Rebecca Solnit : L’Art de marcher, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Oristelle Bonis,
Actes sud, 400 p, 24,90 €.
Tomas Espedal : Marcher, roman traduit du norvégien par Terje Sinding,
Actes Sud, 254 p, 22,50 €.
Michéa Jacobi : Walking Class heroes. De quelques marcheurs,
illustré par Angèle Damade, La Bibliothèque, 116 p, 13 €.
Pascal Picq : La Marche. Sauver le nomade qui est en nous,
Autrement, 288 p, 17,50 €.
Henry David Thoreau : Marcher, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Sophie Rochefort-Guillouet, L’Herne, 88 p, 7,50 €.
Faute et en complément de marcher pas à pas parmi villes et forêts, sentiers de plages et de montagnes, marchons page à page parmi quelques opuscules dignes d’être glissés dans une poche du sac-à-dos… Il faut alors se tourner vers le nec plus ultra, l’essai, sinon définitif, indispensable, la sommité du vadémécum, grâce à la plume de Rebecca Solnit, ou vers le roman itinérant et plus discutable de Tomas Espédal, à moins de se munir du plus léger, quoique revigorant, Walking Class heroes. Ou de sortir, avec Pascal Picq, de notre condition d’assis. Sans oublier un petit classique, pourtant méconnu, du mythique Thoreau, intitulé, le plus simplement du monde : Marcher…
Si la marche est à la fois naturelle, quotidienne et banale, il faut selon Rebecca Solnit, la considérer comme un art. Elle unit « l’appel de la nature » et « la vie des rues », quand « au rythme des pensées », l’être humain postule « le bout de la route ». C’est ainsi que l’essayiste construit les quatre parties de son ouvrage, aussi élégant que rigoureusement informé. « Sublimée en quête » par le pèlerin chrétien ou le poète chinois, vénérée par les romantiques anglais, puis allemands, en particulier Wordsworth, la marche trouve en Occident son propagandiste, celui là-même qui introduisit le mot « romantique[1] » dans la langue française : Jean-Jacques Rousseau. Une Histoire de cette discipline, moins utilitaire, puis sportive, que poétique se fait alors entendre : depuis les mythes, comme celui de Sisyphe poussant son rocher dans la montagne, jusqu’aux manifestations et révolutions, en passant par les chemins de croix et l’ascension des cimes… Les jambes, qu’elles soient celles des vagabonds, des touristes ou de ceux que la musicalité de leur rythme unit au spirituel, sont alors complices de l’esprit, au sens mystique, comme au sens de l’ascèse. Au cours des épreuves de la monotonie et de la beauté du parcours, en un rite initiatique, la tête se vide et s’emplit pour mieux entendre et susciter la méditation, le poème et l’aphorisme. L’expérience physique au long du chemin et du sentier n’est rien sans la qualité d’inspiration du paysage, sans sa puissance esthétique, sensible par exemple dans le poème de Shelley, « Mont-Blanc ». Comme elle saura trouver une autre intensité avec Le Paysan de Paris d’Aragon, ou le sonnet « À une passante » de Baudelaire…
Les Etats-Unis sont à partir du XIX° siècle un temple des marcheurs, entre Thoreau, autour de son étang de Walden, et John Muir, fondateur du « Sierra club » et père des Parcs nationaux, dans ses montagnes Rocheuses. Au XX°, ce sont les émules de la Beat Generation, Kerouac ou Snyder, ou ce passionné méthodique, Peter Jenkins, qui, sponsorisé par le National Geographic, parcourut cinq mille kilomètres entre Atlantique et Pacifique. Jusqu’à Las Vegas aujourd’hui, « un des endroits au monde les plus rebutants pour les piétons », qui permet néanmoins la grâce d’une « oasis piétonnière »… Ainsi, « le combat pour les espaces où marcher » est au service des « prairies de l’imagination ». Aujourd’hui, entre hygiénisme et écologie, la marche doit retrouver son acuité de la connaissance, sa qualité d’inspiration personnelle et cosmique…
De là à croire « que la marche (dans la nature) est en soi vertueuse », il y a plus d’un pas. S’appuyant sur la rencontre de Reagan et Gorbatchev le long du lac Léman, dont la légende a fait une intime promenade de santé, Rebecca Solnit est loin de « supposer, premièrement que le bon, le simple et le naturel ne sont pas dissociables, deuxièmement que ces chefs d’état assez puissants pour détruire la planète sont eux-mêmes des gens simples, autrement dit bons ». Les marcheurs révolutionnaires ne sont, quant à eux, guère animés par la vertu de la bonté politique.
Autant qu’une rare densité d’informations, de lieux, d’anecdotes et de penseurs, il y a une vaste densité poétique dans la démarche et l’écriture de Rebecca Solnit : « La marche est une des constellations clairement identifiables dans le ciel de la culture humaine ; elle comprend trois étoiles, le corps, l’imagination, le monde (…) son avenir, lui, dépend entièrement de la fréquentation assidue des chemins reliant entre elles ses trois étoiles. » Ainsi, la dimension cosmique, historique et encyclopédique de cet ouvrage aurait pour vocation de s’inscrire aux côtés de cet autre essai magistral de Simon Schama : Le Paysage et la mémoire[2], dans lequel mémoire des arts et mémoire collective recueillent les plus signifiants haut-lieux de la géographie qui dessinent pour nous le sens du monde.
Tomas Espedal est un drôle de type. Ancien boxeur, il décide un jour de lâcher femme et maison pour pratiquer vagabondage et flânerie, et trouver « l’art de mener une vie déréglée et poétique », selon un sous-titre qui est tout un programme. Force est de constater que l’art de celui qui écrit moins un « roman » qu’un récit autobiographique n’est pas toujours à la hauteur de son ambition. Il oscille entre la « gueule de bois » et la révérence envers les promenades rousseauistes. Quittant la Norvège, il sillonne l’Europe, avec une prédilection pour la Grèce. Parmi les montagnes des Météores, il se demande « si derrière tout cela il n’y a pas un plan, un créateur », à la limite du truisme ou du cliché piteux. Parcourant le cosmopolitisme pas toujours rassurant de Paris ou les terres du Pays de Galles et de la Turquie, une errance discontinue électrise le voyageur, sans que Tomas qui se « vêt de langage », parvienne vraiment à se dégager une esthétique, une éthique. Malgré les beuveries et les faiblesses de l’ouvrage, s’appuyant brièvement tout autant sur Aristote que Kierkegaard, se profile tout de même le mystère de cette force irrépressible qui pousse l’homme au voyage, et au voyage le plus complet, en même temps le plus précis, la marche : « Pourquoi cette lenteur, cette solitude, tous ces efforts, tous ces désagréments, pourquoi cette révolte imperceptible, cette protestation inaudible, cette tentative de faire quelque chose de différent et de compliqué ? » Bonne question, dont la réponse reste différée, à part : « la pérégrination est une forme de déracinement voulu ou involontaire. » A moins qu’il s’agisse, pour ce paumé un brin lyrique, qui a su construire un livre erratique où l’on hésite à formuler sa solidarité, peut-être son empathie, de « rêver de devenir un autre »…
Voilà que Michéa Jacobi est animé d’une idée tout à fait succulente : réunir 26 biographies de marcheurs. Où l’ordre alphabétique autant que la sagacité de l’auteur nous prennent par surprise en y intégrant des figures plus qu’inattendues. On ne sera pas étonné d’y trouver Alexandra David Neil, parcourant les hauteurs du Tibet, ou Ibn Battûta qui balisa le Moyen-Orient jusqu’à l’Inde, ou encore Hearn Samuel qui, à la fin du XVIII°, fatigua les neiges de la baie d’Hudson. Plus insolite est la présence, finalement fort justifiée, de Neil Armstrong qui posa ses empreintes sur la lune, de Bashô, marchant haïkus au bord des lèvres, d’Empédocle qui jeta ses pieds dans un volcan, ou de la comédienne Magali Noël qui déambula en usant du « balancement de ses fesses ». Le sérieux le dispute à l’humour.
Ainsi, « plus ça monte, et plus les pèlerins jouissent de leur vie de chemineaux ». Le voyage de la plante des pieds est aussi celui de l’esprit, en même temps, parfois, que celui des pieds des poèmes. Yun Li Ching, lui, savait « marcher avec l’allégresse et la légèreté d’un pigeon. » Pour un autre, il lui « semble que ses pas sont magiques et qu’ils suffisent à lui offrir le monde ».
Vade-mecum, cabinet de curiosité intellectuelle, encyclopédie miniature, vies des héros pédestres illustres et non illustres, collections de paysages, de grands hommes et de gens de peu, de philosophes et de poètes, c’est en peu de pages, une fantaisie au rythme musical, une miniature de l’univers.
On se doute que Michéa Jacobi (né en 1955, auteur d’un Piéton chronique) a lui-même une expérience de marcheur passionné. On veillera à glisser dans la poche de tout arpenteur de sentier ou de bitume, cet opuscule aux 26 héros de la marche. Probablement sera-t-il plus encombrant lorsqu’au complet (fantasme ou réalité ?) il verra le jour comme la 26ème partie de 676 biographies, ensemble appelé Humanitas Elementi…
Sommes-nous en train de devenir des assis, aux jambes inutiles, aux pieds perpétuellement fatigués ? Êtres pensant que nous sommes, qui sait si nous ne sommes pas en train de perdre notre dimension naturelle, voire cette pensée que la marche stimule… Pascal Picq, anthropologue, nous conte comment les grands singes se sont redressés pour devenir ces bipèdes doués de langage : les hommes. Même si l’on n’en connait pas toutes les modalités, en dépit de l’évolutionnisme de Darwin. Voilà pourquoi il plaide la cause de la marche, de façon à « sauver le nomade qui est en nous », non au sens d’une régression, mais d’une continuité, façon d’assumer notre condition originelle autant que notre corps-esprit de voyageurs. Il n’est pas impossible qu’il y ait, malgré nos progrès scientifiques et civilisationnels, une corrélation entre la mobilité et l’inventivité, une corrélation entre la sédentarité et la fatigue des civilisations. Homo erectus, Homo sapiens, Homo assis ? La plupart d’entre nous fait bien moins de 10 000 pas par jour : « En ce début de XXIème siècle, l’humanité ne serait-elle pas brutalement en danger pour cause de sédentarité pesante ? », demande Pascal Picq. Il cite pourtant des philosophes marcheurs : Socrate et les péripatéticiens, le Christ jusque sur les eaux, Rousseau herborisant au bord des chemins, Thoreau arpentant les bois de Walden ; et des scientifiques au service de quelques pas sur la lune : « le langage et la marche procèdent selon les mêmes chemins analogiques de la pensée et du sens ». L’essai, riche et stimulant, doit nous faire frémir les mollets d’impatience. N’en doutons pas, il faut le lire en marchant ; mais non sans regarder où l’on va et où va l’humanité…
« Si enfin vous êtes un homme libre, alors vous êtes prêt pour marcher », déclare le chantre de la « désobéissance civile[3] », Henri David Thoreau, lors d’une conférence donnée à partir de 1851 et intitulée, en tout bon prosélytisme : Marcher. Celui qui vécut presque en autarcie pendant deux ans dans une cabane près de l’étang de Walden, dans le Massachussets, ne pouvait qu’arpenter bois et prairies avec ferveur. Au point de réclamer : « S’il pouvait se trouver un peuple pour brûler les clôtures et laisser la forêt en paix ! » Pardonnons-lui cet enthousiasme un rien vandale à l’encontre des exploitations humaines et du sens de la propriété qui est à la source du capitalisme et de notre confort moderne. Il n’en reste pas moins que l’auteur de Walden ou la vie dans les bois est l’un des meilleurs garants d’une liberté qui doit rester quelque part à notre planète de permettre aux chemins et sentiers de prospérer. Pour lui « l’Art de marcher » c’est « un génie particulier pour flâner ». Marcher est pour lui aussi bien un loisir poétique des sensations qu’une éthique de la liberté. Car pour celui qui ne cesse de désirer « baigner [sa] tête dans des atmosphères que [ses] pieds ne connaissent pas », « il y a quelque chose de servile dans l’habitude que nous avons d’obéir ».
Quoi donc alors de plus humain et de plus philosophique : marcher sur les traces de Rebecca Solnit… Elle est la planète centrale autour desquelles gravitent les livres de Tomas Espedal, de Michéa Jacobi et de Pascal Picq, mais aussi de ce fondateur qu'en ce domaine fut Henry-David Thoreau. Mettre ses empreintes dans l’attraction et le chemin de l’orbe terrestre, tenir sous ses semelles à la fois le lieu et le temps, baguenauder, observer et penser, écrire dans la mémoire, dans le rêve éveillé, suivant le fil du déplacement, entre la connaissance concrète du terrain et le concept, traçant son mystique et terrien chemin de vie autant que son labyrinthe d’intellect. Comme écrire avec ses pas…
Thierry Guinhut
Les parties sur Michéa Jacobi et Pascal Picq ont été publiées
dans Le Matricule des anges, janvier 2013 et janvier 2016
Jugement dernier, XV° siècle, Museo Catedralico Diocesano, Leon.
Photo : T. Guinhut.
Enfers et autres démons :
mythologie des lieux par Hugo Lacroix,
Traité de l’enfer par Sainte Françoise Romaine
& Dictionnaire infernal par Collin de Plancy.
Hugo Lacroix : L'Enfer, Mythologie des lieux,
La Différence, 2012, 244 p, 45 €.
Sainte Françoise Romaine : Traité de l’Enfer,
Jérôme Millon, 2022, 208 p, 19,50 €.
Jacques Collin de Plancy : Dictionnaire infernal,
Jérôme Millon, 2013, 936 p, 37 €.
Tremblez carcasses... Voici le matricule des démons et la cartographie de leur bien aimé séjour : l’Enfer ! Pavé des meilleures intentions encyclopédiques, cet album mis en œuvre par Hugo Lacroix parvient à ranger avec brio tout son monde sous les auspices des « Géographies infernales », des « Habitants de l’enfer et de ses visiteurs », pour finir par le « contester » et, pire encore, par la découverte de « L’enfer sur terre ». Là où « l’enfer est paradoxalement un territoire de liberté, un sujet sur lequel l’écrivain quel qu’il soit ne se censure jamais. » Belle formule qui, au-delà du sadisme inhérent à l’exercice, reste à prouver. Si de toute évidence Dante est avec sa Divine comédie un maître absolu d’un enfer avec succès traversé en direction du purgatoire et du paradis, sous la houlette de Virgile et de Béatrice, ne négligeons pas Sainte Françoise Romaine (1384-1440) qui sut concocter un Traité de l’Enfer. Tandis qu'en revenant aux sources et compilations avec Jacques Collin de Plancy l'on sera rassuré par le pittoresque ordonnancement de son Dictionnaire infernal, qui ne situe ses démons que dans le chrétien au-delà...
Certes l’on aurait pu espérer qu’Hugo Lacroix range son univers sous les espèces des enfers de l’antiquité, puis de l’enfer chrétien. De plus il est justement obligé de tenir compte de bien d’autres séjours infernaux : islamique, bouddhiste et brahmanique, qui étalent également leurs ardents tourments. Précédée par une préface intitulée « Les pépites de l’enfer », aussi lisible qu’informée, l’érudition de l’anthologie thématique est stupéfiante, au-delà des textes bien connus de la Divine comédie de Dante, ou du Satan entraînant ses troupes dans le Paradis perdu de Milton. Religieux, poètes, romanciers, philosophes, ils évoquent, justifient et décortiquent cet imaginaire du mal haut en couleurs et noirceurs.
Entre les poètes latins, les évangélistes et l’Apocalypse, on aura ici bien des surprises. Dont celle de découvrir l’historien Diodore de Sicile, qui sait où sont les portes du royaume souterrain, le théologien Saint Thomas d’Aquin qui sait comment « le péché véniel peut devenir mortel » ; et de croiser en si sombre compagnie Léon Bloy jetant l’anathème sur l’humanité, ou René Girard qui s’interroge sur les liens entre « mythologie infernale et celle de Dionysos »…
Le pléthorique catalogue de la justice et des peines colle avec celui des cruautés. Hugo Lacroix, horrible travailleur, explorateur des vices et des souffrances, bâtit son livre sur la peur, le fantasme qui habitent la créature humaine troublée par ces questions indépassables : qu’y-a-t-il après la mort, le bien et le mal seront-ils séparés, récompensés et punis ? En plus de vingt-huit siècles consacrés à cette passion de l’architecture mentale, l’encre et le sang coulent à foison pour peindre le brasier de Satan. Mais, comme dans l’encyclopédie de Tlön, nous jugerons que de l’enfer on peut dire : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ».
Hélas, au-delà de l’effrayante et affriolante fiction, l’enfer vient troubler le sol de la réalité lorsqu’il est cruauté ordinaire et extraordinaire, « guerrier », « concentrationnaire », voire « rock and roll ». Ainsi défilent Thomas Hobbes chez qui l’homme est un loup pour l’homme, les chambres de Sade, les décennies de Goulag de Varlam Chalamov ou les camps nazis de Primo Levi. Jusqu’à Mick Jagger, qui se fait appeler en ses chansons « Lucifer » et qui menace de jeter « ton âme à la poubelle ».
L’anthologie théologique, littéraire et philosophique, en son ordre et désordre, n’est pas sans rappeler ici celles d’Umberto Eco, lorsqu’il éleva deux beaux et livresques monuments à l’Histoire de la beauté, à l’Histoire de la laideur, et, plus récemment, à l’Histoire des lieux de légende[2]. En quelques sorte d’ailleurs, ces trois thématiques trouvent leur correspondance, leur point d’orgue dans cet Enfer. Où le pire est peut-être ce que déplore Greil Marcus : un monde où « les distinctions culturelles sont dénuées de sens ». Péché capital que ne commet certes pas Hugo Lacroix, fiable intellectuel et esthète.
Comme Dante guidé par Virgile traversait en son livre les spirales de l’Enfer, Hugo Lacroix, guidé par son insatiable culture aux deux cent quatre auteurs, parcourt l’imagerie des églises, des bibliothèques et des musées, depuis les représentations les plus archaïques jusqu’aux plus contemporaines. Indubitablement, l’iconographie, soignée, abondante, rutilante de peintures, d’enluminures et de gravures, pas seulement en noir et rouge, est à la hauteur des fulgurances des textes, ou plutôt à la profondeur des corps et des âmes jetés dans l’embrasement eschatologique ou terrestre. Goya dialogue avec Botticelli, Félicien Rops avec Rodin, sans compter nombres d’œuvres bien plus rares, surtout médiévales. Oserait-on dire que ce livre est le paradis de l’enfer ? Il ne reste plus alors qu’à espérer le deuxième volet du retable : celui du paradis céleste rêvé et du paradis terrestre qui est souvent le nôtre, qui serait feuilleté, lu, avec moins de délectation morbide, mais avec la délectation du bonheur.
Si Françoise Romaine ne sait pas écrire, elle sait voir. Au XV° siècle, elle doit à son confesseur dicter la teneur de ses visions. Epouse et mère de famille dans la ville de Rome, fondatrice des Oblates de Marie, auteure de divers miracles, parfaite chrétienne, elle fut sanctifiée en 1608. Au cours d’une longue maladie, en 1414, elle se sentit « ravie en extase » et conduite par l’archange Raphaël à la porte du « royaume effroyable ». Ce dernier reste un guide rassurant, malgré « des cris affreux et des exhalaisons insupportables ». Parmi les trois régions de l’Enfer, l’appareil des tortures » est de plus en plus abominable.
Conduisant son récit à la troisième personne, par modestie, « la servante de Dieu » l’ordonne en huit chapitres, classant les tourments, et surtout ceux liés aux péchés capitaux. Par exemple, les parjures : « Ils avaient des bonnets de feu sur la tête ; leurs langues étaient arrachées, et leurs mains coupées ». Serpents, « vipères à sept têtes », flagellation avec des « chaines de fer rouge », notre visionnaire ne manque pas d’imagination, privilégiant tout ce qui brûle, déchire et scie. Evidemment, les réprouvés blasphèment à qui mieux mieux. Suivent les « princes de la milice infernale », dont Lucifer se réservant l’orgueil, Mammon l’avarice, quand Asmodée est préposé à la luxure. Soyons rassurés, notre prophétesse termine par les limbes, le purgatoire et traite enfin « de la gloire des saints dans le ciel » !
Le texte de Françoise Romaine ne faisant qu’une quarantaine de pages, néanmoins puissantes, le volume est judicieusement enrichi de diverses contributions. Et surtout d’une préface de Claude-Louis Combet[3] : « La dame patronnesse des réprouvés » étant narré en son édifiante vie, alors qu’elle « renonçait à toute lingerie intime, la remplaçant par un âpre cilice ». Il n’en reste pas moins qu’elle assume son mariage contraint, ses enfants, son train de vie patricien, tout en se dévouant aux indigents et créant une communauté de femmes oblates, vouées à la contemplation. Notre préfacier inscrit son héroïne dans « la profondeur ténébreuse de la littérature spirituelle d’inspiration catholique ». C’est pourquoi il nous offre les présentations d’Ernest Hello et de Joris Karl Huysmans, aux sensibilités hagiographiques complémentaires. De surcroit, le dossier s’enrichit d’un anonyme « Ars moriendi » de 1492, où les péchés capitaux sont châtiés avec force bestioles et feux. Tous textes traduits du latin. Sans oublier un mémoire sur les « supplices des réprouvés » d’un certain Drexelius, publié en 1623. Le méchant est couché sur un brasier : « L’unique soulagement de cet homme est de savoir qu’on enlèvera chaque millier d’années un de ces charbons jusqu’à ce qu’il n’en reste plus ». Juré, craché, promis l’auteur de ces modestes lignes ne sera plus jamais méchant ! Cette lecture change la vie…
Plus près de nous, sont un extrait du Dedalus de James Joyce, qui torture son alter ego avec un infernal fantasme, puis une réflexion sur un débat qui anima le siècle des Lumières : « Combien de temps reste-t-on en enfer ? », par les soins de Gilles Banderier. Eternité infernale ou « infinie miséricorde de Dieu qui ne peut s’accommoder d’une punition éternelle » ? Jolie controverse théologique.
Certes les mystiques, surtout médiévaux, étant nourris des menaces de l’enfer, mais rien n’empêche de se demander quel trouble érotisme animait une Françoise Romaine pour être si experte en démonologie…
Longtemps nourri par son auteur infatigable, Jacques Collin de Plancy, le Dictionnaire infernal connut nombres d’éditions augmentées entre 1818 et 1863. Avec un sérieux inattaquable, les éditions Jérôme Million reprennent la dernière. Certes elle était faite pour coïncider avec la dogmatique volonté chrétienne et catholique, avec la rage de dénoncer les superstitions, les perles noires du folklore et d’établir la nomenclature d’un royaume du mal dont il ne fallait pas douter. Démoniaques, ils ont noms Asmodée, Azazel, Belphégor, Belzébuth, Méphistophélès, Satan enfin... Créatures bizarres et effrayantes, divinations et chiromancie, astrologie et alchimie, cabale et spiritisme, le catalogue est époustouflant. Nous avons cependant, avec un bonheur un rien trouble, le plaisir de parcourir ce prodigue, énorme, monstrueux et bel opus pour découvrir toute une sociologie infernale, et tout un tableau d’une psyché humaine dont l’imagination force l’admiration…
Thierry Guinhut
La partie sur Hugo Lacroix fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2013
Laguna negra, sierra de Urbion, Soria. Photo : T. Guinhut.
Starobinski, l’ange de la critique :
de la mélancolie aux Lumières.
Jean Starobinski : L’Encre de la mélancolie, Seuil, 2012, 674 p, 26 €.
Jean Starobinski : Accuser et séduire, Essais sur Jean-Jacques Rousseau,
Gallimard, 2012, 336 p, 19,50 €.
Jean Starobinski : Diderot, un diable de ramage,
Gallimard, 2012, 432 p, 22 €.
Entre déréliction de la mélancolie et raison des Lumières, une plume judicieuse s'élève. Comme couronnant la vaste carrière de Jean Starobinski, né en 1920, deux éditeurs offrent conjointement un triptyque de livres qui savent dirent les deux axes principaux du critique. D’abord la suite logique de sa formation de médecin, une thèse sur la mélancolie et son encre, qu’il abandonna pour se consacrer aux études littéraires, souvent dédiées à son cher XVIII° siècle. L'auteur de L'Invention de la liberté 1700-1789 et des Emblèmes de la raison, offrant son attention à Rousseau et Diderot, jouant sur les concepts antinomiques, sur les dimensions rhétoriques de leur esthétique, n’est-il pas le critique qui éclaire les Lumières…
Il faut lire les titres de Starobinski comme des boites à double sens qui révèlent des richesses souvent insoupçonnées. L’Encre de la mélancolie, c’est celle de la noirceur de la psyché autant que celle de l’écriture qui lui est intrinsèquement liée : réflexive, elle tente de se diffuser sur la page, pour dépasser le sentiment de finitude et de perte… Le dépôt noir du savoir, depuis le mythe saturnien et Homère, jusqu’à la psychiatrie du XX° siècle, est traité en une vaste fresque. Il ne s’agit pas seulement de gloser avec talent sur la théorie des humeurs, sur la « bile noire », sur l’opus monstrueux, la « synthèse géniale » de Burton[1]au XVII°, mais aussi de livrer à l’historien des idées l’examen des thérapies proposées par le corps médical et psychiatrique, depuis Pinel, en passant par les pour le moins maladroits douches et bains froids, censés remettre dans le droit chemin de la raison le patient spleenétique ou maniaco-dépressif, selon les terminologies successives. Ainsi Starobinski réunit en ce volume sa thèse introuvable « Histoire du traitement de la mélancolie » et diverses publications en revues, consacrées à Baudelaire, « expert suprême en mélancolie », mais aussi Van Gogh, Hoffmann, Kierkegaard, jusqu’à Don Quichotte…
La mélancolie est alors traitée autant avec le concours de l’histoire des idées que des sciences. Ancien médecin, il parcourt les pathologies et les thérapeutiques, aussi bien que les mythes, saturnien ou imagé par Dürer, et les postures, qu’elles soient classiques ou romantiques. De l’astrologie, en passant par la bile noire et le spleen, jusqu’à la dépression contemporaine, elle a fait couler, comme une seiche, un calamar (d’où vient le calame), beaucoup d’encre, dont le dépôt savant s’accumule entre les pages depuis des millénaires.
Quel traitement assigner au mélancolique ? Celui qu’au « péché d’acedia », ce « désespoir total à l’égard du salut », on oppose grâce à tout ce qui peut éloigner de l’oisiveté et permet de « cultiver son jardin »… Quant à « ceux qui ont le don de poésie, la délivrance est poésie » ; autrement dit la création littéraire, artistique, fût-ce au moyen du « rire de Démocrite » ou de l’ironie, cette « bouffonnerie transcendantale ». A moins de tenter d’être plus efficace et clinique en traitant la « pathologie mentale » par la médication chimique, quoique en risquant de perdre la dimension créatrice de l’encre de la mélancolie, ce qu’a d’ailleurs bien compris le Hongrois Földényi[2]. C’est avec pertinence que Starobinski note que « l’impuissance d’écrire est surmontée dans l’œuvre même qui la déclare »…
Parvenir à articuler l’histoire clinique et celle des mythes n’est pas une mince gageure. Ce qui se réalise à la lisière d’une démarche phénoménologique et d’une l’exploration fine de l’expression poétique et artistique. Pour le critique, indubitablement, l’essai est mobile entre les genres et les regards, comme lorsqu’il chercha à surprendre Montaigne en mouvement[3].
Depuis Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle[4], Starobinski mène son enquête herméneutique par figures du double, interroge par antithèses vigoureuses. Accuser et séduire est pour Rousseau faire le réquisitoire virulent des mœurs corrompus par les sciences et les arts, de l’inégalité engendrée par la propriété privée, tout en s’armant d’une rhétorique splendide et persuasive. Le philosophe, qui est par ailleurs, mais en toute cohérence, le chantre de la vie naturelle idéalisée et de la sensibilité préromantique avec La Nouvelle Héloïse, use, voire abuse, en fin rhétoricien, en expert de l’éloquence, du mouvement de la subjectivité indignée, de la sentimentalité, inhérents à la persuasion. A l’opposé, Voltaire, son ennemi, préfère l’ironie et l’argumentation rationnelle pour faire l’éloge du luxe dans la « Défense du mondain[5] ». En effet, Rousseau, en réactionnaire accompli, choisit de plaider la cause de la simplicité, croit-il originelle, des mœurs, ce pourquoi il fut tenu à distance par ses confrères encyclopédistes et des Lumières : « Son éloquence lui valut partout des disciples, et quantité d’ennemis. Il connut, devant la beauté du monde, des moments d’intense bonheur, et il sut les redire d’une façon qui nous fait partager son émerveillement. Mais il connut aussi devant la méchanceté des humains, réelle ou fantasmée, la plus intense angoisse. Il vécut la situation du maître de sagesse et la condition de la victime », conclut Starobinski.
Ce dernier sait alors nous faire voir comment l’analyse des constructions rhétoriques d’un auteur permet de mieux comprendre, non seulement sa psychologie, mais jusqu’à sa philosophie. Philosophie qui, chez Rousseau, sut se dépêtrer du seul mouvement d’indignation vertueuse stérile, de son ressentiment contreproductif, mais aussi de la séduction romantique, pour tenter la salutaire et argumentation de conviction du Contrat social, cet indispensable moment politique de l’évolution de l’humanité, quoique engluée dans le peu individualiste corset de la volonté générale.
De même, Diderot, un diable de ramage, procède par oxymore, unissant étroitement deux principes opposés, comme un diablotin sans cesse sur la brèche de la connaissance faustienne qui roucoule la musique de son savoir et de ses curiosités… Ce « diable de ramage » est un propos du Neveu de Rameau, que Starobinski applique à l’œuvre entière de Diderot, conteur, causeur, rieur et travailleur infatigable, encyclopédiste prolixe et libertin discret. Le critique en étudie alors le langage, la parole et le style, y compris des femmes qui ne sont pas ses moindres personnages : « la séquence voir-écouter, le devenir-voix sont une composante fondamentale de l’esthétique de Diderot ».
Parcourant « l’arbre de mots » de l’Encyclopédie (déjà « arborescent », comme le sera le web), le « genou » de Jacques le fataliste (dont il goûte « l’art de la démonstration ») et la « chatouilleuse » du conte, le bijou secret et bavard des Bijoux indiscrets, mais aussi le fameux incipit du Neveu de Rameau, Starobinski découvre un Diderot curieux, affamé de connaitre le monde et les hommes, néanmoins taquin, humoriste et sensuel. Quant à sa rêverie sur la peinture, elle « passera d’une beauté première, liée à la scène idyllique, à une beauté seconde, produite par le travail de la réflexion philosophique ».
Ainsi, qu’il s’agisse de Rousseau ou de Diderot (le premier voyant dans la division du travail une « dépossession » (…) que « le marxisme nommera aliénation », le second, plus libéral envers le progrès, y voyant une « humanisation et une dynamisation de l’inanimé »), l’accueillante et séduisante érudition de Starobinski est toujours celle qui s’offre de déplier, d’expliquer les logiques de l’homme et de l’œuvre, non seulement thématiques, mais également langagières et philosophiques. Ainsi, le commentateur est un guide heureux dans le labyrinthe textuel. Son rôle, apparemment modeste, d’interprète permet une essentielle initiation et une redécouverte passionnée. Citons Yves Bonnefoy : « Montaigne, Rousseau, Diderot, Baudelaire : ce sont des êtres auxquels Jean Starobinski a donné son amitié une fois pour toutes[6] ». Sûrement saurons-nous, grâce à lui, avoir la même amitié, y compris envers le critique.
Ange de la critique… Cette hyperbole serait un peu ridicule si l’on ne considérait pas l’immensité d’un savoir fouillé qui, par la grâce d’une écriture fluide, de la clarté de l’argumentation, parvenait à l’oxymore réalisé de la légèreté du poids de la culture ; permettant ainsi aux ailes de la pensée d’exercer en toute sérénité leur liberté. L’herméneutique de Starobinski, attachée à un mouvement bipolaire, s’exerce entre médecine et littérature, entre mal et thérapie, entre persuasion et conviction, entre bile mélancolique, jusque chez Rousseau, et rire, ironie, ramage chez Diderot. Et malgré sa noirceur, la mélancolie devient, par l’acuité du critique, une réjouissante encre. Comme à travers les personnalités rhétoriques opposées de Diderot et de Rousseau, le voyage critique devient jubilation de connaissance, portrait en miroirs inversés et complémentaires de ce siècle des Lumières qui a fondé à la fois notre sensibilité romanesque et notre pensée politique. Si « les poèmes et les romans sont pour intensifier le rapport au monde », précise Yves Bonnefoy dans son « A propos de Jean Starobinski[7] », sans nul doute ce dernier sait intensifier le rapport aux œuvres…
Laszlo Földényi : Mélancolie, essai sur l'âme occidentale,
traduit du hongrois par Natalia Huzsvai et Charles Zaremba,
Actes Sud, 2012, 352 p, 24, 80 €.
Robert Burton : Anatomie de la mélancolie, traduit de l'anglais (Royaume Uni),
par Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux,
José Corti, 2000, 2 tomes, 2100 p, 70 €.
Saviez-vous que la mélancolie avait une Histoire ? Qu’elle n’est pas seulement un être dépressif, une éprouvette de la psychiatrie, un ersatz du romantisme, mais la « bile noire » de l’Antiquité… Du Hongrois Laszlo Földény à l'Anglais Robert Burton, elle traverse l'âme occidentale depuis l'Antiquité. Ainsi Aristote alla jusqu’à dire que « les hommes qui se sont illustrés dans la philosophie, la poésie ou les arts sont […] tous des mélancoliques » (p 15). Cicéron voyait l’acedia, aujourd’hui pauvrement taxée du nom de dépression, en apanage des génies ; jusqu'au spleen baudelairien…
Les définitions changeant avec l’état des mythes (Hercule fut un grand mélancolique, accablé par les dieux de la nuit), avec l’état des mentalités et des sciences, il n’en reste pas moins que l’objet fuyant de l’essayiste hongrois, qui publia cet essai en 1984, est un abaissement des capacités de l’homme, ou une lucidité supplémentaire devant la condition humaine et l’incertitude métaphysique. Donc un défaut auto-complaisant, une faiblesse, une paresse, ou une qualité intellectuelle affrontée à l’urgence de la création devant la fugacité de l’existence et la vanité de l’esprit.
Parmi les plus intenses destructeurs mélancoliques, l’on compte Hamlet à l’expression fabuleuse, quand Freud fut parmi les destructeurs de la noblesse de cette tristesse déchirée du moi, née de ce qu’il appelait « le sentiment de perte » (p 294). Cette mania frappait nombre de comiques, nombre de musiciens, comme Gustav Mahler qui disait volontiers : « Ma vie entière est un mal du pays » (p 311). Bien qu’il s’agisse d’un « sentiment de non-accomplissement » (p 314), où « le manque est une sorte d’accomplissement » (p 321), où l’on voit le monde comme un « chaos nu » (p 317), celui qui mâche sa fatalité, qu’elle soit métaphysique ou biologique, nous a fourni des dépassements de son mal intime et universel par le tableau, l’opéra où la poésie…
Alors que le Moyen-Age ne connaissait qu’un seul créateur, Dieu, reléguant le mélancolique dans la folie et dans l’œuvre diabolique, la Renaissance ramène ce dernier à la conception aristotélicienne de son génie. Ainsi, « la mélancolie des grands hommes correspond au délire divin de Platon»(p 111). Le tourment, comme chez Michel-Ange, est la marque de celui qui doit assumer sa génialité. Si Dürer et sa célèbre gravure n’échappent pas à la sagacité de notre essayiste, curieusement il accorde une place étonnante au miroir des « Epoux Arnolfini » de Van Eyck : cet objet est le témoin de la fugacité, surtout lorsque le peintre y calligraphie qu’« il fut ici en 1434 » (p 129). Comme une marque de vanité au dos d’un couple sûr de lui et de sa richesse…
Le romantique allait jusqu’à la pulsion suicidaire à la Werther, jusqu’à être « à-demi amoureux de la mort secourable[1] », mais aussi jusqu’au sublime, selon Burke et Kant, tout en se nourrissant « aussi bien d’utopie que de réalité » (p 198). Non sans y associer l’ironie. Hélas, l’homme contemporain, sans compter le thérapeuthe, délégitime celui qui câline sa déréliction. Pourtant, dans l’exposition « Mélancolie, génie et Occident[2] » Jean Clair, en 2006, rassembla 250 œuvres au Grand Palais, pour en montrer les vocables imagés, les splendeurs picturales et sculpturales, de Dürer à Caspar-David Friedrich. Etait-ce le signe d’un renouveau de l’anoblissement de cette catégorie psychologique et intellectuelle ? A condition de se demander avec Földényi : « Et si la mélancolie n’était pas définissable en tant que maladie ? » (p 261). Et de ne pas se contenter du narcissisme morose, mais de s’élever à la délectation de la création et du créateur…
Rassurons-nous donc. Un tel essai ne concourt pas à plonger son lecteur dans les affres du soleil noir, dans les seules interrogations de la psychiatrie et de la biologie morale… Informé, stimulant pour l’esprit, ce livre réussi, quoiqu’il s’égare parfois un peu, par exemple sur l’amour, cette érotomanie frustrée, cette spiritualité impossible, sans se resserrer sur l’objet de sa prédilection. Heureusement : « L’amour est une œuvre d’art [qui dépend] de sa capacité à faire de la mélancolie un principe formel » (p 243). Ne manque alors que d’un index. Et de vérifier cette contre-vérité : Nietzsche serait selon Földényi « indifférent à la politique ! » (p 217)[3]. Ou encore, peut-être, dans sa conclusion, d’une projection vers cette fragile bouteille à la mer, la solide œuvre d’art devant le temps et le vertige du néant, comme lorsque Proust conçut l’antidote de La Recherche du temps perdu…
Au-delà de la somme de Robert Burton qui au XVII° compila, non sans le liant de l’élégance et de l’inspiration, l’immensité des connaissances antiques et de son temps dans son Anatomie de la mélancolie, Földényi (né en 1952) sait donner un nouveau souffle, plus léger, néanmoins roboratif, au genre, parvenant à rendre toute sa noblesse à ce sentiment hélas trop souvent relégué par notre contemporain du côté de l’indésirable. Gageons que notre essayiste hongrois doit être un beau philosophe mélancolique pour réussir à sculpter une telle stèle littéraire à son modèle…
L'on devine que Robert Burton qui, né en 1576, plongea dans la tombe en 1640, passa la majeure partie de ses jours et de ses nuits à compiler et sculpter les 2100 pages de son Anatomie de la mélancolie, se demandant sans cesse si nous sommes plus ou moins qu'une poussière noire dans le monde, si notre éphémère finitude mérite d'accoucher d'une œuvre d'art qui assoirait la légitimité d'un homme. Fouillant avec opiniâtreté les sources antiques, médiévales et Renaissance, il n'en est pas moins le vénérable ancêtre de la psychologie moderne, voire de la psychanalyse et de la psychiatrie. Ne déclarait-il pas : « la vie que nous menons est contentieuse, sourcilleuse, tumultueuse, mélancolique et misérable ; à tel point que si nous étions capables de deviner ce qui va nous arriver et si nous avions le choix, nous préférerions sans doute refuser cette vie de souffrance plutôt que l'accepter. » Outre son érudition torrentielle, son écriture est d'une vigueur rhétorique et d'une couleur profonde, couleur noire évidemment : « En bref, le monde est lui-même un labyrinthe, un dédale parsemé d'erreurs, un désert, un lieu sauvage, un repaire de brigands, de tricheurs, &c., il est rempli de mares dégoûtantes, d'horribles récifs, de précipices, c'est un océan d'adversité, un joug pesant, les infirmités et les calamités s'y succèdent comme les vagues se pressent les unes derrière les autres à la surface de la mer ; et si nous parvenons à éviter Scylla, nous sombrons sur la côte de Charybde ; ainsi pour toujours apeurés, laborieux et angoissés, nous courons d'un fléau, d'un malheur, d'un fardeau à un autre, assujettis à une dure servitude, et il nous serait plus facile de dissocier le poids du plomb, la chaleur du feu, l'humidité de l'eau, la lumière du soleil, que d'épargner à l'homme la misère, le mécontentement, le souci, les calamités et le danger. » (II p 463). Il est vrai qu'en son autoportrait philosophique et encyclopédique, Robert Burton écrivait en un siècle moins clément que le nôtre.Voilà bien une lecture à ne pas envisager comme thérapie, à moins d'être nanti d'un foie solide et d'un esprit inénarrablement curieux de l'âme humaine.
Dernière incarnation, qui sûrement aurait ravi notre Hongrois et notre Anglais, Melancholia, le film de Lars von Trier, allait non seulement entraîner son héroïne ophélienne dans l’attraction d’une planète saturnienne, mais emporter jusqu’à la terre entière, finalement soufflée. Sans nul doute, ce film, esthétisant, à la fois réaliste et allégorique, parvient à la suprême aporie de la mélancolie et à l’étrangeté fascinante de l’art…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.