Claustro gotico de Olite, Navarra. Photo : T. Guinhut.
Les contes réalistes et gothiques
d’Alphinland
par Margaret Atwood.
Margaret Atwood : Neuf contes,
traduit de l’anglais (Canada) par Patrick Dusoulier,
Robert Laffont, 324 p, 21 €.
Comme le chat à neuf queues, Il y a plusieurs vies, après le vaste roman anti-utopique justement célèbre de Margaret Atwood : La Servante écarlate[1]. Conformément à ce dernier ouvrage, la condition féminine est le fil rouge qui tresse le nœud de l’œuvre romanesque de l’auteure canadienne. Cependant l’art de la nouvelle ne lui est évidemment pas étranger, avec des titres comme La Petite poule rouge vide son cœur, un mince recueil de vingt-sept récits étranges et malicieux. « Je suis une poule, pas un coq », dit l’apologue inaugural. Elle seule plante le grain de blé, le fait fructifier. Et il faudrait se sacrifier pour ces Messieurs les autres animaux ! Et il faudrait dire : « Je m’excuse d’être une poule[2] » ! On devine la morale féministe de l’apologue. D’abord publié en 1992, ce recueil prépare le plus récent, paru en 2014, sobrement intitulé Neuf contes, qui enserre étroitement les hommes et les femmes dans les filets d’une réaliste et grinçante satire, assaisonnée d’un ketchup gothique.
Quelle place, quel rôle les femmes ont-elles dans nos sociétés, se demande sans cesse Margaret Atwood, sans choir dans l’écueil du récit lourdement à thèse, dans le caricatural militantisme. Outre la sujétion servile et reproductrice qui est celle de son emblématique Servante écarlate, devenue un symbole des totalitarismes prioritairement imposé à nos égales, Captive[3] est un roman non pas situé dans un futur imprécisé comme le précédent, mais dans le passé, plus précisément dans le Canada du XIX° siècle. Grace Marks, prétendue coupable d’incitation au meurtre, est condamnée à l’enfermement à vie dès ses seize ans. Elle aurait encouragé un valet de ferme à assassiner son patron ainsi que la femme de charge qui était sa maîtresse. Depuis un fait d’hiver historique passablement documenté, la romancière fait surgir un personnage complexe, narratrice de son histoire auprès d’un aliéniste. Si jeune et bourrée de corvées domestiques, de brimades et d’injures, butée, la jeune fille apparait comme une sorte d’autre incompréhensible par ses contemporains, d’où le titre original, Alias Grace ; alors que sous le regard du lecteur elle déploie peu à peu sa personnalité en bute à une normalité oppressive et revendiquant sa liberté.
Sinon plusieurs, l’un de ces Neuf contes est révélateur à cet égard et confirme cette ligne directrice judiciaire. Comment rendre justice à une fille de quatorze ans violée par un lourdaud camarade, nommé Bob, à une époque encore récente où de telles exactions étaient encore passées sous silence, surtout lorsque la coupable fillette enceinte est expédiée par sa mère dans un internat punitif, son enfant confisqué, sa vie à jamais marquée d’une blessure ? Outre une activité professionnelle consacrée à médicalement et psychologiquement veiller aux jours d’hommes mûrs victimes d’accidents cardiaques, subrepticement éliminés si l’on a usé de la stratégie du mariage d’argent, le hasard d’une croisière arctique permet à Verna de retrouver le Bob en question, qui ne la reconnait pas et se pense vaniteusement en position de séduction. Douée d’une intelligence efficacement diabolique, elle parvient à assurer sa vengeance en lui écrasant le front sous un « Matelas de pierre », ce en toute impunité. C’est bien la pierre maîtresse qui orne la couverture du recueil original intitulé Stone Mattress. Pas très moral tout cela, mais il n’y aura guère de lecteur pour plaindre le bellâtre vieillissant…
La vieillesse est en effet l’une thématiques qui réunit ces neuf « contes ». En leurs tableaux des affections et des désillusions du grand âge, le réalisme règne en maître, mâtiné d’humour sarcastique. Qu’ils soient hommes ou femmes, oubliant ou ressassant leur jeunesse envolée, mais guère brillante, ils sont l’objet de la satire. Y compris s’ils sont écrivains, poètes, peu reluisants, en une sorte d’autodérision que l’on est en droit de supposer également propre à son auteure.
Mais loin de demeurer un recueil de nouvelles isolées, Neuf contes apparait bien vite tissé de liens subtils. C’est l’inaugural « Alphinland » qui est en quelque sorte le vortex des trois premiers récits, voire de plus encore. Constance est une petite vieille solitaire et, quoique mort, Ewan lui parle toujours. Mais loin d’être une créature négligeable un peu égarée, elle est la créatrice d’une série de livres de fantasy et de fantastique, d’abord méprisée par la critique littéraire, adulée par quelque fans, puis répandue par une réputation exponentielle : « elle est la grand-mère des mondes de fantasy du XX° siècle, assure la Reine Borg ». Plus loin, un autre personnage s’emporte et parle de « série de fantasy pour débiles mentaux ». Le métadiscours va du dithyrambe au crachat. C’est à cette occasion que quelques-uns des personnages sont récurrents. Constance, ses anciens amis, amants et maris, ses rivales, reviennent dans le récit bien nommé « Revenante », puis dans « La Dame en noir », où Jorrie se révèle être la muse du poète Gavin, dont l’écriture de l’ultime poème est interrompue par la mort. Mieux, ou pire, ils gisent dans les profondeurs de la prolixe série d’« Alphinland », parfois punis, parfois rédimés. Comme Jorrie, innocentée, que la romancière doit soudain libérer de « la ruche de pierre », où elle était « piquée par des abeilles indigo […] pour l’empêcher de faire du mal à Gavin ».
Si l’on peut regretter qu’ils n’apparaissent plus dans les contes suivants - à moins qu’ils y soient soigneusement cachés, à l’abri de la mince perspicacité du lecteur - ne peut-on considérer ceux qui sont de véritables récits gothiques, dans la tradition préromantique anglaise[4], comme des surgeons d’« Alphinland » ? Ainsi « Lusus naturae » (« un jeu de la nature ») et « Je rêve de Zenia aux dents rouges et brillantes » flirtent avec le vampirisme à la Dracula. De manière contigüe, les histoires d’assassinats, si elles demeurent dans le cadre du plausible et du réalisme, comme « Le marié lyophilisé » et « Matelas de pierre » déjà ici nommé, entretiennent, non sans humour, un goût pour le morbide, un brin héritier d’Edgar Allan Poe. Notons à cet égard qu’une ironique intertextualité rôde parmi ces conte, comme lorsque « La dame en noir » est un écho de la dame des Sonnets de Shakespeare.
Comme il était prévisible, le dernier récit se situe dans une maison de retraite, « Le Manoir d’Ambroisie » qui propose un service de « Soins avancés ». Wilma et Tobias voient arriver des manifestants aux masques de bébé, clamant « Il est temps de partir ». Jusqu’à ce qu’ils mettent leurs menaces à exécution ; le titre de ce récit étant le suivant : « Les vieux au feu ». Une thématique non loin de celle de Ballard[5] dans Sauvagerie…
Peut-être le conte le plus représentatif de l’art de ce recueil est-il « La Main morte t’aime », unissant étroitement la satire réaliste et le fantastique horrifique. Car Jack l’impécunieux a la malencontreuse idée de signer avec ces trois colocataires un contrat qui l’oblige à les dédommager en versant à chacun un quart des revenus du livre en cours d’écriture. Car ce titre est également celui du roman de Jack, qui nous est conté sous forme de récit emboité. La main reprend vie, une fois enterrée, pour terroriser la femme aimée qui l’a honteusement délaissée. Non sans revigorante ironie, son auteur, son éditeur, savent qu’il s’agit d’une « bonne merde », dont raffolent les fans et les jeunes groupies gothiques des rééditions et des films qui suivirent. Outre la satire d’une jeunesse flemmarde et fêtarde, celle d’un genre littéraire mineur, quoiqu’il ne désespère pas de ses lettres de noblesse, s’en donne à cœur joie.
La sacro-sainte poésie elle-même en prend pour son grade. L’héroïne du « Matelas de pierre » est nantie d’une mère « presbytérienne d’obédience stricte aux lèvres serrées comme un étau, qui détestait la poésie et que rien de plus tendre qu’un mur de granit n’aurait pu influencer ». Plus encore sont moqués les hypocrites universitaires qui fossilisent la poésie en leurs articles chichiteux et leurs thèses pompeuses. Ainsi Gavin, gagné par une certaine célébrité, est contraint par sa jeune épouse, Reynold, à officier dans un bureau décoré par ses soins de citations de ses propres poèmes : « Il est donc obligé de s’asseoir là, entouré des monuments de sa propre magnificence décatie, tandis qu’autour de lui l’air est rempli de haillons et de lambeaux des chefs-d’œuvre poétiques qu’il a autrefois vénérés ». D’où la stérilité assurée…
En toute cohérence avec le propos, le lecteur enfin ne manquera pas de grincer des dents au cours d’un festival de métaphores savoureuses. Quatre jeunes étudiants sont épinglés : « Il était clair qu’ils refuseraient de lever leurs culs paralysés des chaises de cuisine bancales sur lesquelles leurs anus étaient actuellement collés telles les ventouses d’une pieuvre collective ». À moins de préférer : « l’impatience de voir l’anguille électrique de l’amant imaginaire se glisser une fois de plus dans le nid d’algues marines moite et palpitant de Violet ». La parodie de l’écriture érotique oscille entre la suggestion et le franc éclat de rire.
Fille d’un entomologiste canadien, né en 1939 à Otawa, Margaret Atwood apprit à affuter son regard sur les espèces naturelles, puis sur celle humaine. Fine psychologue, autant attachée à décrypter et cribler de flèches une jeunesse oiseuse qu’une vieillesse superflue, mais sans se laisser prendre aux sirènes du nihilisme, elle sait naviguer avec brio, entre nouvelle et roman, de la satire sociale affutée comme un rasoir à son plus grand conte gothique, cette fois pour adultes politiques : La Servante écarlate. Qui sait si, le sourire en coin, elle ronchonne, comme son poète à demi-gâteux, Gavin : « Ah, putain, une thèse sur mon œuvre. Que Dieu nous en préserve ! »
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Decottignies,
Editions du Sous-sol, 304 p, 23 €.
Ce livre est un paradoxe vivant. L’argument de L’Alphabet de flammes reposant sur la destruction par le langage, il eût dû logiquement s’autodétruire entre les mains du lecteur que nous sommes, contaminant nos langues et nos neurones, peu à peu atomisés. Car auprès de leur fille Esther, Claire et Sam contractent la « fièvre du langage », à l’instar de tous leurs concitoyens. A la lisière de la science-fiction, de l’horreur lovecraftienne[1] et de l’érudition linguistique, le roman-apologue de Ben Marcus est un rare Objet Romanesque Non Identifié. Et lorsque le langage détruit son monde, ne reste plus qu’à Quitter la mer pour la récurer de tristesse en un bouquet de nouvelles affreusement vénéneuses.
Combattant contre les mots et leur fatalité, Sam est un héros opiniâtre. Il quitte l’insolence terriblement logique de sa fille, bien trop dangereuse, laisse sa femme comme morte, fuit les parcs de jeux et la ville entière contaminés par le babil, le raisonnement et les cris enfantins, pour rejoindre un laboratoire où tenter de concocter des « alphabets » immunes. Car il lui faut obéir à un commandement sacré : « N’élevez pas la langue au service du carnage ». Sa responsabilité de malheureux super-héros est alors colossale : « J’étais censé aligner des symboles qui pourraient servir de code, créer un nouveau langage qui damerait le pion à la toxicité. La solution est dans les Ecritures, vous ne pensez pas ? » De là, parmi le pullulement des allusions bibliques, à y voir une absence de Dieu, qui n’est pas dite, donc de sens, il n’y a qu’un pas.
Mais le nid d’étrangeté de ce récit ne s’arrête pas là. Les personnages centraux appartiennent à une étrange confrérie de « Juifs sylvestres » et « reconstructionnistes », dont le culte est ainsi fait : dans une cabane cachée, « équipée de technologie luciole », ils vont « écouter un sermon remonter de la terre », dont il ne reste parfois que « des os de langage ». Est-ce la crainte de les voir manger l’ « alphabet pur » de Dieu qui les éloigne de leurs concitoyens ? À moins que ce dernier soit également, et originellement, corrompu… Faut-il comprendre que le verbe divin, que la parole de la judaïté deviennent une source d’infection ? Pourtant, Juifs ou non, et pour reprendre le vers de La Fontaine, dans « Les animaux malades de la peste », « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés[2] ».
Le rôle des enfants est éprouvant : si ce sont eux l’origine de cette peste cruelle qui fatigue les organismes et les mène à la consomption, ils sont une métaphore du conflit des générations, à la suite duquel les descendants sont destinés à enterrer leurs géniteurs. Ces jeunes meurtriers -consciemment ou non- ne sont pas sans évoquer ceux que Ballard met en scène dans Sauvagerie[3], ceux que l’on échoue à faire taire au point qu’ils deviennent les agents du massacre de toute leur famille.
Le narrateur n’est pas sans culpabilité : certains de protagonistes « étaient malades des alphabets que j’avais réalisés ». Il essaie alors tout ce qui reste en son pouvoir pour sauvegarder la communication : « J’énucléais des lettres dans des mots ». Hélas, « avec la privation de parole, en l’absence du langage qui avait fait de nous des personnes entières, nous étions devenus une sorte de bétail émotif ». Pas la moindre consolation du côté des livres : ceux-ci « étaient indécollables. Sur les pages détachées, éparpillées comme des détritus lors d’une parade, le texte était noirci ». ». À force de recherches et de péripéties effarantes, dont on laissera le trouble soin à l’aventureux lecteur, dans le silence et « derrière la ligne de murmure », il obtient « que le sérum Jeu d’Enfant soit efficace ». Voilà qui permettra que tout rentre dans l’ordre ; ou presque…
Malgré l’apparente brutalité simpliste de l’événement perturbateur, le roman de Ben Marcus est un formidable et flamboyant opérateur d’images poétiques, attendrissantes ou terrifiantes, un conte philosophique hallucinatoire, un creuset de pensée linguistique et ésotérique, dans lequel « comprendre n’apporte rien». Devrions-nous l’interpréter comme l’envers de la Torah, comme une nouvelle Kabbale devenue kafkaïenne, révélatrice d’une apocalypse langagière et de civilisation, pire que babélienne, à rédimer si possible ?
Il ne faut tempérer notre enthousiasme que d’un seul bémol. Ben Marcus aurait probablement gagné à ne pas nous révéler dès les premières pages la cause de ce terrible dépérissement. Que de voluptés narratives nous eût-il offertes s’il avait daigné installer un plus réel suspense progressif ? Si par une plus angoissante enquête on eût découvert les symptômes, le diagnostic, et combien la parole pourrissait ces corps et ces vies. À moins qu’il sache préférer engluer dès la première page son lecteur dans un étouffant, parfois pesant, et délétère magma romanesque, qui confine par instants à l’essai-fiction, si l’on peut oser ce néologisme…
Reste cependant entre nos mains avides un fabuleux roman fantastique et philosophique, un apologue empoisonné sur l’aporie de la communication : alors que le langage est le propre de l’homme, est la source de son développement civilisationnel, ne devient-il pas avec Ben Marcus un virus délétère ? « Il faut se déprendre du langage », dit le malheureux héros et narrateur de L’Alphabet de flammes. Si j’étais vous, lecteur trop bavard aux mots sans innocence, je tournerai sept fois ma langue dans ma bouche avant de prononcer des clichés, des paroles meurtrières, comme celles de la vilaine sœur des « Fées » de Perrault, à qui il sort « de la bouche ou un serpent ou un crapaud ». Ou comme celles de nos doxas, de nos gouvernements, de nos pires dictatures et de leurs holocaustes[4].
Visiblement Ben Marcus a quitté la furie fantastique qui animait son Alphabet de flammes, aujourd’hui réédité dans la belle collection « Signatures » de Points. Son recueil de quinze nouvelles titré Quitter la mer s’ancre dans un amer réalisme. Chacun « se demande ce qui est allé de travers dans sa vie ». Un fils pris à la gorge par le passé dans une réunion de famille, un écrivain de troisième zone assurant un « atelier d’écriture » sur un bateau de croisière, un jeune homme atteint d’une maladie auto-immune essayant les « arts occultes » de la médecine, tous paraissent être « des gens foncièrement impuissants travaillant à résoudre des problèmes de manière hypothétique ». Dans l’unique et longue phrase de la nouvelle titre, « Quitter la mer », rien n’empêche un couple marié de naufrager ; plus loin, un mariage n’est « qu’un combat sans armes entre adultes éreintés ». Observons de surcroît que, souvent, les Messieurs de Ben Marcus sont obsédés par leur « corps surdimensionné », leurs « bourrelets », leur inadaptation sexuelle ; plus précisément devant une collègue à la beauté « inhumaine », ce dans l’ultime nouvelle, peut-être la plus intense. À se demander si l’auteur, spécialiste invétéré en « mortifications », ne confie pas le prisme de ses névroses, en une exhibition rédhibitoire.
L’écriture est au scalpel, bouillonnante, abrupte, parfois splendide : faire l’amour c’est « peiner sur une application de luxure ordinaire exécutée avec mouvements, gestes et fleur-de-langage ». L’analyse psychologique est sans pitié pour autrui, et, bien sûr, à l’égard de tout personnage s’examinant sans aménité ni illusion ; la satire englue toute l’humanité, jusqu’au désespoir le plus virulent. « Quand l’œil était un trou à excuses », « une vie de solitude infernale », « une complète dissolution morale et émotionnelle », sont des formules qu’il ne faudrait pas conseiller à un dépressif.
Une fois de plus l’univers de Ben Marcus est terriblement évocateur, quoique, diront d’aucuns, touffu, compact, sinon vigoureusement étouffant. À moins que là soit son but : nous persuader, nous convaincre d’une définitive aphasie…
Ben Marcus, né à Chicago en 1967, a quelque chose d’obsessionnel. Tombé de Babel et de l’aleph, le Verbe est chez lui l’alpha et l’oméga, en même que son incapacité à être ce qu’il désigne ; sa disparation angoissée entraînant celle du monde. Dans un précédent roman, Le silence selon Jane Dark[5], une armée de femmes « silentistes » veut éradiquer le mouvement, la parole et les émotions, toutes prérogatives trop masculines, en une satire acide du féminisme radical. Au point que Ben Marcus devienne leur sujet d'étude, leur cobaye, purgé du langage, plongé dans une « cuve à syncope », abreuvé d’« eau d’oubli ». Ce pourquoi l’écrivain se voit forcé d’écrire son anti-roman dans un novlangue charcuté. L’on conçoit combien le voilà inévitablement plongé dans la déréliction, la mélancolie noire et bilieuse de Quitter la mer. Qui sait s’il faut alors penser à la faillite de la langue de Goethe dévorée par le nazisme, qui fit le malheur et la beauté de la poésie de Paul Celan[6] ? Ou encore à la Lettre de Lord Chandos, d’Hugo von Hofmannsthal, en 1902, dans laquelle son apparent auteur avoue avoir « complètement perdu la faculté de méditer ou de parler de n’importe quoi avec cohérence ». Pire, « les termes abstraits […] se décomposaient dans ma bouche comme des champignons moisis […], les mots flottaient, isolés, autour de moi ; ils se figeaient, devenaient des yeux qui me fixaient et que je devais fixer en retour ; des tourbillons, voilà ce qu’ils sont, y plonger mes regards me donne le vertige, et ils tournaient sans fin, et à travers eux on atteint le vide[7] ».
Eglise Saint-Etienne, Ars-en-Ré. Photo : T. Guinhut.
De la guerre de Sécession au Sud corrompu
et métaphysique,
par Robert Penn Warren :
La Grande forêt, Tous les hommes du roi.
Robert Penn Warren : La Grande forêt, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Jean-Gérard Chauffeteau et Gilbert Vivier, Points Seuil, 288 p, 8,60 €.
Robert Penn Warren : Tous les hommes du roi,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Singer,
Monsieur Toussaint Louverture, 464 p, 13,50 €.
« Pour la liberté ! » Voilà pourquoi veut combattre Adam Rosenzweig. Hélas, cette profession de foi provoquera les railleries de ses camarades sur le bateau qui le conduit à New-York. Ce n’est qu’une des péripéties du héros de Robert Penn Warren dans La Grande forêt, roman publié aux Etats-Unis en 1961, puis en 1994 en France. Il fallut donc bien des décennies pour chez nous l’extirper d’un oubli immérité. Ce romancier prodige, ne serait que parce qu’il fut honoré par trois prix Pulitzer, est un penseur profondément réaliste, capable de fresques impressionnantes, non sans interrogations métaphysiques. Il se dresse également contre la corruption, au travers du Boss Willie Clark et du Juge Irwin, protagonistes, parmi d’autres fous du roi, de Tous les hommes du roi, qui bénéficie d’une traduction rafraichie, au service d’une œuvre puissante et convulsive.
Adam est un prénom plus que symbolique pour le jeune héros de La Grande forêt qui abandonne le monde balisé de Dieu. Malgré son handicap, il quitte la Bavière et la tradition familiale juive avec la ferme intention de combattre en faveur de la libération des Noirs, alors que gronde aux Etats-Unis la guerre de Sécession. Le récit se fait picaresque, lorsque notre aimable anti-héros, rejeté du recrutement militaire pour insuffisance physique (un pied-bot), est traité comme un gueux, commis aux bas travaux sur le pont qui lui fait traverser l’Atlantique. Cependant, à sa grande stupéfaction, même à New-York, la foule lynche les Noirs. L’intensité tragique, sans illusion sur la nature humaine, balaie la narration, au point que « la souffrance rédemptrice qu’il avait éprouvée [...] lui avait été retirée ». Ainsi une dimension métaphysique sourd du récit. De même, celui qui le recueille et espère le voir remplacer son fils, emprunte la voie de la philosophie : « quand on cesse d’adorer Dieu, il ne reste qu’une chose à quoi se raccrocher : l’Histoire ». Sauf que celle-là n’a guère de sens.
Sur le chemin qui le conduit vers le front, il vient en aide à une jeune femme, bientôt veuve, sans décider de s’installer dans sa ferme, alors que c’eût été indubitablement une bonne action : « Etait-ce uniquement parce qu’il lui manquait le courage de vivre, qu’il aurait peut-être celui de mourir ? ». Resté vierge, pas plus que dans la guerre, il ne peut s’engager dans l’amour. Plus tard, devenu « vivandier », ou préposé à la gestion d’une boutique, il découvre l’armée, et ses idéaux s’érodent peu à peu devant une réalité sordide, devant une humanité yankee néanmoins gangrenée par le racisme, devant la bassesse des caractères, la haine et le crime… Il ne peut s’empêcher d’avoir un comportement ambivalent devant son ami noir, Mose : lui apprendre à lire, et l’insulter. Car tous se battent, en 1864 et en Virginie, non pas pour la liberté : « c’est pour tuer qu’ils se battent ». Le débat entre culpabilité et innocence innerve la réflexion, non sans que les personnages soient marquées par leur fatalité. Paradoxalement, Adam -dont le prénom, rappelle le narrateur, signifie « homme » en hébreu- quoique témoin et piètre acteur de la furie des hommes, trouvera, parmi les profondeurs de « la grande forêt », la sérénité. Est-ce là son salut, sa rédemption ?
Une écriture évocatrice, dramatique, lyrique, parfois violemment tragique, aux talents psychologiques certains, douée de réelle pensée, innerve le roman. Sa progression, de chapitre en chapitre, le charpente en séquences de registres divers, contrastés, presque toujours intenses, même si la tension baisse par endroits, comme parmi l’épisode du campement militaire. Cependant, les rebondissements ne tardent pas, avant d’entrer dans la « grande forêt », champ de bataille sans pitié et nature sauvage (car le titre original est Wilderness) là où « le monde était rempli de splendeur».
Ce roman historique sombrement coloré est aussi réaliste qu’édifiant ; il secoue son lecteur, apitoyé, effaré, le force à réfléchir. Cependant, l’accession du personnage à une ombre de sagesse, n’est pas sans rester une éphémère vanité. Sans dieu en effet, sans la dimension supérieure de l’œuvre d’art, le semi-héros de Robert Penn Warren ne peut guère accéder à l’assomption qui fait de son auteur un écrivain bouleversant, un efficace fresquiste des temps de peine et de guerre. Qui n’a pas là égalé son grand-œuvre…
Sous le titre de Les Fous du roi, l’ample roman de l’ascension et de la chute d’une crapuleuse carrière politique, parut d’abord chez Stock, puis sous la robe verte d’un beau Club Français du Livre[1] ; augmenté d’une perspicace préface de Michel Mohrt, qui relève « l’opposition entre les deux mondes, entre les deux types d’hommes : le champion d’un idéal et le politicien avisé » Il ajoute qu’« un courant de rédemption passe d’un monde à l’autre, et c’est ce courant qui donne au monde romanesque de Robert Penn Warren -ce monde bouché où les justes sont punis et où les tricheurs gagnent- sa grandeur théologique ». Monsieur Toussaint Louverture, l’éditeur des causes littéraires essentielles, celles de Kjaerstad[2] ou de Gavelis[3], rhabille notre roman avec le très chic ivoire et or de son design de couverture, et avec la traduction révisée et affinée du même Pierre Singer, mais avec un titre plus conforme à l’original : All the King’s Men, c’est à dire Tous les hommes du roi. Il n’empêche que traduire par Les Fous du roi n’était en rien fantaisiste. D’une part le titre original vient d’une comptine : « Tous les chevaux du Roi / Et tous les hommes du Roi / Ne purent récolter les morceaux d’Humpty Dumpty ». D’autre part la jaquette de l’édition originale américaine représentait un échiquier nanti de ses quelques pièces, évidente métaphore de l’affrontement et de la manipulation qui font le nerf du roman.
Natif du Kentucky, Robert Penn Warren n’eut guère de succès avant Tous les hommes du roi, en 1946. Premier prix Pulitzer, adaptation cinématographique de Robert Rossen en 1949, sans compter celle de Steven Zaillian en 2006, ce roman, situé dans les terres sudistes des années trente, est auréolé des lauriers de la gloire. En fait le romancier avait précédemment écrit une pièce de théâtre en 1940, dans laquelle le personnage de Willie Stark était un inadapté épris d’idéal. Mais dans le roman, ce dernier se métamorphose en politicien gouailleur qui croit fermement parfaire le bonheur de ses concitoyens. Pour ce faire, il manœuvre de toutes les manières possibles, y compris les plus discutables, les plus infâmes, afin de gravir les échelons du pouvoir, sinon d’accéder à la présidence des Etats-Unis comme il en rêve.
Il y a un gouverneur historique, de Louisiane en l’occurrence, à l’origine de ce personnage grandiose et pathétique : Huey Long, un démagogue et perfide orateur. Reste que le Willie Stark de Robert Penn Warren atteint à la dimension du mythe, voire de la tragédie grecque. Veillé par son secrétaire, témoin et confident, Jack Burden, il est en même temps révélé et dénoncé par celui que le romancier fait son narrateur. On se doute qu’un opposant va surgir : il s’appelle Irwin, il est Juge et vertueux jusqu’à la moelle et annonce « son soutien » à un candidat concurrent au Sénat. Qui sait s’il va réussir à contrecarrer les plans de Stark. À moins qu’une vérité cachée ressurgisse, ce pourquoi notre cynique narrateur sera chargé de mener sa souterraine enquête, sans « savoir si la connaissance va le sauver ou si elle va le tuer »… Les figures charismatiques du justicier, à la morale intransigeante, et du semi-gangster, qui plie les lois au service de ses ambitions, se confrontent au cours d’une vénéneuse ascension des périls, alors que Stark lui-même doit son ascension au vertueux dévoilement d’une affaire de corruption dans le cadre d’un marché public pour la construction d’une école.
Autour du « roi » Stark, une foultitude de personnages s’agite, sa femme Lucy, son fils Tom, Sugar Boy, le porte-flingue. Quant à Anne Straton, apparemment angélique, elle est résolument l’opposée de Sadie Burke, « la secrétaire du Boss », dont le prénom annonce un tempérament de diablesse. Et, pour répondre au prénom du protagoniste de La grande forêt, Adam Straton est un idéaliste chirurgien de renom, guère à sa place en un tel monde ; pourtant « lui le Succès incarné, moi l’Echec le plus total », épilogue Jack. L’un des plus intenses moments du roman, au chapitre VI, étincèle lorsque Jack relaie auprès d’Adam la proposition de Willie Stark de diriger un hôpital qui porterait le nom de ce dernier. Corruption ou sens du Bien ? Plus loin, notre chirurgien devra soigner le fils du Boss, gravement blessé. Nul doute que, fidèle au serment d’Hippocrate, il ne faillisse pas en sa mission, même désespérée, quelque soient ses répugnances envers le tireur de ficelles politiques pourries. Comme l’on pouvait le craindre, les choses vont s’envenimer, jusqu’au sein de l’amitié et de l’amour fraternel, jusqu’à un final vengeur et meurtrier digne d’Hamlet…
En ce bas-monde pennwarrenien, chacun a sa face cachée. Car, selon Stark, « L’homme est conçu dans le péché et élevé dans la corruption, il ne fait que passer de la puanteur des couches à la pestilence du linceul ». Ainsi, tous dévalent vers la chute, au sens biblique, y compris Jack, en âme damnée du boss, qui, malgré la nostalgie de sa pure enfance et de son histoire d’amour avec Anne, malgré sa fuite illusoire vers « l’Ouest », et hors de ses périodes de « grand sommeil », va se « débrouiller pour que ça pue », là où « la vérité a ses ténèbres »…
Prosateur au clavier nombreux, virtuose et évocateur, sachant fouiller l’âme humaine jusqu’au tréfonds, enseignant de littérature, poète, Robert Penn Warren connait ses classiques, de Sophocle à Dante, de Machiavel à Shakespeare (les allusions sont sans cuistrerie), jusqu’à ses contemporains, dont Faulkner. Les bourgs ruraux du Sud sont pour lui de truculents opéras de quat’sous, pleins de chaleur, de sueur, d’alcool et de violence, où résonne sans cesse « le Destin », où un visage est « crémeux et grumeleux comme une bouse de vache […] en travers étincelait un sourire aux dents en or ». En psychologue acéré, il dissèque ses personnages tout vivants, exhibe leur vulgarité et leurs sociolectes ; ce qui n’empêche pas des moments de pure poésie champêtre et élégiaque. Les métaphores sont aussi rutilantes que signifiantes, quand une réunion de famille s’annonce « comme plonger dans un bassin des pieuvres ».
Sa plume est sanguine, ferme, vigoureusement contrastée et colorée, ce dont témoigne la description programmatique du paysage en sa morbide première page : « la petite colonne de fumée noire montant du vert arsenic des rangs de coton vers le bleu palpitant, métallique et violent du ciel ». Ses personnages affrontent avec plus ou moins de bonheur, et bien des déceptions amères, les bourbiers et les sombres clartés du monde. Ils sont en quête d’un sens peut-être introuvable, au cours d’une ascension et d’une chute qui a la dimension d’une parabole. Ce que confirme la dernière phrase de Tous les hommes du roi : « très bientôt, nous allons quitter cette maison pour les convulsions du monde, quitter l’histoire pour revenir dans l’histoire et, enfin, endosser la dure responsabilité du Temps ».
Avec La Grande forêt, qui est également une ode aux splendeurs du paysage américain, Robert Penn Warren (1905-1989) s’engage pour la cause de l’intégration des Noirs dans la société américaine. En 1965, il publie Who Speaks for the Negro?[4], suite d’entretiens avec des figures du Mouvement pour les Droits Civiques, dont Malcom X et Martin Luther King. Mais son ampleur romanesque, dont témoigne sans peine Tous les hommes du roi, dépasse de loin les questions politiques pour secouer les branches obscures de l’Histoire de la métaphysique. Poète et romancier, Robert Penn Warren a également commis Les Cavaliers de la nuit[5], impressionnant tableau d’une brigade de planteurs de tabac acharnée à lutter contre le monopole du « British-American Tobacco Company », dont l’organisation fanatique et les méthodes terroristes sont un cas d’école. Ecrivain engagé dans la société de son temps et narrateur aux fulgurances intemporelles, encore mésestimé chez nous, il serait néanmoins, selon un critique aussi informé qu’intransigeant, Juan Asensio[6], rien moins que l’égal de Faulkner, et le démiurge du « roman faustien », « total ».
Thierry Guinhut
La partie sur La Grande forêt a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2017.
Val Presanella, Vermiglio, Trentino-Alto Adige, Italia. Photo : T. Guinhut.
John Edgar Wideman, conscience noire tourmentée.
De la Trilogie de Homewoodau Projet Fanon,
en passant par le dossier Louis Till.
John Edgar Wideman : Où se cacher, Le rocking-chair qui bat la mesure,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Richard,
Gallimard, 288 p, 22 €, 240 p, 17, 90 €.
Le Projet Fanon, traduit par Bernard Turle, Gallimard, 352 p, 23,90 €.
Ecrire pour sauver une vie. Le dossier Louis Till,
traduit par Catherine Richard-Mas, Gallimard, 226 p, 20 €.
Un double traumatisme est à l’origine de l’écriture de Wideman. C’est dans Suis-je le gardien de mon frère ? qu’il prêta sa plume à son jeune frère Robert condamné à la prison à perpétuité dans une affaire d’homicide, permettant ainsi à la fiction de remodeler l’événement, de lui donner une portée plus universelle. D’autre part, l’Histoire toute entière des Afro-américains est sans cesse mise en abyme dans des romans aux accents d’épopée, qu’il s’agisse de L’Incendie de Philadelphie ou du Massacre du bétail. Mais plus encore dans sa Trilogie de Homewood et dans son fantasmatique et engagé Projet Fanon, cette grande conscience noire des Etats-Unis réclame que l’essence de la démocratie libérale qui inspira la constitution américaine vivifie toutes les individualités, quelques soient leur couleur ; au point de réhabiliter, comme Louis Till, ceux qui ont subi une justice injuste, car fondamentalement raciste.
John Edgar Wideman est en effet natif (en 1941) d’Homewood, quartier noir de Pittsburgh. Bien que sa réussite universitaire rime avec ses succès littéraires -il enseigne à l’Université du Massachusetts et obtint par deux fois le PEN/Faulkner Award- il n’en est pas moins sensible au destin malveillant qui contrecarre l’épanouissement de la plupart de ses frères. C’est ainsi qu’il forma le projet de sa Trilogie de Homewood dont le premier volet, Damballah, présente un couple mixte originaire, esclave évadée et fils de bonne famille blanche, qui fonda dès 1840 toute une dynastie familiale. Où se cacher, puis Le rocking-chair qui bat la mesure en sont les second et troisième volets, au service des descendants plus contemporains, qui, chacun, peuvent se lire indépendamment.
Une sorte d’oratorio blues à trois voix anime Où se cacher, un peu à la manière de Deux villes, roman qui opposait Pittsburgh à Philadelphie. Trois solitudes qui n’ont pas ou à peine « où se cacher »… D’abord Clément, le simple d’esprit, avec un « plein sac de saloperies qui lui bouche la tête », ensuite Miss Bess, la vieille qui règne en sa cabane bricolée au sommet du quartier, véritable mémoire féminine et mythique, enfin Tommy, le délinquant récidiviste, accusé de meurtre et traqué. Ces trois voix alternées permettent à la dynamique du roman de se démultiplier, parce que faites de souvenirs, de choses entendues, d’autres personnages qui parlent à travers elles : « Moi, mon téléphone, je l’ai dans ma poitrine » répond Bess, inaccessible en hiver, et qui refuse d’abord de cacher celui qui a la police aux trousses. Une arnaque au camion volé plein de « Sony » a dérapé en assassinat ou plus exactement en complicité de meurtre… Mais il s’agit de son arrière petit neveu. La « sorcière » qui ressemble à une « vieille squaw ou un vieux chef » en sa « case d’esclave » se décide à offrir une soupe à celui qui est « doué pour le bagout », et qui laisse une femme et un enfant nommé « Sonny » : « Un sans-cœur de sale nègre qui a tué ce visage de jeune fille ».
Finalement, chacun des personnages est une allégorie de la condition noire, oubliée, persécutée et vilainement dévoyée : « ça a toujours été une racaille et maintenant c’est un tueur », dit-on de Tommy. Wideman ne juge pas ses personnages ; il se contente de leur donner la parole. C’est ainsi que le rythme jazzy, saccadé, s’empare du monologue intérieur sans cesse irriguée par la langue de la rue, ses clichés, sa pauvreté. Et cependant c’est grâce à son écriture que l’auteur, reprenant la troisième personne, offre à ses anti-héros toute la force de son expression, sans même un plaidoyer. Car parmi « la lie du quartier » on ne se voile pas la face : Tommy et les autres ont bien conscience de leurs dérives, qui leur collent à la peau, comme la fatalité à une tragédie.
Voici un lyric animé par l’oralité, saturé de culture populaire noire-américaine. Une fois de plus, même si la fin de ce roman est peut-être un peu convenue, fadement moralisatrice, il nous est prouvé que Wideman, dans la tradition d’Eschyle et de Sophocle, est un grand poète tragique, dont la dramaturgie contemporaine emprunte tour à tour à Faulkner, au gospel et au « blues des cheveux qu’on peigne ».
Dès le titre du troisième volet de sa trilogie, Wideman affirme on ne peut plus nettement la dimension musicale de son travail. Le rythme de l’écriture « bat la mesure » au moyen d’une voix qui s’écoute chanter et transmet son urgence, son émotion au lecteur. Les phrases sont courtes, syncopées, ou, si plus longues, marquées par des structures binaires, des parallélismes, des anaphores. De plus, le narrateur emporte dans son immense monologue intérieur ses personnages qui prennent à leur tour la parole et auxquels il parle directement, comme par répons et échos, contribuant ainsi à la persuasion qui enferre le discours dans l’oreille et l’esprit de l’auditeur. Mais c’est aussi la dimension élégiaque du blues qui est ici sensible par l’inscription de personnages mythiques dans le tableau du ghetto noir de Pittsburgh : Homewood. Où s’orchestre un blues tragique et presque cosmique.
Le rocking-chair qui bat la mesure est celui où s’ancre la mémoire des générations afro-américaines balancée par la langue et les litanies de l’écrivain, qui est ici au point culminant de son triptyque. En effet, après Damballah et Où se cacher, ce roman, lui-même en un prologue et trois parties, met en scène les plus charismatiques parmi un quartier nourri d’êtres enjoués ou malheureux, ces porteurs symboliques de la charge de la condition noire et humaine d’Homewood. La tempête lyrique et tragique voit se dresser le fantôme d’Albert Wilkes, recherché pour avoir tué un policier blanc, et qui laisse son sang sur les touches du piano avant de finir « drapé d’un linceul ». Mais aussi John French qui avait promis de « buter, de ses mains » le mouchard. Le premier a été probablement le maître du pianiste Brother Tate, l’un des deux artistes du roman, avec le peintre Carl, tous deux géniaux. Lucy, quant à elle, est l’inspiratrice d’un amour fabuleux ; « la cour » qui lui est faite par Carl est un véritable poème en prose heurté par la langue de la rue. Elle est fascinante lorsqu’elle lui montre un bout d’os du crâne d’Albert descendu par les flics. Cette « Fille au Cœur-de-Pierre » a une « chaleur de délurée qu’il sent palpiter ».
Réinvestissant les territoires de son enfance, John, alter ego de l’auteur et narrateur-Orphée ramène à la vie par la voix son oncle Karl et l’ami de ce dernier, Brother Tate, le nègre albinos. Cet albinisme est comme la marque fatale posée sur son destin. Brother Tate ne parle jamais plus, depuis la mort de son fils dans un flamboiement d’essence, un 4 juillet, jour de la fête nationale américaine. Mais il « tambourinait, fredonnait, grondait, grognait, savait chanter en scat et imiter les instruments de tout un orchestre ». Il joue « un blues haletant ». Car la musique est partout, dans la rue, dans les cris et les obscénités, dans le « Victrola » et ses disques, racontant les errances, les vengeances, pleurant les décès dans une rue qui est un « Baquet de Sang », même s’il s’agit surtout du rouge des boissons alcoolisées.
Hélas, l’Histoire va faucher ces carrières prometteuses. Enfants, ils jouent à frôler les trains lancés sur les voies. Envoyés au front pour une guerre qu’ils comprennent peu, ils sont sacrifiés sur l’autel des totalitarismes que doivent éradiquer les Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale : « partir à la guerre des blancs pour sauver leur musique imbécile ». Carl a subi les « attaque-suicides lancées à Okinawa ». Celui qui a « les doigts en feu » sera brisé par les morts qu’il a dû ramasser sur le front, par son obsession pour les trains qu’il ira rencontrer pour la dernière fois…
Grâce à ses deux personnages majeurs et au récitant qui remue cette histoire, peinture, musique et écriture forment également le grand triptyque de l’art de Wideman. Et même si la mélopée à la chronologie chamboulée peut parfois égarer et lasser le lecteur, on a sans nul doute affaire à un grand écrivain qui a le blues de l’écriture dans le sang. Comme si les chœurs de la tragédie grecque avaient accouché d’un lointain descendant auscultant la mélopée du peuple noir…
Aboutissement logique, l’écrivain se met en scène, en abyme, dans Le Projet Fanon. Comme un objet spéculaire de sa carrière et de ses ambitions, ce roman est vertigineux. Est-ce suffisant d’être un écrivain lyrique ? Un écrivain engagé ? Faut-il devenir, comme Fanon, un activiste au service de la cause noire ? C’est à la charnière problématique de l’écriture et de l’action que se situe ce roman de Wideman. C’est ainsi qu’en Thomas, son double créé pour l’occasion -comme Zuckerman pour Philip Roth[1]-, l’auteur en son miroir convoque de nouveau les protagonistes de sa vie et de ses livres : son frère, Dambdallah… Thomas forme le projet d’écrire un livre sur Fanon, ce qui permet à la création littéraire de s’observer elle-même, de se mettre en question, non sans une vaste interrogation politique et métaphysique : « Comment être artiste dans un pays rongé par la névrose d’ordre qui attise la folie raciste ?[2] », note son commentateur informé, Yves-Charles Grandjeat. Pour qui et pourquoi écrire sur un homme qui sacrifia sa vie à la cause des outragés ?
Frantz Omar Fanon (1925-1961) fut un intellectuel martiniquais et algérien qui, dans Peau noire, masques blancs[3], dénonça vigoureusement le racisme, puis dans Les Damnés de la terre[4], proposa une analyse critique, sociologie et psychiatrique de la colonisation, et de son double la décolonisation, rêvant à l’émancipation du tiers-monde. Sartre conçut pour celui qui deviendrait une icône des Black Panthers une vive admiration. Admiration anxieusement partagée par Wideman et son alter ego romanesque.
La quête créatrice, poussée par le démon de l’identification, minée par l’incapacité de pousser la fidélité à son modèle au point de générer une nouvelle révolution, semblait avoir démarré avec ardeur. Quand il reçoit dans un carton une tête coupée. Qui est-elle ? Qu’est-ce qui a justifié cette violence injustifiable ? Est-ce la cause noire qui est devenue fanatique ou le racisme lui-même ? « C’est ta tête. » se dit-il. « Enveloppée dans le papier bulle qui tendu dessus comme un préservatif lui écrase les traits ». Accompagnée par une citation de Fanon qui exhorte à « porter la guerre chez l’ennemi ».
Une fois de plus l’écriture est haletante, comme un jazz sombre, empruntant les accents de l’argot, voire du rap (comme dans L’Incendie de Philadelphie)… Revisitant les prémisses de ses précédents romans, leurs protagonistes, dont son frère, devenu proprement allégorique, ce livre oscille entre exploration intérieure et thriller, entre biographie personnelle et biographie d’un peuple, entre drame intime d’une psyché fracturée et épopée grandiose. La dimension pamphlétaire est également virulente, dénonçant la surpopulation carcérale américaine, évidemment surchargée de Noirs. Même si, tour à tour idéaliste (« Combien d’anges peuvent tenir sur une tête dépingle ? ») et férocement réaliste (« Un lascar ça a toujours besoin d’un autre pour se foutre sur la gueule »), il n’apporte guère de solution. Mais, est-ce facile ? Il se confie, amer, face à l’inéluctable : « l’impasse où mes écrits m’avaient mené. »
Mieux, le roman frôle la lisière du fantastique, lorsqu’il s’agit de tenter de persuader Jean-Luc Godard de faire un film sur Fanon, lorsque pour ce dernier, « L’écran du rêve resplendit comme une salle d’opération », lorsqu’il imagine qu’il parle « la langue de Homewood » au cinéaste. Le combat du héros de la cause tiers-mondiste parvient alors à se fantasmatiquement déployer, comme si son écrivain l’habitait de l’intérieur. Les niveaux de réalité et de fiction s’emboitent vertigineusement… Car « John Edgar Wideman écrit dans une maison hantée[5] » Que ce soit par la mémoire, par la violence et par les voix de la conscience, moins d’un peuple de couleur, que de l’humanité toute entière.
John Edgar Wideman est une mémoire, la mémoire de la noirceur dans laquelle on a trop souvent confiné les Noirs. Comme Louis Till. Aussi le romancier se fait un devoir d’Ecrire pour sauver une vie. Sauvetage symbolique, car post-mortem. En 1955, à Chicago, « Emmet Till avait été assassiné parce qu’il était noir et avait prétendument sifflé une femme blanche ». Devant « un jury d’une blancheur immaculée », l’adolescent devient un « martyr des droits civiques », sacrifié par un lynchage légal. Car ses assassins, « deux péquenauds blancs », furent acquittés. Poussé par la nécessité de la vérité et de la justice, Wideman reprend l’enquête en main, inventorie la famille, « Mamie Till » et surtout le père, Louis Till, enrôlé dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale. Car ce dernier est un personnage assez étonnant : jugé et condamné à mort pour viol meurtrier en 1945, il fut le voisin de prison du poète Ezra Pound[6], avant d’échouer dans un cimetière de l’Oise. Sur cette tombe seulement numérotée, car « mort sans honneur », Wideman va se recueillir. Fatalité paternelle ou injustice blanche ? Le fils a-t-il pâti du crime supposé du père ? Le trou noir de l’Amérique est bien celui où sont jetés les cadavres de la criminalité indissolublement mêlés à ceux de l’injustice.
Roman historique, puisque la fiction s’empare du réel, journal d’investigation et roman à thèse, Ecrire pour sauver une vie est à la fois un documentaire, et une tragique élégie, un amer réquisitoire et un intense devoir de mémoire à la hauteur de l’humanité.
Une conscience lyrique et tragique, une voix musicale, voilà l’irremplaçable et bouleversant John Edgar Wideman. Qui ne s’embarrasse pas de flatter son lecteur, qui le prend à la gorge, parfois avec une pointe d’exaspération à force de ressassement, et toujours le met à la barre d’une justice qui n’est pas encore née, sans angélisme ni manichéisme. Ce pourquoi, dit-il, « écrire des romans m’a marginalisé autant que j’étais marginalisé par ma supposée appartenance à ma race ». Cette marginalité nécessaire ne devrait s’éteindre que lorsqu’un écrivain noir n’aura plus besoin de s’affirmer à travers la condition humaine de sa peau, lorsqu’il aura pu abandonner cette aporie identitaire et sociétale de la couleur aux vieilles lunes des curiosités du passé.
Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Discrétions,
traduit de l’anglais par Claire Vajou,
Pierre-Guillaume de Roux, 2017, 432 p, 25 €.
Pierre Rival : Ezra Pound en enfer,
L’Herne, 2019, 256 p, 15 €.
La compromission et l’enthousiasme en faveur des régimes totalitaires n’est pas à l’honneur des poètes et des écrivains. Aragon et Eluard[1]avec le communisme soviétique, Céline[2] avec le nazisme, mais aussi Gabriele d'Annunzio et l’Américain Ezra Pound (1885-1972) avec le fascisme mussolinien. Au-delà de celui qui se rendit célèbre en vitupérant à Radio Rome contre les Etats-Unis, sa patrie d’origine,ce dont témoigne l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, voici une façon plus humaine de nous réconcilier avec le poète américain pour le moins controversé : l’autobiographie de sa fille, Mary de Rachewiltz : Ezra Pound éducateur et père. Saura-elle nous réconcilier avec son œuvre majeure, les Cantos[3], cette ruine descendue des poésies grecques, latines, italiennes et anglaises, ces briques érodées, aux échafaudages déglingués, ces champs de poussières charbonneux aux soudaines beautés diamantées…
La petite fille, née en 1925, babille en dialecte dans une ferme du Haut-Tyrol italien, parmi les agneaux et les vaches. Elle est heureuse, « en nourrice », dans cette montagne lointaine. Parfois, un homme vient la visiter : son père, qu’elle appelle « Babbo », se présente comme écrivain, en « Histoire, politique, économie ». Elle oscille entre allemand et italien avant de l’accompagner à Venise. Au retour aux abords de la frontière autrichienne, la loi fasciste italienne s’applique. Mais bientôt, à Rapallo, elle ne quitte plus son père qui lui fait apprendre les langues, les arts, la littérature, en même temps qu’il l’envoie dans une école sélect et fort religieuse près de Florence. Celle qui lui tient lieu de mère, Olga Rudge, qu’elle appelle « Mamile », est violoniste et lui joue « la Chaconne de Bach » alors qu’elle anime des concerts à Rapallo. Ainsi deux parents attentifs veillent sur son éducation musicale, en particulier au travers du « Prêtre roux », Vivaldi, et d’Histoire de l’art, à Sienne, par exemple. « Babbo » va jusqu’à lui faire traduire les Cantos en italien !
Ses diatribes obsessionnelles contre les banques et « l’usure[4]» -« l’Usure liée au mal qu’elle fait à l’art », ou « le système financier de l’usure [est] la cause des guerres », répète docilement Mary-, font de Pound un réactionnaire, dans le bon ou mauvais sens du terme si l’on veut, par ailleurs antisémite. Peu à peu Mary comprend qu’il n’est plus « maître de parole ». En 1943, elle repart pour les montagnes du Tyrol, devient secrétaire dans un hôpital.
Car le pire est à venir : les envolées et logorrhées d’Ezra sur l’antenne de Radio Rome, exaltant le fascisme de Mussolini et vouant aux gémonies les Etats-Unis. En avril 1943, il y déclara : « Je pense que ce pourrait être une bonne chose que de pendre Roosevelt et quelques centaines de youpins si on pouvait y parvenir par des moyens légaux[5] ». Lors de l’arrivée des troupes américaines, il fut inculpé de haute-trahison, menacé de mort, enfermé dans une cage métallique à Pise, avant de rejoindre un hôpital psychiatrique outre-Atlantique. À quelque chose malheur est bon, car de cette cage naquirent ses plus beaux et intelligibles Cantos : les Cantos pisans. Car « difficile est la beauté » dit le canto LXXIV.
Pourtant Mary le voit comme « le héros, la victime, le Juste qui avait tenté de sauver le monde et était devenu la proie des forces du mal ». Mais surtout, « c’est probablement à cause de l’intensité de joie et de vision qu’offrent certains passages, que les Cantos sont peu à peu devenus le seul livre dont je ne pouvais me passer ». D’autant qu’elle eut à dactylographier ceux issus de l’épreuve de Pise. Plus tard, mariée avec Boris, devenue, non sans courage, la dame du château de Brunnenburg, dans le Tyrol italien, elle rendra visite à Washington au « plus grand poète de la nation enfermé dans un asile de fous ».
Cette plaidoirie autobiographique est profondément attachante. Pleine de vie, elle transcende tout un monde, sans la moindre prétention : la jeune fille a parfaitement conscience de ce qu’elle ne comprend pas, en matières philosophique et politique. On ne peut que l’associer avec profit avec la magistrale biographie du poète par Humphrey Carpenter[6], car cette dernière rend justice avec plus d’objectivité au passeur qui contribua à la rédaction et à la publication des œuvres de James Joyce et Thomas Stearn Eliot, tout en n’occultant pas un instant la tournure politique profasciste de son personnage. Mais, venue de Mary, qui ne cherche pas excuser les errements politiques paternels, cette belle édition reste marquante pour le témoignage d’une vraie piété filiale, de plus enrichie de notes judicieuses de la part de la traductrice. Même si elle ne mérite qu’un petit bémol. Sa quatrième de couverture, pour le moins pudique, à la lisière de la mauvaise foi, motive ainsi l’incarcération du poète : « pour avoir dit haut et fort que le monde est gouverné par les fabricants d’armes et les pseudo-lois de la finance […] des idées prophétiques ». Rien du pro-fascisme et de l’antisémitisme, même s’il ne s’agissait que de mots, et pas un instant d’activisme.
Au détour de cette autobiographie, les nombreux extraits des Cantos cités sont toujours amenés à propos, lors d’une vision du « dôme de Michel-Ange », par exemple, ou pour en déplier la dimension également autobiographique ; c’est ainsi qu’en son enthousiasme communicatif Mary de Rachewiltz nous offre des clefs pour mieux comprendre le grand-œuvre paternel.
Les Cantos (écrits entre 1915 et 1960) sont une étrange, fascinante et décevante épopée. Pour respecter le genre, ils commencent par une traduction toute lyrique du voyage maritime homérique. La Grèce, l’Italie, les Etats-Unis, La Chine sont les étapes de la progression intellectuelle d’un vaste opus bourré d’allusions jusqu’à la gueule. Cependant, l’on est loin de la beauté d’œuvres précédentes, comme l’élégiaque Hommage à Sextus Propertius,[7] en 1917 :
« En vain Cynthia, tu as beau crier,
l’ombre est sourde à ta plainte,
Que sauraient dire ces débris osseux ».
En effet, la lecture des Cantos est rapidement éprouvante. Fatras, salmigondis, olla podrida, anecdotes sans intérêt, didactisme économique primaire et sentencieux, jongleries entre plusieurs langues, cacophonies grecques, italiennes, latines et semées de caractères chinois, allusions plus ou moins obscures à Dante et Confucius qui tombent souvent à plat, prosaïsme rangé sous forme de vers libres disposés de manière passablement arbitraire. Est-ce faute d’en posséder les arcanes ? Prenons quelque exemple au hasard, dans le canto XLVII, sous les auspices de la critique des Etats-Unis :
« nul homme public jusqu’en 1850
n’exprima de doute qt. à l’immaculée
nature du gouv’nement par majorité
Ou bien satisfaits des constitutions U.S.
ou bien trop timides pour spéculer sur les constitutions en général
représentants du peuple… susceptible d’amélioration (question ?)
…lu Thucydide sans horreur ? »
Ou dans le canto LXXXV de la partie « Forage de roche » :
« Ni par les Chinetoques, ni par les sophistes,
ni par les enfantillages hindous ;
Dante, sorti de St Victor (Richardus),
Erigène avec des citations en grec dans ses vers
Yi Yin obligea le jeune roi à se retirer du monde
près de la tombe T’ang pour méditer sur les choses,
car ils font une guerre sans pitié à la CONTEMPLATIO. »
Que reste-t-il de ce « bric -à-brac (LXXVI) », de ce collage post-cubiste, de ce ratage magnifique, sinon une mine pour les universitaires, sinon des bribes splendides à picorer avec une infinie patience : très shakespearienne, « L’énorme tragédie du rêve dans les épaules courbées du paysan (LXXIV) » précède une allusion à la mort de Mussolini ; ou « l’élastique soie des vers dans la lumière de la lumière est la virtu (LXXIV) » ; ou bien « la chasseresse de plâtre brisé n’est plus de quart (LXXVI) » ; ou encore « le Mt Taishan est pâle comme le fantôme de mon premier ami »…
Revenons aux poèmes de jeunesse. Le rôle du poète est acclamé dans « N.Y. » : « Ma ville, mon aimée […] j’insufflerai en toi – une âme ! » Il s’adresse aux « Muses aux genoux délectables », en proposant en 1910, une dimension visuelle étonnante à « L’art » imagiste :
« Arsenic vert barbouillé sur un habit blanc comme un œuf, /
Fraises écrasées ! Allons, laissons nos yeux se réjouir[8] ».
Probablement Ezra Pound était-il plus persuasif avant les Cantos.
Ajoutons une pièce au dossier avec l’essai de Pierre Rival, Ezra Pound en enfer, qui non seulement déplie les années 1943-1945 du poète en Italie, mais livre quelques discours du poète plus que fascisant. L’on passera sur la préface de Michel Onfray qui, avec justesse, ne veut pas « que l’œuvre soit jugée à l’aune des soutiens politiques que tel ou tel aura donné à tel ou tel dictateur », mais se ridiculise un tant soit peu en qualifiant celle-ci de « géniale et ogresque », et en affirmant que l’auteur des Cantos « dit oui, lui, à la raison, à la logique, au sens, au réel, à la réalité, aux choses, aux objets, à la matière, au atomes, à l’intelligence, à la conscience, à la connaissance. Il est poète et philosophe comme Héraclite et Parménide ». Fichtre ! Pour un homme qui découvre le concept d’« usure » et en fait un pamphlet répétitif et obsessionnel en dépit de toutes connaissances économiques, et se laisse fasciner par Mussolini[9], pour un poète dont l’œuvre est un vaste chantier où l’archéologue du sens a du mal à retrouver des bribes de poésie, voilà qui est pour le moins hyperbolique.
C’est bien ce que dit Pierre Rival : « une épopée en mosaïque dont la conception d’ensemble paraissait lui avoir échappé autant qu’elle avait échappé à ses lecteurs ». Voilà un homme qui non seulement a vécu l’enfer de la cage de fer de Pise dans laquelle il a été enfermé par l’armée américaine, mais s’est fourré, de la manière la plus convaincue et la plus enthousiaste du monde, dans l’enfer de la foi fasciste pendant les années de guerre, en soutenant vigoureusement la nazisme, en vitupérant contre les Juifs, le capitalisme et les Etats-Unis, sa patrie, qui s’ingéniait en sacrifiant ses « boys » à libérer l’Europe du nazisme ! Le pire étant qu’à la fin de sa vie, il n’avait pas renoncé à de telles inepties…
La logorrhée poundienne anti-américaine à Radio Rome, chargée jusqu’à la gueule de « youpins », est aussi délirante et immonde que celle de Céline. Elle alterne avec le récit des bombardements alliés sur l’Italie, avec le tableau de ses coreligionnaires convertis au fascisme, avec celui de la fuite du poète vers le Südtirol et le lac de Garde, d’abord à pieds, après l’arrestation du Duce, en une grotesque épopée écrite avec vivacité, ponctuée de tableaux effrayants et édifiants ; mais aussi d’attendrissantes scènes de famille où l’on retrouve sa fille Mary. Mis en examen pour « haute-trahison » par Washington, le poète qui mélange Confucius et la Renaissance italienne en un imbuvable salmigondis, voit dans la reddition italienne le signe de sa fin, dans le reprise en main par l’Allemagne une espérance, puis la certitude nouvelle « d’être aux commandes de toute l’artillerie idéologique fasciste ». Enfin arrêté à Rapallo par des partisans, le voici interrogé par les autorités américaines sans que son délire cesse, puis encagé avec pour seule ressource d’écrire les Cantos pisans, publiés ensuite en 1948. Il ne semble pas inquiet de prendre l’avion pour Washington, alors qu’il est menacé de « finir au bout d’une corde ». Seul l’internement psychiatrique le sauvera, lui permettant d’écrire encore bien des Cantos…
Si Pierre Rival a longtemps projeté une biographie de Pound, il en a tiré ce réquisitoire imparable, non sans une certaine tendresse néanmoins pour son modèle aux vers parfois splendides, cet essai-récit roboratif, ponctué de retours en arrière et poussé par un lyrisme passionné, qui, en creux, a quelque chose d’une humble confession : lui aussi « a brûlé au feu de la Révolution » (que l’on devine communiste) et s’est « enfoncé dans la gorge le stylet de la parole putride ». Dommage que ce beau livre soit entaché par un tropisme trop commun : conclure par une abjecte allusion à Donald Trump, « élu Président des Etats-Unis sur un programme isolationniste et populiste qui aurait sans doute séduit le poète ». Reductio ad hitlerum quand tu nous tiens…
Aujourd’hui Ezra Pound est devenu un mythe : un de ces poètes qui ont connu sur terre l’équivalent d’un cercle de l’Enfer de Dante. Fourvoyé dans l’illusion fasciste, certainement n’a-t-il pas su faire de ses Cantos une nouvelle Divine comédie, à moins que la touchante piété filiale de sa fille, Mary de Rachewiltz, puisse nous en convaincre. La trouble fascination de ses admirateurs, traducteurs et éditeurs, aveuglés par la marotte avant-gardiste en matière de poésie n’est pas exempte de compromission politique, même involontaire, et manque d’une dose d’éthique intellectuelle, de la même façon que d’autres ont pu s’aveugler devant les convictions communistes des Aragon et des Sartre… Le dernier mot reste à Dominique de Roux, pour qui le poète américain est « une bouche de néant, de fulgurations, de vide, qui s’identifie analogiquement et ontologiquement avec toutes les bouches d’absolu[10] ».
Avant d’être -peut-être provisoirement- la première puissance mondiale, les Etats-Unis sont un continent de paysages. Nombreux sont les écrivains, poètes et philosophes américains à l’avoir non seulement exploré mais aussi célébré parmi leurs œuvres : Ralph Waldo Emerson[1], Henry David Thoreau[2], Walt Whitman[3], John Muir, Aldo Leopold… Une femme, Annie Dillard, née en 1942, emprunte un courant exploratoire qui unit la prose romanesque, l’autobiographie et l’essai autobiographique. Sa prédilection pour les sciences de la nature l'inscrit dans la tradition des naturalistes, comme Audubon peignant les oiseaux d’Amérique, autant que parmi les poètes, si l’on en juge par la finesse et la sensibilité de son écriture. Parmi son œuvre empreinte de délicatesse et de largeur de vue, trois opus se détachent : son récit autobiographique Une Enfance américaine, le journal botanique, zoologique et entomologique de Pèlerinage à Tinker Creek, et enfin En vivant, en écrivant, excitante méditation sur l’art de la lecture et de l’écriture.
Faut-il commencer par son récit autobiographique pour mieux aborder un auteur, ou picorer au hasard des parutions et de la main du libraire, voire de celle de l’intuition ? Annie Dillard, comme nous tous, fut d’abord une enfant. Dans son Enfance américaine, la première sensation autant que démarche de l’intellect fut celle de l’espace qui l’entourait. C’est ainsi qu’une « topologie » attentive initie le projet de ressouvenance. Nous sommes d’abord notre lieu, parental, urbain et campagnard ; Annie Dillard est Pittsburgh, entre ses deux rivières et son Histoire indienne et coloniale. Elle est aussi son père et sa mère, ses sœurs. Bientôt, s’éveillant « par bribes », il lui apparait que « le monde extérieur dans son immensité [...] se remplit de choses qui apparemment avaient toujours été là : la minéralogie, le travail de détective, l’entomologie, les étangs et les cours d’eau, l’aviation, la société ». En fait tout le programme des découvertes de notre amie Annie, à partir du moment où « la conscience fond sur l’enfant comme l’hirondelle de mer touche sur le sol l’ombre de ses pattes tendue ». La comparaison est également programmatique de son infinie curiosité envers les merveilles de la création. En ce sens, l’art de l’autobiographie d’Annie Dillard consiste moins à étaler des anecdotes narcissiques que d’offrir une méthode, accessible à tout lecteur, à tout vivant sur notre terre.
Née en 1945, dès cinq ans elle devine, malgré ses peurs, que « ce que la raison doit faire, c’est forcer l’imagination à voir le monde ». Rétrospectivement l’écriture restitue avec une admirable finesse, avec une délicieuse sensualité, mille visions, comme celle de la peau des anciens et des enfants. Ce sont autant d’illuminations au cours de l’équivalent d’un roman d’éducation, car tout est « la beauté et le mystère » ; du patinage à la lecture (Freud, Rimbaud, Emerson), de la collection de pierres au dessin, jusqu’à la découverte éberluée de la poésie : « Je me plongeai dans le lyrisme ; je vivais droguée de sensations ». Partout elle trouve l’occasion d’être stupéfaite par la vie, comme lorsqu’elle découvre le microscope, et grâce à lui « de petits objets aux proportions fantastiques ». Merveilles supplémentaires, « Le talus contenait des cristaux de roche, la pluie des animaux vivants ». Du microcosme au macrocosme, elle ne perd pas une miette d’occasion de découverte, d’émerveillement, comme pour nous avertir de ne pas perdre notre vie en platitudes, banalités et ennuis : « Tout m’attirait ; le monde visible m’expédiait, pleine de curiosité, vers les livres ; et les livres me renvoyaient, prise de vertige, vers le monde ». N’omettons surtout pas qu’elle fut un brin guidée par sa mère aux savoureux préceptes : « Le conformisme morne était pour elle un péché ».
Finalement, l'on se prend, et malgré le format conséquent du volume, à regretter que cette autobiographie se close à l’orée de l’Université. Que l’on s’embarque dans cette lecture au long cours, que l’on picore, comme lorsque l’on joue à l’oracle des mots, un amical ravissement nous fait chérir cette plume.
L’on sait que par la suite Annie Dillard écrit une thèse sur Thoreau, épouse son professeur, se consacre à la poésie et à la peinture. En 1971, suite à une grave pneumonie, elle remet en question son existence et décide de vivre seule parmi l’immensité des montagnes. Cette ascèse la conduit à publier une œuvre étonnante qui, étonnamment, lui vaudra le Prix Pulitzer en 1975 : Pèlerinage à Tinker Creek, exploration du microcosme d'une vallée sauvage des « Montagnes Bleues » de Virginie.
Dès l’incipit, la prose est somptueuse (grâce soit rendue au traducteur) : « Nous nous éveillons, mais nous éveillons-nous jamais vraiment au mystère, aux rumeurs de la mort, à la beauté, à la violence… » Sa prose, sans cesse, a cette « lumière [qui] choisit inopinément de peindre en doré un bout de paysage ». Ainsi, autour d’une « île en forme de larme », au milieu de la rivière Tinker Creek, croissent iris, hydromètres, écrevisses, grenouilles, nèpes… un univers à soi seul. Ce qui n’empêche en rien, la connaissance scientifique s’élargissant, la réflexion métaphysique de s’élever, citant le « Deus Absconditus » de Pascal.
Il faut aimer jusqu’à la stupéfaction le lyrisme des descriptions qui émaillent le récit d’une réclusion volontaire dans cette vallée montagneuse et boisée, l’éclat des merles et des chrysalides des monarques : « spectacle unique pour spectateur seul. Ces apparitions me prennent à la gorge ». Un fourmillement zoologique, entomologique et botanique fait vibrer les pages, comme ce « sphinx polyphème » qui peine à sortir de son cocon et à ouvrir ses ailes, ou ces « sphinx-luna qui s’accouplaient », ou encore ces poissons du cauchemar dont « les œufs étaient en train d’éclore littéralement sous mes yeux, sur mon propre lit ». Un lapereau, un rat musqué, un serpent, un chardonneret sont alors des évènements plus considérables que les unes des journaux de New-York.
Même si l’on peut s’interroger sur la généalogie de la myriade de phénomènes naturels sans cesse en gestation dans la vallée de Tinker Creek, il est permis de rester dubitatif devant la conclusion de l’auteure, empreinte d’ardent mysticisme : « Et je poursuis mon chemin, mon pied gauche dit « Gloire à Dieu », le droit répond « Amen » : un pied dans le ruisseau de l’Ombre, l’autre sorti d’amont en aval, j’exulte, abasourdie, je danse au son des trompettes jumelles, les trompettes d’argent de la louange ». Nonobstant, lisant Annie Dillard, nous prenons indubitablement une belle leçon de capacité à l’émerveillement et au bonheur. Car, à la lisière du traité philosophique, du recueil de haïkus, du vaste récit aux multiples bras et du journal d’observations naturaliste, Pèlerinage à Tinker Creek est bien de bout en bout une myriade de bonheurs.
Depuis, elle sut Apprendre à parler à une pierre[4], dans des notes et récits venus du Pôle, des Galapagos ou d'une « éclipse totale » observée depuis une montagne ; on y croise un chevreuil, des cygnes siffleurs et des fouines. Son grand roman, Les Vivants[5], retrace l'épopée de trois familles de colons du XIXe siècle sur la côte nord-ouest des Etats-Unis. Ainsi nombre de livres d’Annie Dillard commencent par une carte : Pittsburgh en 1850 pour Une enfance américaine, la presqu’ile du cap Cod pour L’Amour des Maytree[6], la côte de l’état de Washington pour Les Vivants. Car pour les Américains rien n’échappe aux contraintes et aux splendeurs de l’espace.
Avec En vivant, en écrivant, elle pose un regard réflexif sur sa pratique, qui préfère l'inscription de l'homme dans la grande nature au roman trop uniment sociologique et psychologique, acharné à décrire heurts et malheurs de la société. Ce sont des conseils pratiques et pertinents à l'écrivain et poète en herbe. Mais jamais elle ne s'enferme dans un espace strictement conceptuel et de papier.
Pourquoi lisons-nous ? Pourquoi certains écrivent-ils pour nous ? Plutôt que de se laisser subir télévisions et vidéos (à moins de savoir choisir ce qui serait intellectuellement stimulant), il s’agit de trouver un éveil à la conscience de soi et du monde. Selon Annie Dillard, « la ligne de mots est une fibre optique […] elle éclaire le chemin juste devant son extrémité fragile. Elle est ta sonde, délicate comme un ver ». Cependant la facilité n’est guère au rendez-vous : « Même quand certains passages semblaient venir facilement, comme si je les recopiais à partir d’un volume que des anges souriants tenaient ouverts devant moi, le manuscrit trahissait les signes habituels du combat : taches de sang, marques de dents, lacérations et brûlures ». Certes elle n’est pas là sans humour, mais elle s’effraie devant la dureté de son propre travail, qui a cependant le mérite de permettre « d’apprendre certaines choses », comme lorsqu’elle retranscrit son impressionnante expérience d’un survol en avion du Mont Baker avec un aviateur spécialisé en montagnes…
Reste que lire et écrire se font « dans l’espoir d’une beauté mise à nu ». À cet égard En vivant, en écrivant conjugue l’aphorisme, le memento philosophique, les bribes d’essai et les anecdotes personnelles, rencontres d’enfants ébahis et d’un aimable shérif qui a pourtant bien du mal à comprendre son travail.
Ecrivant le plus souvent dans une cabane de planches en forêt ou à quelques pas d’une plage de Cap Cod, « sur une dune de sable qui surplombe un marais salant sillonné de ruisseaux », Annie Dillard sait pouvoir jubiler autant devant l’éclosion de ses pages que devant la vie d'un brin d'herbe ou d'un oiseau de mer. Sans nul doute, il est loisible de rapprocher cette esthétique des Souvenirs entomologiques du Français Jacques-Henri Fabre et de l’Allemand Ernst Jünger[7] entomologiste des Chasses subtiles et penseur (quoiqu'avec plus d’emphase) de L'Auteur et l'écriture.
Annie Dillard n'écrit que pour affirmer et échanger son bonheur de la perception terrienne et maritime. On court toujours le risque, en esquissant une esthétique de vie, de nature et d'écriture, de choir dans le dogmatisme. Heureusement, si elle a le sens du sacré, elle ne dérape jamais vers les affres du prêche chrétien, new-âge ou écologiste. Sans narcissisme, elle tourne bien moins l'antenne de sa plume vers les monuments idéologiques que vers les montagnes, les vallées, les rivages, et leurs modèles de vie. Pour Annie Dillard, toute activité ou lecture humaine du monde doit avoir la précision et la qualité médiumnique du vol de l'oiseau, la légèreté d'un absolu partout sensible.
Les éditions Christian Bourgois nous permettent d’heureusement trouver -ou retrouver- cinq titres d’Annie Dillard dans sa collection de poche, « Titres », ainsi rendus accessibles à un prix modeste. Peut-être faut-il cependant regretter les couvertures des premières éditions, parfois somptueusement illustrés d’oiseaux d’Audubon. Cependant rien n’égratignera le pouvoir des images charriées comme un fleuve par l’écriture de notre naturaliste enchantée. Il n'y a pas que le Prix Nobel Toni Morrison[8] et sa voix d'humaniste noire pour caractériser la littérature américaine féminine. Reste que le concept de littérature féminine doit s’effacer, au regard de sa partialité et de son artificialité. Annie Dillard écrit en habitante perspicace et émerveillé de notre précieux cosmos, cela doit amplement suffire. À l’heure où l’on s’agite en vaines polémiques autour d’un piètre réchauffement climatique qu’idéologiquement l’on imagine d’origine anthropique, il est bon de rappeler que les Etats-Unis ne sont pas qu’un bouge de pollutions, que ses rivières se sont souvent assainies grâce au soin des Américains, que d’immenses espaces naturels protégés, des milliers de Tinker Creek, non seulement subsistent, mais s’étendent.
La violence et la bonté, la société américaine et la filiation semblent être parmi les thèmes récurrents de Joyce Carol Oates romancière. Si l’on associe Le Sacrifice et Le Mystérieux Monsieur Kidder, elle y oppose l’enfer de Sybilla et la rédemption de Katya. Mais à chaque fois l’écrivaine dévoile la vérité là où elle ne semble pas être : au défaut des évidences, à l’écart des clichés et des attendus moraux, raciaux et politiques, par ailleurs trop souvent surexploités par nos horizons d’attente. Sans nul doute Joyce Carol Oates use d’un scalpel redoutablement efficace pour décrire et fouailler la société des Etats-Unis : une satire sans compromission, un conte de fée moderne, ainsi se présentent Le Sacrifice et Le Mystérieux Monsieur Kidder.
Un éros abject paraît faire l’objet du Sacrifice. Ednetta Fry vit en 1987 en ce New Jersey où les jeunes noirs sont « une espèce menacée ». Dans toutes les rues d’un quartier du New Jersey, elle cherche sa fille disparue : Sybilla, quatorze ans. Très vite, l’alternance des voix donne à ce Sacrifice une ampleur sociale. La focalisation interne glisse du côté d’Ada. On vit auprès de la rivière polluée, des rues délinquantes, des recoins criminels, au milieu des usines désaffectées. Dans la cave de l’une d’entre elles, Ada découvre une fille ligotée, ensanglantée, couverte d’excréments de chien : c’est Sybilla Frye. Avec peine, de manière hachée, lacunaire, elle raconte comment des « flics blancs » l’ont attrapée, l’ont violée « genre avec leurs pistolets » ; car elle est leur « Prostituée nègre de Babyland », non sans une allusion biblique. La voix d’un urgentiste lui succède pour l’emmener à l’hôpital et lire sur son corps, tracé au marqueur et à l’envers : « PUTE NEGRE KU KLUX KLANN ». S’agit-il de « flics blancs » ou d’un « tissu de mensonges » ?, se demande l’enquêtrice Iglesias. On devine que la mère n’est pas très fiable, craignant des représailles, reléguant sa fille loin de toute enquête.
Evidemment on n’évitera pas la récupération raciste et politique : « Car le racisme est une plaie, sauf quand il est à notre bénéfice », songe l’enquêtrice. Aussi l’on raconte partout l’histoire, déformée par le bouche à oreille, ajoutant de prétendus témoins qui auraient vu les trop fameux « flics blancs ». Le beau-père, Anis, violent et meurtrier sans doute récidiviste, est quant à lui obsédé par les émeutes de 1967[1], lors desquelles la police s’arrogeait le droit de tuer -des noirs évidemment-, au point qu’il bout de l’irrépressible soif de tuer un flic blanc. Au racisme anti-noir, peu à peu atténué par l’évolution des mœurs, répond un virulent racisme anti-blanc.
Au cœur d’une narration parfois distendue, interviennent alors Marus et Byron, deux frères activistes et charismatiques du « patriotisme noir », respectivement prédicateur et avocat. Ils ont « le doigt sur le pouls des injustices subies par les Noirs », ils sont « le côté noir de l’Histoire ». Là est le tournant du roman. La mauvaise foi et l’opportunisme se conjuguent pour dénoncer le « boycott par les médias blancs », un « Etat raciste nazi », sans crainte des hyperboles et de la reductio ad hitlerum, alors que jusque-là Ednetta, fascinée par Marus, voulait que rien ne filtre. La petite Sybilla est bientôt instrumentalisée, exploitée, et sa mère achetée, au service au service de la lutte contre l’esclavage perpétuel perpétrée par « les sépulcres blanchis ». Ainsi Joyce Carol Oates exhibe la rhétorique militante et ses excès haineux avec une rare perspicacité. Emporté par son délire stratégique, son argumentation spécieuse, Marus prétend que « les Blancs habitaient des cavernes quand la race noire bâtissait des empires » et assure : « La philosophie, les mathématiques, l’astrologie : avant Socrate et les pédés grecs, nous les avions enseignées ». On sait que les totalitarismes n’aiment rien tant que réécrire l’Histoire. La satire contre le « raciste noir » qui professe de « servir sa race » et préfère s’adresser au « tribunal de l’opinion publique » plutôt qu’aux juristes pour dénoncer « un Etat raciste nazi », tout en s’appuyant sur « Jésus », est alors sévère. Sans omettre celle des médias : « le New York Times offrant ses colonnes de première page aux accusations sans preuve de ce provocateur ».
Qui sait si la culpabilité revient aux « flics blancs » ou à une « bande jeunes Noirs ». Qu’importe si un jeune policier aux « cheveux jaunes » qui vient de se suicider fera le coupable idéal, heureusement disculpé. On notera les motifs colorés surexposés par l’ironie. Bientôt, Quarrquan, « le Prince noir », en outre soldat d’Allah », pourra convertir la jeune chrétienne sacrifié à « l’islam noir ». On saura enfin quelle sordide manipulation familiale a présidé à l’affaire…
La polyphonie narrative est bien celle de « la pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes », telle qu’elle permit à Mikhail Bakhtine d’expliciter le concept de « roman polyphonique[2]» à partir de sa lecture de Dostoïevski. Chacune des voix use de sa couleur, son rythme, l’empreinte de son sociolecte ; la « rhétorique prédicatrice » de Marus est écoutée « comme on aurait écouté les improvisations d’un musicien de jazz ». Comme celles de la rumeur qui enfle et des slogans scandés par la foule, à la semblance du chœur de la dramaturgie de la Grèce antique. Il est étonnant de voir -plus exactement d’entendre- combien Joyce Carol Oates a su, écrivant son roman, s’approprier les voies du gospel et du blues, voire du hard rock, et s’approprier des problématiques identitaires, non loin de Toni Morrison[3] et de John Edgar Wideman[4], mais pour les exploser.
Roman policier d’investigation, roman psychologique, fresque sociale que ce Sacrifice ? C’est un peu tout cela à la fois. Les portraits des personnages de la romancière sont hauts en couleurs, sans oublier des tonalités fort sombres, d’une rare expressivité, y compris dans leurs silences et non-dits. À partir d’un fait divers, et bien au-delà des scies sur le racisme policier, certes avéré, la romancière élargit la perspective jusqu’à de vastes problématiques politiques et raciales (c’est le mot qu’hélas on emploie aux Etats-Unis), jusqu’à ébranler les plus irritantes, les plus monstrueuses, pulsions de pouvoir, qu’il soit noir ou religieux. Sans verser le moins du monde dans le misérabilisme, sans indulgence aucune pour la criminalité noire, Joyce Carol Oates est bien une redoutable critique des comportements et des mœurs. Elle sait la valeur de la responsabilité individuelle au lieu de privilégier la tendance à se réfugier derrière des causes sociales et sur la culpabilité de l’esclavage, alors que l’Islam ne peut être écarté de ce procès. Armée d’une réelle vigueur stylistique et d’une rare conscience éthique, elle sait porter le fer dans l’immondice des religions, et de la plus totalitaire d’entre elles, qui prétend être « une religion pour les Noirs du monde entier »…
Ne nous fions pas à la légère vulgarité accrocheuse de la quatrième de couverture qui promet avec ce Mystérieux Monsieur Kidder un éros trouble, une « Lolita postmoderne » et un suspense vaguement policier. La jeune Katya Spivak, du haut de ses seize ans, qui n’a pas les douze années de l’héroïne de Nabokov, vaut mieux qu’une telle étiquette, malgré son milieu social et familial défavorisé, délinquant. Quant à Marcus Kidder, il n’est un rien un vieil obsédé, un piètre amateur de chair fraîche.
Que faire, lorsque l’on veut fuir sa famille irresponsable, que l’on aime lire et rêve de poursuivre des études, sinon trouver un job d’été ? C’est sur la côte du New Jersey que Katia garde deux enfants dans une famille aisée, croquée avec un œil satirique : le yacht blanc, la mère pingre et sèche, le père aux yeux salaces… Quand un vieil homme élégant fait son apparition devant une vitrine de sous-vêtements raffinée, puis dans le square où elle veille les bambins. Impressionnée, quoique méfiante, elle accepte l’invitation, le goûter, le cadeau d’un livre pour enfants dédicacé, dont il se révèle être l’auteur. Oscillant entre fascination et dégoût, elle se rend à de nombreuses reprises dans sa splendide demeure aux fleurs de verre, au piano de concert blanc, au-dessus des dunes et de la mer, dans son atelier de peintre où elle sera le modèle de son Pygmalion, bientôt demie-nue…
Ce serait trop convenu de s’attendre à une séduction sexuelle. Il s’agit bien de tout autre chose, pour qui ne veut pas être réduite à un corps désiré par les hommes : mais d’ « Heimweh », cette nostalgie d’ « un moi perdu », de cette beauté « platonicienne» du corps et de l’âme, par-delà le temps qui sépare les deux protagonistes. La peindre, la rémunérer, l’aimer, trouver et offrir l’accomplissement ; le comprend-elle totalement ?
Mais, en quelque sorte piégée par son atavisme sociologique, par l’appel de sa mère indigne, qui lui soutire de l’argent en un immonde chantage affectif, par l’érotisme brutal de son cousin qui a déjà été condamné pour complicité de meurtre, elle se révolte -et l’on peut la comprendre- contre une nuit où elle imagine trop facilement que le vieil homme aurait abusé d’elle, quoique guère innocente. Son cousin jouera un rôle absolument atroce, barbare. Bourrelée de remords, Katya, accèdera aux pures et morbides dernières volontés de Marcus : « Ce lien entre nous (…) comme une fleur de verre prend forme, verre en fusion d’abord, et puis formée, achevée. »
La dimension psychologique est flagrante : « Car Katya voulait être aimée, elle avait cette faiblesse : elle voulait désespérément être aimée, même par les gens qui lui déplaisaient. » Néanmoins, dans un contexte réaliste à la plume bien trempée de discret acide, Joyce Carol Oates instille une sorte de conte de fées. Ainsi le récit emboité du « vieux Roi » et de « la Belle Damoiselle », qui nous permettra de connaître le « secret » de l’amour et de la mort, de rencontrer la « Mort » allégorisée, est un apologue dont l’euthanasie volontaire et assistée de Markus est la résolution à la fois éthique et féérique, sans compter sa dimension « prénuptiale ».
Guère manichéen, hors les comparses infects, la mère et le cousin, ce roman, sous son apparente légèreté anecdotique, propose une réflexion affutée sur le mal et la mort, sur l’amour et la beauté, sur la transmission et le don enfin. Récit initiatique fascinant et d’un charme confondant, il laisse le lecteur exercer son peut-être sévère jugement moral ou son adhésion esthétique et éthique. En ce sens, il s’agit bien d’un conte philosophique réussi. Il permet d’espérer qu’une jeune fille, en passant par une erreur désastreuse, par le remord et le pardon, parvienne à la clarté de l’art et d’une vie qu’une fin elliptique permet d’imaginer riche et sage…
Joyce Carol Oates offre ici un étonnant mélange de réalisme sordide et de conte magique au service d’une « belle jeune fille », si l’on traduit littéralement le titre original : The Fair Maiden. Katya est-elle une allégorie d’une Amérique capable de trouver, au-delà de ses démons, une rédemption ?
Au-delà de ces deux romans marquants, l’un d’un réalisme sans pitié, l’autre atteignant une dimension poétique rare, Joyce Carol Oates est prolifique au point de défier toutes les attentes, avec une soixantaine de romans publiés (du moins selon les traductions), sans compter les recueils de nouvelles. Tout juste si elle n’écrit pas plus vite que son lecteur ne la lit. Forcément, il s’y trouve des productions inégales, où la langue et la pensée ne sont pas toujours à la hauteur de la facilité. Se détachent par ailleurs deux portraits de femmes : sa monumentale résurrection de Marilyn Monroe en Blonde[5], ou encore Mudwoman[6], selon le surnom de celle qui s’extirpe de la boue de son enfance. Bien souvent, outre le sens du dramatisme, la romancière use d’une perspicacité psychologique et sociologique sans aménité pour le politiquement correct. Il y a bien une dimension engagée, féministe, dans le travail de Joyce Carol Oates. La cause des jeunes filles, qu’elles soient noires ou blanches, de leur devenir et de leur liberté lui importe, mais pas aux dépens de la vérité. En ce sens, elle est une romancière intensément moraliste.
Alecto, Tisiphone, Mégère, chargées de poursuivre l’éternel condamné à coup de fouets, de serpents et de linges ensanglantés sont les noms des Furies ou Erynnies, ces trois déesses du châtiment, aux Enfers de la mythologie grecque[1]. Les délices premiers de l’amour se changeront ils en furies ? Un tel titre parait inexorablement l’affirmer : Fates and fury, donc Destins et Furies. Cependant rien de furieux, sinon à la marge, dans la vie de celui qui parait d’abord le personnage central, collectionnant les initiations dans l’Amérique qui est notre contemporaine. Un beau jeune homme prometteur et papillonnant séduit tout autour de lui, coule une vie paisible puis comblée, hors quelques heurts inévitables, et meurt prématurément. Ce n’est que la face claire d’un livre bifrons, impressionnant roman psychologique aux deux faces opposées, conduit d’une main passablement perverse par l’Américaine Lauren Groff.
Mathilde est l’ « oiseau sexy », la « lionne d’azur » de Lotto, diminutif de Lancelot. Le jeune couple amoureux, ivre de bonheur sur la plage, sert de prologue à la biographie de Lotto, dont la mère travaillait comme sirène dans un aquarium, et qui, grâce à son père est un richissime héritier. Sa mémoire prodigieuse lui permet d’envisager une carrière d’acteur méconnu, puis de dramaturge comblé. Mais auparavant, une avalanche de morts, de suicides, de vexations et d’acné, tissent son roman d’éducation universitaire, sans que trop lui en coûte. Une fois heureusement marié, Lotto commence par la pauvreté, car pour cette raison sa mère lui a coupé les vivres, ce qui n’empêche guère les fêtes bruyantes et alcoolisées, pardonnable ou pitoyable cliché du roman estudiantin made in USA.
C’est peu à peu, faute de percer en tant qu’acteur, qu’il écrit avec grand succès des pièces de théâtre, ce qui permet au couple impécunieux de trouver un nouvel élan. Cependant, alors qu’il tente de tisser un opéra autour du mythe d’Antigone dans une résidence d’artistes avec le compositeur Leo Sen, complicité artistique et amitié passionnée croissent : « Un haut-fourneau qui le carboniserait s’il l’ouvrait. Un secret si profondément enseveli que même Mathilde l’ignorait ». La collaboration avorte, la tragédie efface Leo, l’amour s’éteint…
Ce qui aurait rester un superficiel récit conjugal, familial et d’amitiés diverses, laisse le pas au roman d’initiation de l’artiste, avec une ampleur d’abord insoupçonnée. Le drame n’est pas qu’un genre littéraire pratiqué avec bonheur, dont nous lisons ici quelques spécimens, mais une crevasse de la vie ; jusqu’à ce que « le célèbre dramaturge Lancelot Satterwithe » devienne à quarante-six ans un « cadavre froid ».
Il ne reste plus aux « Furies », Erynnies ou Bienveillantes[2], qu’à se précipiter sur Mathilde, « créature très dangereuse et très calculatrice », qui, soudain, a un passé… Ce pourquoi l’envers de la première partie -un conte de fée conjugal juste un peu boiteux, où Madame est la parfaite âme sœur au service du génie juste un tantinet machiste- révèle un autre roman d’éducation, qui est son miroir noir et biaisé.
Roman réaliste et de société piquant, puis effrayant, Les Furies, construit en deux volets, qui d’abord furent conçus pour être deux livres indépendants, « Fortune » (au double sens du mot) et « Les Furies » proprement dites, est également l’odyssée sucrée-salée, douloureusement mélancolique du couple. Si celle-ci montre ses zones de lumières, elle cache soigneusement, puis laisse éclater ses noirceurs, lors que le point de vue de l’un est chassé par celui de l’autre, dans la tradition d’Henry James. A mi-parcours du roman, Lauren Groff radiographie la face blessée de son héroïne, alors que le livre devient un traité sur la dissimulation, sur l’apparence et la vérité, sur les secrets de famille, d’enfance et d’adolescence. Entre prostitution de luxe avec un marchand d’art pour payer ses quatre ans d’études, avortement à l’insu de son Lotto qui aurait tant aimé un enfant, le roman bascule à la lisière d’un genre gothique[3] résolument noir pour la petite Aurélie qui deviendra la Mathilde que nous croyions connaître.
Au point que la douce satire du mariage devienne affreusement corrosive, en particulier des clichés à la guimauve entourant l’amour conjugal. Heureusement d’ailleurs qu’il s’agit d’une -et non d’un- romancière- sinon le livre eût pu être qualifié de machiste, si terrible est la Mégère qui, en sourdine, conduit le destin de son mari, pour jouir ensuite de sa fortune.
C’est en sourdine en effet, qu’elle reconnaît sur l’ordinateur de son mari « les prémices d’un chef d’œuvre », qu’elle retravaille le texte de celui qui, au réveil ne se souvient plus de ce qu’il a écrit : « elle n’eut pas de mal à présenter le texte comme étant entièrement de lui ». C’est ainsi que sa pièce « Les Sources » sera le succès inaugural de sa carrière de « dramaturge de la bourgeoisie ». De même, elle lui soufflera par la suite des sujets, des répliques, alors que « ses textes se corrigeaient tout seuls, la nuit, comme par magie »… Elle est bien, au dire de la naïveté de son mari, « une diseuse de vérité psychologique », alors qu’elle publie sous pseudonyme « des objets littéraires et clandestins ». Voilà qui jette une lumière trouble sur la question de savoir qui sont ces femmes qui vivent dans l’ombre de leur génie de mari, quelles sont leurs parts dans la créativité de l’époux artiste…
Mais peut-on en vouloir à Mathilde ? Venue d’un milieu désastreux, oppressif, dont il lui fallait s’arracher, lourde des secrets d’une enfance sans amour, elle a bien su mener sa barque, non sans faire le bonheur de son mari Lotto, dont elle n’est que la douce Furie toujours amoureuse, et cependant vengeresse appliquée. Alors que les Furies se sont acharnées sur sa jeunesse, elle les retrouve plus tard, malgré sa richesse solitaire, dans l’amertume de son veuvage, courant après les tristes joies du sexe, reprenant le flambeau d’une vengeance opiniâtre.
Un roman Janus, bifrons, ou « Double face », pour reprendre le personnage au visage brûlé d’un seul côté par le mal, dans Batman, tel pourrait être qualifié ce volume qu’il aurait peut-être fallu publier sous la forme de deux livres affrontés en un seul, aux deux couvertures opposées et se rejoignant au centre du volume, comme L’Envers du vent, contant l’histoire de Héro et Léandre, sous la plume de Milorad Pavic[4].
Vive et facétieuse, l’écriture de Lauren Groff, dont on avait remarqué Les Monstres de Templeton[5], explorant les sombres détours d’une généalogie familiale, séduit, pétille, quand elle sait également se faire grave, terrible, au scalpel. Est-ce la raison de son statut de livre de l’année 2015 aux Etats-Unis ? La romancière avisée pullule d’images vigoureuses : « des traces de pattes de bécasseau sur le sable lui rappelaient une vulve, des packs de lait lui évoquaient des seins » ; « les yeux baissés comme une campanule timide, alors qu’à l’intérieur une tornade l’habitait ». La narration, rapide, emporte ses personnages dans une débauche de vie et de noirceur, une énumération frénétique, une mise en scène en mouvement perpétuel, qui pourraient agacer le lecteur amateur de lenteur. Ainsi l’on ne risque pas de s’ennuyer en une telle déferlante ; seule la construction un peu erratique de la seconde partie, alternant les temps, passé lointain et présent sans cesse en marche, peut laisser un brin insatisfait, dans la mesure où le récit semble abandonné dans un état un peu lacunaire. Mais probablement est-ce de la volonté de la romancière, permettant d’imaginer combien son personnage se cache encore à lui-même…
Lecteur, nous avons été floués, manipulés par la stratégie originale de Lauren Groff. Si nous avions cru savoir qui est le personnage principal, notre dramaturge, perpétuel adolescent, s’efface quand sa femme, moins effacée et plus explosée de secrets terribles que prévu, devient le point focal du récit. A posteriori nous savons qu’en ne publiant que la première partie, comme c’était son initiale intention, elle n’eût livré qu’un bon roman, somme toute avec un peu plus qu’un banal talent. Ainsi, un brin de perversité romanesque et compositionnelle ne nuit pas : ce qui ne va pas sans notre intense plaisir. Est-ce cette épouse bien plus manipulatrice qu’il n’y paraît qui a tant fasciné Barack Obama, dont on sait qu’il clama combien il s’agissait de son « meilleur roman de l’année » ? Serions-nous assez perfide pour nous demander s’il s’agissait également du livre de chevet d’Hillary Clinton ?
Jonathan Galassi : Muse, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne Damour, Fayard, 272 p, €.
Saisissant la plume tendue par sa Muse, Jonathan Galassi écrit avec une étonnante légèreté, celle, double, du roman et de la poésie. Sans nul doute cet inspiré décrit un milieu qu’il connait bien : né en 1949 dans l’Etat de Washington, il devint éditeur et Président de Farrar Strauss & Giroux. Non content d’être un magnat de l’industrie éditoriale, il traduit les poèmes d’Eugenio Montale, de Giacomo Leopardi[1], et sa production poétique (hélas inédite en français) ne semble pas négligeable, avec Morning Run, Left-handed, et North Street. D’où une alliance thématique subtile en Muse. Il y a en effet en ce roman un séduisant tour de force. Outre la traversée des milieux de l’édition confrontés à la crise, la création d’un personnage de poète, sans omettre de citer abondamment des échantillons de sa production, fait du roman de Jonathan Galassi une réussite joliment époustouflante.
Jeune passionné de littérature, Paul Dukach gravit, au cours du roman d’initiation, les échelons d’une carrière éditoriale, d’abord obscure, puis brillante, chez Purcell & Stern, dominée par la figure haute en couleurs d’Homer, « un homme de marketing », « un chien truffier », dont le nom n’est pas sans ironie. On a évidemment deviné qu’il s’agit d’un reflet un rien biaisé de Farrar Straus & Giroux, cette prestigieuse maison d’édition qui collectionne les Prix Nobel comme d’autres les bibelots. Purcell & Stern, qui arbore les noms d’un compositeur baroque et d’une étoile, reste, malgré ses prodigieux succès, une entreprise aux conceptions traditionnelles. Pourtant elle est la rivale d’ « Impetus », menée par l’impétueux Sterling, dont l’un des titres de gloire est de publier Ida Perkins, une poétesse fastueuse.
Le tableau des mœurs éditoriales est édifiant, satirique à souhait. Si la chronique de la Foire de Frankfort est un peu convenue, les éditeurs forts en gueule, « hantés par Ceux Qui M’Ont Echappé », les frasques sexuelles, les engouements pour Arnold, « un vrai croyant », en fait poète stalinien américain, auteur pitoyable d’une « Enéide du communisme international », en font un roman de société aussi divers que pétri d’acuité psychologique et sociologique, voire politique. Non sans que le microcosme éditorial et journalistique américain se soit livré au jeu du roman à clef : qui est qui ? Si Homer Stern est sans conteste Roger Straus, le séducteur dandy de la maison homonyme, les agents littéraires (dont l’une est surnommée « Nympho ») et les auteurs restent livrés aux mystères croustillants du qu’en dira-t-on. Mieux vaut, à défaut d’en pleurer, en rire…
Mais le personnage le plus fascinant de ce tableau en mouvement est sans conteste « l’iconique Ida Perkins », rousse « Vénus callipyge », qui « montrait une vertu toute aristocratique - glace pour le monde extérieur, brasier en profondeur ». Cette fiction côtoie pourtant de réels écrivains du XXème siècle, au point que l’on puisse croire qu’elle existe bien sur les rayons des librairies. Pour ce faire, le romancier nous propose une anthologie fournie des poèmes de son Ida Perkins, comme le « scandaleux « Verga », parmi lequel on devine le sens de l’image érotique : « Corps blanc souillé de sa tache cyclamen »… D’une borgésienne stratégie risquée qui consiste à non seulement inventer un auteur mais aussi son œuvre, Jonathan Galassi, même s’il faudrait pour bien en juger lire les originaux en anglais, se tire avec brio. Jusqu’au dernier recueil, Mnemosyne, dont la tonalité élégiaque est sans pathos. Paul, qui aura tant rêvé de rencontrer son idole des lettres, parvient à réaliser son rêve à Venise, alors qu’elle est fort âgée, son admiration n’en étant pas un instant affectée. De manière inattendue, il devient l’éditeur posthume de sa Muse, non sans une troublante révélation…
Il est permis également de lire ce roman comme une série de variations sur les fidélités et les infidélités. Fidélité de Paul à sa maison d’édition, dont il gravit les échelons, à une certaine conception de la littérature et du livre dans toute sa noblesse élitiste, et infidélité, quoique relative, lorsqu’il devient l’amant de l’un des ténors de l’édition électronique chez la menaçante « Medusa », masque transparent d’Amazon. Fidélité d’Ida à la maison d’édition présidée par son cousin et amant occasionnel Sterling, et infidélité au creux des vers de la poétesse, ce pourquoi son posthume recueil devra être publié par Paul :
« fermer
la porte
ouvrir
ton médaillon et
toucher tes cheveux ».
Le titre peut être lu sous divers regards : Ida est bien la « Muse » de Paul, qui le guide par la vertu de l’admiration, mais aussi parmi le sacerdoce et les embûches de son métier d’éditeur. Reste à savoir, en un suspense habilement mené, à travers une lecture des carnets cryptés d’Arnold et une analyse des ultimes poèmes de la diva, qui est la dernière « Muse » d’Ida, qui est son Erato, vouée à la poésie érotique. Il faudra enfin écouter « Mnémosyne », cette déesse de la mémoire qui fut la mère des neuf Muses :
« Mnémosyne se souvient. C’est son rôle.
La chaleur immobile,
l’éblouissement, l’exaltation
le pas
alangui ; puis le soir qui tombe ».
Ainsi, entre satire haute en couleur du monde de l’édition et éloge des vertus du poème, l’ « élégie satirique » de Galassi charme puissamment son lecteur, sonnant peut-être l’aube du glas des maisons d’éditions indépendantes et réellement vouées à l’exception créatrice. Le plus étonnant, en un contexte éditorial étripé entre concentrations capitalistiques, bouquins de consommation courante pour masses de supermarché et lecture sur ebook, est cette ode à la poésie savamment dressée par Jonathan Galassi. Mnémosyne n’atteint-il pas, au creux de cette fiction, 750 000 exemplaires ? On ne sait s’il s’agit d’un rêve irréaliste, d’une fiction consolatoire, ou d’un manifeste esthétique nécessaire…
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer,
L’Olivier, 432 p, 14,90 € ;
Rick Moody : Démonologie, traduit par Marc Amfreville, L’Olivier, 384 p, 14,90 € ;
Rick Moody : À la recherche du voile noir, traduit par Emmanuelle Ertel,
L’Olivier, 416 p, 23 € ;
Rick Moody : Hôtels d’Amérique du Nord, traduit par Michel Lederer
L’Olivier, 240 p, 21 €.
Un rien de vertige et nous voilà entraînés à réunir les livres de Rick Moody, né en 1962, sous l’étiquette des démons américains. « Qui pourrait aimer le genre d’homme qui tire sur des membres de sa famille ? » conclue le narrateur de Purple America, en finale d’un livre touffu, lyrique et démesurément sombre, voire apocalyptique. Voilà qui contraint lecteurs et critiques à détester ou aduler un tel romancier et nouvelliste, expert en « démonologie », qualifié par Dale Peck comme « le pire auteur de sa génération », volontiers broyeur de maux les plus noirs et souverainement catastrophiste. Ainsi sonne L’Etrange horloge du désastre, ornée de tous les avatars des monstres américains, qui ne méritent qu’un « voile noir », quand les Hôtels d’Amérique du Nord sont l’occasion de sonder les reins noirs de la solitude…
Plusieurs narrateurs se chargent du poids du roman Purple America : un fils qui s’occupe de sa mère gravement malade, la mère bien sûr, mais aussi tous les acteurs d’un récit de vie qui unit la nostalgie des bonheurs perdus à la menace des orages accumulées depuis des décennies. La « philosophie de la déflagration » est la seule qui puisse convenir pour ce flot romanesque aussi large que « les eaux glacées du grand fleuve Connecticut qui se mêlent à l’océan ». Car sur son bord, le criminel voit défiler « les centres commerciaux et leurs magasins franchisés, les euthanasies, les morts subites, les tenants de la suprématie de la race blanche, les milices antigouvernementales, les mères célibataires, les nouveaux virus ». Une fuite d’eau contaminée dans une centrale nucléaire où travaille le second mari de la mère n’est que le rappel du ciel pourpre qui suivit une explosion nucléaire dans le Pacifique en 1946. Comme si la déflagration n’avait pas fini de contaminer les personnages et l’Amérique entière, dont ils sont la mise en abyme. Les idéaux et les illusions s’effritent et noircissent les consciences. En cette nuit fatidique, suite aux retombées d’un gigantesque péché originel, tout s’écroule. Il est assez évident que ce péril atomique est la métaphore d’un péril psychique virulent.
Quant aux douze nouvelles de Démonologie, certes inégales, elles sont souvent placées sous le signe de la parodie. Un voile de fausseté enveloppe tous les événements de la vie. L’échange de coups de feu près d’un Mc Donald est-il vrai ? Ou n’est-il qu’une réminiscence des films hollywoodiens ? Les mariages du « Manoir sur la colline » ne sont-ils vécus que pour être mis en scène ? Les masques abondent, du « Masque de poulet » de l’homme-sandwich qui fait la pub d’une chaîne de restaurant, jusqu’aux « costumes Disney dernier cri » d’une fête d’Halloween où les enfants sont de troubles protagonistes, en passant par le jeu de cache-cache entre deux universitaires qui se jettent à la tête des citations de Derrida et de Lacan dans « L’inéluctable modalité du vaginal ». Ainsi va le déballage des passions les plus monomaniaques, comme ce raide dingue des œufs d’autruche, ce compilateur de cassettes, cet auteur d’un catalogue de livres d’occasion franchement délirant et creux. Les crimes sourdent de l’ennui qui talonne l’américain moyen, jaillissent des tréfonds de leurs perversions soigneusement cultivées. Le lecteur décidera s’il s’agit d’une salutaire mise en garde ou d’une dangereuse complaisance…
Rick Moody lui-même n'a-t-il pas livré ses mémoires sous un titre révélateur : The Black Veil ? Ce « voile noir » qui dans la nouvelle de Nathaniel Hawthorne publiée en fin de volume, se charge d’exhiber, tout visage masqué, la couleur des péchés… Ainsi l’héritage puritain fait son inéluctable et traumatique retour. Partiellement autobiographique, À la recherche du voile noir n’omet pas de nous conter les internements psychiatriques de l’écrivain, son alcoolisme, sa toxicomanie, ses phobies récurrentes et autres pétrifications dépressives. Faute d’explication plus cohérente, ou à moins d’admettre un fil génétique continu, il fait porter cette charge à son ancêtre, celui qui sut inspirer à Nathaniel Hawthorne la fameuse nouvelle dans laquelle un austère pasteur couvre son visage d’un « voile noir », jusqu’en son inhumation. Peut-être faut-il considérer que pour son auteur la littérature est une tentative d’auto-thérapie, histoire de décharger ses peurs et ses haines sur la nation qui l’héberge, bon an mal an.
Rien de rassurant en effet parmi l’œuvre abondante de Rick Moody. Dans Tempête de glace1], une catastrophe météo coïncide avec une tempête d’échangisme : des couples trompent leurs conjoints, pendant qu’à l’étage leurs enfants découvrent les troubles de leurs corps. L’irresponsabilité d’une génération souffle en tempête sur la suivante. Une sexualité urgente et inquiète imbibe les pages de cette « comédie » comme ce porte-jarretelles pollué comparé à « une dépouille de serpent » et au « suaire de Turin ». On devine, à travers ces métaphores religieuses, que les séquelles d’un puritanisme visqueux continuent de hanter les sous-bois mentaux de Rick Moody et de son Amérique, volontiers pécheresse et coupable… Car, au-dessus de l’écrivain, L’Etrange horloge du désastre2] recueil de onze nouvelles expertes en souffrances physiques et mentales, ne cesse de compter les heures, pire que le corbeau d’Edgar Poe.
Plus récemment, un obèse roman vit le jour sous la fureur du clavier de Rick Moody : Le Script3]. Satire vitriolée de la communication, de l’insignifiance des médias et des télévisions, d’une sous-culture de masse vulgaire et mafieuse, il invite un personnage passablement caricatural : Vanessa Meandro, productrice de cinéma fort déglinguée, qui fait et défait les idoles, qui explose le show-biz et les séries télé. La recherche d’un scénario disparu, d’un braqueur et d’un coursier, sert de fil noir à une intrigue étirée parmi laquelle les personnages, soumis à un tir aux pigeons permanent, frôlent trop souvent l’internement en asile psychiatrique. Le roman semble crouler sous ses feuillets, et malgré une ambition aussi indéniable que légitime, la montagne littéraire semble accoucher d’une souris qui peine à grignoter l’abondance des pages…
Une autre façon de découper l’Amérique en tranches, de fouiller ses entrailles, est de visiter ses hôtels ; mieux, de devenir le chroniqueur de « Notezvotrehotel.com ». En peut-être alter ego de Rick Moody, son modeste héros, pourtant plus intime avec les anti-héros, Reginald Edward Morse, séjourne parmi les Hôtels d’Amérique du Nord pour les évaluer, en faire l’éloge, ou les éreinter. Cette sorte de guide Michelin, ou plutôt de TripAdvisor, même s’il fait partie des « volumes collectors » de l’éditeur, pourrait en littérature sembler parfaitement vain. Cependant la rare tendresse, l’humour et la coruscante acidité des commentaires permettent de dépasser la futilité documentaire et la vocation pratique attendues.
Pour nous qui ne séjournerons probablement dans aucun de ces hôtels des Etats-Unis, à moins qu’ils soient purement fictifs, cette mosaïque semi-romanesque, à la lisière du journal et du recueil de nouvelles, dessine un portrait en creux d’un pays et de ces habitants, guère flatteur, « tragicomique » enfin. Face à l’illusion de la sollicitude hôtelière, le spectre de la solitude hante chaque hall, chaque chambre, de la plus modeste à la plus prestigieuse. L’horreur est parfois dans les détails (petits gâteaux, boules de coton et pèse-personne), qui laissent à penser que le « Dupont Embassy » de Washington est l’équivalent d’une « résidence médicalisée » pour seniors. On circule du somptueux palace au « taudis », de l’antre des « amours clandestines » au « préservatif drapé sur le fauteuil de bureau », sans oublier « le liquide séminal séché sûrement incrusté dans les dessus-de-lit », et leur corollaire : la « dilution des liens conjugaux ». On se trouve parfois devoir dormir par terre, au pied de sa porte de chambre, à cause de l’irritante et ingérable clé magnétique. Quant au « Presidents’ City Inn, Quincy Massachussets », il n’est rien moins qu’un « bazar porte-malheur fourguant décisions funestes et toutes sortes d’opiacés de synthèse ». Ainsi saynètes burlesques, croquis piquants et hyperréalistes abondent pour le plaisir trouble et voyeuriste du lecteur…
On s’en doute, connaissant la science démonologique de l’écrivain, chaque note critique de ce qui peut passer pour un nouveau genre de roman épistolaire, via le web, laisse entrevoir, par une abondance de failles, la tragédie humaine, a fortiori celle du narrateur, le malheureux Reginald, ce nomade nanti d’une « ex-femme ». Car, on l’apprend par Rick Moody lui-même, qui prétend n’écrire que la « postface », le chroniqueur star de la sphère Internet, « infarctussement proche de Dieu », a malencontreusement et soudain disparu !
Dans sa nouvelle titre -la dernière du recueil Démonologies- l’auteur nous propose le credo de son esthétique : « Je sais que je devrais fictionnaliser tout ça davantage, je devrais me cacher. Je devrais réfléchir aux responsabilités qu’il y a à représenter la réalité sans masque… » A la fois terrifiant et gorgé d’humour, Rick Moody, ce post-moderne baroque, pourrait n’apparaître que comme un satiriste de l’american way of life. Peut-être un peu d’humilité et moins d’anti-américanisme nous permettraient-ils de lire chez lui un mode d’emploi des noirceurs de bien des âmes humaines, démones patentées. À moins de considérer que la noirceur de l’écrivain, qui est fondamentalement d’un puritain outré, d’un héritier du roman gothique[4], ne soit que trop due à son psychisme exacerbé de démonologue de l’humanité, alors qu’il ne veut ni ne peut apprécier les réussites économiques, morales et intellectuelles des Etats-Unis. Mais n’est-ce pas l’un des devoirs de l’écrivain que d’appuyer sur l’abcès d’une réalité qui fait mal ? Pour le crever, ou l’encourager, telle est la question…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.