoire juive, même s’il n’y a « pas de réponse à Auschwitz ». Tout le récit ne se départ pas de sa force face à l’inéluctable. Ghetto refermé dans un village de Hongrie, transfert en train plombé, arrivée devant des enfants jetés dans des flammes : « L’Eternel, Maître de l’Univers, l’Eternel Tout-Puissant et Terrible se taisait, de quoi allais-je Le remercier ? ». Même la prière de Roch Hachanah n’amène dans le cœur du jeune Elie aucune réconciliation : « Pourquoi, mais pourquoi Le bénirais-je ? […] Parce que dans Sa grande puissance il avait créé Auschwitz, Birkenau, Buna et tant d’autres usines de la mort ? » Dès la sélection, même un rabbin soupire : « C’est fini. Dieu n’est plus avec nous. » L’évacuation du camp, face à l’avancée des Russes, est un autre cauchemar, une course effrénée dans la neige, alors que comme Primo Levi, il eût mieux valu pour Elie, seize ans, et son père rester à l’infirmerie. Des pages bouleversantes surgissent, comme le violon de Juliek qui donne un concert testamentaire « à un public d’agonisants et de morts », comme la bataille sordide pour une bouchée de pains dans le dernier wagon…
Conte « antiphilosophique », Le Sang du ciel est un concert de voix baroque, tissé par Piotr Rawicz, entre poème en prose, essai et autobiographie. La bigarrure romanesque et prophétique est antinomique de la rigueur narrative d’Elie Wiesel et de Primo Levi. De l’aveu de l’auteur même, ce « n’est pas un document historique », malgré le maelstrom de violences tour à tour soviétiques et allemandes. Capturé par les Nazis, il s’enfuit dans les montagnes polonaises avant d’être emmené à Auschwitz, libéré, ramené, survivant probablement grâce à sa blondeur et ses yeux bleus, sa connaissance des langues. Malgré la puissance hallucinatoire et météorique du projet, la composition éclatée du livre nuit à son efficacité.
Ce sont les femmes qui, avec Charlotte Delbo, deviennent des « mannequins nus », dans Aucun de nous ne reviendra, premier volet suivi par Une Connaissance inutile et Mesure de nos jours. Ainsi s’organise Auschwitz et après, fleuve de prose et de versets, de récit et de poèmes où « L’enfer avait vomi tous ses damnés ». Résistante française, elle est emprisonnée en 1942, acheminée à Auschwitz puis Ravensbrück, affectée au terrassement dans un déluge de froid, de coups et d’épuisement, avant d’accéder à un atelier de couture et enfin à l’usine Siemens, pour, après vingt-sept mois de camp, aboutir en Suède et enfin retrouver la France. Elle consacre une bonne partie de sa vie à la rédaction de cette fresque de la déportation, dans laquelle le chien d’un SS « traîne une femme qu’il tient à la nuque par la gueule ».
Encore à Buchenwald, avec Jorge Semprun. Une composition erratique, en mosaïque, préside à L’Ecriture ou la vie, car la mémoire joue avec les temps, de la fin du camp marquée par l’assaut de la résistance intérieure à sa longue emprise, de la formation intellectuelle à celle politique après-guerre. Le récit mime les mouvements de la démarche autobiographique, le doute « sur la possibilité de raconter », au risque du désarroi et de la lassitude du lecteur. Là tant les vers de Baudelaire que le kaddish accompagnent les mourants, là les pulsions les plus bestiales animent l’homme des camps, là l’auteur revient un demi-siècle plus tard, en mars 1992, pour sentir refluer les fumées charnues de Buchenwald…
Dans son introduction, Dominique Moncond'huy s’intéresse à la réception critique de chaque « écrit ». Même lorsque les œuvres de David Rousset, de Robert Antelme, de Charlotte Delbo, sont cataloguées comme des « références majeures », elles demeurent fort confidentielles. Quand Jean Cayrol obtint le prix Renaudot pour Je vivrai l'amour des autres[4] en 1947, ses textes concentrationnaires passèrent à peine la barre du silence. Car, si la résistance devient une part du grand récit natonal, le génocide des Juifs est plutôt occulté. Il faut attendre le film Nuit et brouillard d’Alain Resnais, en 1956, et surtout Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, pour que la question devienne universelle. C’est cependant tardivement que les livres d’Elie Wiesel, La Nuit, en 1958, et de Jorge Semprun, avec L’Ecriture ou la vie, en 1994, se virent considérés avec le regard du succès, alors que Primo Levi, puis Imre Kertész contribuèrent à la dimension internationale du phénomène littéraire et historique. Avec son triptyque intitulé Auschwitz et après, Charlotte Delbo est plus longtemps reconnue aux Etats-Unis qu’en France. Mais avec Roland Barthes, Maurice Blanchot ou Georges Pérec, dont W ou le souvenir d’enfance[5] est à cet égard incontournable, voire Samuel Beckett, un sillage n’avait pas fini d’ensemencer durablement la conscience littéraire. Mais également les arts plastiques, avec Zoran Music, Anselm Kieffer, Christian Boltanski, ou encore la bande dessinée avec Maus, d’Art Spiegelman[6]. Sans compter qu’il faille peut-être relire rétrospectivement Franz Kafka…
Auprès de ces monstres sacrés de la révélation de l’holocauste, figure le modeste inconnu de l’anthologie : François Le Lionnais, avec sept pages seulement pour « La Peinture à Dora » (ce qui est le nom d’une carrière). Ce co-fondateur de l'Oulipo avec Raymond Queneau, fait « profession de détenu », et parvient à plonger les yeux d’un codétenu et ami (qui ne survivra pas) dans l’histoire de la peinture, pratiquant ainsi une évasion « mentale » et émerveillée en dépit des souffrances, des appels dans le froid, et des gardiens de prompts à cogner. Ainsi Bach survole la « dysenterie », un quatuor de Beethoven s’élève, « grondant sa révolte au lendemain d’une série de pendaisons particulièrement réussies ». Ces pages allusives et brillantes plongent le lecteur dans la plus poignante dichotomie entre l’art et les camps.
André Malraux rappelait dans ses Antimémoires, que les camps, « d’inspiration ubuesque » selon David Rousset, rompent avec toute tradition de l’incarcération et du bagne. Là, malgré les avanies, le prisonnier restait un homme. Les camps travaillaient à l’annihilation non seulement de l’homme, mais de tout un peuple. Malgré la dimension industrielle qui fait la spécificité de la « solution finale » nazie, le parallèle est évident avec les camps communistes, les famines ukrainiennes orchestrées par la collectivisation stalinienne, les dizaines de goulags parsemant l’Union soviétique, la focalisation antisémite en moins, la technique des chambres à gaz en moins, quoique le froid et la faim se chargeaient de l’extermination ; mais aussi les logaïs du maoïsme chinois. Aussi faut-il ne pas oublier de citer, comme c’est hélas le fait de ce volume de la Pléiade, des presque équivalents, soit les Récits de la Kolyma[7] de Varlam Chalamov, et L’Archipel du goulag[8] de Soljenitsyne.
Poignant plus encore par la réunion, la succession, le creusement des témoignages, ce volume rend à ses Ecrits des camps quelque chose de leur nouveauté épouvantable, époustouflante, de leur champ obscur d’assassinat programmé. Une fulgurance noire ne jaillirait-elle pas si l’on plaçait ce Pléiade, quoique d’un format plus modeste, aux côtés d’Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf[9], dont l’analyse critique déborde pour trois fois la démesure du brûlot infâme d’Adolf Hitler[10].
Historiciser le mal. Une lecture critique de Mein Kampf,
Bibliothèque municipale, Poitiers, Vienne. Photo : T. Guinhut.
« Hier ist kein Warum[11]», répond un SS, ou un Kapo, lorsque Primo Levi se voit arracher le glaçon sur lequel il comptait pour apaiser sa soif. « Ici il n’y a pas de pourquoi ». Voilà qui semble dénier à l’occasion d’Auschwitz toute interrogation rationnelle autant que métaphysique. Certes les morts, à moins d’une autre vie accordée par la Providence, ne pensent pas. Cependant, il reste aux survivants, Primo Levi en tête, puis aussi bien aux amateurs qu’aux professionnels de la pensée, la tâche ingrate, ardue, semée d’embûches, d’édifier une Philosophie de la Shoah, telle que se propose, non pas seul, mais outillé de bien de ses prédécesseurs, Didier Durmarque.
Nanti d’un appareil de notes aussi judicieux qu’impressionnant (auquel nous empruntons bien des références), l’essai de Didier Durmarque, malgré l’apparente modestie de son épaisseur physique, ne se départ pas d’une dimension encyclopédique. Les témoins écrivains de la Shoah, sont bien là, de Primo Levi à Imre Kertész[12], les penseurs, d’Adorno à Heidegger, sans omettre un instant Hannah Arendt et son Eichmann à Jérusalem, en passant par David Rousset et Claude Lanzmann, ou des sociologues comme Bauman, des historiens comme Hilberg. Le format ramassé du volume, la fluidité de la démonstration permettent une efficace initiation à des problématiques lourdes et qui nous hanteront longtemps, voire tant que l’humanité sera l’humanité.
La Shoah est en effet le vortex d’une « métaphysique moderne », en laquelle l’être, son sens, son immanence, voire sa transcendance, sa relation au langage et à l’Histoire, son inscription dans une pensée politique, ne peuvent plus faire l’économie d’une entrée fracassante et fracassée. Car l’énigme du nazisme et son irrésistible montée, et une part de ses mobiles, la haine du Juif, parviennent à culminer dans le massacre organisé de six millions d’êtres humains. Au contraire de Jacques Lanzmann, qui qualifie la Shoah d’« acte incompréhensible[13] », Todd Strasser, dans son apologue La Vague[14], a tenté avec finesse et succès de mettre en scène et ainsi de montrer comment un groupe peut adhérer puis agir avec violence : un paisible lycée californien devient un microcosme totalitaire, où les élèves perdent tout libre arbitre pour adhérer avec passion à leur leader, le professeur Ben Ross, qui ne s’est livré à cette expérience que pour expliquer la montée du nazisme, et pour élucider avec eux les mécanismes de l’adhésion à un groupe exalté par le mal…
Ainsi Didier Durmarque s’attache à penser « par-delà un impensable ». Ce qu’il faut lire « comme castration et comme fondement », est également lu autant du point de vue anthropologique que métaphysique, voire « esthétique » : « La Shoah comme fondement ontologique s’apparente derechef à une castration, honte d’être homme », elle « remplace, à certains égards, le péché originel et la crucifixion du Christ ». Au-delà du meurtre de masse, multiplicateur de la pulsion de mort, qui plus est, en fonction d’une politique raciale, du génocide d’un peuple notoirement inoffensif, assimilé à sa seule religion honnie, la honte se cristallise également sur l’exploitation économique des camps, désastreusement peu rentable du point de vue de la faiblesse de travail, mais terriblement efficace quant à l’optimisation des sous-produits humains : vêtements, bijoux, or dentaire, lunettes, landaus, cheveux, cendres… Cependant, l’on n’ira pas jusqu’à suivre le nazi Heidegger, qui, dans sa haine de la technique, affirme : « L’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée, quant à son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz[15] » (dans une de ses conférences de Brême), lui qui tait qu’il s’agit là d’abord de Juifs, ce que n’omet pas de pointer notre essayiste.
Cet « oubli de l’individu » signifie-t-il que Dieu n’existe pas ? L’être devant la mort par holocauste est confronté à une négation de la métaphysique : car « Vérité, beauté, Bonté, que les philosophes ont inventés » seraient « une pure moquerie à l’égard des victimes », selon un Heidegger ici moins verbeux qu’à son habitude. Ainsi Auschwitz « discrédite l’être comme fondement, c’est-à-dire comme Dieu, et réinvestit la question de l’origine sous forme de celle du néant ». Là où est interdit de « prononcer le mot de Providence », s’agit-il d’« une nouvelle Bible[16] » ? Si Dieu préside, il faut maudire sa volonté sans théodicée, car il rit ! Le scandale métaphysique est refermé par Imre Kertész : « La révélation du Sinaï a perdu sa validité avec l’accomplissement d’Auschwitz[17] ». Qui sait si les victimes, en d’autres circonstances, auraient pu se conduire comme leurs bourreaux…
À juste titre, à la suite d’Hannah Arendt, Didier Durmarque interroge le rôle euphémistique du langage[18] dans le traitement de la « question juive ». Mais aussi, au-delà de la « résistance à la verbalisation » de la Shoah, de la faillite des mots, et a contrario, ce langage anoblissant et vivifiant de l’art et de la poésie, comme lorsque Primo Levi attribue sa survie aux vers de La Divine comédie de Dante récités à Auschwitz. Ainsi, la souffrance « passe par une esthétique du langage », au service de la formulation, de la visualisation et de la transmission à fin de mémoire et d’avertissement humaniste et philosophique, ce au service des générations suivantes.
Cette esthétique n’est évidemment pas dans la Shoah elle-même, mais dans l’art qui en rend compte, au-delà de l’immonde et de l’inconnaissable, non sans dimension éthique. Dans une nouvelle langue, non contaminée, s’il est possible, « à l’intérieur de cette tension entre art et kitsch ». Paul Celan[19], avec « Fugue de mort », Primo Levi, et quelques autres, y ont réussi, pas seulement parce qu’ils étaient des témoins, mais des artistes. Bien que n’ayant jamais vécu à l’époque de la Shoah, Jonathan Littel, avec Les Bienveillantes, a su faire impressionnante œuvre d’artiste[20]. Comme le film de Claude Lanzmann est un film d’horreur vrai, en même temps qu’un film sur Dieu et sur la question de la représentation. En effet, déclare Lanzmann à l’intention de Raul Hilberg : « Pour décrire l’holocauste […], il fallait faire une œuvre d’art[21] ».
Une telle entreprise historique et de recréation se doit de déconstruire les stéréotypes : participation et absence de résistance des Juifs doivent être exclus du prêt-à-penser. Egalement de conduire à un « réinvestissement de la question juive ». Un « nouveau Sinaï » doit s’élever. « Une philosophie du judaïsme comme figure de l’universel » reste nécessaire ; y compris (ce que ne mentionne pas notre auteur) devant le défi multiséculaire de l’antisémitisme explicitement génocidaire de l’Islam…
Ce bel essai, stimulant pour l’esprit, n’échappe pourtant pas à quelque occasion de blâme : affirmer que « cette perversion de la raison […] est le propre de la société moderne en général et de la société occidentale en particulier », c’est faire fi des barbaries génocidaires depuis la préhistoire et l’antiquité et de celles extra-occidentales, c’est s’aligner sur une culpabilisation de l’Occident hors de tout équilibre objectif de la pensée. De même, accueillir sans barguigner l’association du « système totalitaire nazi » et du « système contemporain de la société néolibérale » de Christophe Dejours[22] et la comparaison de François Emmanuel[23]selon laquelle la « sélection du marché » capitaliste est « identique à la « sélection à l’entrée des camps de concentration et d’extermination » est pour le moins la traditionnelle et stupide reductio ad hitlerum, et, pour le plus juste, la marque d’une obsession idéologique anticapitaliste délirante et dangereuse…
Certes, l’on insiste, et Didier Durmarque de même, avec raison, sur l’unicité de la Shoah : qu’elle ait été commise au cœur du XXème siècle et d’un Occident apparemment supérieurement civilisé, qu’elle convoque les perfectionnements de la technique, au moyen de la bureaucratie issue de l’Etat hégélien, de la logistique ferroviaire et des chambres à gaz, au service d’une « industrialisation du meurtre », la rend presque incroyable, vigoureusement choquante, quand l’Etat moderne fourbit les armes de la mort, alors que civilisation et technique auraient dû nous garantir des barbaries tribales, djihadiques et impériales que les sables de l’Histoire enfouissent…
Pourtant, et en ce sens, la Shoah nous avertit qu’en dépit des apparents remparts de la civilisation et de la technique, pensées comme au service de l’humanité, elle n’est qu’un éternel retour (pour employer un concept nietzschéen) du fonds de violence et d’extermination qui coule en chacun de nous à des doses diverses depuis des temps immémoriaux. « Mal radical inné dans la nature humaine » selon Kant, ou « banalité du mal » selon Arendt[24], il ne fait que changer d’outil, de la massue la plus primitive à « la solution finale » abondamment théorisée autant que techniquement planifiée.
Quoiqu’il faille se garder de l’effet paravent. La Shoah, commise par le national-socialisme, mise en avant par l’antifascisme en sorte d’étendard de l’abjection à combattre, permet d’euphémiser, voire de passer sous silence les crimes de son pendant : le socialisme international, entre Lénine, Staline, Mao et Che Guevara. Il vaut mieux alors éviter de pointer les accointances de l’antisémitisme nazi et islamique, lorsque l’on sait combien le mufti de Jérusalem, visitant Berlin, était un grand ami d’Himmler. De plus l’absence de procès de Nuremberg pour les crimes du communisme, n’a pas permis qu’une opinion s’émeuve avec autant de force, en dépit de Soljenitsyne et de son Archipel du goulag: la filiation marxiste qui passe par Lénine, Staline, Mao et Castro n’a pas vu poindre son Hannah Arendt.
Reste que la conclusion nécessaire de l’argumentation de Didier Durmarque est, sans ambages : « une philosophie de la Shoah n’est point une contradiction dans les termes, mais se présente, s’érige, se donne à penser comme pléonasme », comme problème « politique planétaire ». On lui saura gré de fourbir pour nous les armes de la pensée, même si, devant le fer des masses fanatisée, elle peut-être notoirement fragile…
Avec une inébranlable constance, Didier Durmarque creuse le sillon de sa recherche, se demandant comment Enseigner la Shoah[25]. Au-delà et au secours de la pensée philosophique et historique, il ne se fait pas faute d’oublier les écrivains qui ont témoigné, soit « les écrivains incandescents » de son Bilan métaphysique après Auschwitz : Robert Antelme, Piotr Rawicz, Yitzhak Katzenelson et Imre Kertész, comme pour devenir une sorte d’apostille aux Ecrits des camps en Pléiade. Car si Dieu n’a jamais répondu aux appels qui sourdaient des baraques des camps et des chambres à gaz, peut-être faut-il signer l’acte de décès de la métaphysique. Car « c’est l’humanité de l’homme qui a rendu possible la Shoah ». Or ne reste que le verbe abandonné de Dieu sous la plume des écrivains. Didier Durmarque confirme le réquisitoire selon laquelle la « forfaiture divine » est indubitable.
Les quatre auteurs dont l’essayiste s’empare sont pour lui des « incandescents ». À cause du « pli au sens deleuzien » pour Robert Antelme, où les enfants brûlés sont le signe de la responsabilité métaphysique de l’homme. Ainsi l’Etat moderne, ne respectant pas le droit naturel, construit une biopolitique, pour reprendre Michel Foucault et Giorgio Agamben. L’incandescence du « style » chez Piotr Rawicz, va jusqu’à faire d’un Kapo ou d’un SS un Dieu, entre deux infinis : « Dieu et cafard », au sens de la vermine kafkaïenne et de la vermine juive selon les Nazis. Une queue circoncise quant à elle est une « phénoménologie » ! Ainsi l’ontologie devient une « néantologie ». Un tel écrivain considère tout « fait collectif », « tout fait social grandiloquent » comme « une antichambre de la chambre à gaz ! L’exagération n’est peut-être pas si folle. En regard, la « folie froide » est chez le Polonais Yitzhak Katzenelson, avec son Chant du peuple juif assassiné[26], « permettant à l’homme de sauver le Verbe ». Car le texte est de la poésie, au rebours d’Adorno, texte écrit en yiddish et enfermé dans de petites bouteilles enterrées dans le parc de Vittel, auprès du camp d’internement, quoiqu’il s’appuie sur l’expérience du ghetto de Varsovie et la perte de sa femme et de ses enfants achevés par le gaz à Treblinka. Quinze chants jalonnent l’œuvre jusqu’au soulèvement suicidaire du ghetto. Voici la « puissance démiurgique du langage », selon Didier Durmarque, qui ne peut échapper à la comparaison avec le poète Paul Celan, cette puissance qui lutte contre la destruction d’un peuple et d’une culture, malgré le scandale exprimé par Yitzhak Katzenelson : « Il est un Dieu ! Quelle injustice !.. Quelle raillerie !.. Quelle infamie ! » Reste la pensée au service du langage avec Imre Kertész, « premier philosophe de la shoah », qui met l’humanité face à l’irréductibilité d’Auschwitz, où « la modernité peut se passer de l’homme ». Seule l’incandescence de la langue maintient en vie la mémoire et la dignité humaines. Ainsi Didier Durmarque fait saillir de son quatuor d’auteurs une incandescence philosophique, là où « Auschwitz fait table rase de toutes les conceptions traditionnelles de l’homme et de Dieu ».
Les travaux de Christian Ingrao[27] développent également une pensée de la chambre à gaz et de l'extermination. Ce dernier expose par exemple les préoccupations morales d'Himmler et l'identification de sa pratique à celle des Anglais puis des Américains envers les Indiens. Himmler identifie même sa « marche à l'Est » au processus mis en place par ceux-là pour vider les territoires de ses habitants. Estimant qu'il n'a pas de temps à perdre, il se dédie au plus vite à sa mission au service son peuple. Or Christian Ingrao rappelle combien nombre d'Allemands, avant même la Première Guerre mondiale, étaient obsédés par l'angoisse de la disparition de leur peuple programmée par les Français et les Anglais, mais aussi les Russes.
Cependant cette philosophie de la shoah resterait veuve et sans descendance si l’on n’agrégeait les autres génocides qui ont parsemé l’Histoire : sans omettre les génocides vendéen et rwandais, pensons aux dizaines de millions de morts du maoïsme chinois, aux vingt millions de morts du communisme soviétique, dont ceux de la famine ukrainienne sciemment orchestrée par Staline, ce qui dément l’affirmation de Didier Durmarque selon laquelle « les goulags russes visaient expressément la domination politique et l’absence de contestation plutôt que l’extermination », les intentions affichées n’en cachant pas moins un résultat probant. Ainsi communisme et fascisme ne sont que les deux faces du même totalitarisme génocidaire des êtres et de leurs libertés, quand le théocratisme, en particulier (mais sans exclusive) depuis le VIIème siècle qui vit la naissance de l’Islam, faucha un nombre incalculable d’individus, de l’Inde à l’Espagne, jusqu’à aujourd’hui, où le califat islamique, sans omettre ses ramifications planétaires infiltrées, dévaste les Chrétiens, les Juifs, les athées, les tenants des Lumières, et tous ceux qui n’ont pas l’heur de lui plaire. En cette occurrence, le génocide arménien est symptomatique. Car l’on oublie trop souvent, que loin de se limiter à un conflit ethnique, il n’était rien d’autre qu’une élimination programmée d’une enclave chrétienne de l’empire ottoman.
À cet égard, l’essai de Michel Marian n’est pas un livre d’historien dépliant le récit d’un génocide qui fit en 1914 et 1916 tant de centaines de milliers de morts, extirpant les Arméniens de l’Anatolie, comme on le fit des Grecs, puis des Syriaques, et peut-être dans l’avenir, des Kurdes. Il s’agit, comme une variante en mineur du livre de Didier Durmarque, d’une philosophie de la mémoire. Ce qu’explicite suffisamment le sous-titre : « De la mémoire outragée à la mémoire partagée ». Toute la problématique repose en effet, entre « faits et fables », sur la question de la reconnaissance ou non de ce génocide (certes historiquement attesté) par le monde entier et par voie de conséquence par la Turquie elle-même. En ce sens, à l’heure du centenaire, l’islamisation de la Turquie sous la coupe d’Erdogan est de bien mauvais augure, non seulement pour une pacification de la mémoire, mais aussi pour une pacification du futur, là où la question arménienne augure de la question chrétienne (religion peu à peu évacuée du pays).
Une des questions essentielles (outre celle, oiseuse, de savoir s’il faut qualifier de génocide un événement antérieur à la création du mot) est de réclamer ou de s’inquiéter de la pénalisation de sa négation, à la suite des lois Gayssot pénalisant la négation de la Shoah. Michel Marian n’omet pas de rappeler les tenants et les aboutissements d’une telle entreprise judiciaire française, pointant à juste titre « les dangers de la pénalisation ». Lobby arménien, bons sentiments politiques et realpolitik aboutissent aux polémiques autour de l’exigence ou de l’ingérence grotesque du législateur sur le territoire de l’historien, à la lisière immédiate de la décision liberticide, prête à semer le lit d’une pénalisation de la mention d’une opinion pourtant conforme à des faits historiques avérés.
Quand Didier Durmarque se réclame de l’universel pour rendre leur dignité aux victimes de la Shoah, Michel Marian propose l’image de la ville homérique de Troie, détruite parce qu’à la charnière de l’Asie et de l’Europe, « pour clore dans cette région des siècles de nationalisme, pour remplacer la course meurtrière à l’origine par une référence partageable ». Ces deux essais, dont le second est comme le petit frère du premier, nous invitent non seulement à penser le passé, mais aussi notre présent et notre avenir : celui d’une humanité que le parfum des génocides n’a pas fini de faire frétiller, surtout animé par la pulsion de mort de l’identité religieuse et théocratique. Il est à craindre que l’Histoire n’en ait pas fini avec les crimes contre l’humanité, au service hélas d’autres écrits des camps et des génocides, si seulement survivent les plumes.
Arma. L’Antiquité en guerre, Les Belles Lettres, 2021, 288 p, 15 €.
Nuits antiques, Les Belles Lettres, 2013, 336 p, 14,50 €.
Cave canem. Hommes et bêtes dans l’Antiquité,
Les Belles Lettres, 2015, 422 p, 15 €.
Ex machina. Robots et machines de l’Antiquité,
Les Belles Lettres, 2020, 368 p, 15 €.
Plutôt que de s’épuiser à parcourir de lourds volumes historiques, une façon originale, voire ludique, en tout cas délicieusement instructive, d’appréhender l’Antiquité consiste en l’élaboration et la réception d’anthologies thématiques aux angles pertinents. Au sein de la collection « Signets », parmi ces Belles Lettres dont la réputation n’est plus à faire, des regards sont logiquement attendus sur l’Empereur, sur la guerre, l’armement. D’autres sont plus étonnants, insolites, comme ceux portés sur « Hommes et bêtes », sur les « Nuits antiques », ou, plus époustouflant encore avec les « Robots et machines » que rêvèrent et fabriquèrent Grecs et Romains. La méthode est à chaque fois la même, mais sans risque de répétition, puisqu’il s’agit d’aller puiser dans le fonds immenses des littératures anciennes de façon à dégager une exploration en coupe de civilisations que l’on sait fondatrices. Quel modèle, sinon quel repoussoir, pouvons-nous ainsi tirer de l’Antiquité ?
Rome ne serait pas Rome dans notre représentation et notre imaginaire sans un empereur à la tête des armées. « Comment devenir un chef », comment gouverner au moyen de « l’art de diriger », autant de pistes qui font d’Imperator un manuel à l’usage de l’homme d’Etat, et plus exactement d’exception. Quoique peu de femmes, Cléopâtre et Zénobie, puissent faire partie de ce club très fermé, ils ont nom, pour les Grecs Périclès et Alexandre, le Perse Cyrus et le barbare Attila, Jules César et Hadrien, pour les Romains…
Leaders (un mot venu du vieil anglais et du proto-germanique) et meneurs d’hommes, ils sont chez les Grecs des tyrans, despotes et basileus, quoique le sens en fût plus royal qu’aujourd’hui ; chez les Romains des potestas, princeps et rex. Leur dimension charismatique consiste, selon Xénophon, en un « don divin de se faire obéir de plein gré ».
Doués d’une volonté de fer, d’un travail incessant, d’une voix capable de soulever les foules, voire d’une ambition dévorante, ils bâtissent et l’empire et l’Histoire, en toute conscience de leur valeur, sinon de leur hubris, au point qu’Auguste voulut que les Césars, et lui au premier chef, soient divinisés.
Homme politique, juriste, rhétoricien et philosophe, Cicéron insiste sur les nécessaires qualités sine qua non : outre « une teinture des lettres », il estime « qu’un orateur, éloquent et vertueux ensemble, apporte gloire à une cité tout entière », tant les talents oratoires sont indispensables. Car l’élite romaine est solidement armée d’une formation à l’art de la parole. Ce qui n’est en rien contradictoire avec la valeur des armes. Le poète épique de La Pharsale, Lucain, fait à cet égard un éloge appuyé de Jules César, à la fois général et écrivain : « En César, il n’y avait pas seulement un nom et une gloire militaire, mais une valeur incapable de se tenir en place ; il n’a honte de rien, sauf de vaincre sans combattre ». Le même Jules César est loué par Pline l’Ancien pour « la vigueur de son esprit » et sa « rapidité prompte comme l’éclair ».
Le tout n’étant pas de se tenir au sommet du pouvoir, mais, selon Pline Jeune, de respecter l’autorité de ses subordonnés : « chacun conservait en ta présence la même autorité qu’en ton absence », dit-il respectueusement à l’empereur, dans son Panégyrique de Trajan.
Mais gare à celui qui s’arroge une gloire imméritée. Il est la proie des satiristes, comme Juvénal, qui ne pratique guère l’éloge (comme celui de Constance par Julien) et préfère blâmer avec un talentueux humour ceux qui « ont voulu s’assurer à tout prix la première place », se moquer avec férocité d’un favori déchu de l’empereur Tibère, dont « on tire les statues au câble ». Avec « le colossal Séjan, et demain avec cette face, la seconde de l’univers, on va fabriquer des cuvettes et des cruchons, des poêles à frire et des pots de chambre ! »
Thématique et non historique, l’ordonnancement du volume va d’un panorama des grands chefs, en passant par les écoles de rhétorique aux questions de succession, sans oublier l’incroyable énergie de ces surhommes avant l’heure, possédant en propre l’art de diriger, soit de juger et de décider, et enfin s’appuyant sur la nécessité de donner l’exemple.
Réunis par Charles Sénard, ce sont une centaine de textes en étoile autour du concept antique de l’Imperator, venus d’auteurs canoniques et attendus, mais aussi bien moins connus et à découvrir. Si l’on n’est pas surpris de lire quelques pages des empereurs eux-mêmes, Jules César qui ne put coiffer ce titre tant désiré, Auguste, Marc-Aurèle et Julien, les historiens sont de toute évidence convoqués : Tite Live pour Rome et Procope pour Byzance et à propos de Justinien. La personnalité politique exemplaire, quoique parfois idéalisée, est dessinée lors de cette Antiquité qui ne cesse pas de nous fournir encore aujourd’hui des modèles d’homme dont l’esprit unit la vertu et la décision.
Il n’y a pas d’imperator sans armée. Ce pourquoi le volume intitulé Arma est l’indispensable complément du premier. Ici la gloire et la terreur se partagent une centaine de textes, choisis par Estelle Debouy et Isabelle Warin. Du bouclier d’Achille magnifiquement orné aux légions impériales, en passant par les éléphants d’Hannibal. La guerre étant en quelque sorte l’état permanent de l’Antiquité, elle trouve ses théoriciens, comme Asclépiodote, un contemporain de Virgile, qui rédigea un Traité de tactique. Les éphèbes étant soumis, selon Aristote dans la Constitution des Athéniens, à un service militaire de deux ans, le courage ne doit jamais leur manquer. Quant aux légionnaires romains, robustes et braves, ils poussent leurs conquêtes à marches forcées et chargés comme des mules, prêts de surcroit à construire le castrum en peu d’heures. Selon Végèce, « les moyens qui assurèrent au peuple romain la soumission de l’univers ne sont autres évidemment que la pratique des armes, la science des campements, l’habitude de la guerre ». Ainsi commence-t-il son De l’art militaire. Pensant résolument que ce sont les hommes qui font l’Histoire, Plutarque et Tite-Live dressent les portraits élogieux du Grec Alcibiade et d’un Hannibal qui faillit avoir raison de Rome.
Cuirasses, casques, javelots et catapultes (inventées à Syracuse) sont l’objet des plus grands soins. Denys de Syracuse fait équiper ses armées en abondance, jusqu’à des « navires à quatre et cinq rangs de rameurs », comme le rapporte Diodore de Sicile. Camps fortifiés et logistique deviennent une science à part entière.
Mais gare à la défaite, à la déroute, comme face au Germain Arminius qui infligea des pertes sévères aux légions. Et gare à la victoire à la Pyrrhus, lorsque le succès tactique est ratifié par des bains de sang considérables, des déboires ruineux pour le vainqueur, tel que le rapporte Plutarque dans sa Vie de Pyrrhus. Gare également à « Babel dans l’armée » : Polybe rapporte que les Carthaginois, engageant des mercenaires de toutes origines, se virent menacés par la confusion des langues et des intérêts, un peu comme les armées romaines, engageant des Barbares, se virent effritées de l’intérieur, jusqu’à l’effondrement de l’empire[1].
Rigoureusement rangé en ordre de bataille, l’ouvrage progresse de manière logique. La revue des troupes engage des hommes le plus souvent d’exception, l’art de la guerre ne va pas sans le nerf de la guerre, soit l’or et l’argent, l’adage « dura lex sed lex » s’applique au combat et à ses rites, alors que, malgré les constantes victoires romaines, l’horreur et le sang disent combien l’injonction « Vae victis » (malheur aux vaincus) est implacable. Enfin, au-delà des guerres intestines et civiles, voire de la guerre juste, la paix prétend toujours être le but ultime. Et si Saint Augustin est le père de ce concept de « guerre juste », soit selon « les desseins de Dieu », nous resterons à cet égard sur notre faim.
La poésie épique est reine : elle est celle de l’Iliade, où les héros, animés par les dieux, Grecs ou Troyens, rivalisent de valeur pendant des années. Entre éloge et blâme, entre gloire et larmes, les poètes, d’Homère à Silius Italicus chantant les guerres puniques, se joignent aux historiens et aux auteurs de traités techniques pour honorer et servir la survie et l’expansion d’un peuple et d’une civilisation, placés sous l’égide d’Athéna et de Mars. Dans son Anabase, Xénophon raconte l’aventure des « Dix-Mille » au service de Cyrus le Jeune en vue de détrôner son frère Artaxerxès II. Tite-Live évoque les fleuves de sang de la bataille de Cannes. L’on se doute que le philosophe n’est pas en reste. Ainsi Cicéron avertit : « Que les armes le cèdent à la toge ». Les armes tranchantes cèdent alors le pas à l’arme argumentative, polémique et diplomatique. Voire au rire, lorsque Plaute se moque du « soldat fanfaron »…
Les auteurs grecs et latins ne cessent pas de conter des exploits et des défaites, mais aussi de réfléchir sur la guerre et la paix, sur le choc entre démocratie et barbares, entre l’empire et les marges (une réflexion que développera Ibn Kaldun au XIV° siècle) ; ce qui augure de la modernité et de l’actualité brûlante que peuvent receler leurs textes, jusqu’en notre contemporain, notre avenir…
Villa romana de Santa Cruz, Baños de Valdearados,Burgos.
Photo : T. Guinhut.
Repos du guerrier, la nuit est également antique. L’on sait que le sommeil est le dieu Hypnos. Il est nanti de ses trois aides : Phantasos, Morphée et Phobetor, qui animent nos rêves et nos cauchemars, et s’ils se rencontrent dans les Métamorphoses d’Ovide il est étonnant que l’avisée Virginie Leroux se soit endormie sur sa page en publiant ici celle de « la maison du sommeil », sans que s’y trouve la suivante présentant nos trois acolytes nocturnes[2]. Elle n’omet cependant pas « l’île des songes » où « les arbres sont de grands pavots et des mandragores », rêve du Grec Lucien dans ses Opuscules, ni la typologie des songes établie par Macrobe, ni l’Oneirokritika ou Traité d’interprétation des songes, dans lequel Artémidore, ancêtre tout aussi talentueux et fumeux que Freud, interprète le rêve de calvitie : « cela signifie perdre tout ce qui concerne l’ornement de l’existence ».
Eveillée, la nuit est également celle des plaisirs et des ivresses, en particulier sexuelles. Erotiques elles sont chez les poètes : Properce et Ovide par exemple. Cependant l’historien Suétone ne jette pas le voile sur les débauches nocturnes de Néron, tandis que Lysias rapporte comment sous les flambeaux fut châtié Erastothène, qui séduisit la femme d’Euphilétos avec la complicité d’une petite esclave.
Pire encore, attention, elle peut être perfide : s’y trament des conspirations, l’on y perpètre des crimes. Plus secrètement, voici des initiations obscures, des cérémonies magiques, des cultes nocturnes inavouables, voire la nécromancie qui réveille et interroge les cadavres dans Les Ethiopiques d’Héliodore. Sans compter les esprits démoniaques et les « Haries » épouvantables de la Germanie, signalées par Tacite.
Bien sûr elle est propice à l’astronomie et l’astrologie qui sont pour les Anciens inséparables. Nuits antiques est donc une anthologie pleine de vie, de songe et de mort, ouverte tant sur l’obscurité de l’irrationnel que sur les savoirs du sacré et du cosmos. Car, se demandant d’où vient la nuit, Lucrèce imagine que le soleil poursuit sa course sous terre. Aratos, en ses Phénomènes, observe la lune pour en déduire des événements météorologiques.
Bêtes de la chasse ou du cirque, compagnons à quatre pattes, pensent-ils ? se demandent les Anciens. Dans le volume Cave canem, selon le célèbre avertissement de la maison du Poète tragique, à Pompéi, où une mosaïque illustrée prévient : « Prends garde au chien », l’on va des repas de « viande de singe » et de cochon de lait aux prodiges de la gent animale. Pour les Egyptiens ils sont des dieux, pour les Grecs et les Romains ils sont un élément essentiel du monde humain. Dans son Protagoras, Platon montre comment les Dieux assurent leur création. Les philosophes les classent non sans encyclopédisme, comme Aristote qui n’hésite pas à nous parler de poux, et Pline l’Ancien, dans son abondante Histoire naturelle, les décrit avec un rare luxe de détails. Et si l’on est sans pitié face aux nécessités de l’estomac, il y a parfois des auteurs, comme Plutarque, pour s’inquiéter de savoir s’il est loisible de se nourrir de viande, si l’on ne doit pas être végétarien. Sans pitié encore les jeux du cirque, où l’on exulte de voir le sang animal et humain éclabousser l’arène.
Zoologue, Jean-Louis Poirier essaime ce volume de mythologie et de « langues d’oiseaux », de bêtes exploitées et d’« art vétérinaire », convoquant bien entendu poètes et historiens, et goûtant fort le Grec Elien[3]. Avec La Personnalité des animaux, ce dernier compose une série de portraits qui sont ici sollicités à l’occasion du paon ou de la chasse à l’éléphant, alors que celles des fauves et du lièvre sont dévolues à Xénophon.
Il faut également exploiter le murex et la pourpre, deux coquillages, pour assurer la production de teinture, des mammifères pour leur lait et le fromage, les abeilles pour le miel. Pour la pêche il faut lire Ovide et ses Halieutiques, et pour ce qui concerne l’agriculture et ses animaux, l’on conseillera les Géorgiques de Virgile, très informé, par exemple sur les maladies des brebis. De même il conte une épouvantable épidémie d’épizootie qui frappa les porcs et les bœufs de Norique, dans les Alpes.
Parfois, d’un volume à l’autre de cette prodigieuse collection, les sujets se croisent. Ainsi l’animal de guerre. Car chevaux puis éléphants sont des alliés et des ennemis, des armes efficaces et dissuasives, quand les chiens montent la garde, voire les oies, à l’instar de celle du Capitole assailli par les Gaulois. Et si chaque volume offre un utile index par auteur, celui-ci ne manque à aucun de ses devoirs, avec un index des animaux…
Le « deus ex machina » était à l’ère baroque le dieu sorti des machineries du théâtre. « Robots et machines dans l’Antiquité », voici le sous-t-titre d’Ex machina. Certes le mot robot ne fut créé qu’au début du XX° siècle par le dramaturge tchèque Karel Capek dans sa pièce R.U.R[4]. Cependant les Grecs connaissaient déjà les automates et pouvaient concevoir des machines déjà sophistiquées, qui parsèment les mythes et les épopées, mais aussi le terrain des réalités concrètes.
Dans sa forge, le dieu Héphaïstos invente le premier robot. En son Iliade, Homère le montre en pleine création de servantes en or dotées non seulement de « corps de vierges », mais aussi de la parole et de l’intelligence : « par la grâce des Immortels, elles savent travailler ». C’est ainsi qu’il anticipe la science-fiction, jusqu’au Blade Runner de Ridley Scott ou la série Real Humans, voire de réels humanoïdes aujourd’hui en gestation.
Sophocle, parmi les répliques de son Antigone, célèbre l’homme comme « la plus grande des merveilles », capable d’inventer des « machines » pour se dépêtrer de toutes sortes de situations. Or les philosophes ne sont pas en reste : au travers du mythe de Prométhée, Platon conte le « don de la technè », dans son Protagoras, Aristote montre combien la main et l’outil font de l’homme un expert de « l’instrument de travail », imaginant de surcroit dans la Politique que chaque instrument puisse « accomplir son œuvre propre ». Parmi la même veine utopique, Athénée de Naucratis rapporte les mots de Cratès : « Je ferai en sorte que tous les objets marchent tout seuls ». Les mythes de Pandore, libérant les malheurs de sa boite, et de Pygmalion, animant sa statue, participent d’un imaginaire technologique troublant. Dédale est réputé pour être l’homme de la technè et de la mètis, ouvrant le regard des statues, adjoignant des ailes à Icare, comme d’aviaires prothèses.
Alexandrie fut un centre scientifique de renom. Héron d’Alexandrie écrivit d’ailleurs un traité : Les Mécaniques, dans lequel il décrit par exemple les treuils. Mais de surcroit Les Pneumatiques, dans lequel il est question d’une machine à vapeur. Aristote s’était, lui, interrogé en ses Problèmes mécaniques, sur les dispositifs à même de mouvoir des masses énormes au moyen de la seule action d’une faible force. L’on connait le mathématicien, physicien, ingénieur Archimède, son « principe » et sa « vis ». Pausanias nous présente « l’hysplex », un système destiné à assurer le départ décalé des coureurs et des chars. Quant au Romain Vitruve, à l’occasion de la troisième partie de son De l’architecture, il disserte de la « machinatio » : outre celles destinées à tracter et soulever, il s’agit de machines de guerre et de siège, balistes à l’assaut des remparts et corbeaux sur les navires, ou encore d’horloges à eau, comme de Ctésibios. L’on devine que pour amener l’obélisque de Karnak au Circus Maximus, les Romains ont su soulever et résoudre bien des problèmes. Les systèmes hydrauliques sont bien vite sophistiqués : en témoignent les aqueducs, les pompes à piston et d’ingénieux siphons. Suétone témoigne de « la Maison dorée » de Néron, égayée par le jeu des « orgues hydrauliques » dont la plus belle salle à manger « tournait continuellement sur elle-même ». Si l’on en croit Athénée et son Deipnosphitès, des « poupées mécaniques » amusaient les amateurs grecs du IV° siècle avant Jésus Christ, et, plus tard, des « théâtres d’automates » apparaissent dans les pages du prodigieux Héron d’Alexandrie. Ce dernier décrit dans Les Automates, le mouvement de dauphins artificiels et « comment la foudre tombera sur la scène ». Ausone nous présente la statue d’Arsinoé suspendue en l’air sous au plafond fait d’aimant. Aulu Gelle prétend qu’une « colombe artificielle en bois, faite par Archytas sur un principe rationnel et une mécanique, avait volé » ! Mieux encore peut-être, lorsqu’avec les fameux mécanismes d’Anticythère, l’on trouve les prémices de la mécanique de précision…
Il faut une belle sagacité à Bernadette Choppin-Lebedeff et Annie Collognat pour avoir sélectionné les textes de cette scientifique et stupéfiante anthologie, qui lève un rideau de plus sur l’intelligence et l’industrie antiques, non sans faire de judicieux rapprochements avec les grands classiques de la science-fiction aussi bien qu’avec les plus novatrices avancées de nos sciences…
Selon le même principe et le même ordonnancement, ce sont une trentaine de titres qui honorent cette collection « Signets » ou « L’Antiquité par les textes », dirigée avec savoir, talent et imagination par Laure de Chantal. L’on ne saurait assez conseiller l’amateur d’Antiquité de se constituer cette petite bibliothèque rouge dont chaque couverture présente un quatuor d’images signifiantes et symboliques en accord avec le sujet. En complément avec les anthologies des littératures gréco-romaines et de celle de la poésie latine en Pléiade[5], un savoir précieux et profus est à notre portée, dans un rayonnage à prix modique. Comment résister à des titres, comme Professionnelles de l’amour, Des lyres et des cithares, Minus (sur la petite enfance), Homosexualité, Monstres et merveilles, Hocus pocus, qui est cette formule latine des sorciers que n’a pas renié un Harry Potter, même si Torturer à l’antique est, quoique d’un intérêt historique indubitable, moins succulent. Quant À la table des Anciens, un volume aussi documenté qu’illustré, elle nous invite à goûter des mets que l’on retrouve dans un livre des Belles Lettres qui est une mise en bouche fort explicite : Rome côté cuisine[6]. Là, outre un tableau fouillé de l’alimentation, vous trouverez jusqu’à des recettes, comme les quenelles d’huitres (« Esicia ex sfondilis »), la sauce « hypotrimma », et le « garum », dont la composition reste sujette à conjectures, mais aussi du « placenta », qui, rassurons-nous, est un gâteau sacré au miel !
L’on sait que la démocratie tient sa source d’Athènes, mais moins que l’enclycopédisme était déjà puissamment à l’œuvre chez Aristote et Pline l’Ancien. Une telle question de la permanence de l’inspiration antique ne peut être évitée par cette collection « Signets ». En chacun de ses volumes, réclamant une préface originale, apparaissent, en forme de dialogues philosophiques, des conversations avec Michel Serres pour les Nuits antiques, avec Bruno Cabanes qui enseigne l’Histoire de la guerre, avec le mathématicien Cédric Villani pour Ex machina, ou encore avec Elisabeth de Fontenay, dont on sait qu’elle est l’auteure du Silence des bêtes[7], tous penseurs confrontant les textes des Anciens avec nos préoccupations contemporaines. Peut-on en conséquence lire les Anciens comme des modèles ? Si l’esclavage et les jeux du cirque (titres certainement à envisager en ces « Signets ») n’en sont évidemment pas, l’Antiquité fonda par exemple la pratique et la pensée sur la guerre, les mots stratégie et tactique y trouvant leur origine, et Machiavel[8] dans son Art de la Guerre s’appuyait sur Végèce, même si Clausewitz au XIX° est plus théorique, alors que les Anciens étaient plus empiriques. Aujourd’hui une sommité intellectuelle et historienne sur la guerre, John Keegan[9], ne peut lui-même ignorer l’expérience fondatrice antique. Mieux encore, parmi ce qui fut également un modèle d’inventivité scientifique, il y a bien des modèles de vertu humaine et politique chez les plus pacifiques Plutarque et Cicéron, qui devraient être encore des lectures classiques pour chacun de nous…
par Anita Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, 574 p, 24 €.
Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme,
L’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002,
traduit de l’allemand par Christophe David, 368 p, 25 €.
Günther Anders : Le Rêve des machines,
traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoît Reverte,
Allia, 2022, 144 p, 13 €.
Même s’ils ne furent mariés que pendant huit ans, de 1929 à 1937, Günther Anders et Hannah Arendt, outre leur germanité et leur judéité, partagent un souci commun à l’égard du totalitarisme, dont ils tentent de se prémunir, armés de leurs livres. Souci, angoisse, terreur, qu’ils vont sublimer en deux catharsis complémentaires aux moyens cependant différents. L’une assistera au procès d’Eichmann à Jérusalem pour contribuer à ses œuvres fondamentales de philosophie politique. L’autre mettra de nombreuses années à parachever son étrange roman concentrationnaire, cette caverne du totalitarisme : La Catacombe de Molussie, achevé en 1938. Si ce livre est longtemps resté inédit en français, l’esprit tourmenté de Günther Anders (1902-1992) était jusque-là célèbre pour son Obsolescence de l’homme, écrit afin de de se prémunir d’une apocalypse atomique dont le résultat idéal serait une vitrification, une opalescence de l’humain changé en éternel gisant.
« Un jour la Molussie sera renversée ». C’est en vertu de ce vœu pieux que se transmettent les enseignements et les histoires dans l’aveugle catacombe. Là sont rituellement jetés, enfermés, deux hommes, l’un âgé, l’autre plus jeune. Est-ce par un reste d’humanité ou par sadisme ultime que le régime molussien les associe par paire ? De façon à rire de leur vaine transmission, ou parce qu’il sait qu’il n’est pas éternel et que sa mémoire, fût-elle abjecte, subsistera ainsi. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, lors de cette tyrannie qui semble ne pas devoir s’achever, c’est aux geôliers, servants consciencieux de la terreur, que nous devons de lire ces conversations.
Quoique leurs noms précédents aient disparus, Olo est l’ancien, Yegussa le nouveau venu. Devant le désarroi du nouveau prisonnier, le premier use de la raison, mais surtout d’une foule de contes, histoires, fables et doctrines, parfois de poèmes. En une alternance de dialogues en quelque sorte platoniciens et de récits plus ou moins fantastiques, voire merveilleux, la transmission se fait exclusivement par voix orale, en une initiation entre le maître et l’élève, le sage et le candide.
Parmi les récits emboités confiés de jour en jour par Olo, une remarquable mise en abyme est « le cours aux animaux ». Les voilà libérés de leurs cages et néanmoins finalement tués, ce dans le cadre de la « capacité au mensonge ». Il y est également question d’une « famille de magiciens, les derniers représentants d’une secte jadis opposée à la religion molussienne ». Quant à Bamba et Madame Kri, ils s’illustrent an tant que rapporteurs du culte de la personnalité, résumé par un adage signifiant : « Quand l’idiot est effrayé par les méchants, il trouve refuge dans la vénération ». Ou encore ces « roues de lectures politiques » introduites par le « dictateur Burru ». Le cylindre de texte tourne devant les yeux du lecteur, provoquant un « somnambulisme mou, propice « à la réalisation des programmes, à l’esclavage et au meurtre ». « Œuvre d’art totale », cet avatar de la « roue à livres » médiévale est de toute évidence une métaphore de l’incessante propagande fasciste. Plus loin, « le soulèvement des esprits de justice » contre le prince Gey n’aboutit qu’à un « décret contre l’injustice du foehn [qui] ne respecte pas l’injustice naturelle des hommes ». La parabole n’est plus religieuse mais indéfectiblement politique ; et paradoxale.
L’enchainement narratif et didactique forme une véritable éducation politique, forcément désespérée. Pourtant toute espérance n’est pas perdue, puisque le roman est précédé par une « Epigraphe gravée sous la statue de la vérité travestie en mensonge érigée après la libération de la Molussie ». La vérité est en effet pour le moins travestie lorsqu’apparaissent deux philosophes. Mee d’abord, dans le lequel on reconnait bientôt une parodie de Nietzsche, Zarathoustra fumeux, puis d’Heidegger (quoique celui-là soit sa propre parodie), nommé Règedié, dont le credo est l’appropriation de la mort. L’on se doute que la philosophie ne sort pas indemne de ce fourvoiement de la vérité et de cette collusion avec le totalitarisme.
Le huis-clos dans le noir le plus total, cyclique et permanent, là où « il n’y a pas de pourquoi », pour reprendre le mot d’un nazi d’Auschwitz dans Si c’est un homme de Primo Levi, ne s’ouvre que grâce à la seule évasion des contes. Est-ce en cela qu’il faut penser à la caverne de Platon, dans La République ? Hors de la nuit de la répression, d’où les protagonistes ne distinguent que les ombres fournies par les récits, se trouverait l’essence de la vérité et de la liberté.
Faut-il n’y voir qu’un hasard lorsque la « Molussie » fait en français penser à un mot-valise, entre molosse et Russie ? L’Antiquité garde en effet la mémoire d’un pays appelé « Molossie », dont les habitants, les « Molosses » ont donné leur nom par antonomase à leurs chiens redoutables. De manière concomitante, « la Glorilie » est la France, « l’Ursie » la Russie, les Etats-Unis « l’Usalie ». Pour revenir à cette Molussie, c’est bien le nazisme qui est visé, tel qu’il s’installe à partie de 1933, en une vaste métaphore intemporelle. Même si le lecteur prévenu n’exceptera pas, à l’instar d’Hannah Arendt, le communisme[1], essence jumelle du totalitarisme.
Etouffant et touffu, ovni surgissant parmi la lignée de 1984 d’Orwell, la dystopie de Günther Anders est éprouvante et plus noire que la poix des cauchemars. Pourtant des lueurs en jaillissent, ce sont celles de l’espérance et de l’intellect, qui animent les contes, en ce lointain rejeton des Mille et une nuits, en ce gigantesque et polymorphe apologue. Saluons cette édition savante, nantie des « apocryphes molussiens », d’une préface, de documents et postfaces, de notes : une somme à la mesure du projet-monstre dont on ne peut qu’apprécier le degré de prescience dont fit preuve le créateur de 1938 face à ce qui n’était encore qu’un système concentrationnaire en gestation.
Outre les tenailles du fascisme, Günther Anders était violemment préoccupé par deux menaces qui lui paraissaient également terrifiantes : la bombe atomique et l’aliénation de l’individu par les machines et leurs produits. Voici venir selon son analyse le temps de « l’obsolescence de l’homme », titre de son alarmant essai de 1956, dont le sous-titre est le suivant : « « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».
Fabrication, consommation, loisirs, tout pour Günther Anders aboutit à « l’homme de masse ». Aussi peut-il affirmer : la technique est notre destin ». Que dirait-il aujourd’hui au regard des technologies numériques, commerciales et communicationnelles, de surveillance, voire idéologiques ? Il n’en reste pas moins que l’analyse du philosophe est biaisée par un anticapitalisme sous-jacent, la consommation n’étant pas forcément antinomique à la liberté, mais une condition sine qua non, qu’il s’agisse de consommer des légumes, des smartphones, des livres ou des œuvres d’art, car à cet égard consommation peut être libération et assomption intellectuelle. La réprobation de l’idée d’émancipation au travers des technologies modernes a quelque chose de passéiste et de contre-productif, tant, après l’imprimerie dont usa notre essayiste, Internet peut être propice à la diffusion intellectuelle et artistique, à la création et à l’esprit critique, si bien entendu les princes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et caetera), de mèche avec les Etats, ne nous mangent pas.
Après ces prémisses, l’essai profus de Günther Anders se divise en deux axes majeurs. D’abord des « considérations philosophiques sur la radio et la télévision », qui nous traitent « comme des enfants et des serfs », ce qui n’est pas toujours faux, loin de là, et nous rappelle le dialogue en forme de pamphlet des libéraux Karl Popper et John Condry[2]. Ensuite « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Car l’humanité tout entière peut être tuée, la bombe n’étant pas un moyen, mais « un absolu ». Tout cela confluant dans l’annihilation et le nihilisme, dans le cadre de « la honte prométhéenne ».
Si, un demi-siècle plus tard, le péril atomique semble s’éloigner dans les brumes de la dissuasion, la réflexion de Günther Anders n’en est pas moins valide, tant nous restons à la merci de ce matériel pléthorique et de l’hubris suicidaire de quelque dictateur. Une réelle conscience morale est encore à élaborer au service des « morts en sursis » que nous sommes. Une telle réflexion, cela va sans dire, reçut l’approbation d’Hannah Arendt, dans une lettre de janvier 1957.
Il n’y a pas d’obsolescence de Günther Anders. Si nous connaissions le massif philosophique de L’Obsolescence de l’homme et celui romanesque de La Catacombe de Molussie, voici deux lettres inédites, quoique moins modestes que le mot « lettre » pourrait le laisser prévoir. Elles sont adressées en 1960 à Francis Gary Powers, un pilote espion américain arrêté lors d’une mission en Union soviétique, en pleine guerre froide, ce qui fit craindre l’incendie guerrier ou nucléaire. Dans la première, il dénonce le couple « ignorance et omnipotence » qui conduit à l’inhumanité, comme pour le pilote d’Hiroshima à qui l’on a également caché les conséquences de son obéissance. Dans la seconde, Le Rêve des machines, plus abondante, le « décalage prométhéen » affecte « le monde des appareils » aux dépens de l’intégrité humaine : « Vous avez été doublement dégradé », ce par le travail et l’irresponsabilité. Une idéologie machinique prend la place de l’âme ; libre arbitre et conscience se sont évaporés. Ainsi « le travail sans homme » signe la fin de notre « époque adamique ». Pire : « même ceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat ». Quand « le monde des machines est aujourd’hui la seule autorité », il faut recourir au jugement moral. Le texte est efficace, tranchant.
Pour Günther Anders toute consommation est complice de celle des armes, dans un système capitaliste. Ce qui est faire fi d’une telle faim meurtrière sous le joug communiste, et de la dissociation morale et libre des consommations bénéfiques et de celles néfastes. Sans compter le nécessaire : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », venu de l’historien romain Végèce.
Certes, nous pourrions également reprocher au philosophe un penchant luddiste qui ne reconnaît guère les bienfaits apportés à l’humanité par la mécanisation. Et sa peur obsessionnelle d’une guerre nucléaire qui n’a pas entraîné la nuit du monde depuis 75 ans. Toutefois, en témoignent les pulsions tyranniques, destructrices, sinon suicidaires de l'humnité, voire les ravages de l’anthropocène, les pièges d’un périssable Internet et du Métavers, la réflexion du philosophe (1902-1992) ne perd ni son acuité, ni son actualité.
Günther Anders et Hannah Arendt ont en commun d’être des penseurs d’après Auschwitz et Hiroshima. Génocide, élimination de l’humanité, dans les deux sens de ce dernier terme, conjuguent leurs périls pour alerter d’indispensables humanistes, penseurs résolus du phénomène totalitaire. Afin de pouvoir éviter la catacombe de la tyrannie de masse, ne faut-il pas, selon le titre d’Hannah Arendt[3]cultiver les lumières de la perspicacité intellectuelle ; et « la liberté d’être libre[4] »…
Science et littérature peuvent-elles faire bon ménage ? Le risque est de choir dans le didactisme à thèse. Décidément spécialiste des romans basés sur une hypothèse scientifique, après la neurologie dans La Chambre aux échos, puis L'Ombre en fuite[1] et ses univers virtuels, Richard Powers récidive, avec la génétique et avec « Générosité », non sans doter son intrigue de talents psychologiques et dramatiques. Il semble que notre romancier américain (né en 1957), auteur d’une trentaine d’ouvrages, n’en ait jamais terminé avec les neurosciences et l’inquiétude devant l’univers, puisqu’après son Arbre-monde[2], une thérapie naturelle, technologique et cosmique doit autant soigner un enfant que la planète en son tout récent Sidérations, peut-être son roman le plus enchanteur. Des neurosciences à la cosmologie, Richard Powers anime une quête du meilleur de l'être humain.
Chroniqueur plutôt dépassé, sinon déphasé, hanté par ceux qu'il a moqués dans ses papiers publiés jadis dans de prestigieuses revues, le professeur-auxiliaire Russel Stone commence à Chicago son premier cours de littérature intitulé : « Journal de bord et carnet intime ». Ses étudiants n'ont pas l'air plus bénis par la vie. Sauf Thassa, une jeune Berbère qui, malgré ses atroces souvenirs de guerre civile en Algérie, reste imperturbablement « la réfugiée la plus radieuse au monde ». Il semblerait alors, ému, interloqué par cette splendeur mentale, que grâce à ses recherches dans le bouillonnement d’internet, il ait trouvé le mot clef : « l’hyperthymie ». Aux côtés d’une psychologue de l’Université, Candace, il devient le protecteur de la jeune fille, douée d’une qualité comportementale et biologique exceptionnelle.
Mais Russel, qui par ailleurs travaille comme nègre et correcteur pour le magazine « Devenir soi » (notons l’ironie), n'est pas le seul à être fasciné par la bienheureuse : bientôt le généticien Thomas Kurton qui « n'a jamais douté de la nature chimique du bonheur» va tenter de s'emparer de sa capacité à l'harmonie, de ce gène peut-être... Va-t-il trouver, en prélevant son ADN, la recette de l'allégresse, « la formule du soma », pour répondre au Meilleur des mondes d'Huxley ? Médias, industrie pharmaceutique, politiciens, tous se ruent sur les découvertes de Kurton qui imagine une « fiction postgénomique ». Jusqu'à la lisière de la tragédie... Thassa, surnommé « Miss Générosité », vendra-t-elle ses ovules au service de la félicité de l'avenir ou n'est-ce qu'une illusion ?
Entre satire virulente des médias, des appétits industriels, et curiosité pour ces investigations scientifiques exaltantes et hasardeuses, entre bénéfices potentiels et dangers pour l'humanité, Richard Powers a la sagesse de rester ouvert, tout en mettant en scène un juge qui « revient sur le principe même d'une biovaleur appropriable». Gageons que l’écrivain, qui fut l’un des tout premiers à faire séquencer son génome (en 2008), engage là une réflexion intime, longuement méditée et nuancée. En effet, la question ici posée est-celle de l’amélioration de l’humanité. Faudrait-il se priver de découvertes qui iraient dans le sens du plus de bonheur individuel et donc collectif ? Les hasards désastreux de la biologie personnelle qui font de l’un un dépressif, un mélancolique, voire un psychotique, ne doivent-ils pas être corrigés ? On a compris que nous sommes ici fort loin du créationnisme et des parfaits desseins de Dieu, à moins qu’il nous ait laissé ce libre arbitre qui doit nous permettre d’améliorer nos potentialités et non de les détruire.
Qui sommes-nous sinon notre cerveau ? C’est également ce que postule Richard Powers dans son précédent roman: La Chambre aux échos. A travers l’aventure d’un accidenté de la route, de sa sœur, puis d’un spécialiste à succès des neurosciences, le roman embrasse plusieurs genres.
Nous sommes dans l’Amérique du Nebraska, là où les grues affectionnent les étendues d’eau de la Platte River sur le passage de leur migration annuelle, où les habitants sont plutôt frustes et où les préjugés pèsent lourd. Une nuit d’hiver, le jeune Mark Schluter renverse son camion sur une route isolée. A l’article de la mort, il est transporté à l’hôpital, grâce à l’appel d’un inconnu qui a laissé quelques mots : « Je ne suis Personne / mais ce soir sur la North Line / DIEU me conduit jusqu’à toi / pour que Tu puisses Vivre / et ramener quelqu’un d’autre ». Chacun de ces vers est devenu le titre des cinq parties d’une roman, formant ainsi une sorte de charade, policière et scientifique. Un « ange auto-stoppeur » est-il l’auteur de ce billet ?
Lorsque Mark reprend pied, il paraît réintégrer sa personnalité, son monde, mais sans pouvoir reconnaître sa sœur Karin qui vient d’abandonner son travail pour veiller sur lui. On comprend bientôt qu’il est victime d’un rare syndrome : celui de Capgras qui décrit chez un sujet soumis à une atteinte cérébrale l’absence du lien affectif qui le reliait avec ses plus proches. Ainsi, non seulement sa sœur, mais son chien, sa maison, lui paraissent être des faux, nés d’une coûteuse machination gouvernementale destinée à le tromper et le contrôler. On devine que nombre de phénomènes affectifs ou encore de délires -religieux, politiques ou du complot- qui nous paraissent constitutifs de la personnalité individuelle et native ne sont que les effets de dysfonctionnements cérébraux. Voilà qui est iconoclaste : nos qualités et défauts sont des produits de la bonne ou déficiente marche de diverses zones cervicales : « Mon cerveau, ce ramassis de parties séparées qui essaient de se convaincre les unes les autres… Où est mon moi ? », demande Mark.
Les médecins locaux ne parvenant pas à guérir le patient, Karin fait appel à une sommité, le professeur Weber, auteur de livres à succès dans lesquels il pille la mémoire de cas curieux pour le bien de la vulgarisation scientifique. Il reste attentif, puis prescrit un antipsychotique. Jusqu’à ce qu’elle constate: « Me voir aggrave son état » et « il a décidé que je ne serais plus jamais moi». Mark mène alors son enquête sur le responsable éventuel de son étrange accident, suspectant ses potes et « le petit ami de sa fausse sœur » : Daniel, un écolo fanatique dévoué aux grues. De plus Karin, bien que saine, paraît plus déséquilibrée que Mark. Sans compter que Weber lui-même finit par s’abîmer dans ses doutes professionnels et ses perplexités intimes en rencontrant une étrange et dévouée Barbara. S’il y a bien un complot, c’est celui qui mènera à la construction d’un centre de loisirs face aux oiseaux menacés, métaphores et « échos » de l’intégrité mentale menacée des personnages.
La dimension sociologique de ces romans est sensible à travers le contraste entre l’Amérique profonde de Mark et la côte Est -d’où vient Weber- qui est intelligemment marqué dans La Chambre aux échos, mais aussi entre le monde de la jeune immigrée de Générosité et celui du futur technologique en marche aux Etats-Unis. Quant à l’approche scientifique, qu’il s’agisse des neurosciences ou des problématiques liées au développement des connaissances et des thérapies génétiques, elles sont, dans un cadre romanesque bien charpenté, parfaitement claires autant qu’accessible au modeste lecteur que nous sommes. Ce dans la perspective à la fois de divertir et d’instruire, qu’il s’agisse de vulgarisation ou de questionnements éthiques.
Les esprits chagrins pourraient se froisser du didactisme appuyé de Richard Powers, de ce qui frôle le roman à thèse engagé dans des problématiques contemporaines. Mais outre qu'il est l'un des seuls, sinon le seul, à œuvrer avec tant d'efficacité en ce sens, il nous offre une écriture, précise, suggestive et pleines de bonnes surprises de pensée : ne boudons pas notre plaisir.Il faut en effet admettre qu’il a un indéniable talent pour dresser un vivant portrait de ses personnages et alterner leurs points de vue. Il sait instiller du suspense et ce qu’il faut d’émotion psychologique dans ce qui aurait pu être d’arides descriptions de cas. Que le roman de mœurs et de société s’intéresse aux plus intrigantes investigations de la science de la cognition, du comportement et de la génétique, justifie à lui seul la présence de Powers dans cette collection des écrivains américains novateurs: « Lot 49 ». Si ce label, au nom venu d’un livre de Thomas Pynchon (Vente à la criée du lot 49), n’existait pas, il faudrait l’inventer pour en reparler avec « générosité » dans « la chambre aux échos » de notre cerveau.
Qui sait si le lecteur sera sidéré par ce Sidérations ? Entre émotion et érudition scientifique, le romancier a trouvé un passeur : un enfant fort mal dans sa peau qu’il faut tenter de rédimer. Robin, dont la mère est décédée, reste seul avec son père, Théo Byrne, qui doit l’élever tant bien que mal. Est-il autiste, hypersensible, souffre-t-il d’un syndrome d’Asperger, ses crises de rage sont-elles à ranger du côté de troubles obsessionnels compulsifs ? Dans quelle mesure le décès de la maman, Alyssa, dans un accident de voiture, l’a-t-il affecté ? L’on devine qu’il est forcément harcelé à l’école, qu’il préfère quitter à la suite d’un de ses éclats. C’est alorsque Théo prend la décision d’emporter son fils de neuf ans dans une sidérante expérience humaine, écologique et neuroscientifique. Comme devant les mystères de l’univers, l’astrobiologiste se découvre effaré devant son enfant : « Mon fils était un univers de poche dont je n'atteindrais jamais le fond ». Son intelligence, sa curiosité intellectuelle sont plus que prometteuses : « Mon fils adorait la bibliothèque. Il adorait réserver des livres en ligne pour les trouver ensuite qui l'attendaient, attachés par un élastique avec un papier à son nom. Il adorait la bienveillance des rayonnages, leur cartographie du monde connu. […] La librairie était le plus beau des jeux d'exploration : on avait le plaisir du pillage et la joie de gravir les niveaux ».
Théo Byrne conduit le jeune Robin parmi les forêts et leurs richesses animalières et botaniques ; et bien au-delà, parmi la nomenclature et l'imaginaire astronomiques, comme sur et dans les planètes « Pelagos » ou « Falacha », tout cela avec un enthousiasme communicatif qui ne peut manquer de faire frissonner le lecteur. Car il a répertorié une foule d’exoplanètes dans un manuel, dont ses collègues se moquent un tantinet en l’appelant le « guide Byrne des extraterrestres », mais parmi lesquelles il fait voyager son fils en pédagogue. Son travail universitaire consiste à modéliser des scénarios de développement de vie, en appelant de tous ses vœux « le Guetteur », un super télescope qui recueillerait de quoi corroborer l'existence des mondes dont regorgent ses spéculations. Et, grâce à des retours en arrière plein d’alacrité, l’on découvre comment le jeune Théo, pourtant bien mal parti, découvrit la science grâce à une professeure excentrique et passionnément cultivée. Ainsi l’une des lignes de force de ce roman est celle de la nécessité de la transmission.
C’est pour éviter tout traitement chimique que le père offre à son fils une thérapie expérimentale aux bons soins d’un de ses collègues : en cartographiant les émotions dans le cerveau, il apprend à les contrôler en leur permettant de coïncider avec celles positives. Les résultats sont à la hauteur de l’espérance, au point d’autoriser Robin à orienter son empathie vers le monde alentour, même si ce dernier est dans un état alarmant. À cet égard Richard Powers use de la plume du satiriste pour dénoncer au vitriol les Etats-Unis d’Amérique, entre hyper capitalisme et hyper consommation, entre saccage des espaces naturels et éradications des créatures animales. Sans oublier un monde ubuesque où la théorie de l'évolution darwinienne est bafouée, ce à l’occasion d’un grotesque « musée de la création divine et de l'Arche de Noé ». L’on devine que lorsqu’il raille un Président s’arrogeant le droit d'abattre des milliers d'hectares d'arbres prétendument responsables d'incendies, il pense à un Donald Trump ainsi calomnié. Que lorsqu’il se dresse contre une dictature où chacun est fiché et peut être arrêté s'il parle en dépit des idées obligatoires, il pense au totalitarisme chinois. Et si la science est coupable de coûter trop cher, donc sacrifiée, le voici cinglant de fortunés obscurantistes.
Cette pédagogie exploratoire n’a rien de sec et froid, au contraire. Elle est amour et tendresse, quoique probablement il s’agisse d’une idéalisation. Entre exactitude scientifique et rêverie exaltée, la beauté e la terre et d’univers possibles est sans cesse sidérante :« Un soir de la mi-août, il demanda une planète avant de se coucher. Je lui offris Chromat. Elle avait neuf lunes et deux soleils, l'un petit et rouge, l'autre grand et bleu. Ce qui produisait trois types de jour de longueur différente, quatre types d'aube et de couchant, des dizaines d'éclipses possibles, et d'innombrables saveurs de crépuscule et de nuit. La poussière dans l'atmosphère transformait les deux types de lumière solaire en aquarelles tourbillonnantes. Les langues de ce monde avaient pas moins de deux cents mots pour désigner la tristesse et trois cents pour la joie, selon la latitude et l'hémisphère ».
Plutôt que d’enchainer une froide démonstration scientifique, Richard Powersfait preuve de la sensible intelligence qui consiste à faire passer ses convictions par l’intermédiaire d’une couple dissemblable et complémentaire, qu’unit l’affection, bien que parfois orageuse. La dénonciation des désastres écologiques et le plaidoyer en faveur de l'exploration spatiale, entravée par les échéances électorales, voire les préjugés religieux, passent par les yeux de l’enfant afin de bouleverser le lecteur.Le manuel d’éducation n’est pas sans faire penser à l’Emile de Rousseau, lui-même confiant en la nature : « Un jour nous réapprendrons à nous connecter à ce monde vivant ».
Entre microcosme (le cerveau de l’enfant) et macrocosme (l’univers autour et au-dessus de lui), le drame psychologique se développe de manière fort attachante, mais aussi inquiétante : « Elles ont beaucoup en commun, l'astronomie et l'enfance. Toutes deux sont des odyssées à travers des immensités. Toutes deux en quête de faits hors de portée. Toutes deux théorisent sauvagement et laissent les possibles se multiplier sans limites ».
Cependant, dans ce cadre cosmique, le roman se ressent du voisinage de la science-fiction. Après ses deux parents, Robin accepte d’expérimenter les techniques du « neurofeedback », en entrant dans le tunnel d’Imagerie à Résonnance Médicale pour percevoir et cartographier en cet « incubateur d’émotions » le « chagrin », « la vigilance », « l’extase », comme dans une sorte de « machine à empathie », où il rencontrera « l’empreinte cérébrale » de sa mère. Si la thérapie est un succès, ses décisions de vendre ses peintures zoologiques puis de manifester devant le capitole local pour alerter au sujet de la disparition des grands animaux risquent de le conduire à bien des avanies. L’osmose avec le cerveau maternel, qui est « revenu guérir son âme », lui permet de se sublimer. Et lorsque l’université décide de rendre l’expérience publique, en vantant des avancées prometteuses et une humanité optimisée, malgré l’anonymat requis, Robin l’enfant prodige aux capacités d’apprentissage inouïes devient un « spectacle ». Sans compter la « Croisade pour la Sacralisation de l’humain » ; et la régression, comme celle du malheureux héros habitant Des Fleurs pour Algernon[3]…
Aussi, comme une sorte de guide scientifique et spirituel, le romancier embarque le fiston autant que son lecteur, soit virtuellement l’humanité tout entière, dans une quête et une thérapie qui viseraient à sauver rien moins que l’être humain et la planète, ce en corrélation avec de possibles exoplanètes où la vie trouverait refuge. De plus, nous sommes dans une Amérique guettée par le chaos politique, ravagée par les menaces climatiques, les canicules, inondations et pandémies animales et humaines, telles que les prédisent les catastrophistes. Une activiste environnementale adolescente « Inga Alder », dont Robin devient « violemment amoureux », quoique sur les écrans, est évidemment inspirée de Greta Thunberg, en une ridicule imagerie propagandiste, ce qui lui fait affirmer péremptoirement que « tous les coraux du monde seront morts dans dix ans ». Les angoissés climatiques que produit l’hystérie écologiste et médiatique trouveront là un panier de gourous, un rituel salvateur. Aussi l’écrivain, mais certainement avec la plus grande sincérité, surfe-t-il sur les peurs et les mythes de notre époque, en bonne conformité idéologique avec la doxa écologiste[4]. Ce serait pourtant sagesse lorsque « l’économie deviendrait écologie », au sens réellement scientifique et non idéologique du terme, ne serait-ce qu’en remédiant à la prolifération des pollutions.
Comme de juste, la mère de Robin, « qui aimait randonner comme on aime dormir », était une activiste écologiste, luttant contre la souffrance animale et la disparition des espèces, dont son décès est en quelque sorte la métaphore. Tous les ingrédients sont donc réunis pour faire de ce livre un beau plaidoyer à la mode, en une parabole efficace, dont les personnages sont intensément vivants par la grâce d’une écriture agile et colorée ; ou, au choix, un didactisme que d’aucuns trouveront un brin infantilisant. Sans compter (est-ce un effet de traduction ?) l’emploi sans cesse irritant du trop familier « on » en lieu et place du « nous »…
Qui sait s’il faut, de Richard Powers, préférer son Orfeo[5], plus dramatique, ancré qu’il est dans une étonnante collusion entre terrorisme et création musicale. Ou son Sidérations, car au-delà de son Arbre-monde, voici, malgré nos minces réserves, son roman le plus réussi, dont les récits et les descriptions de la nature sont poétiquement ciselés, dont les péripéties familiales sont si vigoureusement émouvantes, dont les perspectives scientifiques sont si stimulantes, même s’il pêche par un dommageable soupçon de messianisme écologiste. Et si l’enchainement des brefs chapitres de Sidération est un plaisir, malgré la fin tragique, au risque d’offrir la lecture la plus enchanteresse en même temps qu’éprouvante, au détriment de ses précédents romans parfois plus lourdement didactiques, l’engagement idéologique climatique, ravissant nombre de lecteurs acquis à cette thèse, peut sembler plus pesant pour des lecteurs plus libres. Néanmoins, le roman philosophique, genre favori du siècle des Lumières, est aussi celui auquel Richard Powers apporte brillamment sa contribution, entre neurosciences et cosmologie.
traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2017, 482 p, 24 €.
Claudio Magris : Croix du sud,
traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Rivages, 2021, 172 p, 16 €.
L’ombre de l’Histoire est la diagonale du fou qui traverse les livres de Claudio Magris. Diagonale géographique également puisqu’elle traverse l’Europe centrale et l’Italie, jusqu’aux rives de l’Argentine. Autant pour le voyage au long du Danube que lors de l’exercice de la pensée, le « moi se dilate et se contracte comme une méduse, un peu d’encre débordant de la bouteille dans une mer d’encre ». C’est ainsi que Claudio Magris, né à Triestre en 1939, introduit son essai-fleuve Danube[1], éclos en 1986, enquête géographique, historique, culturelle et intime. Il y a bien souvent chez cet auteur triestin, né lui en 1939, une démarche d’enquêteur, quoique bien peu policière, une démarche d’archiviste et de tisseur de prose poétique surprenante. Ce qui se vérifie, grâce aux hasards des éditions et rééditions françaises, d’une enquête sur les Secrets ou sur un sabre aux souvenirs sanglants et plus que mystérieux. Ainsi Claudio Magris se fait historien, associant documentation et art de la fiction, jusqu’au roman massif et fructueux qu’est Classé sans suite, dressé comme un testament inhumain de la guerre. Non sans essaimer dans le triptyque de Croix du sud, là où les strates culturelles se nimbent d’utopies souvent malheureuses.
Ce n’est un secret pour personne que nous, individu ou Etat, avons des secrets : vilains ou abjects qu’il faut celer, charmants qu’il faut préserver ou partager, pour son bonheur et celui d’autrui. Quant à de plus politiques il serait bon que l’opinion publique en profite, au service du bien commun. De toutes ces problématiques, Claudio Magris offre une conscience aigüe, en un petit essai, lapidaire et cependant fort suggestif, publié en 2014 en Italie.
Car c’est un paradoxe que son jeune cousin désirât une « insigne d’agent secret », pour exhiber qu’il sait ce qui doit être tu. Alors qu’un être secret oscille entre douleur de la solitude et sensation d’élection. Faut-il garder ce que l’on omet de dire, le respecter, ou le violer, se demande le moraliste… La littérature et le roman ont-ils pour fonction de révéler ou d’ajouter des « sens cachés » ? Or « l’écrivain est un espion, de lui-même ou d’autres personnes ».
Plus le pouvoir est totalitaire, plus il s’entoure de secret. Est-ce à dire que toute transparence est nécessaire ? Peut-être ne révèle-t-on que ce qui est devenu inoffensif. Autrement il devient remord, ou « le Sacré, l’Ineffable », réservé aux initiés. Les « fumisteries mysticisantes », entourés d’un halo hypocrite et pompeux, dont relève le fascisme, sont « un cocktail par excellence d’horreur et de kitsch » ; alors que Jésus emprunte une autre voie : « je n’ai rien dit en secret ». Quand la vérité est dangereuse, « dissimulation » et diplomatie sont nécessaires. De même le secret de la confession reste une « valeur fondamentale », car il valide la dignité. Que dire alors de « ces temps de nudisme psychologique et d’enregistrement de masse universel », au travers d’internet des réseaux sociaux ? Reste qu’au-delà des pouvoirs dévolus à celui qui contrôle les secrets du monde, la capacité accordée à chacun de celer ce qu’il juge bon de conserver à part soi est un précieux gage de libertés.
Si bref qu’il soit, cet essai est d’une richesse troublante. Pour traiter avec tant de finesse un tel sujet, Claudio Magris aurait-il un secret à cacher, au bord des lèvres ? Le brillant et abondant prosateur de Danube, sait ici suggérer avec acuité : tout un art. Il faut alors se demander s’il est complice des éditions Rivages qui ont choisi cet objet de curiosité pour illustrer leur fascinante couverture : ce noir rhinocéros, plus visible que « Lettre volée » d’Edgar Allan Poe, et cependant recélant l’introuvable solution des secrets de la nature…
La Carnie est un territoire secret caché dans un pli de l’Histoire, à la lisière de l’Autriche et de l’Italie, au nord du Frioul. En grand connaisseur de la Mitteleuropa, Claudio Magris se penche sur l’étonnante utopie, offerte par Hitler à ces Cosaques qui avaient cru bon de choisir de s’allier avec les Nazis pour lutter contre le totalitarisme soviétique. Ce qui n’est pas sans répondre en écho à un de ses essais : Utopie et désenchantement[2]. Son Enquête sur un sabre, née en 1986, nous permet de découvrir l’officier Krasnov, chef de cette épopée : l’occupation de la Carnie, terre faussement promise.
Un vieux prêtre rassemble ses souvenirs en une lettre à « don Mario », évoquant sa mission d’octobre 1944 : intercéder auprès des Cosaques pour qu’ils renoncent « aux abus et aux violences ». À la recherche du « secret du libre arbitre et de compatibilité avec l’intelligence divine », sans éluder la quête de celui de l’Histoire et du mal, il se demande qui est Krasnov, figure historique légendaire, gisant parmi les différentes versions mémorielles : « comme si le mystère de la foi se confondait avec celui d’un roman policier ». Il écrivait des « romans historiques » qui préfigurèrent son destin, fut mis à la tête de cette fantomatique armée cosaque, échoua dans une tombe de Carnie pour être exhumé douze ans plus tard, avec un sabre. Ce dernier, « promesse de gloire et sceau de vanité », se révéla peut-être faux, quoique son propriétaire prétendu, livré avec les siens par les Anglais, fût pendu par les Soviétiques en 1947. Restent des livres, des archives, des rumeurs et des fantasmes sur un trésor, sur des trahisons irrévocablement politiques, sur un homme, berné par les idéaux, qui ne révère que liberté sauvage et « veut fermer les yeux sur sa propre vérité ». Une énigme en fait des trahisons de l’Histoire…
La prose judiciaire et palimpseste, qui relève des « documents de la mélancolie », tient les promesses de l’essai : ce qu’elle révèle est ahurissant de perplexité, de profondeur, écrit dans une langue splendide (que la traductrice a certainement su polir) de façon à contribuer à « la vérité de l’art ». Revenons alors à son plus vaste et probable chef d’œuvre, délicatement encyclopédique, Danube, et cependant partie émergée de sa formidable culture de la Mitteleuropa, dont témoigne par ailleurs Le Mythe et l’empire dans la littérature moderne[3]. Pour découvrir, en approchant du delta de son grand fleuve européen, comme parmi les secrets, mythes et idéologies qui gravitent autour de l’agitation forcenée du sabre, que « le mal, c’est un excès d’Histoire »…
Achèteriez-vous par caisses et centaines de tonnes des « sous-marins d’occasion », des « ponts militaires bombardés » ? Il faudrait être fou furieux, ou d’une espèce d’historien scrupuleuse. Car Diego de Henriquez nourrit sans relâche un Musée de la guerre. Plus exactement « Arès pour Irène ou Arcana Belli. Musée total de la Guerre pour l’avènement de la Paix et la désactivation de l’Histoire ». Cet homme, ce musée, classé monument national en 1965, ont réellement existé, à Trieste : la rizerie de San Sabba, une usine à décortiquer le riz, devint, entre 1943 et 1945, un camp de concentration nazi, où juifs, antifascistes et autres résistants et politiques furent incarcérés avant la déportation, à moins qu’ils fussent abattus et incinérés dans le four crématoire construit sur place.
La fiction intervient lorsque l’écrivain triestin imagine que Louisa Brooks, fille d’un aviateur noir-Américain et d’une Juive rescapée, reprend le flambeau. Flambeau n’étant pas une vaine métaphore, puisqu’en 1974 le professeur Henriquez périt tragiquement dans l’incendie d’un de ses entrepôts, accompagné par ses carnets réduits en cendres : ils recueillaient les graffitis des prisonniers qui dénonçaient leurs délateurs, profiteurs et autres sadiques impliqués dans la machinerie du camp. L’affaire fut classée sans suite, d’où le titre du roman, touffu, baroque à souhait, qui se veut rouvrir l’enquête, exhumer les culpabilités et les compromissions, faire toute la vérité sur une Histoire plus que fâcheuse, recouverte par une omission générale qui a tout du mensonge. Par exemple ce « SS-Hauptsturmführer Lerch, naguère en charge de l’abattoir et aujourd’hui membre incontournable de la dolce vita triestine ».
Au-delà de ce terrible et sulfureux accident de l’Histoire du XX° siècle, qui est comme en « une banque de l’ADN », Claudio Magris nous emporte de salle en salle en ce musée, entrelace siècles et continents dans un turbulent réquisitoire adressé à l’humanité du mal. D’arme en arme, en écho avec l’Enquête sur un sabre, le récit déploie les frasques d’un arc ou d’une mitrailleuse, d’un tank ou d’une massue zapotèque, comme la hache du « Chamacoco », ou le fusil MP 44 du soldat Shimek, « condamné à mort et exécuté par la Wehrmacht pour avoir refusé de tirer sur des civils polonais ». On dévoile également une médaille posthume offerte à un tortionnaire : le « commissaire fasciste Collotti », mais aussi un « cactus marcescens Hitler » ! Ce jusqu’à des exemplaires de livres plus coupables encore que les armes, vingt mille d’entre eux, dont ceux de Sun Tzu, L’Art de la guerre, Clausewitz, De la guerre, Mao Tsé-toung, La Guerre révolutionnaire. Mais aussi le Malleus Maleficarum (ou Marteau des sorcières), Le Protocole des sages de Sion, trop fameux délire antisémite jailli de l’esprit d’un faussaire, et Mein Kampf, aux délétères talents que l’on sait ; car « la plume tue plus que l’épée ». Ce sont autant d’exposés didactiques ou de récits emboités, parfois un peu fastidieux, animant des personnages auxquels on s’attache un instant, comme Sara qui « aimait traduire », ou repoussants, ramassis épique et terrible de guerriers, de témoins ou victimes, de collaborateurs et de profiteurs, y compris le « trisaïeul » Carlo Filippo, trafiquant d’esclaves, rythmés par la récurrente « Histoire de Luisa ».
Les scènes où Louisa étudie les pièces du « musée de la Haine », galerie où s’ouvrent les fenêtres du temps et de l’espace, alternent avec de plus démentes fresques, comme celle bruyamment épique de la libération de Trieste par les armées alliées, voire des scènes surréalistes, lorsque le Haut-commandant Friedrich boit à l’anniversaire d’Hitler peu de jours avant son apocalyptique fin, scène qui voit officiers et industriels locaux se congratuler. On doute que tous les Triestins puissent déboucher leurs nez devant la putride responsabilité de leurs pères. Reste au lecteur la responsabilité difficile, voire de l’ordre de la gageure, existentielle enfin, de pardonner l’imprescriptible[4].
Drôle d’obsédé de veilleur de l’Histoire que ce collectionneur nécessaire : il dormait dans un sarcophage de son musée, coiffé d’un casque allemand et d’un masque de samouraï, et gardait bien ensevelis ses fantasmes sexuels : « esclave soumis humilié récompensé, je m’exaltais ». Une plus haute exaltation s’empare plus durablement de ce muséal conservateur, inspiré par Clio, Muse de l’Histoire. Car, nous confie le collectionneur, « ces armes, ce musée a été pour moi un véritable abri antiatomique, ils ont barré la route à la puissance dévastatrice de l’amour ». Plus loin, il nous confie la morale amère de son roman : « On serre des mains, le sang coagulé sous les ongles a disparu depuis longtemps ; l’Histoire, même encore jeune, est une bonne manucure ». Cependant, les souvenirs et les témoins rouillés des massacres historiques sont ici réunis au service d’une utopie : « la venue de l’époque du bien infini, celle où le mal sera aboli et où des armes il ne restera que cette part d’énergie cosmique qui a un rapport avec leur beauté et leur fonctionnalité ».
Cette somme, cette mosaïque de pièces de musées, d’aventures et de méditation, parfois à la lisière de l’essai, écrite par un monstrueux travailleur de fond, coûta six ans de labeur et d’illuminations à Claudio Magris. Une composition voisine émaillait son précédent roman : À l’aveugle. Où la confession d’un vieil homme à son psychiatre devient un patchwork de voix. En sus de la sienne propre, résonnent celles d’un militant communiste puni par Tito, d’un corsaire danois du XIX° siècle, voire du mythologique Jason. De même l’espace, depuis Trieste, s’ouvre vers la Yougoslavie, la Tasmanie, Waterloo et Dachau, où la figure démultipliée du rebelle déchire des failles dans les idéologies en déroute. Une fois de plus, le drame de la conscience européenne est la matière romanesque cruciale.
Souvenons-nous que « mensonge romantique et vérité romanesque » (pour reprendre le titre de René Girard[5]) se liguent pour rendre la vérité à l’Histoire. Claudio Magris, qu’il enquête sur le secret, sur un sabre, ou sur les ombres du totalitarisme nichées au cœur de l’Europe et de ses confins triestins, dissèque les entrailles de l’humanité. On ne peut s’empêcher de penser à la narration suspendue à une galerie voisine, celle du Musée de l’inhumanité, de l’Américain William Gass[6], roman dans lequel son personnage accumule les témoignages de la nature fondamentalement mauvaise de l’homme. De même l’on peut penser que Claudio Magris accole sa belle ambition romanesque à un essai comme celui de John Keegan, L’Art de la guerre[7]. La guerre de l’humaniste romancier est au service de la mémoire, miroir tendu aux bas et pervers instincts de l’homme que nous ne devons pas être.
Claudio Magris a-t-il définitivement abandonné les terres de la Mitteleuropa, celles traversées par ce Danube dont il abreuva son livre le plus emblématique ? Se tournant vers la Croix du sud, l’on pourrait croire qu’il a migré avec armes et bagages vers les cieux de l’hémisphère sud. Cependant chacun de ses trois personnages est lié avec l’ancienne Europe. Le premier, Janez Benigar, vient de quitter la Slovénie, le second, Orélie-Antoine de Tounens, est un Français, quand la troisième, Angela Vallese, est originaire du Piémont italien. Outre leur destination commune, la vaste Argentine, ils sont animés par une aspiration à l’utopie.
Non seulement Janez Benigar épouse une indigène, dont il a des enfants, mais il épouse sa cause, son langage. Entrepreneur agricole, ethnologue et linguiste, au point de rédiger un Dictionnario de la lengua auraucana, « slovéno-hispano-auraucan », il étudie un peuple à préserver, sa « pensée mythique » où règne la « Nécessité », sa religion attachée à la « sacralité des nombres ». Ainsi il poursuit dans la première moitié du XX° siècle « un idéal d’objectivité scientifique », tout en polémiquant contre le nationalisme, le racisme et l’étatisme centralisateur.
Etrange illuminé politique, Orélie-Antoine de Tounens débarque au Chili en 1860 pour refonder l’empire mapuche en se prétendant libérateur du peuple et roi de l’Araucanie et de la Patagonie. Il s’acoquine avec des caciques locaux, rédige une constitution, « chef d’œuvre surréaliste ou dadaïste », attirant les Indios épris de liberté. Sa capitale aurait dû être un eldorado. Mais, rattrapé, il est affamé dans un asile d’aliénés chilien, avant de revenir en France poursuive son rêve, et rallier encore l’espace de son pouvoir fantasmé. Ce « Don Quichotte » aurait aujourd’hui un « successeur officiel » : Frédéric Luz.
C’est aux indiens fuégiens que rend visite sœur Angela en 1880, dont l’habit monacal ressemble aux manchots noirs et blancs. Les territoires sont colonisés par les nouveaux propriétaires terriens et leurs troupeaux d’ovins. Face à l’extinction programmée des indigènes, grande est la douleur d’Angela, « si petite et si faible face à la grandeur du Mal », pour qui la Terre de Feu est bénie et qui poursuit sans relâche son « œuvre salvatrice » et charitable. Elle et ses consœurs sont « laïquement étrangères à toute stupide idéologie du bon sauvage », connaissent les instincts brutaux des Fuégiens, voient les ravages de l’alcool. À l’occasion de ce territoire proche de l’Antarctique, Claudio Magris regorge d’allusion à Poe, Jules Verne et Lovecraft.
Plaines, montagnes, immensité de l’espace, où tout est possible, construire une civilisation ou la voir s’effondrer dans le néant, conduisent l’écriture, ample et cependant incisive, véritable prose poétique, de Claudio Magris, qui déploie une fresque haute en couleurs. En ces paysages proches de l’infini se déroulent des épisodes « de cet abattoir qu’est l’histoire universelle ». Car les indigènes, Auraucans et Patagons, y sont massacrés, en un pays où se succédèrent les violences populistes et militaires.
Ce triptyque de récits, quoique de dimensions modeste, est vertigineux. Car Claudio Magris ne procède pas tout à fait de façon chronologique : sa narration, à la lisière de l’essai, s’étend en étoile, explorant la psychologie, les actions, les strates culturelles et littéraires, y compris des auteurs croisés lors de cette entreprise de recréation et de mémoire. Chacun de ses héros est une allégorie d’un pouvoir, cependant souvent dérisoire : scientifique d’abord, politique ensuite, religieux enfin. Le seul qui soit grotesque est évidemment le second, avec son royaume imaginaire qu’il tente d’imposer à un réel qui n’en veut pas, alors que les deux autres, bénéficient d’une admiration sans mélanges.
Quoique d’une érudition fine et nombreuse, le travail de Claudio Magris eut le bonheur de ne pas avoir été boudé par les lecteurs ; en particulier sa traversée de la Mitteleuropa au moyen de l’essai-fleuve envoutant que parvint à devenir son Danube. Ses autres livres, pour jouer sur l’un de ses titres, sont plus secrets, néanmoins prenants. Les prestiges et les tragédies de l’Histoire y croisent les inquiétudes d’une l’humanité bien décidée à contrer les horreurs du monde pour tenter d’y substituer les lueurs de la culture la plus enrichissante et la plus humaniste.
St Katherina, Tiers / Tires, Trentino Alto-Adige / Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Tyrannies totalitaires et quotidiennes,
par le Serbe Andrija Matic :
L’égout ; Burn-out.
Andrija Matic : L’Egout, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2018, 208 p, 21 €.
Andrija Matic : Burn-out, traduit du serbe par Alain Cappon,
Serge Safran éditeur, 2021, 226 p, 21 €.
Sous la hache du bourreau royaliste, sous la guillotine républicaine, sous la balle fasciste et communiste, reposent la nuque et le cerveau du libre-penseur, du rebelle, de l’individualiste. Car sur notre pauvre monde, la réalité sévère voit trop souvent le mal tyrannique terrasser l’innocent. À cet égard, George Orwell est un modèle. Indépassable, diront certains. Cependant il est loisible d’y amener maintes variations judicieuses. L’écrivain se veut alors le Bach des Variations Goldberg, le Beethoven des Variations Diabelli. L’un joue avec les armes dangereuses et affutées de 1984, l’autre avec les bêtes de La Ferme des animaux. Si la réécriture est une entreprise où l’on risque son talent, un auteur fort étonnant n’hésite pas à y fourbir ses plumes depuis la Serbie : Andrija Matic. À l'occasion de deux romans enlevés, deux apologues opprimés par la tyrannie, ce sont un homme traité comme un chien par le totalitarisme, dans L’Egout, un autre, dans Burn-out, traité comme un chien parmi une société quotidienne qui pourrait être la nôtre…
Abruptement, le « Gouvernement d’Unité Populaire » supprime l’usage de l’anglais et le jette à « l’égout ». À partir de cet oukase déclencheur, Andrija Matic conduit progressivement son personnage sur les pas d’une descente aux enfers. Bojan, professeur, tombe dans le chômage : pas même un brin d’emploi pour contribuer à édifier le « palais de la Concorde ». Il est inopinément contacté : va-t-il enseigner l’anglais aux deux enfants du « directeur du Service National de la Sécurité » ? Il s’agit pour eux de pouvoir percer à jour les visées de « l’ennemi ». Hélas, il lui faut également accompagner ses élèves pour assister aux « exécutions » à coups de masse. Malgré lui, et contre toute attente, il est gagné par l’enthousiasme de la foule : « Je me suis senti assujetti par une force inconcevable à laquelle il était vain de résister ». La mise en scène de la sujétion et de l’hypnose par les masses rejoint une sorte de syndrome de Stockholm qui permet à l’opprimé d’être gagné à son bourreau. Bientôt, la confiance du directeur permet à celui qui est devenu un homme nouveau un niveau de vie jamais atteint, lui promet « une belle promotion politique ».
Séduit par la mélancolique Vesna, l’ingénu Bojan doit déchanter : elle est « sidéenne », donc paria d’un système impitoyable. Emu par son suicide, il assiste à l’inhumation. Evidemment, tout se sait ; sa bêtise, le nimbant d’héroïsme minable, lui vaut sa disgrâce et le harcèlement du directeur. De surcroit, outré, il commet un meurtre à l’encontre d’un ecclésiastique pédophile. La fuite parmi les sans-abri, la prison, le procès stalinien le confrontent à la spirale du « mal lui-même »…
Grâce à une narration fluide, le romancier emporte son lecteur dans un univers étriqué, celui d’une anti-utopie pitoyable et cruelle, redoutablement coercitive tant la police est efficace, tant la population y adhère : la «Conciliation » est à la fois « communiste et nationaliste », de religion orthodoxe, pro-Russe et anti-occidentale. Une fois révolté, l’engrenage impeccable entraîne le malheureux héros vers « l’égout » du harcèlement, de la prison, des coups et de la mort infâmante…
Certes la Serbie de cet apologue impitoyable et affreusement tragique, publié en 2009, écrit dans le sillage assumé, voire un brin trop servile, du 1984 de George Orwell[1], est une allusion au temps de l’embargo de la Serbie de Milosevic décrété par les Nations Unies dans les années 90. Andrija Matic, qui enseigna dans une université d’Istanbul, y voit peut-être aujourd’hui une secrète métaphore de la tyrannie théocratique instaurée en Turquie par Erdogan…
Un autre professeur, que l’on n’espère pas être un alter ego d’Andrija Matic, subit les feux du Burn out, soit l'effondrement professionnel.Cette fois, nous sommes précisément à Belgrade, où il enseigne la littérature du XX° siècle dans une université privée prétentieusement nommée « Les Lumières ». Mais en une antithèse lourde de sens, Branimir Rihter est un spécialiste du sombre poète expressionniste austro-hongrois Georg Trakl, pour lequel il éprouve une dilection complice.
Très vite, l’on sait que l’homme, un matin de février 2014, s’est immolé par le feu sur l’esplanade de l’Assemblée nationale de Belgrade, comme un spectacle de rue, banal et incongru. Indubitablement il est inspiré par son modèle vénéré, Georg Trakl, dont la chronique dépression nourrit la matière de son œuvre autant que son suicide par surdose de cocaïne en 1915. Branimir Rihter a résolu d’accomplir son destin en une mise en scène qu’il prétend être une impressionnante œuvre d’art publique. Pas de suspense à cet égard. Cependant, la construction par chapitres et narrateurs alternés, nous renseigne efficacement sur l’inéluctable montée de la tragédie.
De plus en plus dépressif, Branimir Rihter découvre le non-sens de sa vie professionnelle, irréductiblement décalée de son idéal d’excellence intellectuelle. La faculté des études philologiques, où il est censé délivrer quelques heures de cours, a été transférée dans une ancienne usine de production d’aliments pour bétail réhabilitée. Sans doute est-elle la métaphore de l’abaissement culturel. De plus le voilà coincé huit heures par jourdans un espace ouvert, où son bureau n’est séparé des autres que par de minces cloisons de verre, où l’on est sans cesse perturbé par les bavardages d’autrui. L’enfer transparent. Sans compter que la collectivité éducative souffre de bien d’autres maux : « l’essence même de ces réunions n’était pas la recherche de la solution la meilleure mais la justification de la fonction que quelqu’un occupait ou la satisfaction d’une passion pathologique pour la réunionite ».
Un tel établissement est la propriété d’homme d’affaires véreux, corrompu et corrupteur, qui n’a pas la moindre volonté de faire de ses étudiants des humanistes cultivés. Sa seule préoccupation consiste à capitaliser des frais d’inscription parfois pléthoriques en admettant des fils et filles à papas fortunés, dont les accointances avec le pouvoir sont bien connues. Ces pseudos étudiants ne pensent qu’à papoter, tricher, pomper leurs travaux sur internet, jouer avec leurs portables. De quoi décourager un enseignant digne de ce nom. D’autant qu’il est monnaie courante, parmi les collègues de notre anti-héros, de « vendre les examens aux étudiants, rédiger les thèses des gros bonnets, décerner des doctorats honoris causa aux politiciens, promouvoir les livres de gangsters et autres criminels de guerre ». La corruption est monnaie courante.
Irrité par la nullité crasse et sûre d’elle de ses étudiants, le voici délivrant un cours sur le surréalisme qui est soudainement un morceau d’ironie brillant, pot-pourri plus surréaliste qu’André Breton lui-même : « Le Maître et Marguerite décrit vingt-quatre heures de la vie de Léopold Blum, un prédicateur musulman à l’époque des croisés ». Encouragé par l’absence totale de réaction, il enfle son hilarante improvisation. Mais lors d’une beuverie de week-end le voici photographié dans les toilettes d’un bar par un de ses étudiants, dans une posture que l’on peut deviner lorsque l’on a abusé de la bière.
Entre harcèlement estudiantin et harcèlement hiérarchique, entre inanité des ronds de jambes et autres flatteries à l’approche d’un colloque aussi pompeux que creux où règne une « langue imbécile », et crise conjugale avec une épouse acariâtre, incapable tant de relations sexuelles que d’affection, le cas Branimir Rihter subit une dévaluation professionnelle et morale irréfragable. La chose étant aggravée par la lecture du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, à l’issue de laquelle ce dernier en déduit que le suicide est « l’apogée de la liberté individuelle », alors que notre professeur veut un « suicide qui fasse sens ». Et si Kafka n’est pas cité, l’on devine son autorité régnant sur l’université et sur un professeur menacé par l’effondrement métaphysique. Le « burn-out » n’est plus une vaine métaphore angliciste.
Certes une telle lecture est à déconseiller à un enseignant dont la condition devient de plus en plus inquiétante ; la noire tragédie d’Andrija Matic ouvre au scalpel quelques-unes des veines malheureuses de notre temps, voire de l’intemporelle condition humaine. Pour ce faire l’auteur enserre son personnage et son lecteur dans une stratégie romanesque redoutable. Comme en un puzzle conspirant inéluctablement à se clore et à achever son personnage, la narration est tour à tour assumée par un narrateur omniscient, par Branimir Rihter lui-même, par des courriels, des rapports administratifs et des témoignages aux pratiques langagières diverses passant par le prisme de la vision du monde de chacun, parfois bien mince, parfois grandiloquente. Sans oublier la veuve éplorée et joliment hypocrite. La dimension férocement satirique n’est pas sans humour. D’autant que les pitoyables commentaires entourant l’évènement médiatisé font du happening flamboyant un fait divers commis par un piètre déséquilibré, voire un attentat terroriste signé par quelque « secte sataniste ». Post mortem, notre anti-héros est dépossédé de son « acte artistique, de son idéal d’ « artiste ignorant toute compromission », pour n’être plus qu’une absurde marionnette avalée par l’oubli.
Homme révolté contre l’inanité sociale, contre un enseignement vaniteux et creux, contre les conventions conjugales, Branimir Rihter s’en tire par une pirouette désespérée, rejetant avec mépris le personnel de l’université. Mais sa quête d’authenticité n’en a fait qu’un Don Quichotte dépouillé de toute la gloire qu’il projetait. Entre roman postmoderne et pamphlet, entre tragédie et clownerie, Burn-out tire à boulets rouges. Et s’il ne reste pas même une cendre de son personnage, le lecteur en conserve néanmoins le feu qui anime la performance de son auteur.
Andrija Matic, né en 1978, a non seulement publié une poignée de romans dont on aimerait accueillir la traduction, mais aussi un essai sur le poète anglais Thomas Stearn Eliot. Il est, au travers de L’Egout et de Burn-out, un maître de l’apologue politique et existentiel. Depuis l’Antiquité, l’apologue est un récit à visée morale. Il vise ici à dénoncer le mal totalitaire et tyrannique. Fable en vers ou roman en prose, il n’est pas toujours animalier[2], ce dont témoignent les Romans et contes de Voltaire. « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrivait cependant La Fontaine[3]dans sa « Deuxième préface à Monseigneur le Dauphin ». Il suffit pourtant de terroriser les hommes comme des animaux nuisibles, ainsi que le fit Kafka dans sa Métamorphose puis dans Le Procès[4]. Ainsi Andrija Matic, dont les personnages aboient en vain dans le désert de la liberté, pourrait-il dire : « Je me sers d’hommes bafoués pour instruire ceux pour qui la dignité du nom d’homme n’est pas un vain mot »…
Antoine Compagnon : La Vie derrière soi. Fins de la littérature,
Equateurs, 2021, 384 p, 23 €.
Alain Finkielkraut : L’Après littérature,
Stock, 2021, 234 p, 19,50 €.
Science des fins dernières de l’homme et du monde, l’eschatologie n’est pas si loin de l’apocalypse, cette révélation du cataclysme. Plus modestement, deux auteurs dissemblables, qui eurent pourtant l’occasion d’échanger leurs analyses, s’intéressent à la fin dernière des créateurs, et à une « apocalypse cognitive, pour faire allusion au titre de Gérald Bronner[1]. En effet la concomitance thématique ne manque pas de faire sens, même s’ils envisagent la question au moyen de perspectives bien éloignées. Pour tous les deux la littérature a une fin. Le premier, Antoine Compagnon, envisage la finitude d’une vie d’écrivain, voire de peintre, et s’interroge sur les pouvoirs et les faiblesses d’une œuvre tardive, à la veille du trépas. Le second, Alain Finkielkraut, déplore la perte d’influence et d’aura de la littérature. Nos deux essayistes ne sont pas affectés par une identique mélancolie, sinon par un désespoir qui crierait dans un désert encombré des scories de l’époque.
Nous avions déjà célébré le travail colossal d’Antoine Compagnon, quoique d’une manière trop partielle, en présentant son versant historien avec Les Chiffonniers de Paris[2] puis d’analyste littéraire avec Baudelaire l’irréductible[3]. Sans compter des livres, tels que Le Démon de la théorie[4], La Littérature pour quoi faire ?[5] Ou encore ceux fréquentant l’amitié de Montaigne, Baudelaire et Proust, ceux qui « auront été mes Virgile », écrit-il… Une vie bien remplie donc. Mais à plus de 70 ans - il est né en 1950 -, alors qu’il doit prendre sa retraite du Collège de France et vient de perdre une amie très chère, il est un tantinet inquiet. Va-t-il pouvoir faire encore œuvre marquante, voire œuvre qui soit au-delà des précédentes, un rebond, un couronnement ? Aussi se tourne-t-il vers ses modèles et commensaux de toujours, écrivains dont les années de vieillesse ont vu poindre des réalisations inattendues, étonnantes, novatrices, leurs « chants du cygne » en somme, selon le mythe romantique.
Si les peintres en la demeure ont été considérablement étudiés, soit les dernières périodes créatrices de Poussin, de Rembrandt, de Degas, voire d’artistes que notre essayiste n’évoque pas, comme Matisse ou Picasso, les écrivains ont été à cet égard plutôt négligés. Or ces derniers ne sont pas sujets à « l’admirable tremblement du temps », selon les mots de Chateaubriand dans La Vie de Rancé, bel exemple de créativité tardive auquel notre essayiste revient de manière récurrente, comme en un leitmotiv, un fil rouge de son livre. Il s’émeut intensément à l’occasion de cette formule magnifique de l’auteur de René, alors que cet « admirable tremblement du temps » est en une hypallage celui de la main du vieux Poussin parvenant à se dépasser en peignant son « Déluge », avant de devoir abandonner les pinceaux.
L’on peut encore écrire si l’esprit est encore là, quoique l’on puisse, comme Roland Barthes, rêver d’arrêter d’écrire pour trouver le repos. Ainsi naissent des œuvres qui sont celles d’une sénescence sublime, lorsque que la liberté de créer se débarrasse des conventions. Les croulants magnifiques sont-ils alors des révolutionnaires, des précurseurs ?
Cet aiguillon de la mort prochaine sur le destin créatif est également examiné avec le secours de quelques derniers instants romanesques. Tout d’abord celui essentiel de la mort de l’écrivain Bergotte (qui ne connut pas « la grâce de la créativité tardive »), devant le « petit pan de mur jaune » de Vermeer dans La Recherche du temps perdu de Proust, alors qu’il se dit avec grand regret : « c’est ainsi que j’aurais dû écrire ». Ou ce vieux romancier qui n’obtiendra de la maladie aucune dernière chance dans Les Années médianes d’Henry James. Sans oublier le vieil Aschenbach mort à Venise sous la plume de Thomas Mann. Ainsi la littérature du deuil, depuis le mythe d’Orphée pleurant son Eurydice jusqu’aux enfers, est-elle une constante, comme à l’occasion de l’élégiaque roman d’Hermann Broch : La Mort de Virgile. Outre le récit d’une agonie, ce dernier roman conte la perte de confiance en son poème. À l’instar de Kafka qui crut vouloir brûler ses romans ; tout en les confiant à Max Brod, qu’il devinait probablement être le plus qualifié pour en assurer la publication. Plus profondément encore, Hofmannsthal témoigne d’une crise de l’élan et des valeurs portés par la littérature, dans sa Lettre à Lord Chandos, anti-héros « malade du langage ». Entre « chant du cygne » et désert du sens, l’écart est immense. Parfois, l’on se survit à soi-même, vieillard pathétique, dont la pensée et l’écriture s’effondrent en pleine gloire : c’est ainsi que Sartre, devenu aveugle, peut à peine se demander si les nouveaux philosophes ne l’oublient pas, ne le dépassent, en le rejetant sur la touche.
Autre fin, celle des romans dont les pages nous quittent à regret, dont les héros meurent ou sont trop vite expédiés, comme à l’issue de La Chartreuse de Parme de Stendhal. Et l’on devine qu’Antoine Compagnon ne peut que s’interroger sur les œuvres posthumes, qu’elles soient dues à un décès impromptu, ou, plus émouvantes encore, peaufinées par leurs auteurs qui ont connaissance de leur fin imminente. L’œuvre dernière l’est-elle « par accident » ou « par intention, délibérément finale »…
Malgré des redites, la méditation d’Antoine Compagnon, entre vigueur et fatigue, entre espérance et mélancolie, est aussi émouvante que roborative. Car ni funèbre ni plaintive, elle est plutôt réconfortante : des beautés peuvent jaillir du grand âge, qu’il s’agisse de Goethe en son second Faust ou des derniers quatuors de Beethoven. Ce que confirme un généreux cahier d’illustrations, où s’ébattent Rembrandt, Titien, Poussin, Delacroix, mais aussi des manuscrits de Saint-Simon et de Nathalie Sarraute, sans oublier deux portraits photographiques de ce Baudelaire d’âge mûr qui sentit passer sur lui « le vent de l’aile de l’imbécillité ». Il faudra bien, en un dernier accord de sagesse imparable, et qui sait avec un sursaut créatif ultime, « gagner la sortie ». L’on saura se consoler en sachant que de jeunes plus créateurs, voire encore à naître, relèveront brillamment le flambeau de l’art et de la littérature.
Platon : La République, Brocas & Humblot, 1767.
Photo : T. Guinhut.
Pourtant, ce qui est considérablement plus grave, selon Alain Finkielkraut, lui né en 1949, nous serions déjà dans L’Après littérature : « Le temps où la vision littéraire du monde avait une place dans le monde semble bel et bien révolu », affirme-t-il d’emblée. S’il y a des lecteurs, ils regardent du haut de leur immaturité et de leur suffisance, empreints qu’ils sont par de nouveaux préjugés qui ont nom « néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle ». C’est ainsi qu’une adolescente suédoise, Greta Thunberg pour ne pas la nommer, s’érige en passionaria du climat en ordonnant une grève hebdomadaire des cours, au mépris de la culture historique et scientifique, au mépris de la complexité et de l’argumentation contradictoire[6], préférant avec une moutonnière jeunesse « le face à face des Justes et des Salauds »… La fin d’une littérature et d’une philosophie intelligemment formatrices serait donc consommée ?
Pour Alain Finkielkraut, un personnage est symptomatique des maux de notre temps : c’est « Tante Céline », qui, dans Un Amour de Swann de Proust, s’irrite avec hauteur de ce que l’on souffre « cette folie de la classification et du cloisonnement des êtres », ainsi que le conceptualise notre auteur. Sur notre temps s’abattent les égalitaristes qui font fi de tout jugement argumenté et fouillé, les thuriféraires des mots d’ordre à la mode : « vaincre l’exclusion, célébrer l’hospitalité, effacer les frontières, abattre les murs de la forteresse », toutes vertus prétendues qui ne sont au service que de leurs proclamateurs, qui ne se gênent pas pour exclure tous ceux qui ne partageraient pas leur absolu.
L’on connait l’antienne : c’était mieux avant ; la bonne littérature se perd, et caetera. À toutes les époques, y compris depuis l’Antiquité, des voix s’élèvent pour déplorer la dégénérescence des mœurs et de l’art, ce dont ce dernier se moque allègrement. Car c’est probablement idéaliser le passé que de prétendre qu’il fut toujours le trône de la belle langue et de la belle littérature, même si des Lamartine, des Chateaubriand et des Victor Hugo, grands poètes s’il en fut, se montrèrent des géants politiques humanistes, honorables et honorés. Sans doute aujourd’hui sont-ils trop blancs, trop patriarcaux, trop chrétiens…
Certes l’art contemporain manque pour le moins de noblesse et n’est peut-être plus de l’art[7] ; certes nos nouvelles générations semblent souffrir d’un quotient intellectuel en baisse ; certes il ne semble pas que le roman et la poésie française les plus contemporaines s’élèvent à des hauteurs beaucoup plus honorables que le défaitisme d’un Houellebecq ; certes la cancel culture[8] veut balayer jusqu’à Shakespeare qui serait raciste et tous ceux qui ne seraient pas compatibles avec les diktats des Lesbiens, Gay, Bi, Trans et tutti quanti… Tout ce dont se plaint notre essayiste, que les uns traiteront sans courtoisie de vieux ronchon, de ringard patenté par l’Académie française. Reste qu’il vitupère non sans pertinence contre « les terribles simplificatrices », contre « le licenciement du vieux monde », contre « l’antiélitisme de l’élite », contre la perte de la transcendance, contre « l’empire de la laideur », quand « la beauté n’est plus aimée ».
Ainsi déplore-t-il à juste titre que l’on confonde les prestations musicales de Johnny Halliday avec la musique au sens noble du terme, lorsqu’une député - Aurore Bergé pour ne pas la nommer - « a comparé la ferveur autour de Johnny avec les funérailles de Victor Hugo ». Ainsi « le divertissement a fait main basse sur la grandeur ». De même il se rit amèrement que les musées soient devenus des « lieux de démocratisation inclusifs ». Pèle mêle, il brocarde le jargon post-culturel, le culte débile de la « diversité » et de la « parité », le délire des antispécistes[9] qui ne font plus de différence entre les humains et les animaux, les éoliennes défigurant le paysage français, les « vitupérations » du rap, « l’idéal égalitaire » et « la gauchitude », bien entendu tous ceux qui sacrifient l’autorité de la littérature et la dignité de l’humanité à leur plaisir vulgaire, à l’idéologie, qui est étique et non éthique. Car ils demandent à l’art de « défendre la bonne cause », « d’illustrer une vérité préalable », celle de leur doctrine, ils abolissent « la distinction entre la culture et l’inculture », en proclamant que « tout est culturel ». En conséquence Alain Finkielkraut préfère la « nuance » et l’art de la discrimination judicieuse à la condamnation a priori, cette nuance qui est la marque de l’être cultivé. Soit tout ce qui peut conduire le récalcitrant finkieltrautien au pilori.
Inexorablement, la hauteur stylistique et morale de la littérature se voit dévastée par le règne du cliché, la vulgarité de la langue, la putréfaction de la bêtise. Le déclin français, voire au-delà, serait-il inéluctable ?
Malgré une construction passablement erratique qui est son péché mignon, comme dans son Identité malheureuse[10], car dénonçant les excès du politiquement correct, androphobe ou anti-blanc, il en perd parfois le lien avec la littérature, l’essai est cultivé à plaisir. Dernier gardien du temple, Alain Finkielkraut tient à ses héros littéraires, des romanciers encore contemporains, mais provisoirement, comme Philip Roth, dont La Tache[11] révéla d’une manière virtuose et fort prémonitoire la dictature antiraciste[12] dans les universités américaines, et Milan Kundera qui en connait un rayon en termes de totalitarisme communiste. Car si « l’Etat totalitaire est mort, l’esprit totalitaire demeure. Big Brother a changé d’adresse : il ne surplombe plus la société, il en est l’émanation ». En ce sens, pour cette clairvoyance, Alain Finkielkraut ne peut s’adresser qu’aux esprits libres.
Comme pour se consoler d’atteindre un âge respectable au-devant d’une mort prévisible, l’un, Antoine Compagnon, exalte les créations littéraires et picturales nées en fin de vie, tout en refusant « de croire que la littérature ait perdu le combat », tant elle a aujourd’hui de lecteurs, tant les livres sont accessibles. L’autre, Alain Finkielkraut, sonne au contraire le glas d’une littérature dont les nobles fonctions touchent à leur fin. Si nous avons joué sur les sens du mot « fin », c’est aussi pour rapprocher ce que ces deux auteurs ont en commun : outre leur affection pour Roland Barthes, les anime un goût réel pour la beauté de la langue et le sens civilisateur de la pensée.
Santa Maria de Villafranca del Bierzo, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Florina Ilis ou la Roumanie prise en écharpe :
La Croisade des enfants, Les Vies parallèles,
Le Livre des nombres.
Florina Ilis : La Croisade des enfants,
traduit du roumain par Marily Le Nir, Syrtes, 2010, 512 p, 25€.
Florina Ilis : Les Vies parallèles,
traduit du roumain par Marily Le Nir, Syrtes, 2014, 664 p, 25 €.
Florina Ilis : Le Livre des nombres,
traduit du roumain par Marily le Nir, Syrtes, 2021, 544 p, 25€.
Que pouvons-nous attendre d’un grand roman ? Que l’ampleur de son sujet s’accorde avec le soin dans les détails. Que la dynamique narrative permette à chaque page, voire chaque ligne, d’ouvrir à la pensée des perspectives, d’offrir une réelle et succulente richesse stylistique… « Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art, doit justifier son existence à chaque ligne », c’est ainsi que Joseph Conrad, dans sa préface au Nègre du Narcisse, formulait l’exigence esthétique du romancier. Sans nul doute, cette exigence est également celle de Florina Ilis, au vu de La Croisade des enfants, volume final d’une trilogie. Avec La descente de la croix et La Vocation de Matthieu, qui sont moins des textes religieux qu’une réflexion sur la création artistique et les tentations du virtuel, ce vaste roman complète la Trilogie de la connaissance ou de la virgule. À l’œuvre abondante, il faut ajouter Les Vies parallèles, consacré au poète roumain Eminescu. Et Le Livre des nombres, une fresque rurale au temps du communisme collectiviste et au travers d’une vaste famille roumaine.
Professeure de littérature japonaise née en 1968, amatrice de Kawabata, Tanizaki et de Bashô (elle a elle-même publié des haïkus), on devine que le goût de la langue, de ses pouvoirs de suggestion, n'est pas étranger à Florina Ilis. Admiratrice de Proust, on entend que ne lui font pas peur l’écriture au long cours et les réseaux de sens qu’une œuvre d’ambition réclame. Néanmoins, la rencontrant, sa modestie, sa discrétion peuvent ne pas laisser pas préjuger de la puissance de son souffle narratif et encyclopédique. Et pourtant !
La Croisade des enfants commence de manière innocente pour un roman pas si innocent. Un chef de gare ordonne le départ d’un train. Il n’est qu’un des multiples personnages entourant le voyage d’une colonie de vacances vers sa maritime destination qu’elle n’atteindra jamais. Très vite, la succession des paragraphes qui s’achèvent par une virgule avant d’entrer dans la vie, la parole, la pensée d’un autre protagoniste -ce qui aurait pu n’être que le sec procédé postmoderniste de la multiplication des voix narratives et des focalisations internes- nous emporte sans heurt et bientôt avec un train d’enfer, dans l’aventure. Selon une succession aléatoire et récurrente, au rythme sans ennui, ou parfois par association d’idées, dans un flux qui paraît ne jamais devoir s’arrêter, les strates de la société roumaine (voire de toute société) sont visualisées, comme par une parfaite et immense coupe. Coupe également à travers chaque protagoniste en quelque sorte radiographié. On plonge dans la psyché de ceux qui amènent leur rejeton et quittent le quai de la gare, de ceux qui prennent ce train, enfants, professeurs accompagnateurs, croyants et athées, dont un clandestin de douze ans : Calman… Et ceux qui gravitent autour de l’action, depuis une sorcière tzigane en passant par un concepteur de sites web, un « Baron » de la pègre, un député corrompu, un chef de la police… Au point qu’ils paraissent nous livrer tous les secrets de leur passé, de leur vie, sinon de leur futur. Pavel, le journaliste et rédacteur en chef, peut-être la métaphore de l’auteure, s’est écartée de son père, parfait ouvrier du communisme, pour dénoncer les failles du régime de Ceausescu. Puis pour traquer les scandales politiques et les réseaux de la prostitution d’enfants abandonnés. Promesse d’un avenir meilleur, pourtant confronté à la déliquescence générale de la Roumanie, il sera celui qui comprend le premier la portée de l’événement, le premier converti par cette croisade. Ne serait-ce que par cette plongée dans les composantes individuelles d’un pays grâce à un redoutable narrateur omniscient, ce roman engage, par un réalisme plus qu’efficace, une vision impressionnante de l’humanité et du monde.
Mieux encore, autour de l’incroyable événement qui voit les enfants s’engager dans « des stratégies de conquête du train », enfermer les professeurs dans leur compartiment, arrêter le train, chacun y va de sa participation à l’action, de son commentaire, de son angoisse ou de son enthousiasme. Ce sont les bambins eux-mêmes, leurs parents, des policiers et des militaires, un journaliste, des voisins, un truand qui planque une camionnette surarmée dans des bois jouxtant le train bloqué, ce qui permettra aux sales gosses de s’approvisionner. Sans compter la vieille tzigane passablement magicienne qui veille de loin, grâce à une amulette volée, sur Calman, le délinquant aguerri du haut de ses douze ans : celui qui est le déclencheur de la révolte, de l’incarcération des profs, du meurtre du chauffeur… S’ensuit une sorte de république des gamins, dont les wagons sont cernés par les bois et par une armée démunie devant cet adversaire inattendu, et surtout, grâce à la traînée de poudre de l’information, l’afflux incontrôlé de colonnes d’orphelins et autres délinquants abandonnés qui confluent vers le lieu du miracle pour en attendre une satisfaction de leurs besoins les plus élémentaires et les plus fous, de pain, de justice et d’affection, un improbable salut… Développant alors une vie en marge des règles adultes, ils changent la colonie de vacances ordonnée en anarchie charmante, puis criminelle, aux dépens de ceux qui représentent l’autorité parentale, pédagogique et politique, mettant presque en déroute le pouvoir, y compris de l’armée. Peut-on croire à « la pureté des petits monstres qu’ils ont mis au monde » ? L’hypothèse terroriste, les armes trouvées par les mutins qui « jouent à la guerre », puis l’irruption des cohortes des enfants des rues affolent l’opinion publique et les médias, ébahis par les victimes et les revendications de ceux qui veulent « un parlement des enfants ». Dans le cadre du réalisme, le crescendo devient hallucinant, frôlé par l’aile du fantastique. Si tout cela reste bien plausible (nul pays n’est à l’abri de ce genre de déraillement sociétal), la prescience inquiète de la vieille magicienne, la jeune fille malade en quête de miracle, le délire mystique s’emparant de ceux qui confluent autour du site web « Order of innocence » font de cette « croisade des enfants » un double parodique et néanmoins illuminé de celle du XIII° siècle. On comprend alors que l’auteur soit également une aficionada du réalisme magique latino américain.
Est-ce par ironie que ce roman étonnant est ainsi titré ? On sait l’échec que fut cette médiévale et insensée « croisade des enfants »; d’ailleurs largement un mythe, puisque les enfants n’étaient en fait que des pauvres qui moururent presque tous avant de ne jamais atteindre la Terre Sainte. En la Roumanie de l’aube du XXI° siècle, il s’agit bien d’enfants, mais on n’est pas sûr qu’elle soit inspirée par un quelconque Dieu des enfants… La naïve odyssée, réécriture de la révolution roumaine de 1989, autant propagée par quelques prédicateurs anonymes que par la rumeur, par internet et la presse, bascule dans l’imprévu dantesque, dans l’horreur. Autour de quelques dizaines, puis centaines de bambins et ados, la sympathique colonie de vacances qui devait ne rallier que la mer Noire, puis la prometteuse quête des enfants perdus pour la reconnaissance, entraînent la Roumanie entière dans leur sillage dévastateur. Pourtant, le désordre moral en sera à peine changé. En ce sens, la dimension épique, comme dans un jeu vidéo qui multiplie ses combattants et ses possibilités, est patente. Sauf que la distribution entre le Bien et le Mal n’est pas si claire.
Sans cesse, le roman se déploie selon une multiple spirale narrative : spirale temporelle qui ajoute les péripéties les unes aux autres en une vaste gradation ascendante ; spirale géographique le long du parcours ferroviaire, dans la région, dans le pays, voire le monde entier grâce à l’usage d’internet ; spirale politique, jusqu’à un baron de la mafia, jusqu’au Premier ministre... Car dans cette fresque intense et encyclopédique, hallucinante et cependant distanciée, Florina Ilis révèle la déliquescence de la Roumanie postcommuniste. Ce qui n’excuse évidemment en rien le régime tyrannique auquel ont succédé une démocratie et une économie plus que maladroitement libérales. Ce qui est en cause, autant que les bases d’une société qui n’a pas encore su digérer le régime communiste de Ceausescu, et qui de la liberté d’entreprendre connaît surtout celle de la criminalité et de la corruption, c’est la question de la destinée d’un pays en difficile mutation. Ses enfants souhaitent le bonheur, qu’ils soient privilégiés et choyés par leurs familles ou orphelins abandonnés à leur déréliction, mais ils n’ont évidemment pas, encore moins que les adultes, les moyens de leur utopique ambition.
Au-delà du constat autobiographique, lyrique et pathétique de Cartarescu qui narre dans une autre trilogie (Orbitor, L’œil en feu et L’Aile tatouée) ses années de formation dans la Roumanie de Ceausescu, l’intention dénonciatrice du roman de Florina Ilis est également porteuse d’une interrogation sur l’irruption des nouveaux médias et d’internet (nouvelle génération oblige) qui sont alors autant les moyens d’une connaissance aiguisée du réel que l’entonnoir d’une irrationalité que l’on croyait résolue.
Il va sans dire qu’un tel roman intéressera les sociologues politiques autant que les spécialistes de l’éducation. En effet le bien fondé de l’innocence et de l’autorité sont au centre du débat induit par l’action. La dimension satirique, voire humoristique, est sans cesse présente sous la plume d’une écrivaine guère encline au messianisme puéril. Pensons à la liste grotesque des revendications enfantines : « davantage de vacances », « un balai marque Nimbus 2000 », jusqu’à un « parlement des enfants »…
L’ironie, le sens de la narration et la culture aussi rayonnante qu’acérée de Florina Ilis font merveille, éveillant chez le lecteur mille étages de réflexion, au cours d’un texte aux complexités aussi nombreuses que miraculeusement aisées. Qu’est-ce qu’ « Order of innocence » : un virus informatique, un site polarisant les fantasmes, ou le génie du mal inhérent aux plus jeunes? Plus encore que dans Sa majesté des mouches de Golding, l’enfance est ici démythifiée, prodigue qu’elle est en sauvagerie, en barbarie menaçant toute civilisation. La limite entre les jeux vidéo, Harry Potter, Eminem (ces héros adulés) et la conquête du pouvoir réel est gaillardement franchie. S’emparant du train en « 3D », nos petits héros posent au lecteur la question de la responsabilité des jeux et des médias corrupteurs, à moins qu’il s’agisse de celle de leurs parents et maîtres défaillants, ou encore de celle de la nature humaine… Ainsi, le roman-somme affirme ici sa vocation à figurer, interpréter et interroger le monde, en un examen à la fois sans concession, social, satirique et métaphysique, jusqu’au « mysticisme délirant ». Sans oublier la structure « autoreverse » du roman, comme le walkman final…
Image du chaos postcommuniste et de la condition parfois exécrable des jeunes Roumains, de la dégringolade des utopies, ce vaste apologue est bourré de talents jusqu’à la gueule. L’acuité politique, la dissection des psychés autant que du contexte socioculturel contribuent à la réussite d’une fresque romanesque intense, encyclopédique et sans lourdeur, au point que notre conception de la nature humaine en soit ébranlée, que la remise en cause de nos préjugés soit initiée. Indubitablement, Florina Ilis entre dans la cour des grands du roman européen, comme le fit en 2006 Jonathan Littell avec Les Bienveillantes, rare roman de l’aube du XXI° siècle à avoir atteint cette qualité d’ampleur thématique et de richesse dans le détail (il est vrai qu’il est américain d’origine, ceci expliquant peut-être cela). « On appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme l’équivalent de l’univers. » disait Italo Calvino, dans Pourquoi lire les classiques. Considérons donc La Croisade des enfants comme un classique.
Plutarque : Vies des hommes illustres, Cussac, 1802.
Photo : T. Guinhut.
Plutarque avait fait de ses Vies des hommes illustres des Vies parallèles, dans lesquelles il comparait les figures de l’antiquité grecques et romaines, au bénéfice des premières, sans cesse parées des grandes vertus. De même, un écrivain a plusieurs vies parallèles, celles de sa biographie, celles de ses œuvres et de ses personnages, celle enfin de sa postérité. Le nom de l’homme illustre Eminescu ne dira rien au lecteur français. Pourtant, il est encore considéré comme le poète national roumain, trop national probablement, au point de donner lieu à de nombreux avatars, mis au jour dans ces romanesques Vies parallèles. La romancière Florina Ilis propose à son sujet une hallucinante fiction documentaire.
En juin 1883, Mihai Eminescu, le « jeune homme à crinière romantique », devient fou. Jusqu’à sa mort, en juin 1889, il est d’abord confiné dans un asile psychiatrique, où, atteint de « verbigération », il se prend pour un « Pharaon », avant de plus ou moins végéter, paraître en bonne santé, errer et délirer. Bien que le diagnostic, entre syphilis et psychose maniaco-dépressive, ne fit guère de doute, l’on se demanda s’il fut victime d’une conspiration politique. Le récit embrasse cette période agitée, mêlant réalisme des témoins et imaginaire du protagoniste, alternant rapports et « auditions », monologue intérieur et écrits du poète ébranlé en sa psyché. « Malgré son génie omniscient », il commit des articles antisémites et restait « un grand naïf pour ce qui est des problèmes de la vie ». Il fut « heureux pour un poète, malheureux pour un homme ». Sans oublier les intrigues et amours contrariées, les retours en arrière, les anticipations, le poète maudit est ranimé, diffracté, en cette vaste fresque chaotique et colorée. Car ce sont « soixante et onze pièces d’un puzzle tout en enfilade ».
Il y a bien des lectures parallèles à envisager de ces Vies parallèles bavardes et torturées, peut-être exagérément touffues, terriblement encyclopédiques. Au-delà de notre curiosité pour la figure contrastée d’un conservateur, la récurrente « récupération des valeurs du passé » n’a pas manqué : il fut lu comme un tenant du racialisme de l’extrême droite des années trente, « annexé à la pensée légionnaire », lu comme un social prolétaire par le communisme de l’après-guerre, comme un parangon enfin du nationalisme choyé par Ceausescu. Ce dont le roman se fait le réquisitoire prolixe et documenté. Le mythe national est ainsi déconstruit avec le scalpel de la littérature elle-même, avec les moyens d’un immense orchestre symphonique générique et stylistique.
L’un des plus étonnants chapitre de ce roman polyphonique emprunte en 1960 la voix, peut-être une réincarnation d’Eminescu, de la « muse ». Elle embouche un parfait morceau de bravoure, chantant les bienfaits du communisme, en un modèle d’ironie corrosive et enjouée : « Polymnie, celle du lyrisme et du mime, s’est vue attribuer des tâches dans le domaine de la censure (elle se tait, coupe, ajoute et intercale au besoin). Mes autres sœurs, dont le travail restait sans objet, Melpomène, Thalie, Terpsichore et Uranie, ont suivi une formation en vue d’une nouvelle qualification professionnelle et ont été dirigées vers divers secteurs artistiques où elles pourraient utiliser leurs compétences (théâtre, ballet, traduction, etc.). Nous quatre qui sommes restées, nous avons suivi des cours de marxisme-léninisme et avons assimilé consciencieusement les tendances esthétiques et les directives artistiques préconisées par le parti ». Les pouvoirs totalitaires ne visent qu’à s’approprier les écrivains, les poètes, pour les juguler ou pour en décorer leurs bannières…
Le défi a été relevé avec un brio impressionnant par Florina Ilis : rendre son identité, son morcellement, au poète, inventorier les oripeaux de l’Histoire pour l'en débarasser. En ce roman de société biographique, ce roman-somme, cette satire idéologique, cette traversée des errements d’un pays, tout à la fois essai et enquête, le flot narratif séduit autant que l’invention stylistique, que le maelstrom politique.
Dans l’Ancien testament, le « Livre des nombres » s’occupe de recenser les Israélites entre la sortie de l’esclavage égyptien et l’accession à la terre promise. Ses récits, prophéties, lois et généalogies auraient, selon une tradition légendaire, été rédigés par Moïse en personne. Comme en écho à cette autorité biblique, la romancière roumaine Florina Ilis fomente une Histoire de la Transylvanie, tenaillée entre Autriche-Hongrie, Roumanie et communisme. C’est un vaste demi-siècle qui est pris en écharpe en cette abondante et généreuse fresque, souvent dramatique, voire tragique.
Malgré le bal et le « premier amour d’Anna » qui sera la mère du narrateur, pour le grand-père Spiridon c’est en 1959 « le commencement de la fin ». Car des « brigades d’activistes » prennent bien du plaisir à la collectivisation forcée des terres. Le communisme commence avec la fin de la liberté. Ce qui n’était pas tout à fait le « jardin d’Eden » ne l’est décidément plus. La nationalisation fut un pillage, « la brutalité des temps nouveaux n’avait rien épargné, rien laissé au hasard ». Ainsi le grand-père Gherasim est emmené pour être jugé comme « chiabur », l’équivalent du koulak russe, soit un riche propriétaire, à qui l’on intime de céder ses terres à l’Etat. Hélas, il trimballe dans sa poche des « bouts de papier contre le Parti » et ne sachant pas bien lire il signe son hostilité au régime !
Il faut un témoin, un enquêteur, pour signer cette chronique ; c’est l’écrivain et narrateur omniscient, qui interroge les membres de sa famille, compulse les albums et les productions d’une lignée de photographes, y compris des documents falsifiés pour accabler les dissidents (« un écrivain connu rencontrant des agents étrangers »), puis fouille, lorsque c’est enfin possible, les archives de la police secrète, la « Securitate ». L’on se doute qu’en sa mise en abyme la romancière a fait de même, sans oublier le secours de son imagination.
La galerie de personnages devient toute une comédie humaine, entre gens chaleureux et hauts en couleurs, comme Zenobia, mais non dénués de rivalités diverses, et les prédateurs qui usent du vent politique, qu’ils soient nationalistes ou communistes, comme Marin, « membre du Conseil populaire » ; mais sans manichéisme : est-ce le courant de l’Histoire qui fait le bien et le mal ou la diversité des natures individuelles ? Au microcosme villageois répond le macrocosme de la Roumanie et des Pays de l’Est.
« Prose réaliste » et « poétiquement esquissée », selon le modus operandi de l’écrivain, la chronique familiale et rurale et le roman de mœurs ont quelque chose d’épique, tant la succession des générations est marquée par les régimes politiques, par l’abjecte lubie communiste, par les ruses de la liberté. Entre temps, la terre a été rendue aux habitants, pour clore le temps de la tyrannie de Ceaucescu. Reste le pouvoir de la mémoire et de l’écriture, restituant les vies et les psychologies. À tel point que la jeune Nora, admirant les livres de notre narrateur, qui veut « connaître la vie dans ce qu’elle a de plus beau, de plus pur, de plus exaltant », et poste des textes sur Facebook, veuille « devenir écrivaine » : il lui faut pour cela voir naître un « bébé souillé de sang », métaphore de l’avenir...
Les romans de Florina Ilis s’inscrivent autant dans une dimension historique que mythique. La Croisade des enfants - peut-être son chef-d’œuvre - narrait un voyage ferroviaire qui culminait en une avalanche du mal. Les Vies parallèles collectionnait les strates de la vie du poète roumain Eminescu et les errements du concept de poète national. Avec ce Livre des nombres, elle ajoute plus d'une corde politique à son entreprise profondément humaine et satirique. « Buvons à la littérature ! » s’exclame un personnage, que nous approuvons avec joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Croisade des enfants a été publiée dans L'Atelier du roman, décembre 2010,
celle sur Les Vies parallèles dans Le Matricule des anges, janvier 2014,
celle sur Le Livre des nombres dans Le Matricule des anges, mai 2021.
Wolfgang Sofsky : Citoyens sous surveillance,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, L’Herne, 2021, 272 p, 16 €.
Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance,
traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel,
Zulma, 2022, 864 p, 13,50 €.
Armés de tous leurs saints idéologues et de tous leurs anges policiers, ces dieux que sont devenus l’Etat complotent comme de sombres aigles aux regards aiguisés plantés dans les neurones des citoyens, des consommateurs et des individus que l’on eût cru libres. Wolfgang Sofsky, que nous connaissions pour ses vigoureux essais sur les vices et la violence[1], produit un pamphlet particulièrement affuté, Citoyens sous surveillance, d’abord publié en allemand en 2007, puis amendé jusqu’en 2021 ; car, n’en doutons pas, il y a sans cesse matière. Cependant, au-delà des tentacules de l’Etat radiographiées par notre essayiste, ne faut-il pas penser à celles de ces puissantes entreprises qui, bien plus que collectionneuses d’informations, entreprennent elles aussi de se faire conseillères, propagandistes, censeures…
Premièrement intitulé Le Citoyen de verre. Entre surveillance et exhibition[2], cet essai du sociologue et philosophe allemand d’aujourd’hui (peut-être le plus pertinent avec Peter Sloterdijk, qui d’ailleurs fit la critique de l’impôt[3]) devient en son édition augmentée Citoyens sous surveillance, en un titre plus ramassé, plus inquiétant. Comme en un apologue, notre essayiste allemand commence par rapporter la petite histoire de la « famille B », qui, ainsi nommée, parait anonyme. Sauf que tout conspire à ce que rien ne soit ignoré : consommations et horaires d’électricité, caméras urbaines, ponctions fiscales, achats en ligne, communications téléphoniques, courriels, comportement de l’enfant à l’école, tout concourt à notre sécurité et notre confort. Sauf que si « l’atmosphère est à la coercition tolérante », voici, pour reprendre le sous-titre : « la fin de la vie privée ». Les traces de nos pas, de nos désirs, de nos pensées même s’accumulent dans les boites noires du renseignement étatique et commercial. L’inventaire de l’espionnage plus ou moins consenti, par indifférence, complicité ou contrainte devient vite pour le moins problématique, voire terrifiant.
Les totalitarismes du XX° siècle ne nous auraient donc pas servi de leçon ? Aussi est-il urgemment nécessaire, avec Wolfgang Sofsky, de mettre en œuvre des « retours sur le passé ». Depuis les Romains qui opéraient « une distinction claire et nette entre le public et le privé », en passant par la Renaissance beaucoup moins libérale avec le concours des religieux, puis la Révolution française très intrusive, hors l’éphémère liberté du divorce. De longtemps, « être socialement intégré c’est porter des chaines sociales ». L’Histoire de la vie privée, pour reprendre le titre de Philippe Ariès et Georges Duby[4] n’est pas un champ de roses mais plutôt une couronne d’épines. Ce fut anonymat des villes qui permit l’irruption d’une vie détaché du groupe obligé, ainsi que la possibilité de trouver un espace propre à chacun. Et seul le vingtième siècle, malgré ses Léviathans nazis et communistes aux yeux meurtriers, permit à chaque individu ou presque de disposer d’une « chambre à soi », pour reprendre le titre de Virginia Woolf[5].
Il s’agissait d’échapper aux tyrannies, familiale, professionnelle, confessionnelle, et caetera. Au-delà pourtant « tout pouvoir qu’il soit de nature démocratique ou autocratique, menace la liberté de l’individu ». Or l’Etat, « institution destinée à dominer les citoyens », « n’est ni un havre de moralité ni une institution morale ». Cependant il réclame de plus en plus de lois, d’agents de la fonction publique, d’argent du contribuable, au détriment de « l’unique mission qui lui revient : garantir la liberté ». En ce sens, Wolfgang Sofsky a toute sa place dans la tradition du libéralisme politique.
S’interrogeant sur la peau et le corps, sur le sexe et ses penchants, voire sur la honte, espaces intimes du sentiment de privauté, notre essayiste montre combien ils exigent d’être protégés, alors que, ajouterons-nous, ils peuvent être les objets favoris de l’exhibition glorieuse et de la victimisation revendicatrice. Cependant, lorsque le coupable cèle crimes et délits, « le droit à la vie privé atteint sa limite là où la liberté de l’individu est menacée ». Reste « l’espace enténébré de la vie privée », celui de l’agonie et de la mort, plus encore du suicide.
La propriété privée risque elle aussi d’être l’objet d’une surveillance orwellienne : « pour bloquer toute nouvelle inégalité dès son apparition, il faudrait en permanence surveiller la propriété de tous ». En conséquence, extirpant la liberté économique, « la manie de l’inégalité mène tout droit à la tyrannie ». En conséquence encore, l’impôt pour lequel nous travaillons la moitié de notre vie, est à la fois le fait d’un voleur légal, l’Etat, et l’objet d’une utilisation inconsidérée, bien au-delà des bornes régaliennes de ce même Etat. En authentique libéral classique, notre essayiste professe avec justesse : « ce n’est pas l’assistance qui justifie l’existence d’un Etat, mais la garantie de ces droits à la protection et à la liberté qui évitent à l’individu d’être victime d’agressions extérieures ». Hélas, non seulement le citoyen n’obtient pas la contrepartie attendue de l’avalanche fiscale qui se glisse dans tous les interstices de l’activité publique et privée, avec les yeux d’Argus et les serres de rapace du pouvoir bureaucratique, mais de surcroît sa sécurité est plus que faillible, la misère matérielle l’attend au tournant, la prospérité économique et les systèmes d’éducation se délabrent. Tout cela au prix d’un « travail forcé camouflé » et d’une régulière ponction des informations afférentes. Entre saisie et redistribution, l’Etat est une hydre aux cent bras de plus en plus lourds. Et encore Wolfgang Sosfky parait d’abord s’adresser à son pays, l’Allemagne. Que dirait-il s’il fixait sa perspicacité sur la France…
L’espionnage certes est un mal nécessaire aux mains d’un Etat garant de la sécurité de ses citoyens, à condition de ne pas épier l’innocent au détriment du coupable, ce qui est un art pour le moins délicat, de ne pas préférer certains coupables à d’autres, là pour des raisons idéologiques. Le Léviathan est capable du pire s’il n’est pas lui-même surveillé. Par exemple de vouloir être le « gardien de la moralité », armé d’une légion toujours croissante de surveillants. Le Surveiller et punir de Michel Foucault[6] trouvant ici une nouvelle métastase.
Loin de rester une politesse indispensable la discrétion protectrice se voit battue en brèche : « l’indiscrétion est pratiquement considérée comme une vertu démocratique ». C’est une forme moderne du commérage, du voyeurisme graveleux, dans laquelle le harcèlement pointe le bout insistant de son museau fétide.
Nous sommes tous des « citoyens de verre », fragiles et au travers desquels tout est de notre moi lisible, mais aussi livrés aux écrans qui, télévisuels, veulent nous hypnotiser, ou depuis Internet qui nous piste et nous balise, tout en nous permettant de déposer les témoignages du narcissisme et de la peur, tout autant que de capter et influencer ceux d’autrui. Or « la culture médiatique de l’indiscrétion » chamboule le terrain de la propriété de soi. En même temps, l’apparente bonne volonté de la transparence se change en imposition de l’impudeur et en inquisition.
Les malheureux citoyens de verre pourraient se voir brisés menu, car la destruction de la vie privée va la main dans la main avec l’érosion de la liberté politique. Quand il s’agit de « leur inculquer ce qu’ils ont le droit de penser », ne leur reste-t-il que « la possibilité de se retirer dans son monde intérieur » ? De fait « la politique de l’esprit […] fait tomber les hommes dans les cages de la captivité intérieure ». Il en est de même pour « la politique de la mémoire » qui trimballe sa cargaison d’idéologie historique, dans laquelle le dogmatisme et le conformisme, y compris religieux, ne tolèrent pas la subversion de la pensée libre. C’est ainsi que « certains partisans d’un relativisme culturel sont pourtant disposés à renoncer à la liberté et à la vérité », note avec pénétration notre essayiste. Alors que « Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur », disait Figaro[7].
La biopolitique dispose de sa propre « supervision morale », y compris lors de la récente pandémie, dénie le droit à une mort supportable. Le droit de léguer à ses enfants est bafoué par des limitations et autres taxations. De même les modes de procréation font l’objet de contrôles, voire d’interdictions, qui sait si bientôt elle fera « du patrimoine génétique le critère de répartition des droits civiques et des droits aux prestations »… Au point que, pour reprendre Wolfgang Sofsky, « héritier du clergé, l’Etat moderne s’est donné pour mission de veiller sur les bonnes mœurs et d’assurer la production d’individus vertueux ». Vertu d’ailleurs hypocrite, si l’on songe combien la délinquance, la criminalité, le prosélytisme du terrorisme ont les coudées franches.
Gardons-nous d’être naïf et confiant ; ce pourquoi il faut lire Wolfgang Sofsky. Et contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, ce n’est pas seulement la Chine qui est à même d’épier de manière panoptique nos rues et nos reins, mais tout pays pour lequel « liberté » est un mot gênant, un vain mot. Certes la criminalité et la délinquance méritent d’être scannées, à condition de savoir délimiter clairement leur cercle, qui doit être celui des atteintes aux personnes et aux biens ; et non celle du crime par la pensée, exprimée ou non.
La réflexion de Wolfgang Sofsky est incisive, rude, la charge contre l’impôt et l’Etat décapante et revigorante, la satire morale contre les vices publics, contre la « mise en réseau » des information fiscales, sociales, médicales, judiciaires, scolaires (etc.) qui s’exercent au dépend de l’individu est éclairante, sans oublier la suite logique : l’endoctrinement et son corollaire, la censure. Ce qui n’empêche en rien cet essai d’être d’une clarté sans mélange.
Ne serait-ce pas l’orwellien Ministère de la vérité du gouvernement français qui étend un tentacule de plus en installant une commission pour lutter contre les fake news et le complotisme, au doux nom de « Les Lumières à l’ère numérique » ? Ainsi la liberté du scepticisme, de se tromper, d’une analyse divergente et efficace se voit menacée, rognée, bientôt arasée par une surveillance insidieuse, glissant par tous les canaux d’Internet et des réseaux sociaux, de la sécurité policière et du biopouvoir. Car si le passe sanitaire peut être défendu au travers d’une non-prolifération du virus, il n’en porte pas moins le risque d’une extension du domaine du traçage des individus.
Certes, l’on pourrait imaginer que les caméras équipés de la reconnaissance faciale ne s’appliquent qu’aux récidivistes de la délinquance et qu’à ceux pour lesquels on a de bonnes raisons de penser qu’ils fomentent un acte terroriste. Mais rien ne prouverait que l’Etat résisterait à la tentation chinoise, c’est à dire la surveillance omnisciente de chaque citoyen, doté de points de citoyenneté menacés d’être effacés au moindre écart, au gré des doxas et autres lubies politiques et morales.
Malgré les qualités intrinsèques de son essai, Wolfgang Sofsky s’aventure trop peu au-delà du rayon d’action de l’Etat. Pourtant d’autres prérogatives et menaces d’une proliférante surveillance viennent d’entreprises privées. En particuliers des GAFA, soit Google, Apple, Facebook et Amazon, sans compter leurs imitateurs qui nous courent sur le râble comme chasseurs sur le gibier. Alors que de l’Etat nous sommes les proies trop inconscientes et à notre corps défendant, nous nous précipitons volontairement et naïvement à bras ouverts dans la nasse de ces entreprises de communication et de consommation. Nous y disséminons nos goûts, nos choix, nos opinions. Car à chaque fois que l’on use des smartphones et d’Internet, des algorithmes nous conduisent par concaténation vers les domaines, les produits, les opinions déjà enregistrés, nous enfermant dans ce que l’on appelle des bulles de filtres, qui ont l’inconvénient de nous clouer dans le préconçu, sans compter des directions induites par une doxa économique et politique, au risque de nous couper de découvertes, d’analyses divergentes, salutaires peut-être, désastreuses, voire incorrectes, émondant notre libre arbitre. Le libre marché concurrentiel est écorné dans sa capacité à concourir à la liberté, d’autant plus que des entreprises spécialisées font commerce de nos informations qui devraient être confidentielles. Et si l’on commet l’erreur de financer la Chine au travers de l’achat de l’une de leurs technologies numériques, ne doit-on pas craindre de lui livrer notre capital informationnel, qui serait ainsi fichable, flicable…
Tout cela peut être abondamment vérifié dans l'essai, la somme, de plus de huit cent pages, sous la surveillance de Shoshana Zuboff : L'Âge du capitalisme de surveillance. La documentation est considérable, l'acuité redoutable, comme si l'essayiste allait concurrencer Google lui-même, ce « pionnier du capitalisme de surveillance ». Enquêtes, notes, index, tout concourt à radiographier notre « futur numérique ». Capter nos informations, notre intimité, nos opinions politiques est leur credo, de façon à les exploiter dans un vaste marché publicitaire, dont les géants et les nains du web revendent les données que nous ne leur avons pas données. Ce ne serait presque rien s'il ne s'agissait pas d'orienter, voire de censurer notre expression, notre pensée, faisant fi d'un libre arbitre presque impossible. Voyez comment Facebook par exemple vous somme de lire des informations climatiquement correctes, traque les complotismes et autres scepticismes, qui sont pourtant, du moins pour ces derniers, la condition sine qua non de la démarche scientifique et philosophique.
Les réseaux sociaux sont une caméra perpétuellement braquée sur qui veut l’endurer, et Facebook au premier chef. Ce dernier, non content de bombarder ses affidés de publicités ciblées en fonction de leurs centres d’intérêts affichés et induits, réels ou imaginaires, traque la moindre nudité, le moindre bout de sein ou galbe fessier, fût-il celui d’une statue de marbre de Canova photographié par votre modeste critique. De plus il se prétend juge sanitaire, politique et moral, in fine juge des enfers, en prévenant des dérives discutables contre la doxa vaccinale, en bannissant tel homme politique (Donald Trump par exemple), en favorisant ce qui est nanti d’un potentiel d’intérêt populaire et de « buzz », donc en orientant la pensée, ou du moins le ressenti et la capacité d’action d’un public, comme lorsque l’on apprend qu’il aurait donné plus de voix qu’il n’en n’aura fallu aux envahisseur du Capitole de Washington. Même si, se prenant pour un Léviathan étatique et ivre d’hubris, Facebook conserve encore un potentiel considérable d’informations et d’interactions, mieux vaut alors partir en quête de réseaux sociaux neutres et soucieux de la liberté d’expression, non intrusifs et sans publicité, comme le semble être MeWe. L’ère de la propagande et du prosélytisme au moyen de la galaxie Internet, qui a succédé à celle de Gutenberg, n’en est peut-être qu’à ses balbutiements : filtrer l’information, celer les unes, grossir les autres, vise bien autant à générer un consommateur captif qu’à faire advenir une conscience politique engagée dans les objurgations d’une messe écologiste, communautariste, non genrée, religieuse, ou encore d’une tolérance à l’intolérable, en fonction des éoliennes de la persuasion. En ce sens, si l’Etat est un « Big Brother » orwellien, nombre de Little Brother risquent de devenir grands.
Ainsi Etat et entreprises économiques, surtout si elles frisent la dimension monopolistique, s’affairent sans trêve d’appétit pour rogner les libertés économiques, de pensée et d’expression, finalement les plus infimes recoins de la vie privée et de la vie intellectuelle. Car au duo à la fois ennemi et complice de l’Etat post-hégélien et des entreprises en cette affaire de surveillance omnisciente s’ajoute le citoyen lui-même - est-il en ce sens citoyen ? - qui, s’érigeant en procureur et juge, seul derrière son écran, ou sous le blanc-seing d’associations, de partis politiques, s’indigne, dénonce, avec la vigueur vengeresse du délateur et fournisseur de piloris, les incorrects, les non-écologistes, les mécréants, les fascistes vrais ou faux, les capitalistes, les racistes vrais ou faux[8], ad nauseam. En un bric-à-brac pléthorique de l’orwellisation sociétale[9], ils sont les hérauts de la cancel culture[10], de la ségrégation des propos plus ou moins haineux[11], de la chape de plomb idéologique sous laquelle s’écharpent les idéologies entre elles, aux fins de broyer l’individu. Ce qui prouve bien que l’humanité a son lot perpétuel, se renouvelant sous le masque de telle ou telle mode et fureur idéologiques au gré des vents, de tyrans individuels et collectifs, autant que de ceux qui n’ont de cesse de se soumettre à leurs propres diktats, ou à ceux d’autrui, en une servitude volontaire digne de celle de La Boétie.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.