D’où vient le chaos qui fracture la société américaine en son âme politique, éclatée entre Républicains et Démocrates, entre racistes blancs et racistes noirs, entre libertariens et postmarxistes, sans oublier les éco-terroristes et la traînée de déliquance criminelle ? Si les récentes tempêtes politiques n’ont pas encore trouvé, à notre connaissance du moins, le romancier qui en serait aujourd’hui le fresquiste, à moins de revenir à La Tache de Philip Roth[1], peut-être pouvons-nous nous pencher sur des écrivains qui en ont assuré les prémices depuis quelques décennies. On ne peut pas dire que T.C. Boyle, Amanda Boyden, Brando Skyhorse, Walker Percy, Denis Johnson et Margaret Wilkerson Sexton, tous romanciers sismographes de leur temps et du futur, soient rassurants. De quelle Amérique ces écrivains, sociologues autant que schizophrènes, parlent-ils ? Comme si, plongées dans leurs dérives post-américaines, ils écrivaient depuis une nouvelle Californie, île et clone fous, séparée des Etats Unis après l’irréparable déchirure de la faille de San Andreas… L’Ami de la terre connait en 2025 une apocalyptique météo, alors qu’Amanda Boyden écrit En attendant Babylone et que Brando Skyhorse en appelle aux Madones d’Echo Park, les zombies d’hier et d’aujourd’hui de Denis Johnson promènent à la surface des pages leurs fantasmes dangereux, leurs vies déglinguées… La terre et les psychés se disloquent. « Pourquoi n’ai-je rien découvert au cœur du mal ? » demande quant à lui le Lancelot[2] de Walker Percy, un Lancelot qui ne peut compter avoir « découvert le Saint Graal et ranimé une terre défunte ». Une schizophrénie générale semble démultiplier, exploser les Etats Unis et les personnalités, alors qu’une généalogie délinquante semble emprisonner nombre de Noirs. L’idéal national américain s’effrite malgré ses « gardiens de la vérité[3] » qui courent après les ruines de l’éthique du roman policier et de la Théorie de la justice de John Rawls[4].
T. C. Boyle (né en 1948) est coutumier des déjantés, des post-hippies, des cinglés new age, des ratés et des frimeurs. Une belle brochette de spécimens agite une panoplie de libidos excentriques parmi 25 histoires d’amour[5]. L’une de ces nouvelles burlesques propulsait un pauvre type derrière une allumée qui réalisait de minables attentats pour lutter contre le « génocide des animaux ». Dans L’Ami de la terre, la Postamérique est installée. Mais si le progrès médical de l’an 2025 permet aux habitants de vivre mieux et plus longtemps (« code ADN personnel, traitements antitélomérase et rajeunissants de l’épiderme »), ce même progrès à foutu en l’air la planète. Sécheresses au sud, tempêtes torrentielles au nord pour le climat, disparition galopante des espèces pour la faune. Ty, le narrateur, ancien « éco-guerrier » qui se consacre aux bestioles les moins attachantes, voit revenir vers lui son ex : Andréa. Dans quel plan dingo va-t-elle l’entraîner ? Ranimant le pire passé de Ty et de sa fille Sierra en vue d’un livre, Andréa réveillera-t-elle les ardeurs du dynamiteur de pylônes, du saboteur en tous genres, qui, surnommé « l’Eco-vengeur » ou « la Hyène humaine » goûta plusieurs fois à la prison ? Les voilà suivant les traces de cet Unabomber qui, en 1996, fut arrêté dans le Montana après avoir semé bombes et lettres piégées (trois morts et une douzaine de blessés) contre des « Ennemis de la terre », comme les présentent ces écologistes radicaux motivés par une idéologie antitechnologique. Probablement T. C. Boyle s’est-il inspiré de ce célèbre fait divers, en animant ses « éco-terroristes » qui pour être « amis de la terre » n’en sont pas moins des « ennemis du peuple ». A la folie consumériste américaine, son gaspillage d’énergies et de ressources, ses pollutions et urbanisations, quoique la nature y aille plutôt mieux qu’ailleurs, répondent la folie de ceux qui font de l’écologie une religion démente[6] qui postule une apocalypse fantasmatique, dont serait comptable son Satan : l’homme technologique.
Loufoque, entraînant, et néanmoins sérieux sous masque de clown rock et rigolard, T.C. Boyle a toujours été un bavard qui aime s’écouter écrire. Il ne nous passe aucun détail, au risque de s’embourber dans le délayé chronique. Concentrer la narration serait salutaire. Cependant, traverser un livre de T.C. Boyle, c’est faire, dans une sauce à l’aigre rire, bombance de viandes romanesques bien saignantes.
Deux fois martyre est la Louisiane. Après l’ouragan Katrina, voici la marée noire causée par la négligence de British Petroleum. De plus, cette région est sans cesse menacée par les inondations du Mississipi qui est « un long trait de merde marron qu’allait se jeter dans l’eau bleu-vert du golfe. Le trou du cul de l’Amérique, voilà d’où elle vient la flotte de La Nouvelle-Orléans ». C’est ainsi qu’En attendant Babylone, Amanda Boyden décrit sa ville aimée avec passion, malgré ses turpitudes. Elle lui offre avec ce roman un éloge appuyé, lyrique et sans ennui. A travers une poignée de familles d’ « Orchid Street », représentantes des couleurs, noirs, blancs et Indiens immigrés, le narrateur omniscient dresse un tableau de mœurs généreux en détails et en émotions. L’entraide entre voisins, la cuisine fabuleuse, les amours conjugales et les aventures sexuelles, la succession des générations, des grands-parents jusqu’aux bébés, tous sont, malgré « les épreuves de la vie », les accidents, les maladies, formidables… C’est le moment de l’ouragan David qu’a choisi la romancière pour bouleverser son petit monde et montrer combien on aime cette ville et cette vie menacées. A travers l’évacuation, le retour après la fausse alerte, l’exubérance de festivités hautes en couleurs, l’on voit poindre les excès et les dysfonctionnements de nos sociétés : rappeurs friqués, vulgaires et provocateurs, Ed et Ariel, Joe et Prancie, les couples en crise, l’alcool à gogo, Fearius, le dealer adolescent et meurtrier sans avenir… Chaque personnage communique avec le lecteur grâce à un monologue intérieur et des dialogues qui intègrent sa voix, sa langue. Même si d’abord cette tranche de vie et de ville paraît avoir un peu trop de bonhomie idéalisatrice, le péché la gangrène de plus en plus jusqu’au bain de sang. A travers l’allusion à cette Babel que fut Babylone, ainsi qu’à l’imminence de la destruction apocalyptique, Boyden inscrit sa cité d’accueil dans un second mythe. S’agit-il d’une élégie à un monde en voie de disparition ? D’une prophétique vision d’une Amérique en voie de balkanisation ?
Los Angeles est-elle toujours la ville des anges ? L’a-t-elle jamais été d’ailleurs… Si elle fascine, si le rêve hollywoodien et de la réussite est loin d’être sans fondements, cette immense cité à la limite du désert est aussi l’espace des fantasmes déçus, des cauchemars. Que se passe-t-il lorsque l’on est un immigré latino, attiré par l’espoir d’une vie meilleure ; est-on piégé par l’envers du miroir aux alouettes du consumérisme américain ? C’est à ces questions que répond Brando Skyhorse dans Les Madones d’Echo Park, en nous proposant la traversée en écharpe de trois générations mêlées et de la famille Esperanza qui porte si bien son nom. Elles font partie de ces milliers d’immigrés mexicains qui triment dans des boulots hasardeux, illégaux, sous-payés, qui réussissent parfois, qui galèrent, qui sombrent dans l’enfer sanglant des gangs, qui parviennent à « devenir Américains »… Entre un quotidien parfois sordide et les fantasmes clinquants de MTV, propagés par Mickaël Jackson et Madonna, les personnages sont tiraillés, fascinés, bouleversés. L’écriture de Skyhorse, pour ce qui aurait pu n’être qu’un documentaire (que d’abord il avait intitulé « Amexicain »), est, d’une manière surprenante, lyrique, voire épique. Au-delà de la xénophobie, le narrateur final (car les personnages alternent leurs histoires) réhabilite cette communauté ouverte en dédiant son livre à Aurora Esperanza, qu’il a cru blesser en la rejetant parce que Mexicaine : « une œuvre de fiction est un cadre idéal pour un aveu ». Les femmes et les jeunes filles du quartier d’ « Echo Park » sont bien, non sans tendresse, des « madones », trop souvent victimes du machisme et de la criminalité, et cependant porteuses d’espoir. Ce premier roman, un peu trop volontiers sociologique et compassionnel, emporte néanmoins son lecteur dans une fresque vivante, tendresse et violence, courage et désespoir, mais aussi travail acharné, d’où l’on devine que surgira peut-être un monde meilleur, à moins qu’il se fracture.
Rue des Ors, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Un peu plus classique et venu du sud faulknérien, le récit chez Walker Percy (né en 1948) reste plus circonspect, sinon complaisant dans l’introspection et le lyrisme inquiet. Les béances, fractures et folies charroyées par l’Américain moyen prennent chez lui une dimension métaphysique. Existe-t-il un moyen de le sauver ? Dans Le Syndrome de Thanatos, une pollution nucléaire savamment organisée, change les gens en désinhibés sexuels experts en calcul mental, mais atteints de troubles de la parole. Peut-être allait-on les débarrasser de tout comportement agressif, criminel et anti-social, édifier la nouvelle Amérique. Au risque de perdre leurs âmes… Une hypothèse science-fictionnelle s’infiltre dans la réalité quotidienne du sud profond pour l’anesthésier, le fissurer. La machination, ou le fantasmatique complot, menace l’Amérique toute entière.
L’avocat Lancelot, dans le roman éponyme[7] de Walker Percy, ne voit son quotidien et le monde véritablement exploser que lorsqu’il découvre que sa fille adorée n’est pas de lui. Au cours du tournage d’un film qui a choisi sa maison pour décor, il épie avec des caméras sa femme Margot, conscient de la dissolution de l’amour universel, de la perte de cet éden sexuel qu’il croyait ne partager qu’avec elle, persuadé de l’avancée du péché originel : « Le secret de la vie est la violence et le viol, son évangile est la pornographie ». Obsédé par son ressentiment, Lancelot va manier l’épée de flamme du moralisme et pourfendre la décomposition des mœurs, comme un émule de Don Quichotte. C’est en prison qu’il achèvera sa descente dans la spirale de sa mémoire, après le crime et l’incendie de sa propriété de Louisiane. Un livre sombre comme la jalousie, comme l’obscurantisme, comme si l’Amérique s’effondrait dans la noire fracture mentale d’un de ses habitants désemparés.
Les personnages de Denis Johnson sont irrémédiablement cotonneux, déphasés. Ont-ils jamais abordé la réalité américaine ? Seul l’émiettement de leur psyché semble véritablement les concerner. Bien que ressuscité, le pendu nommé English, parvient à peine à épier une réalité qui lui échappe autant que les mystères du Ciel et de la résurrection, grâce à un emploi de détective privé pour le compte d’un policier à la retraite douteux, activiste de « l’Infanterie de la Vérité » qui ne réussira que son accident cardiaque. Sa liaison avec une femme dans une contrée où tout le monde est sensé être gay a-t-elle un sens ? Le « chevalier de la foi » English, qu’il serait plus juste de qualifier de non-entité, sait-il à quelles motivations métaphysiques il obéit en tentant d’assassiner un évêque ? Psychotique ? Mystique contrarié ? C’est comme si, dans Un Pendu ressuscité, les béances de la réalité et de la religiosité américaines avaient été contaminées par un syndrome d’éclaboussures de la personnalité. Envoyé en prison, English pourrait être un voisin de cellule de Lancelot.
Né en 1949, Denis Johnson, également auteur de reportages sur les guerres du Golfe et du Libéria, confie ainsi son penchant éthique et esthétique : « J’aime le chaos, je suppose. Il doit y avoir une part en nous qui veut que tout se détruise. ». Guère de certitudes non plus dans les nouvelles de Jésus’ Son[8] malgré le titre prometteur. Quant au narrateur du récit Le Nom du monde[9] il a perdu toute cohérence depuis que sa femme et sa fille ont été tuées dans un accident de la route. L’encéphale effiloché du narrateur empêche le récit de ne suivre aucune ligne stable. La banale performance d’une étudiante en art qui se rase le sexe en public semble permettre à cette « origine du monde » (pour reprendre le titre du fameux tableau de Courbet) de restaurer une cohérence perdue. A moins qu’elle puisse lui raconter « l’histoire de mon nom »... Est-ce à dire que Denis Johnson ne maîtrise pas ses fictions, qu’il nous perd dans le marasme de son absence romanesque ? Non. Là réside au contraire l’efficacité d’un écrivain sans cesse inquiet du sens. C’est seulement en acceptant d’effectuer un reportage sur la guerre du Golfe que le narrateur peut persévérer : « jour après jour dans une existence que je crois être absolument remarquable ».
Parmi les cinq cent vastes pages de Déjà mort, nous ne trouvons que des personnages affectés de troubles psychiques : le MPD ou « Multiple Personnality Disorder ». A l’imitation de cette Californie dont certains voudraient qu’elle se sépare en deux, les errants et habitants de la côte nord font dans la schizophrénie ou, au choix, dans la réincarnation. Hippies rouillés, flic des puissances occultes, alcooliques et tueurs, cocaïnomanes et cinglés de tous bords ont pris la place de l’élite et de l’américain moyen. Le rêve américain, démocratique et progressiste, n’a ici plus aucune réalité. On pourrait taxer ce genre de fresque du sobriquet de « roman gothique californien ». Un désaxé se fait appeler Frankenstein. Van Ness vient « de se matérialiser ici dans le rôle d’un démon »… Le flic Navarro aura du mal à ne pas se laisser entraîner dans l’irrationnel. Et lorsqu’à la fin la quête de la « Côte perdue » échoue, lorsque le « V des vallées qui divulguent des fragments d’océan Pacifique comme la gorge des filles argentées » se révèle inatteignable, le lecteur ne peut pas ne pas penser à cet autre grand écrivain américain : Thomas Pynchon. Dans V[10], la quête se démultipliait à l’infini. Dans Vineland[11], une Californie mythique se rêvait encore. Chez Denis Johnson, le cauchemar a gangrené les Etats Unis en leur entier.
Plus récemment, soit en 2017, Margaret Wilkerson Sexton fit paraître son roman Un Soupçon de liberté. Habilement conçu au moyen d’allées et venues narratives parmi trois générations noires, de 1944, en passant par 1986, et jusqu’en 2010, une généalogie familiale se superpose avec le tableau de la ville de La Nouvelle-Orléans. Entre espoirs de vies meilleures et délinquances récurrentes des mâles soumis à l’addiction au cannabis et au crack, incapables de se tirer d’une économie parallèle faite de trafic de drogues, le récit est un tantinet simplet, quoique attachant. Néanmoins quelques phrases résonnent comme la fatalité d’une tragédie grecque frappant la déréliction sociale et raciale. Comme lorsque le dénommé T.C., incarcéré, reçoit la visite de sa mère et de son fils, tout bébé : « Toute l’euphorie née de la présence de son fils avait été balayée dès son départ ; il redoutait soudain qu’en introduisant Malik dans cet enfer, même pour une simple visite, il ait lié le destin de l’enfant à ce lieu ». Un déterminisme sociétal, culturel, voire biologique, aurait-il ancré la négritude dans la pulsion délinquante et criminelle ? La faute à l’homme blanc, à la trainée infamante de l’esclavage et de la ségrégation, pourtant disparus, à la pauvreté, ou à un atavisme que l’éducation ne parviendrait pas à découdre tant le taux de délinquance des Noirs est presque 8 fois plus élevé que chez les Blancs alors que les premiers représentent moins de 15% des habitants des Etats-Unis. De là à ce que ces délinquants deviennent des activistes du pillage et de la violence sécessionniste anti-blancs, organisés en milices, l’Histoire récente semble le démontrer, de Chicago à Portland. Il ne faudrait pas cependant confondre race (un concept périmé d’ailleurs) et crime…
De ce voyage polyphoniquement romanesque, et même si la plus grande partie des Etats-Unis sait vivre dans la paix et la prospérité, la psyché américaine sort fissurée. Quand en Postamérique, le changement climatique largement fantasmé aura moins dévasté la terre que l’économie par tyrannie écologiste, restera-t-il un seul esprit intact ? À moins qu’il suffise de l’explosive surconsommation de psychotropes, largement responsable de la criminalité pléthorique et des tueries de masse, tels que le révèle Roger Lenglet[12]. Pire encore, car bien plus réaliste, la schizophrénie politique fait d’une fraction des Démocrates des factieux postmarxistes, anarchistes et racialistes, qui, comme les personnages de Denis Johnson, aiment par dessus tout le chaos. Et comme ceux de l’Anglais James G. Ballard, dans Millenium people et Super-Cannes,romans dans lesquels les cadres très supérieurs de l’Eden-Olympia peuplent leurs loisirs du luxe du délit, du braquage et du meurtre[13] ; ce en quoi l’écrivain avait pressenti de telles mœurs destructrices. Un fascisme aux milices offensives et aux couleurs rouge-black-vert agrège des suprématistes noirs, des islamistes et des mouvements d'extrême-gauche enragés à détruire in nucleo l'Occident judéo-chrétien. Racistes noirs instrumentalisant le souvenir de l’esclavage et islamistes offensifs, cachant combien ils furent et sont encore esclavagistes[14], se tiennent par la main, du moins provisoirement avant de revendiquer chacun la tabula rasa, de prendre les armes au service d’une victoire totalitaire, pour déraciner les fondements de la démocratie libérale, menaçant de fracturer et araser la nation américaine, où se saborde et pourrit l’esprit de la Constitution de 1787. Terrible pessimisme ou salutaire avertissement pour que l’Amérique de Donald Trump[15] puisse restaurer la paix et la liberté ?
Reif Larsen : L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hannah Pascal, Nil, 2010, 394 p, 21 €.
Livres pour enfants ? À moins qu’ils puissent captiver les adultes de bonne volonté aux capacités d’émerveillement intactes. Les romans de Selma Lagerlöf, Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, et de Reif Larsen, L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, bien qu’ils viennent d’horizons et de siècles différents, emmènent tous deux de jeunes garçons au travers de pays aux beautés et embûches dignes d’une initiation.
Pour la première fois en France, au-delà des versions abrégées et d’une traduction amputée d’un bon tiers parait une édition intégrale du mythique Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, que la romancière suédoise Selma Lagerlöf (1958-1940) publia en deux livraisons en 1906 et 1907.
Le roman ressortit au merveilleux, puisqu’à quatorze ans Nils, un « bon à rien », se retrouve « Poucet » à cause de la malédiction d’un « tomte » qui le punit pour s’être amusé à persécuter les oies. Mais ce désastre n’en est pas un si l’on considère qu’il lui permet de dialoguer avec les animaux et particulièrement les oies sauvages, par lesquelles il est entraîné dans un immense voyage aérien, au dessus des plaines, rivages et montagnes. À force d’amitié avec ces volatiles qu’il protège face à maints dangers, alors que lui-même subit quelques mésaventures, dont l’agression d’un serpent, la malédiction sera finalement levée à la fin du roman initiatique : qui aura fait d'un sale gamin un jeune homme instruit et plein d'amour pour le monde et l'humanité.
Autant que le charme du conte qui commence par la formule obligée « Il était une fois », que la dimension morale de l'apologue, c’est le guide de voyage au travers des provinces suédoises qui fait l’intérêt de ce récit. Selma Lagerlöf avait en effet reçu en 1902 une commande de l'Association nationale des enseignants suédois. Elle s’était engagée à écrire un livre de géographie destiné aux enfants de l'école publique. C’est ainsi que l’enthousiaste romancière dut avec plaisir se documenter en abondance, parcourir la Suède du sud au nord et d’est en ouest pour contempler et comprendre ses paysages, tant sauvages, ruraux et urbains, ses climats estivaux et enneigés, et recueillir de locales anecdotes et des légendes (comme « l’argent de la mer ») qui nourrirent sa rédaction, non sans se cacher elle-même en un chapitre, comme un facétieux lutin. Aussi la carte qui accompagne cette belle édition n’est pas inutile.
Il faut alors se rappeler que la dimension pédagogique de ce livre plus abondant et ravissant encore que son modèle, avait été inspirée par Le Tour de la France par deux enfants,ce manuel de lecture scolaire d’Augustine Fouillée, publié en 1877 sous le pseudonyme de G. Bruno. Ce qui menaçait d’être un pensum descriptif et didactique est sans cesse animé par la tendresse et l’humour de Selma Lagerlöf, par de nouveaux animaux auquels est dévolu le rôle de guide parmi des espaces qu’ils connaissent bien, comme lorsque « Bataki le corbeau » survole une ville.
Le succès fut vite au rendez-vous, au point que le roman fut de nombreuses fois réédité, abrégé à l’intention des plus petits, illustré, adapté en films, en bandes dessinées, au point que son héros, l’adorable Nils, ait figuré sur un billet de vingt couronnes. Nul doute que cette réussite ait contribué à son prix Nobel, en 1909, dont elle fut la première récipiendaire féminine, alors que son œuvre compte d’autres productions remarquables, dont La Saga de Gösta Berling[1].
Au-delà du merveilleux, voire d’une certaine imagination qui relèverait avant l’heure d’une accointance avec la fantasy, quoiqu’il n’y ait là rien de médiéval, peut-être peut-on considérer qu’il s’agit d’un des premiers romans écologiques, d’un éloge des capacités de l’homme maître de ses outils, et un plaidoyer pour le provincialisme, plutôt que pour le machinisme et le nationalisme…
Quoiqu’il n’ait guère la dimension pédagogique de Nils Olgersson, un romanesque descendant d’Huckleberry Finn et de Thomas Pynchon[2] enchante pour nous une étonnante et triple redécouverte de l’Amérique. Reif Larsen, dont il s’agit en 2009 du premier ouvrage, donne vie à un enfant de douze ans parmi son Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet. Grâce à lui, l’Amérique toute entière est prise en écharpe : l’éblouissante traversée d’un gamin prodige à travers les sciences et les Etats-Unis magnifie des pages à mi-chemin du roman et de la bande dessinée.
T.S. Spivet tient ses prénoms d’une tribu indienne et du sansonnet migrateur. Il vit sur la ligne de partage des eaux des Rocheuses, sur un ranch paumé où son père mutique élève du bétail. Sa mère, le Docteur Clair, est une entomologiste obsédée par une introuvable cicindèle vampire. Pour lui cependant ce ranch est un « temple de l’imagination », situé dans « l’Ouest, monde des mythes, de la boisson et du silence », alors qu’il rêve de se rendre dans « l’Est, monde des idées ».
C’est grâce à ses talents précoces de cartographe et d’illustrateur scientifique, et par l’entremise d’un proche, qu’il remporte le prestigieux prix Baird du Smithsonian Institute où il est attendu pour prononcer son discours de réception, alors que l’on ignore toute de sa jeunesse. Le voilà quittant de nuit sa famille, son chien « Merveilleux », sa sœur branchée pop, le souvenir de son frère mort… Un interminable train de marchandise, portant un accueillant « motor home » l’emmène jusqu’à Chicago où un illuminé de Dieu a failli le tuer. Un routier le dépose, ensanglanté, à Washington, où il étonnera ses pairs plus âgés et plus académiques, les médias, jusqu’au Président, quoique leur préférant le « Club du mégathérium » et ses rocambolesques aventures.
Il s’agit d’abord d’un voyage à rebours des conquérants de Far West, puisqu’il amène T.S. Spivet, depuis le Montana, jusqu’à la capitale fédérale. L’enfant des frustes espaces conquiert son identité en conciliant les deux volets de l’Amérique. La dimension géographique, gorgée des couleurs paysagères, se mêle à l’étrangeté temporelle du jour et de la nuit, de la vitesse et du sommeil.
Le voyage généalogique ensuite lui permet de découvrir son ancêtre du dix-neuvième siècle, Emma, dont il lit le récit de vie dans un carnet dérobé à sa mère. Dans un passionnant roman emboité, une mise en abyme, il s’identifie avec celle qui se découvre un mentor et un second père chez un naturaliste boulimique de collections, cherchant à rassembler « tout ce qui existe au monde », et qui devient la première femme géologue à participer à une expédition dans l’Ouest. Parcours à lire comme un miroir inversé de celui T. S. Spivet, tandis qu’il fonde chez lui une réflexion sur les devoirs et pouvoirs du romancier, entre les qualités d’ « empiriste stricte » de sa mère et sa capacité « d’inventer toutes ses émotions chez nos ancêtres ». Il s’interroge : « Etait-ce dans notre sang d’étudier la vie d’un autre et de négliger la nôtre ? »
Voyage enfin parmi les disciplines scientifiques, cartographie, botanique, médecine : celui de la curiosité visuelle, auditive et intellectuelle jamais rassasiée de ce jeune héros de la science. Ses croquis sont omnivores : insectes, wagons, « miracle du béton », ses cartes hallucinantes : du « champ de chauve-souris » au réseau de fibres optiques, en passant par l’implantation des Mac Donald. Il dessine également les « sons du silence », « les zones d’activité anormale chez les enfants prodiges ». Il réfléchit à la relativité, la physique quantique, la rémanence du passé, « les futurs possibles », les hypothèses sur le hasard, la destinée… Ce vibrant éloge de la science est également une plaidoirie en faveur des théories de l’évolution de Darwin, contre l’obscurantisme religieux. Il veut « comprendre comment tous les petits morceaux du monde tiennent ensemble » grâce à « une mine d’analyses projectives, d’études de cas, de métaphores ».
Le roman d’apprentissage se double entre nos mains ravies de nombreux et inventifs dessins, en noir et sépia, cartes et croquis, vignettes et frontispices, mais surtout dans les marges, comme autant de notes étoilant le texte, irradiations de la pensée et critique postmoderne du développement narratif. C’est simple et intrigant comme un roman pour adolescents, dans la lignée des fondateurs de la littérature américaine à la Mark Twain. Mais par la richesse thématique, quoique plus humblement, nous ne sommes pas loin du Mason & Dixon de Pynchon[3], l'ogresque surabondance stylistique en moins, dans lequel deux grands cartographes du XVIII° fondent une épopée, infiniment plus complexe sous la langue de cet ainé de Reif Larsen, qui n’a en rien à rougir de l’apparente modestie de son roman nourrissant, peut-être génial.
À cette œuvre pour le moins curieuse, infiniment attachante, il faudra adjoindre le second opus de Reif Larsen : Je m'appelle Radar[4]. Encore une histoire de petit garçon, qui nait « noir d'aubergine » à cause du noir d'une panne d'électricité, alors que ses parents sont aussi blancs que fidèles, qui aime les marionnettes et se rend à l'invitation de « Kirkenesferda », un groupe d'artistes-scientifiques du Grand Nord norvégien pour résoudre l'énigme de son identité. L'histoire se ramifie, emprunte les destinées de deux frères yougoslaves dont l'un s'engage dans la guerre et l'autre anime un théâtre de rue, parcourt le Cambodge et le Congo. Radar rejoint ce dernier pays en s'embarquant à bord de l’Aleph avec un professeur Funes, créateur d’une bibliothèque de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages au cœur de l’Afrique… Le roman, également illustré, quoique avec plus de parcimonie que dans le cas de T.S. Spivet, est curieusement labyrinthique, jouant avec les symboles bouddhiques, nourri d'allusions diverses, de Jorge luis Borges à Joseph Conrad.
Et comme Nils Olgersson, notre charmant T.S. Spivet, tout autant divertissant et didactique, eut bientôt les honneurs du cinéma, même s’il faudra probablement se confier de nouveau à la vérité et à la beauté de l’écrit…
Cap Corse, Galerie du Vatican, Rome. Photo : T. Guinhut.
Le palimpseste méditerranéen
de Didier Ben Loulou,
des Sanguinaires à Jérusalem.
Didier Ben Loulou : Les Sanguinaires, La Table ronde, 2020, 96 p, 24 €.
Didier Ben Loulou : Mémoire des lettres, La Table ronde, 2012, 96 p, 20 €.
« Qu’est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois. Non pas un paysage, mais d’innombrables paysages. Non pas une mer, mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres[1] ». Ainsi l’historien Fernand Baudrel présente son étude sur l’espace et l’histoire méditerranéens. Il suffit alors au photographe Didier Ben Loulou de choisir l’un de ces paysages, assez mince au demeurant, pour en susciter l’essence. Il a élu les Sanguinaires, soit la bande côtière entre Ajaccio et les îles du même nom, après avoir, de Marseille à Jérusalem, rendu un hommage esthétique tourmenté à ce creuset civilisationnel, en un palimpseste de couleurs sensuelles et de sens ombreux et éclairé.
C’est par antiphrase que l’on peut lire le nom des Sanguinaires, quoiqu’il vienne des roches de porphyre ensanglantées au soleil couchant, ou des feuilles et des fleurs des frankénies qui tapissent l’archipel, à moins qu’elles annoncent Sagone. Car, malgré la tour génoise de Parata qui veillait sur les incursions des Maures qui avaient fait de l’île un carrefour d’esclavage, ce ne fut guère une zone de conflit, au contraire d’autres rivages méditerranéens, depuis Homère en passant par la bataille de Lépante et la prise d’Alger, même si un Corse d’épique mémoire, Napoléon Bonaparte, porta son ardeur belliqueuse et meurtrière dans toute l’Europe.
Parcourant en entomologiste de l'espace ces Sanguinaires, Didier Ben Loulou en ramène des photographies collectées avec ce que l’on devine être une patience et une méditation ardentes, images fouettées de vagues d’écumes et d’embruns. Comme sur la couverture, l’homme est une ombre de passage dans la lumière du monde, dans ses occasions de beauté révélée. Notre esthète goûte la lumière incidente des contre-jours, les plages semées de grains lumineux et les fonds montagneux sur lesquels pèsent les menaces fuligineuses des orages et des tempêtes plombées de pluies lourdes. Des arbres, particulièrement des palmiers, barrent la visibilité ou dessinent les traits forts de la composition. Les autres plantes sont des herbes folles, des fleurs dunaires et, bien souvent agressives, des cactées aux longues feuilles grasses et piquantes, des chardons étoilés d’épines.
Parfois, aux larges perspectives, Didier Ben Loulou préfère des gros plans insolites : une lame d’acier fend le rouge d’une pastèque, des oranges gisent sur les herbes sèches si elles ne sont dignes d’une nature morte sur fond bleuté comme sur une palette de peintre, un dallage d’étoiles brunes est balayé de brins de pailles, une gamme d’ocres écaillés sur des murs est supportée par un balustre beige. Plus étrange encore, un lit couvert d’un drap rose vineux devance un pan de mur or et bleuté, comme une stèle d’abstraction offerte au mystère divin de la beauté…
Ainsi est dépassée la superficialité cartepostalesque des prospectus touristiques, leur pauvre idéalisation pour des regards sans esprit. D’autant qu’une impression de solitude, voire de mélancolie lumineuse, où les bâtisses humaines ne sont que des témoins, voire des ruines, semble placer le spectateur autant face au paysage que face à sa propre destinée, à sa fragile lumière et déréliction universelle. Qui sommes-nous auprès d’un tel espace qui a son éternité pour lui ? Ce pourquoi l’impression que nous sommes pris à la gorge en un paysage de création biblique, de genèse primordiale, où les rais de lumière originelle fendent les nuées violacées, est sans cesse prégnante. À moins qu’il s’agisse plutôt des prémisses d’une fin du monde, d’où sourdrait une violence chtonienne autant que métaphysique…
L’on pourrait regretter que ces photographiques Sanguinaires soient dénuées de tout commentaire, de toute légende. Seule une mince quatrième couverture annonce le projet. Seules se dressent à la porte de l’ouvrage des citations de Pessoa, Malcolm Lowry, Albert Camus et surtout l’incipit de L’Arrière-pays d’Yves Bonnefoy : « J’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude, à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu’en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n’ai pas prise et dont déjà je m’éloigne, oui, c’est là que s’ouvrait un pays d’essence plus haute, où j’aurais pu aller vivre et que j’ai désormais perdu ». Voilà qui est programmatique, en tant que la photographie, par un chemin initiatique, réaliserait ce « pays d’essence plus haute », et par ce biais de l’art qui permet de lire le monde.
Qu’à cela ne tienne, il est permis d’aller lire ses Chroniques de Jérusalem et d’ailleurs[2], journal de bord et recueil de réflexions sur sa démarche, ou ses entretiens avec Fabien Ribery dans Mise au point[3]: « La quête est ici de l’ordre de l’indicible et d’une levée de voiles, de l’accueil du fragile comme puissance et d’une recherche d’unité quand la parole commune est devenue assassine », note Fabien Ribery. Quand Didier Ben Loulou précise : « Il faut aller puiser au plus profond de soi pour être capable de la moindre image. Cela oblige à une sorte de tabula rasa de tous nos repères, à une concentration extrême. On avance sur un fil, dont on peut chuter à la moindre perturbation. On passe des journées sans prononcer un mot. Le travail sur les lettres hébraïques parle de prendre des images où l’écriture arrive comme un surgissement ». Le dialogue glisse alors jusque vers le journal de travail et d’initiation : « Tandis que j’empruntais un chemin au bout duquel je découvrirai d’anciennes inscriptions sur le bleu d’une pierre tombale, entre les buissons, je compris que j’étais en quelque sorte conduit. J’avais l’impression d’entrer dans un royaume dans lequel on m’indiquait à de rares moments ce que j’avais à photographier. Ce fut une expérience troublante : une part d’invisible, d’irrationnel, agissait sur moi »,
Plutôt que les ciels (au sens pictural) céruléens du plein été, le photographe préfère à juste raison ceux bouleversés de nuages anthracites, voire d’obscurité. À l’ardeur solaire estivale, il préfère Un hiver en Galilée[4], pour reprendre un de ses titres. Les ombres très noires accusent leur puissance et leur effet de contraste. Les couleurs sont pourpres et de bleu violacé, de terre et d’ocre, comme une palette intensément picturale, mélée d’huile et de gouache, de goudron et de terre. La neige a quant à elle quelque chose d’un drap sépulcral, d’où jaillit encore la lettre et l’Aleph.
Au sens où l’image inspire une dimension tactile, le voyage emprunte les routes cahoteuses, les chemins raboteux et les ruelles ombreuses, pour mieux prétendre à un réel rugueux et intense. Mais entre Jaffa, Jérusalem et la Galilée, l’espace témoigne d’une mémoire juive, lorsque que des caractères hébreux creusent encore la pierre sur les stèles du cimetière de Safed et parmi le Mont des Oliviers. La lettre hébraïque fore la mémoire du sol de sa spiritualité et de sa genèse toujours en cours. À Jérusalem, la photographie s’ordonne en séries, intitulées Visages, Fragments ou Écritures. La perpétuation de l’espace urbain et historique croise la fugacité des éclairages, des gestes et des regards où sont réverbérées la chaleur, la violence à fleur de peau, alors que les pierres disent encore longtemps - il faut l’espérer - la tradition mémorielle juive. Cependant l’or du Dôme du Rocher, monument de la culture islamique, surplombe un tas de gravats et de déchets, où il faut peut-être lire les décombres des guerres inter-religieuses incessantes, des guerres de conquêtes musulmanes qui ont spolié le territoire. La qualité d’abstraction des images rayées de poussière se confronte avec les masques d’ombre durs comme l’ébène, qui divisent les visages. De ci-delà, un couteau brille dans une main ouverte et bronzée, des ruines tavelées et poncées par le temps portent des traces de peinture rougeâtre, des ordures jonchent le sol où courent des enfants, un lavis sanglant urine sur un dallage, les portes et les crépis sont placardés d’affiches déchirées par des coups de pinceaux rageurs, les feuillets blancs épars voisinent avec les flammes et la blancheur des bougies, la silhouette au chapeau juif ombre un fond de déchirures hébraïques, une étoile à six branche est tagguée au goudron entre deux colonnes couleurs briques que l’on devine romaine, un Christ aux épines est tatoué sur une peau, quelque oiseau blanc est serré dans une main, colombe de la paix plus que fragile ! Probablement s’agit là de son plus beau et plus profond travail, absolument inspiré, d’ailleurs visible sur le site de l’artiste[5]. Comme cette bouche édentée, le palimpseste mural, corporel et mémoriel ne cesse de murmurer, parler, crier…
Et là où la photographie, toujours somptueuse, est surchargée de couleurs, de signes et de sens, mais aussi de « lettres[6] », selon le titre d’un album aux beautés enivrantes, plutôt qu’idéaliser les habitants méditerranéens, le veilleur à l’appareil photographique sans cesse attentif aime à saisir leur corps bruts, bronzés, tannés de soleil, pour laisser voir leur familiarité et leur osmose avec leur terre, alors que les robes des femmes sont fleuries comme sur un champ où les migrations et les croisements de population agrègent et divisent les identités. C’est ainsi qu’il photographia les gens du voyage à Athènes. C’est ainsi qu’il accompagna Emmanuel Levinas, lorsque Bruno Roy, pour les Éditions Fata Morgana, lui proposa de s’associer à la Violence du visage[7] du philosophe, comme si l’on pouvait sur la face humaine lire la violence et le sacré, l’innocence et le mal.
Didier Ben Loulou pratique avec constance le format carré, aime les tirages Fresson, aux couleurs intenses et poudrées, qui accentuent à juste titre la dimension dramatique de sa photographie. Car même en de paisibles espaces, un drame métaphysique semble sourdre, la splendeur et la blessure ne sont pas loin, voire s’exaspèrent à l’accointance de la beauté et du mal. Né en 1958 à Paris, le franco-israélien Didier Ben Loulou se veut d’abord un géographe urbain, marqué par la vieille ville de Jérusalem où il vit depuis 1991. Ses expositions, depuis 1983, parcourent le monde, ses tirages émaillent des collections prestigieuses, ouvrent de ténébreux éclats sur des murs ainsi ornés de beauté et de pensée intérieure. Leur sensualité poignante ne peut qu’inviter à la méditation, au retour sur la nécessité fragile de soi face à l’évidence essentielle des changeants paysages de l’Histoire. Est-ce à dire que cette photographie est plus platonicienne que réaliste[8] ?
Catedral de Santo Domingo de la Calzada, La Rioja.
Photo : T. Guinhut.
Adam et Eve, mythe et historicité,
par Stephen Greenblatt,
Cristina Simonelli & Christine Sagnier.
Stephen Greenblatt : Adam et Eve,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Anne de Béru,
Champs, Flammarion, 2020, 448 p, 11 €.
Cristina Simonelli : Eve. La première femme,
traduit de l’italien par Gabriel Raphaël Veyret, Salvator, 2022, 176 p, 20 €.
Christine Sagnier : Moi, Eve. Autobiographie d’un mythe,
Ateliers Henry Dougier, 2022, 128 p, 14,90 €.
« Prométhée ayant détrempé de la terre avec de l’eau, en forma l’homme à la ressemblance des dieux ; et au lieu que tous les autres animaux ont la tête penchée vers la terre, l’homme seul la lève vers le ciel, et porte ses regards jusqu’aux astres. C’est ainsi qu’un morceau de terre, qui n’était auparavant qu’une masse stérile, parut sous la forme d’un homme, être jusqu’alors inconnu à l’univers[1] ». Voilà comment Ovide, à l’ouverture de ses Métamorphoses présente un autre Adam, qui n’est pas sans confirmer l’universalité du mythe. L’on sait de plus que Prométhée, volant le feu des dieux pour le donner aux hommes, n’est pas si loin du geste transgressif d’Eve et d’Adam qui pensaient être comme Dieu, connaissant le bien et le mal, s’ils mangeaient le fruit défendu du jardin d’Eden. Bien que ce récit ne compte guère qu’une cinquantaine de ligne dans la Genèse[2], il reste fondateur, imprégnant notre culture, nos littératures et nos arts. Or, en son Adam et Eve, Stephen Greenblatt vient relire et discuter le mythe et son sillage comme s’il était encore le miroir de notre humanité, quoique depuis Saint-Augustin, en passant par Milton, et jusqu’à Darwin, il s’agisse d’un miroir qui tend à s’effacer. Pourtant la figure d’Eve n’a pas cessé de modeler et d’agiter les mentalités occidentales, ainsi que nous le rappelle Cristina Simonelli, dont l’investigation historique permet de réfléchir jusqu’à nos représentations actuelles de l’homme et de la femme. Ainsi, en notre aujourd’hui, Christine Sagnier n’hésite pas à écrire : Moi, Eve.
Qui dit mythe, dit fiction. Aussi Stephen Greenblatt ne peut manquer de comparer le couple adamique du récit biblique à cette femelle découverte par l’anthropologie, soit Lucy (Australopithecus afarensis) et son probable compagnon, nos ancêtres de 3,2 millions d’années, donc d’infirmer sa création ex nihilo par la grâce du verbe divin face à la théorie de l’évolution darwinienne. Le mythe lui-même n’a pas jailli tout armé de la tête de Moïse qui n'en serait même pas le rédacteur, mais est redevable de la mythologie babylonienne alors que le peuple juif languissait dans la captivité et doutait parfois de son Dieu face à la puissance de Marduk et ses comparses. Aucun animal n’ayant de récit des origines, l’homme inventa d’abord ceux de l’Epopée de Gilgamesh et de l’Enuma Elish, gravés sur des tablettes d’argile vers 2100 avant Jésus-Christ, alors que la rédaction de la Genèse date du VI° siècle avant Jésus Christ. Ecoutons la délibération de Marduk : « Je vais condenser du sang, / Constituer une ossature / Et susciter ainsi un prototype humain / Qui s’appellera Homme ! » Il est alors permis d’imaginer que là se trouve une source d’inspiration au service de la fable biblique, cependant profondément originale.
Un tel récit, contant que Dieu, malgré l’interdit, a laissé à l’homme la possibilité de manger du fruit de l’arbre de la connaissance, force à s’interroger sur les intentions divines, sur sa capacité à permettre le mal, ainsi que sur le déterminisme et le libre arbitre. Aussi la controverse entre Pélage et Saint-Augustin, au IV° siècle, est-elle fondamentale. Le premier, refusant le péché inné, soutient que le libre arbitre permet, au choix, de « briller de toute la fleur des vertus, soit se couvrir honteusement de toutes les épines du vice », quand le second, tenant d’une indéfectible interprétation littérale, prétend que la condition humaine est corrompue depuis l’originaire naissance et condamnée à mort par la chute d’Adam. Hélas, Pélage fut convaincu d’hérésie et excommunié. Le règne du péché originel triomphait. Par ailleurs Julien, évêque d’Eclane, pensait que « l’expérience humaine de l’acte sexuel était naturelle et saine », alors qu’Augustin y voyait un flot de péché, une souillure abjecte. Selon Greenblatt, un brin ironique, « Le péché de l’homme est une maladie sexuellement transmissible ». Une telle conception souilla longtemps le christianisme, et le souille encore, sans compter la figure honnie d’Eve pécheresse et tentatrice, qui alimenta de longtemps une misogynie considérable, voire la chasse aux sorcières[3]…
Heureusement la Vierge Marie put concevoir sans péché et donner naissance au Christ, nouvel Adam. L’on conçoit combien tout cela est abracadabrant et cependant cohérent. Ainsi, en sa Madone magistrale, Le Caravage a-t-il peint cette Vierge écrasant du pied le serpent, vigoureusement aidée par le même geste de l’enfant-Jésus.
L’enluminure médiévale aime représenter en son jardin le couple primordial. Le visage d’Eve fleurit au sommet d’une côte d’Adam endormi tenue par l’attentive main du Seigneur. À la Renaissance, tous deux cachent leurs parties génitales après la chute, au moyen d’un opportun feuillage chez Cranach l’Ancien, ou chez Masaccio d’une féminine main quoique le pénis d’Adam soit encore visible. Ce dernier peintre sut révolutionner le regard sur le corps grâce à un modelé novateur. Seul Dürer sut rendre leur beauté apollinienne aux deux complices, en un luxe de détails habitant le jardin, digne précurseur d’un Michel-Ange aux corps musculeux et splendides.
Mais c’est à la poésie épique que Stephen Greenblatt rend longuement hommage. « Le plus grand poème de la langue anglaise » est pour lui celui de John Milton, pamphlétaire passionné du XVII° siècle, qui défendit le droit au divorce « pour le bien des deux sexes », suite à un mariage désastreux, arguant que si Dieu avait créé Eve parce qu’ « il n’est pas bon que l’homme soit seul », ce n’est pas pour exacerber la solitude dans un mariage non assorti, position alors indécente et novatrice. De même il vanta « la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure » dans son Areopagitca[4], en s’appuyant sur l’argument théologique du libre arbitre concédé au couple édénique. Trop méconnu en France, inspiré par la Muse Urania et rédigé par un copiste sous la dictée de l’écrivain devenu aveugle à 44 ans, Le Paradis perdu fut publié en 1667 : plus de dix mille vers inoubliables rivalisent avec Homère et Shakespeare. Outre un fabuleux portrait de Satan aux armées combattantes, le poème décrit toute la complexité psychologique des amours d’Adam et Eve, malgré un sexisme parfois prégnant : « Lui, pour Dieu seulement, elle, pour Dieu en lui ». Pourtant elle est, dit-il, « si parfaite et en elle-même si accomplie ». Ce dont découle, en toute logique : « Entre inégaux, quelle société, quelle harmonie, quelle vrai délice peuvent s’assortir ? » Ce qui n’empêche pas un Milton plus réaliste de mettre en scène, selon les mots de notre essayiste, « une scène de ménage au paradis », et de mener Adam, aux bons soins de l’archange Michel, au sommet d’une montagne d’où il peut contempler la pléthore des maux qui vont affliger l’humanité.
Milton : Paradis perdu, Giguet et Michaud, 1805.
Photo : T. Guinhut.
Peu à peu la croyance littérale s’effrite. La découverte de l’Amérique et de peuples qui n’ont pas bénéficié du récit adamique et n’ont aucune honte de leur nudité, laisserait-elle entendre qu’il n’y a rien d’universel dans la Genèse ? N’est-ce pas « un défi majeur à l’idée reçue qu’Adam et Eve avaient été les ancêtres de tous les humains ? » D’autant que la redécouverte de textes majeurs de l’Antiquité, comme De la nature des choses de Lucrèce, laissaient entendre que d’autres origines étaient possibles. Si la Bible permettait de postuler que l’humanité avait 4000 ans lors de la naissance du Christ, Platon et Hérodote pensait qu’elle avait pour le moins dix millénaire d’existence. Le philosophe italien Giordano Bruno paya de sa vie sur le bûcher, en soutenant que la chronologie biblique était absurde. La Peyrère, publiant en 1655 son Prae Adamitae, prétendit qu’Adam ne fut que l’ancêtre des Juifs ; aussi dut il se rétracter pour ne pas subir ce sort malheureux !
De Bayle, dont le Dictionnaire de 1697 fourmille de questions interrogeant l’invraisemblable et versant au rebut les vieilles légendes, jusqu’à l’ironie d’un Voltaire, qui se demande pourquoi la religion valorise ainsi l’ignorance aux dépens de l’arbre de la connaissance, et se moque copieusement de Saint-Augustin, le siècle des Lumières préfère la raison scientifique à la foi aveugle. Pire, le coup de grâce est donné par le XIX° siècle avec L’Evolution des espèces ainsi que La filiation de l’homme et la filiation sexuelle de Darwin, en 1859 et 1871, démentant une création ex nihilo de deux êtres humains primordiaux. De surcroit, le géologue Charles Lyell observant les roches sédimentaires et les fossiles, déduisant leur formation pendant l’époque éocène, qui dura de – 56 à – 33,9 millions d’années, sapait la foi en une création de six jours, en un dessein providentiel : « Ce sont les dinosaures qui ont détruit le jardin d’Eden », s’amuse notre essayiste.
Histoire de la Sainte Bible, illustrée par Gustave Doré, Mame, 1894.
Histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, Blaise & Belin-Leprieur, 1815.
Photo : T. Guinhut.
S’il reste des créationnistes nombreux que leur religiosité sédimente, ils sont menacés de toutes parts d’une avalanche de révélations scientifiques ; entre les Mormons qui prétendent qu’Adam naquit dans le Missouri, jusqu'aux Musulmans, leur indéfectible foi en la réalité d’Adam et Eve ne peut apparaître que comme un sourd entêtement face à la raison intellectuelle et scientifique…
Faut-il aller, comme notre essayiste et historien, jusque dans la forêt équatoriale d’Ouganda pour trouver chez les chimpanzés et leurs mâles dominants un jardin d’Eden aux fruits disponibles, quoiqu’ils ne se privent pas de manger d’autres singes ?
Après cette lecture, que l’on aurait eu tort d’imaginer aussi fade que l’eau d’un bénitier, l’on est en droit de se demander ce qu’il reste d’un tel embrouillamini religieux et fabuleux. Si aucune croyance naïve ne peut résister à cet examen, demeurent au sein de ces figures inoubliables que sont Adam et Eve, outre l’histoire des civilisations qu’elles ont innervées, l’art et la littérature, sans oublier théologie et philosophie, où demeurent ces « incarnations inoubliables de la responsabilité de l’homme et de sa vulnérabilité ».
Nous connaissions Stephen Greenblatt en biographe de Shakespeare[5], en fin limier de l’humanisme, au travers de la quête des manuscrits antiques par Le Pogge[6]. Il élargit ici son expertise au travers d’un mythe aux conséquences multiples, encore aujourd’hui prégnantes, dont il révèle toute la riche historicité, en le confrontant aux sciences et aux arts, picturaux et poétiques. L’essayiste se fait mythographe et historien, théologien et critique littéraire, philosophe et conteur ; avec une clarté et une jubilation décidément communicatives. Si nous ne sommes plus Adam ni Eve, deux millénaires et leurs générations plus qu’occidentales ont été marqués au fer par le mythe et ses déclinaisons. Si nous ne sommes plus coupables d’être nés d’une faute originelle, nous savons néanmoins combien notre biochimie fondatrice contient les racines du mal[7], autant que nos cultures induisent nos rapports à la violence, à la guerre, mais aussi, grâce à l’amour chrétien et à la civilité des Lumières, un penchant vers la connaissance qui est le passeport du bien.
Une moitié de l’espèce humaine fut de longtemps, et encore aujourd’hui, marquée par la figure originelle d’Eve. Au-delà des malentendus et des stéréotypes, il faut aller à sa recherche avec une théologienne également « féministe » : Cristina Simonelli.
Avant Eve, il y eut Lilith, femme démone, après elle vint la Vierge Marie, pure mère de Dieu, en fait Eve restaurée en Marie. Entre ces deux extrêmes, l’épouse d’Adam est d’abord humaine. Mais loin de seulement incarner la chute dans la tentation et le péché originel, n’est-elle pas la source de la connaissance ? C’est ce que plaide notre essayiste. De plus Eve est bien entendu à l’origine de l’Histoire : sans elle, rien d’autre que l’Eden éternel. Car, dit la Genèse : « la femme s’aperçut que le fruit de l’arbre devait être savoureux, qu’il était agréable à regarder et qu’il était désirable, cet arbre, puisqu’il donnait l’intelligence ».
Cette héroïne millénaire hante le texte originel, la Bible, plus précisément dans la Genèse, soit le « commencement », puis les Pères de l’Eglise, les philosophes, les écrivains, mais aussi l’iconographie. Sa naissance étrange « à partir de l’homme », n’empêche pas que selon le livre divin « il les créa homme et femme » ; ce qui induit une réelle égalité. Toutefois, selon la tradition, en particulier chez Saint Paul, l’homme étant la gloire de Dieu, la femme ne serait que la gloire de l’homme. En conséquence, proche du serpent et du Mal, Eve peut être honnie. Une tradition misogyne s’ensuit, entraînant le genre féminin dans l’opprobre, dont la douleur dans l’accouchement est une conséquence du péché de curiosité et de chair, dont la suite bien connue est la répression sexuelle. Ainsi, au III° siècle, Tertullien s’empare de « la sentence de Dieu contre ton sexe » pour discréditer la mère de Caïn, cette « porte du diable ». Tel que dénoncé par notre essayiste, « L’ordre symbolique paternel » n’a pas fini de vanter ses succès. N’oublions pas qu’aujourd’hui la prêtrise reste réservée aux hommes, alors qu’une femme peut être rabbin. Pourtant des auteurs médiévaux, comme Humbert de Romans, ont soutenu la prédication pour ces dames, arguant qu’Eve créée en second, et non pas de la boue mais du côté de l’homme, était donc au sommet de la création. Ajoutons que la Bible, malgré Salomé, regorge de personnages féminins largement positifs, Judith, Marie-Madeleine, Marthe… Et si le péché charnel a sa source chez Eve, combien la femme est-elle exaltée dans le « Cantique des Cantiques », combien elles ont chez les poètes italiens, selon Cavalcanti, « l’intelligence d’amour ». Comme quoi la tradition « n’est pas monolithique ».
Anticipée par Dieu, la transgression d’Eve était un devoir, favorisant la connaissance, la liberté et le progrès de l’humanité. Elle est en quelque sorte une Sophia, au sens grec de la sagesse. Face à Eve la folle, il y a une place pour Eve la sage. C’est alors penser toutes les filles d’Eve, mais non sans un irénisme bien excessif, comme des « Mères, marraines, matriarches »…
L’érudition de Cristina Simonelli est probante. Reste que sa lecture du mythe est bien de notre temps, ce qui est à la fois une qualité et un défaut. Sa lecture féministe, voire écologiste lorsqu’il s’agit pour l’humanité de « soumettre » la terre et ses créatures dans le récit biblique, montre bien que nous lisons avec les attendus de notre époque. S’appuyant sur l’étymologie, en particulier de l’hébreu, du grec et du latin, sur des comparaisons avec d’autres mythes, dont celui de Pandore, sur des artistes tels que Michel-Ange, sur la psychanalyse, elle réalise un beau plaidoyer. Ramenant au jour une religieuse du XVII° siècle, Arcangela, elle réaffirme « que les femmes sont de la race humaine ».
Autobiographie bien évidement fictive, Moi, Eve, permet à Christine Sagnier d’écrire comme si elle y était, c’est-à-dire à la naissance même de l’humanité. L’auteure ne fait pas que s’identifier à son égérie originelle, mais en offre un éclairage renouvelé, revigorant. Du bonheur parfait au jardin d’Eden jusqu’à ce qu’elle rejoigne son fils Abel dans la « poussière », un destin s’égrène, affirmant néanmoins l’éloge de la vie. La réécriture de la Genèse est séduisante. La tentation du fruit défendu est plus prometteuse encore qu’attendue : « n’aimerais-tu pas connaître le discernement et, comme Dieu, savoir ce qui se cache derrière les choses », plaide-t-elle auprès d’Adam. Les yeux dessillés sur le monde, elle connait le désir charnel. L’on connait la suite, l’expulsion du paradis terrestre, mais moins l’expérience de la mort, face d’abord à celle des animaux. Enfin notre autobiographe, qui ne fait pas de son héroïne la coupable idéale, se penche sur une dimension peu étudiée : Eve n’est-elle pas la mère de Caïn ? Il lui faut alors ressentir les affres du sentiment maternel face au meurtrier fratricide.
Dans le cadre d’une collection intitulée « Autobiographie d’un mythe », qui vit mettre en scène Judith ou Vénus, collection déjà auréolée d’une réputation méritée, ce volume fort soigné bénéficie d’une iconographie somptueuse, empruntant à Jérôme Bosch, William Blake, Fra Angelico ou Véronèse ses déclinaisons les plus suggestives, les plus colorées de l’Histoire de cette peinture qui magnifia Eve au lieu de l’inculper.
Diane de Selliers : Et ainsi le désir me mène, Diane de Selliers, 304 p, 24 €.
Murasaki-shikibu : Le Dit du Genji, illustré par la peinture japonaise traditionnelle,
traduit du japonais par René Sieffert, trois volumes sous coffret,
Diane de Selliers, La petite collection, 1312 p, 155 €.
Shakespeare : Le Marchand de Venise et Othello,
illustrés par la Renaissance vénitienne,
traduits de l’anglais par Michel Desprats,
Diane de Selliers, deux volumes sous coffrets, 720 p, 330 €.
Les grandes œuvres littéraires de l’humanité méritaient un éditeur à leur hauteur. C’est chose faite avec Diane de Selliers, qui livre avec Et ainsi le désir me mène les secrets de son parcours. Trente ans d’édition sont pris en écharpe dans une autobiographie professionnelle éclairée, « avec une passion joyeuse guidée par la seule ambition de partager mes enthousiasmes et mes découvertes, redonnant couleur et vie à des trésors cachés ». Depuis La Fontaine, l’entreprise éditoriale déroule une trentaine de volumes d’art comme l’on n’en fit jamais, non sans embuches. Il s’agissait de reproduire une rare édition des Fables, celle des Fermiers Généraux, illustrée par Oudry et coloriée à la main. Le défi technique aboutit à une élégance rare ; et un réel succès. Suivirent les Contes par Fragonard. Une dynamique était lancée, qui allait explorer les civilisations, du Japon à la Bible, de l’Inde à Shakespeare, animer la peinture et le verbe, au service d’une somptueuse collection d’histoire de l’art et des littératures universelles.
Outre les incontournables de la mythologie, ce sont les littératures méditerranéennes, la poésie de Baudelaire, l’humanisme d’Erasme à l’occasion de l’Eloge de la folie, le théâtre vénitien de Shakespeare, l’extrême Orient entre Japon et Inde. Où les entreprises sont monstrueuses : trois volumes au Dit du Genji, sept au Ramayana. Les « trois couronnes » de la langue italienne, avec Dante et Boccace, sont complètes avec Pétrarque, non les sonnets amoureux à Laure du Canzoniere, mais les Triomphes, grâce à une incroyable « sérendipité » : la découverte de vitraux dans le département de l’Aube[1].
Chaque œuvre doit recourir à des traductions scrupuleuses et belles (comme celle de Jacqueline Risset pour Dante), des introductions savantes, des commentaires et notes informés. Et à une iconographie judicieuse, souvent inédite, soignée, rutilante. Pour la première fois au monde les dessins infernaux et paradisiaques du dantesque Botticelli sont réunis, de même les rouleaux japonais magnifiant l’œuvre de Murasaki-shikubu. De l’antiquité, où fresques et mosaïques romaines racontent l’Enéide de Virgile, à l’époque baroque, dont les peinturent accompagnent Les Métamorphoses d’Ovide[2], jusqu’à l’art contemporain, la créativité ne se dément pas, y compris au moyen de la peinture abstraite pour La Genèse.[3] Au point de susciter des commandes près d’artistes bien vivants : Pat Andréa pour Alice au pays des merveilles, Mimmo Paladino, de la Transavangarde italienne, pour Homère[4], Gérard Garouste, aux folles figures brillamment gouachées offertes à la folie de Don Quichotte[5].
L’on rencontre un maquettiste pointilleux, des imprimeurs soucieux, une correctrice impeccable, aux prises avec des soucis de reproductions des nuances de blanc, d’or et d’argent, tout un cénacle patient et acharné. Les voyages au bout du monde, en quête d’images encore inconnues s’imposent. Des anecdotes insolites parsèment le récit : Kumiko, collaboratrice de l’édition du Dit du Genji, dut se convertir, quoiqu'elle fût déjà bouddhiste, au « bouddhisme Tenri » pour avoir accès à un « rouleau précieux du XIV° siècle » !
Les esprits chagrins argueront que ces somptueux livres, reliés sous coffrets, sont fort chers, autour de deux cents euros, jusqu’à huit cents pour Le Ramayana aux sept volumes toilés de pourpre ! Cependant vint au secours des ouvrages de luxe (au sens étymologique de « lumière »), et bientôt épuisés, la « Petite collection », aux alentours de soixante euros, brochée avec soin, aux maquettes idoines pour de nouveaux formats.
Parfois, l’échec frappe, lorsque Rimbaud, un volume moins brillant, parait : « Le 13 novembre, les attentats parisiens déstabilisèrent à nouveau le pays. Tout ce qui n’était pas essentiel semblait vain. L’ouvrage n’a pas rencontré ses lecteurs : peu de recensions, librairies désertées, public frileux. La poésie ne sauvera pas le monde cette année-là ». Peut-être eût-il fallu, en une typographie moins altière, y associer quelques autres poètes maudits, tels que Verlaine[6] les nomma en 1884, par exemple Tristan Corbière et ses Amours jaunes. De même le succès des Fleurs du mal de Baudelaire eût gagné à être couplé avec les petits poèmes en prose du Spleen de Paris, illustrés par toutes les œuvres picturales, voire sculpturales, auxquelles Baudelaire fait allusion et qui l’inspirèrent. Admettons cependant qu’il est plus aisé de tirer la leçon a posteriori…
Le récit de Diane de Selliers est profondément humain, sans orgueil, malgré l’intelligence et la beauté du chemin parcouru. À la dimension professionnelle, à la leçon de ténacité, s’ajoute un émouvant requiem à l’adresse du maquettiste, des anecdotes familiales, comme lorsque que le fils de l’éditrice, Jean, sept ans, « raconte à un ami l’Iliade et l’Odyssée en lui commentant les images. Un attroupement d’adultes amusés et attentifs se fait autour de lui. Il poursuit sa visite, imperturbable ». Cela dit sans forfanterie. L’aventure éditoriale est celle d’une équipe de passionnés et de lecteurs ravis, mais aussi une aventure spirituelle et esthétique fondamentale.
La plus belle folie de Diane de Selliers, sans compter son Eloge par Erasme, n’est-elle pas d’avoir envisagé de publier un monstrueux ouvrage, oublié au loin de l’Extrême-Orient et dans le fond du temps ? Bien avant la rigueur classique de La Princesse de Clèves, écrit par Madame de Lafayette en 1674, le premier roman psychologique du monde fut composé par Murasaki-shikibu. Née aux environs de 973, elle écrivit patiemment Le Dit du Genji entre 1005 et 1013, pendant qu’elle était préceptrice au service de l’impératrice Fujiwara Akiko, qui fut son éditrice. Qui était-elle vraiment, puisque le nom sous lequel on la désigne se révèle être un surnom, celui de la jeune Murasaki, l’amour absolu du Prince Genji ? Sans nul doute un génie d’une finesse et d’une opiniâtreté incomparables…
Quant au Genji, surnommé « Le Radieux », il est celui qui vit des tourments amoureux et politiques nombreux parmi la cour impériale de Heian, l’actuelle Kyôto. Fils secondaire de l’Empereur et cependant aimé, il ne peut être que « Prince sujet ». Ses amours lui permettent d’explorer les secrets de l’univers féminin, non par avare esprit de conquête, mais dans une perspective autant morale qu’esthétique. Aussi raffiné que cultivé, le Genji façonne sa femme idéale en élevant une toute jeune fille, avec qui former un modèle d’amour profond que seule la mort saura briser. De multiples intrigues annexes et parallèles s’insinuent, dont la quête sentimentale de Kaoru, le fils du Prince Genji, alors que la vie tumultueuse de ce dernier traverse souffrance, exil et solitude, pour atteindre la reconquête du pouvoir, quoique la tristesse attende au bout du chemin. Des épisodes sont restés célèbres, comme ce moment où un chat jaillit de derrière les stores, révélant un instant la beauté de la « Princesse troisième », épouse du Genji, aux yeux stupéfaits du « Capitaine des Gardes des Portes », à l’occasion du livre XXXIV.
En mille trois-cents pages, dans la traduction de René Sieffert, dont cinq cent-vingt œuvres picturales du XII° au XVII° siècle le plus souvent inédites en Occident, comme le radieux « Rouleau des Jardins d’or », voire au Japon, un microcosme corseté de convenances et d’étiquette, soucieux de raffinements exquis, effraie et enchante l’esprit et les yeux du lecteur. L’immense récit en prose et roman-fleuve est parsemé de huit cents waka, poèmes de trente et une syllabes, dont les minces anecdotes et les allusions à la nature sont les métaphores de sentiments inexprimables, billets doux et inquiets, délicatement codés. Ainsi « la dame à l’œillet » exprime-t-elle son inquiétude et sa confiance lorsqu’elle accepte de suivre le Prince impromptu :
« D’autres avant moi
en des temps lointains déjà
ont erré ainsi
par les routes de l’aurore
que je ne savais encore »
Sano Midori, professeur à l’université Gakushûin, à Tokyo, enrichit cette édition du Genji monogatari d’une précieuse préface qui fait le point sur l’émergence de ce texte fondateur dans la littérature japonaise et met en relief sa vigueur séminale, son prestige, tant littéraire qu’artistique depuis des siècles. De même, Estelle Leggeri-Bauer présente les « Genji-e », soit les images qui fleurirent sur les paravents, les éventails, pages d’album et rouleaux, pour aboutir à une entreprise « insensée » et pourtant parachevée : illustrer l’entier du roman. Vagues marines, nuages, feuillages, oiseaux envahissent l’espace des jardins, tandis que l’or saupoudre l’atmosphère ; cependant l’on domine les intérieurs de habitations disposées selon une perspective axonométrique, de façon à découvrir les personnages en leurs étoffessoyeuses. De plus, résumés, arbres généalogiques, cartes et chronologies concourent à guider le voyageur en ce délicieux labyrinthe, qui est une civilisation à lui seul. Aussi un tel triptyque en son coffret est-il une rare splendeur bibliophilique à déguster des yeux et des doigts, du cœur et de l’esprit.
Rêvons à Dame Murasaki-shikibu, accroupie devant son écritoire, son encre et ses pinceaux, vêtue d’un ample et somptueux vêtement fleuri, ses longs cheveux d’encre y glissant, aux prises avec le mono no aware, soit la « beauté poignante des choses fragiles », ou encore la « tristesse inhérente à la beauté du monde ». Et nous aussi, près d’elle, devenons membre lettrés de ce quotidien où l’on pratique calligraphie, musique, peinture et poésie…
Le Dit du Genji. Photo : T. Guinhut.
Parmi les plus caractéristiques productions de Diane De Selliers, il faut compter avec un incontournable, dont on se demandait comment elle allait pouvoir l’intégrer à sa collection : William Shakespeare, lui-même. Seraient-ce les icônes que sont Hamlet ou Roméo et Juliette ? Il fallait éviter l’écueil qui consistait en la publication d’une œuvre unique et passablement brève, comme le montra le trop mince succès de Rimbaud, trouver un fil conducteur entre un duo ou un trio de pièces. L’on eût pu choisir les drames consacrés à la Rome antique, entre Jules César et Coriolan ; ce furent les deux pièces vénitiennes qui s’imposèrent : Le Marchand de Venise (1597)et Othello (1604), dans les vigoureuses traductions de Jean-Michel Déprats, qui nous confie d’ailleurs ses affres et délices, ses « pertes, limites et difficultés », entre « concordance lexicale » et « poétique théâtrale ». Cette fois, l’adéquation est parfaite, tant les peintures de la Renaissance vénitienne, entre 1460 et 1620, donc antérieures et contemporaines du maître du Théâtre du Globe, les accompagnent en toute splendeur et subtilité. Certes le dramaturge ne connut pas l’Italie, ne lisait pas l’italien, mais il était probablement renseigné par Florio, à moins que ce dernier se cacha sous son nom, selon l’hypothèse ingénieuse d’un critique[7]. De surcroît avec une comédie et une tragédie, les facettes principales de Shakespeare sont représentées.
Rien d’anecdotique dans ce choix, d’autant que, selon l’avant-propos avisé de l’éditrice, Shylock est le premier Juif à pouvoir « s’exprimer librement devant les Juifs chrétiens », et Othello le « premier Noir reconnu pour ses valeurs morales et guerrières », du moins avant qu’il commette son crime jaloux. Voilà un humanisme qui est à Venise possible autour du XVI° siècle.
Un armateur vénitien, Antonio, emprunte trois mille ducats à l’usurier juif Shylock, ce au service de son ami Bassanio qui doit rejoindre Belmont pour conquérir la belle et riche Portia. Ainsi que d’autres prétendants, il se résout à l’épreuve fomentée par le père disparu de la jeune fille : choisir entre trois coffrets, d’or, d’argent, et de plomb. Heureux d’avoir vaincu ses rivaux, il apprend cependant qu’Antonio est livré à la prison pour n’avoir pu rembourser Shylock. Ce dernier exige qu’en vertu du contrat « une livre de chair » soit prélevée sur le corps d’Antonio, soit son cœur ! Que l’on se rassure, la double comédie de la justice et de l’amour qu’est Le Marchand de Venise ne finira pas tragiquement. Reste que Shakespeare place la figure du Juif entre deux potentialités humaines, celle de la cruauté vengeresse envers les Chrétiens, et celle de qui réclame pour lui-même un traitement humain. L’œuvre, si ambigüe, ne peut être réellement qualifiée d’antisémite.
La plaidoirie de Shylock, lors de la scène première de l’acte III, est justement célèbre : « Un Juif n'a-t-il pas des yeux ? Un Juif n'a-t-il pas des mains, des organes, un corps, des sens, de désirs, des émotions ? N’est-il pas nourri par la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéris par les mêmes moyens, refroidi et réchauffé par le même hiver et le même été qu’un Chrétien ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? » L’identité universelle de l’homme est alors si bien défendue…
C’est avec une réelle perspicacité documentaire, que cette édition ne prétend pas seulement à la dimension esthétique ; en effet, elle publie les trois textes qui furent à la source de l’inspiration shakespearienne pour Le Marchand de Venise, et en premier celui de Fiorentino qui réunit en 1378 ses nouvelles sous le titre d’Il Pecorone, soit Le Niais. L’on y trouve l’histoire d’un Juif qui menace de « prélever une livre de chair ». La réécriture d’Alexandre Le Sylvain, en 1581, précède ici l’histoire de « Trois ou quatre coffrets », venue du sanscrit en passant par le grec en 1028. Si ces récits sont lestes et enlevés, la dramaturgie shakespearienne, ses qualités rhétorique et argumentative, opèrent une transmutation telle que le plomb changé en or recherchée par les alchimistes.
Photo : T. Guinhut.
Quant à Othello, général de Venise, aux victoires navales avérées, c’est un homme comblé par la gloire et l’amour, car il a épousé la belle et vertueuse Desdémona. Hélas la perfidie du jaloux lago s’infiltre et se démène. Ce dernier tente de séduire Desdémona qui le repousse. Sa vengeance sera virulente, tant il sait persuader Othello qu'elle a pour amant l'honnête Cassio. Aveuglé à son tour par la jalousie, Othello étrangle son épouse innocente, avant de réaliser qu’il a été manipulé. La tragédie du pouvoir et de l’amour est un sommet de finesse psychologique, d’enchaînement et de tension dramatique, tant la jalousie est élevée au rang du grand art pétri par le Mal. C’est alors qu’il faut lire le suicide final du héros autant comme « héroïsme stoïcien ou damnation chrétienne », selon Michael Barry.
Là encore Shakespeare use d’une source méconnue : Les Cent contes, de Giovanni Battista Giraldi, dit « Cinthio », publié en 1565. Un « porte-enseigne » accuse d’adultère Disdemona, que son mari, capitaine More, tue par jalousie, lui « ayant depecé et brisé la tête ». Comme il ne se confesse point, il n’est que banni, et c’est le diffamateur et instigateur du crime qui se suicide. L’on conçoit alors, depuis ce canevas déjà violemment tragique qu’il malaxe de toute sa poigne et de toutes ses métamorphoses, avec quel génie Shakespeare érigea la stature d’un homme chaotique. Sans compter la richesse de la pièce aux multiples voix vivantes, perfides ou sagaces, comme lorsqu’Emilia prend à la scène troisième de l’acte IV la défense des femmes : « Que les maris des femmes le sachent, / Leurs femmes ont des sens comme eux. Elles voient et sentent, / Elles ont un palais à la fois pour le doux et pour l’aigre, […] Et n’avons-nous pas des passions ? Le goût du plaisir, / Et des faiblesses comme les hommes ? / Qu’ils nous traient bien : Sinon qu’ils apprennent que les fautes que nous commettons, / Ce sont leurs fautes qui nous les enseignent ».
Grâce à des « intermèdes », chacun des actes de nos pièces, précieusement bilingues, est judicieusement commenté, ce qui permet de les replacer dans leur contexte historique et culturel, de plonger autant que faire se peut dans la soufflerie mentale de Shakespeare ; les notes sont également profuses et précises. L’iconographie, sous la direction de Michael Barry, depuis les peintures de Carpaccio jusqu’à celles du Tintoret, permet un magnifique voyage, presque indiscret, parmi les palais, les canaux et la lagune de la Sérénissime, sans oublier ses habitants et ses spectacles. Non sans que l’Angleterre élisabéthaine ne vienne insinuer quelques portraits. Parfois, aux immenses perspectives de Saint Marc et des batailles navales, répondent de criants détails, comme celui de l’épée sanglante de David, après qu’il ait tranché la tête de Goliath, dans un tableau de Guido Reni, pour les ultimes répliques d’Othello. Et si l’illustration est plus urbaine, populeuse, pour Le Marchand de Venise, celle consacrée au More meurtrier est attentive aux portraits, aux beautés féminines, à l’acuité et aux tourments des expressions…
Ce n’est pas par hasard que Denis Podalydès préface ce coffret. Acteur, metteur en scène, écrivain, il est en outre le rédacteur de l’Album Pléiade Shakespeare, paru en 2016. Il s’attache avec gourmandise aux « coups de théâtre » fomentés par l’auteur de Macbeth et sait louer intelligemment un dramaturge qui n’impose pas un jugement moral : « Son œuvre est une population libre, un monde équivoque parcouru des forces les plus contradictoires ». Autrement dit un miroir prodigieux et sans concession de notre humanité.
Faute de savoir forcément appliquer les recettes toujours surprenantes, nous saurons ainsi comment, grâce à Diane de Selliers, redécouvrir et magnifier les chefs-d’œuvre. Aussi attendons-nous avec une impatience non dissimulée, la parution, outre en ce prochain automne, des Contes de Perrault étonnement illustrés par l’Art brut, de merveilles dont seule l'éditrice a le secret…
Sankt Gertraud / Santa Gertruda, Südtirol / Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.
La Tache sur l’Amérique, par Philip Roth,
& autres Contreviesde la Bête qui meurt.
Philip Roth : Les Faits, Gallimard, 2020, 240 p, 19,50 €.
Philip Roth : La Tache, Folio, 496 p, 9,70 €.
Philip Roth : La Bête qui meurt, Folio, 224 p 8 €,
Philip Roth : La Contrevie, Folio, 464 p, 9,70 €,
traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun.
Les faits sont des « tremplins pour la fiction ». Voilà peut-être le credo, le moteur du romancier, et plus particulièrement de Philip Roth, qui rétablit Les Faits, en son « autobiographie d’un romancier », qui date de 1988. Et s’il faut revenir aux faits pour contrer les idéologies, reprenons un roman écrit hier et plus lisible encore en ces temps de déboulonnage idéologique de l’Histoire[1] : La Tache. De vies en contrevies, le maître d’une fiction qui sait sans cesse radiographier les mœurs sexuelles et politiques de l’Amérique, finit lui aussi par être, quoique par personnage interposé, une Bête qui meurt, puisque né en 1933, il nous quitta en 2018.
Grâce à une nouvelle traduction de José Kamoun, Les Faits se veulent établis en leur réelle véracité par le romancier, devenu autobiographe à l’âge de sa maturité, sans qu’il soit dupe d’une telle prétention d’objectivité. Portraitiste du moi, il n’en joue pas moins avec ses doubles de papier. Ce pourquoi se pose ici de manière aigue la problématique inhérente à l’écriture autobiographique, soit l’union et la césure entre la vérité sans fard et les souvenirs de fiction, sans oublier que Philip Roth ne peut plus être lui-même sans son Nathan Zuckerman, qui n’a chair que d’encre et de papier. C’est au contraire de La Contrevie, « l’ossature de la vie sans la chair de la fiction », même si un tel projet est toujours un peu obéré par le choix du regard et teinté par l’imagination, en dépit de la véracité autobiographique, tel que crut la fonder à partir de 1765 le Rousseau des Confessions : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, ; et cet homme, ce sera moi[2] ».
Moins qu’un déroulé de faits, il s’agit de « la genèse d’un écrivain ». Une « lettre de Roth à Zuckerman » et une autre « de Zuckerman à Roth » en forme d’autocritique encadrent un prologue et cinq parties. « Chez soi, à l’abri du monde » est l’appartement de l’enfance, « L’étudiant » se veut l’apprentissage de l’université, « La fille de mes rêves » recompose un mariage peu idyllique, « Tout ça reste en famille » conte le scandale orchestré par les Juifs lisant Goodby Colombus, enfin la liberté créatrice affranchie des convenances et des codes au point de donner Portnoy et son complexe. Si ces cinq éléments fondateurs sont ceux d’une vie écrivante, ne sont-ce pas ses livres qui en retour la fondent ? C’est suite à une dépression que l’écrivain a voulu retrouver le chemin de soi la plume à la main, « aller faire le plein à la citerne de sang magique », mais aussi suite à la mort de ses parents, pour « renouer avec la vie ».
Les drames familiaux marquent intensément l’enfant prénommé Philip : appendicite du père, divorce de l’oncle, mère affectueuse éprouvée, dont la chair est « transmuée en un manteau en peau de phoque luisant »… Il lui faut tenir « le rôle mythologique d’un petit Juif qui grandit dans une famille comme la mienne - devenir le héros que son père n’a pu être - ». Des violences antisémites parmi les lycéens aux efforts studieux de l’étudiant en Droit, en passant par le « champ de bataille oedipien », le narrateur reste fidèle à « notre américanité » et sa vocation idéaliste, malgré « des projets érotiques inavouables ». Bientôt il est saisi par l’écriture, devient professeur de « composition littéraire » à Chicago, se marie avec Josie, « folle à lier au-dedans, blonde impassible à l’extérieur », qui grâce à ses talents de manipulatrice et de « pire ennemie », se révèle être l’un de ses « meilleurs professeurs d’écriture créative ». Le récit de l’immonde entourloupe à la fausse grossesse qui permit à Madame d’être épousée puis de dévorer une pension alimentaire est un édifiant morceau de bravoure.
Face aux levées de boucliers contre la prétendue dimension anti-juive des nouvelles de Goodby Colombus, Philip Roth use de la plaidoirie. À partir d’une « virilité en lambeaux », l’homme se reconstruit avec May, écrit sa « catharsis » en l’espèce de Quand elle était gentille. La mort accidentelle de Josy est une sorte de « contrevie », soit « le télescopage improbable entre la fin de mon roman et celle de ma femme », deus ex machina libérant à la fois l’homme et l’écrivain…
Transmuée par une écriture vigoureuse, aux métaphores incisives, une construction rigoureuse et spirituelle, Les Faits ne dépare pas un instant dans la bibliographie de Philip Roth, entre Opération Shylock et sa « trilogie américaine ». Le récit peut apparaître, quoique postérieur, comme une sorte de concentré des romans qui se sont déployés à partir de ce matériau vivant.
Epurer l’Histoire passe par l’abrasive utilisation d’un détachant : tout ce qui fait tache doit être effacé, déboulonné, abattu, comme une statue[3]infamante à renverser et jeter aux ordures par un antiracisme dévoyé. Ainsi l’on croirait que Philip Roth a écrit, quoique en 2000, pour notre contemporain le plus urgent. Il connaissait l’imposture de la notion de « privilège blanc », qui envahissait les campus universitaires et aujourd’hui la société américaine, quoique principalement démocrate. Par exemple, en 2017, à l’université Evergreen, un professeur correctement progressiste et antiraciste, Bret Weinstein, fut brusquement accusé de racisme pour avoir exprimé son net désaccord avec l’officialisation d’une journée où les blancs devaient quitter le campus, rupture flagrante de l’égalité et de l’humanisme au profit de la couleur de la peau.
The human stain, que traduit La Tache, autrement dit, souillure, honte et flétrissure humaine, est le troisième roman de la fresque américaine de Philip Roth. Au moyen d’un titre ironique, Pastorale américaine balayait la guerre du Viêt Nam ; quant à J’ai épousé un communiste, il s’attaquait au maccarthysme. Troisième volet de la trilogie, La Tache fut écrit, alors qu’en 1998 l’affaire Monika Lewinsky, fellatrice occasionnelle du Président Bill Clinton, affole les Etats-Unis, entre dénégations, aveux télévisuels et menace de destitution.Cette « tache » romanesque peut être lue comme une allusion à ce qui souilla la robe de la jeune Monika et qui allécha autant les médias que l’opinion. Cependant, si l’on s’intéresse au titre original, il n’est pas interdit d’y deviner une trace indélébile du péché originel adamique.
C’est à peu d’année de la retraite que Coleman Silk, doyen d’Athéna et professeur de lettres classiques, qui sait enseigner Homère avec un charisme fou, est accusé d'avoir tenu des propos racistes envers ses étudiants : « Est-ce que quelqu’un connait ces gens ? Ils existent vraiment, ou bien ce sont des zombies ? », demande-t-il au sujet de deux récurrents absents, sans savoir qu’il sont noirs. Or, outre la signification ectoplasmique évidente, ce peut être un équivalent de « bamboula ». Notre homme choisit paradoxalement de démissionner plutôt que de confier « qu’à l’âge de soixante-et-onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre ». La sensuelle Faunia, femme de ménage et vachère de trente-quatre ans, prétendument illettrée, poursuivie par un ex-mari vétéran du Vietnam qu’anime la vengeance et le meurtre a pourtant, si l’on peut dire, la qualité d’être noire. Mais croyez bien qu’un « puritanisme malveillant […] va vous traîner dans la boue » pour vos sexcapades » !
C’est le bien connu du lecteur de Philip Roth, Nathan Zuckerman, qui ouvre le dossier de son voisin Coleman Silk et se fait le narrateur de l’affaire. De façon à, sans abandonner la dramaturgie romanesque, dresser un vigoureuxréquisitoire contre le « politiquement correct », contre ce conformisme intellectuel féminisme et antiraciste qui n’a guère à envier à la chasse aux sorcières médiévale. Cette université américaine qui devrait être un haut-lieu de savoir, est laminée par la médiocrité consensuelle et envenimée par le nouveau préjugé que devient toute suspicion de racisme, fondée ou non, qu’importe, en fait, nouvelle tyrannie aux mains d’activistes et favorisées par des pleutres.
Photo : T. Guinhut.
Aujourd’hui, dans la même veine, l’inculture militante des étudiants fait ployer leurs professeurs qui ne peuvent plus étudier les auteurs blancs. Dans la nouvelle continuité de La Crise de la culture d’Hanna Arendt[4],Philip Roth brocarde la débâcle de l’enseignement : « Du temps de mes parents, et encore du mien et du vôtre, les ratages étaient mis sur le compte de l’individu. Maintenant, on remet la matière en cause. C’est trop difficile d’étudier les auteurs de l’Antiquité, donc c’est la faute de ces auteurs. Aujourd’hui, l’étudiant se prévaut de son incompétence comme d’un privilège. Je n’y arrive pas, c’est donc que la matière pèche, c’est surtout que pèche ce mauvais professeur qui s’obstine à l’enseigner. Il n’y a plus de critères, monsieur Zuckerman, il n’y a plus que des opinions ». Ainsi un doyen qui a fait de son université un lieu d’excellent en balayant la médiocrité, « qui introduisit la concurrence », et quoiqu’il ait embauché le premier enseignant noir d’Athéna,est bassement sommé de dégager pour avoir utilisé un mot avec justesse et non son usage vulgaire. Notons à cet égard que « Silk » en anglais signifie « soie », signant le raffinement du lettré. Voué aux gémonies comme en une tragédie grecque, il ne trouve plus autour de lui que des Furies, y compris si l’on apprend sa liaison incorrecte ; jusqu’au « meurtre-suicide »…
La satire, aussi féroce que méritée, d’une société en voie de décomposition est trépidante et éprouvante. Un ancien du Vietnam, devenu « psychopathe » est jeté dans la fosse de l’exécration, Faunia, cependant pas si niaise, est une manipulatrice manipulée par des manipulateurs, Delphine Roux, une ancienne collègue de Coleman Silk, est une teigne dénonciatrice qui use d’une lettre anonyme abjecte, prétendant : « Il est de notoriété publique / que vous exploitez sexuellement / Une femme opprimée et illettrée / qui a la moitié de votre âge ».
L’abjecte bien-pensance est fustigée en son conformisme, son grégarisme. La figure du Noir, esclave un siècle et demi plutôt, ségrégué un demi-siècle plus tôt, devient au nom de n’importe quel prétexte, surtout de mauvaise foi, un vengeur de sa race et un tyran de la différence et de la culture bafouées : « La force des convenances est protéiforme, leur domination se dissimule derrière mille masques : la responsabilité civique, la dignité des wasps, les droits des femmes, la fierté du peuple noir, l’allégeance ethnique, la sensibilité éthique des Juifs »…
Cependant Coleman Silk, qui prend « le Viagra du Zeus », n’est pas dupe de Nathan Zuckerman à qui il se confie : « Que je lui aiguise son sens de la réalité, à ce romancier. Que je nourrisse la conscience d’un romancier, avec ses mandibules toujours prêtes. Chaque catastrophe qui s’abat lui est matière première. La catastrophe, c’est sa chair à canon. Mais moi, en quoi la transformer ? elle me colle à la peau. Je n’ai pas le langage, moi, la forme, la structure, la signification ; je me passe de la règle des trois unités, de la catharsis, de tout ».
Il n’en reste pas moins que Coleman Silk, lui-même passablement « de couleur » - soit un métis qui a caché son origine - est un peu l’alter ego du romancier et moraliste qui plaide ainsi la cause de l’humanité en dénonçant « la tyrannie du nous, du discours du nous, qui meurt d’envie d’absorber l’individu, le nous coercitif, assimilateur, historique, le nous à la morale duquel on n’échappe pas, avec son insidieux « E pluribus unum ». Il y préfère « le moi pur avec toute son agilité ». Le libéralisme politique est ici fidèle à la tradition de Tocqueville[5].
Ne souffrant pas du syndrome du roman platement à thèse, La Tache est un ouvrage aussi vivant qu’un coup de poing fouillant les entrailles en voie de pourrissement de l’Amérique ; son argumentaire appelant la justice et la liberté a toute la vigueur d’un homme blessé à mort ; et toute la rigueur d’un romancier au mieux de sa forme.
Laissons parler Claudia Roth Pierpont, qui, dans Roth délivré présente intelligemment « un écrivain et son œuvre », selon le sous-titre : « Le fantasme de la pureté, éternellement renouvelé - de l’extrémisme de la gauche anti-guerre, de l’extrémisme de la droite anticommuniste, du puritanisme hypocrite de tout un chacun, pour prendre les trois livres dans l’ordre - est terrifiant[6] ». C’est résumer la trilogie américaine brièvement, mais bien habilement…
Un sentiment mitigé peut nous envahir à la lecture de La Bête qui meurt : déception pour qui s’attendrait, après la Trilogie américaine, à un roman d’une ébouriffante ampleur et complexité, et cependant, éblouissement. Il s’agit bien de la « perfection lapidaire » (pour reprendre la quatrième de couverture) d’une nouvelle contrevie de Philip Roth, qui n’est pas sans rappeler ce récit brillant de la vie et de la mort d’un intellectuel atteint du sida, Ravelstein, de Saül Bellow[7], auquel notre auteur consacre des « relectures » dans Parlons travail. Reste qu’il n’est pas interdit de considérer La Bête qui meurt comme une réduction de biens des grandes thématiques qui savent innerver l’œuvre d’une vie, comme une mise en abyme d’un univers romanesque, même si les questions soulevées par la judaïté en sont absentes. Alors que dans La Contrevie, dont il faut fêter ici une nouvelle traduction, ces dernières y rayonnent comme une « explosante fixe », pour reprendre l’image d’André Breton, dans son Amour fou.
L’obsession sexuelle de Philip Roth (et la nôtre) se mesure dans la fascination de la « bête », David Kepesh, pour les seins de Consuela, fruits de vie, splendeur et quintessence féminine, métaphore des globes fessiers et dispensateurs magiques de l’érection masculine. Ce qui par ailleurs le conduisit, dans un court et brillant roman fantastique et psychanalytique, Le Sein, à se métamorphoser en glande mammaire.
Venue d’un poème de William Butler Yeats[8], « cette bête qui meurt » est une allégorie ambiguë. Est-ce la bestiale et parfaite qualité érotique de cette Consuela épiée trop jeune et trop belle par le cancer ? Est-ce le chant du cygne, le cri primal autant qu’esthétique du séducteur vieillissant pris au piège de l’exclusivité du désir ? Est-ce la pire bête se jetant sur les seins de cette jeune femme pour la faucher en pleine perfection et sonner le glas de la maturité sexuelle du professeur ? Il ne pourra, sans qu’on sache ce qu’il adviendra de la belle au cancer du sein, que photographier à sa demande la dernière danse de sa beauté, avant l’ablation de ce trésor de vie, de ce fétiche… D’où la tonalité élégiaque déchirante de ce court roman, ô combien humain et émouvant, quoique sans le moindre pathos.
Evidemment, l’on imagine David Kepesh, venu de Professeur de désir et du Sein, professeur de littérature et critique à la télévision, comme un double de l’auteur. Infatigable contempteur de la « political correctness », Philip Roth fait de son alter ego un jouisseur sans entrave, mais qui a appris à protéger son indépendance, à prudemment recevoir ses étudiantes toutes portes ouvertes en attendant leur fin d’études pour pousser l’avantage de son prestige et d’une culture dans laquelle il évolue avec aisance. En fait, malgré le puritanisme crispé du sexuellement correct, il est encore l’activiste témoin de la libération sexuelle des années soixante : « l’insouciance sexuelle des jeunes filles bien élevées de mon séminaire est, à leur connaissance, garantie par la Déclaration d’indépendance ». Adepte de « la pure baise, entre bêtes » et néanmoins doté d’un rare et rationnel équilibre mental, non sans attention pour l’autre, il est loin de l’inquiet masturbateur que fut Portnoy. Depuis sa transsubstantiation en sein, et en dépit de cette tragédie de l'érotisme qu'est La Bête qui meurt, notre David Kepesh a gagné en sérénité. Est-ce parce qu’au contraire de Nathan, autre double, il est professeur et non écrivain ?
Nathan Zuckerman est celui à qui trois héros racontent la trilogie américaine : le communisme et le maccarthysme dans J’ai épousé un communiste, le terrorisme gauchiste et la guerre du Vietnam dans Pastorale américaine, l’affaire Clinton et Monica dans La Tache, dans lequel il est opéré d’un cancer de la prostate qui le rend impuissant, obsession récurrente qui est le moteur de La Contrevie. Cette nouvelle traduction confirme comme une œuvre majeure cette rare maestria de l’écriture biographique, ce carrefour de vies et de fictions possibles pour deux frères juifs qui échangent leurs destins. Henry, dentiste, marié, des enfants, des maîtresses, meurt suite à une opération cardiaque qui lui permettrait de retrouver sa virilité. Une contrevie le change en « apprenti fanatique » dans une colonie juive d’Hébron, dans « un monde qui ne s’arrête pas au bourbier oedipien, mais où les gens font l’Histoire ». Ensuite, c’est Nathan, le sceptique libéral, qui meurt de la même opération. On entend son éloge funèbre par son éditeur ; Henry, puis Maria, lisent un manuscrit posthume qui les dissèque et dans lequel Nathan fait un enfant à cette chrétienne… Récits contradictoires glissant d’un personnage à l’autre, goûts et dégoûts de la fiction, distanciation ironique, La Contrevie est un joyau du roman postmoderne dans lequel Nathan est cet écrivain scandaleux qui aime « se servir des vies qu’il a sous la main » et qui fait « tourner le sang juif en eau de javel ».
Dans Parlons travail[9], recueil inégal d’entretiens et d’essais souvent consacrés à des écrivains d’origine juive, l’on retrouve ce questionnement de la mémoire exercé par qui a vécu les camps nazis - Primo Levi, Aharon Appelfeld[10]. Ce séjour mental au bord de l’holocauste oblige à reconsidérer son identité : judéité fantomatique, ou assumée si l’on s’installe en Israël, sans se faire « l’esclave de la mémoire »… À moins qu’il s’agisse, chez Ivan Klima ou Milan Kundera, d’inventer sa liberté sous la censure soviétique, sans se laisser « priver de mémoire » ni « hypnotiser encore par la poésie totalitaire », comme le postule l'uchronique Complot contre l'Amérique[11] de notre romancier. Et Philip Roth de rappeler que « dans une culture comme la mienne, où rien n’est censuré, mais où les médias nous inondent de falsifications imbéciles, la littérature sérieuse n’est pas moins une bouée de sauvetage ». Littérature dans laquelle mémoire et liberté, sexualité, impuissance et multiplication biographique sont les ressorts de Philip Roth, bête de vie devant la mort.
Thierry Guinhut
La partie sur La Bête qui meurt a été publié dans Le Matricule des Anges, septembre 2004
Jérôme Thélot : Le Travail photographique de Jean-Jacques Gonzales,
L’Atelier contemporain, 2020, 200 p, 30 €.
Patrick Bogner : Erdgeist, L’Atelier contemporain, 2020, 144p, 35 €.
Yves Bonnefoy : Alexandre Hollan,
L’Atelier contemporain, 2019, 152 p, 30 €.
Privilégiant le dialogue entre le texte et l’image, L’Atelier contemporain ne cesse de nous proposer des beaux livres, un rien austère, exigeants, superbes, dont la vertu est d’incendier de finesse l’esprit du lecteur et du contemplateur. Chez cet éditeur soigneux, sis à Strasbourg, qui nimbe de belle blancheur une élégante typographie, la photographie se fait une place cruciale au regard de l’attention du texte qui l’accompagne en toute amitié. Fondée en l’an 2000 par François-Marie Deyrolle, qui dès 1990 menait une enseigne au nom de « Deyrolle éditions », privilégiant la pensée poétique et les livres d’artistes, ce fut d’abord une revue empruntant le titre de Francis Ponge[1]. L’Atelier contemporain devint en 2013 maison d’édition à part entière, fluctuant parmi les rivages de l’art et de la littérature, avec une collection au si bel emblème : « L’Esperluette », associant écrivain et artiste, en leurs plus électives affinités. Ce sont aujourd’hui plus de soixante-dix titres qui forment à eux seuls un impressionnante bibliothèque, raffinée, sensible, intellectuelle au meilleur sens du terme. Ils s’étagent du XIX° siècle au plus contemporain, des Observations sur la peinture de Pierre Bonnard à l’examen auquel se livre Yves Bonnefoy sur l’œuvre d’Alexandre Hollan, peintre des arbres, quoique François-Marie Deyrolle sache affirmer tout net : « J’aime la peinture, le dessin, la sculpture, la photographie ; je n’aime pas l’art contemporain ». Pas de révérence donc envers la pléthore d’installations et de readymade à la Duchamp qui envahit le champ muséal[2] et celui de la pensée. Si une telle optique peut paraître traditionnelle au premier regard, elle n’en est pas moins rigoureuse et sensible, à l’affut de découvertes à même de remuer l’esprit comme un flot de nuages éclaire le paysage de la pensée. Sans prétendre un instant à l’exhaustivité, découvrons quelques titres marquants, ou coup de cœur comme l’on voudra, et fort divers, qui émaillent le parcours de L’Atelier contemporain, de Francis Bacon, en passant par les Lupercales, jusqu’au mystérieux Erdgeist.
Conversons avec Francis Bacon, en passant sur une déception qui ne doit pas en être une : ce n’est pas ici le lieu de la déferlante des plages et des giclures colorées du peintre, mais des photographies noir et blanc de Marc Trivier qui illustrent ce recueil d’entretiens. Nous ne manquons pas de beaux livres pour plonger dans la remuante - voire angoissée, sinon torturée - contemplation qui nous enlève devant une peinture du maître anglais, par exemple celui commenté par Philippe Sollers[3]. Or ici ce sont les tréfonds de l’atelier qui sont scrutés, comme si le secret pictural gisait dans les pots, les taches et les pinceaux, l’amas de toiles et de déchets, dans un miroir martelé de gouttes, un « terrible désordre », pour introduire la confidence, voire la confession.
Dix-neuf entretiens parus en divers catalogues et journaux, avec diverses personnalités (et non des moindres), de Jean Clair à Marguerite Duras, parfois inédits en français, sont ici heureusement réunis, car éparpillés ils tendaient à devenir introuvables. Il s’agit d’un paradoxe, puisque Francis Bacon (1909-1992) déniait à la parole la capacité de réellement parler de ses peintures, quoiqu’il se livrât volontiers à l’exercice, sans oublier ses Entretiens avec David Sylvester[4]. Ce dernier avait une grande affection pour le travail de son interlocuteur ; en revanche, comme le note le préfacier, Yannick Haenel, les journalistes qui l’interrogent ici font parfois montre d’une certaine lourdeur, comme lorsqu’un entretien s’intitule « Est-il méchant ? » Qu’importe, les flèches de l’ironie baconnienne ne les épargnent pas : « La vérité est toujours méchante », répond-il.
Le bonhomme n’est pas facile. Soucieux de Rembrandt, de Titien, de Picasso, de Van Gogh et de Vélasquez, qu’il s’acharna à repeindre à son gré passablement iconoclaste, il déteste l’art contemporain, exècre l’abstraction, réprouve « la manque d’imagination dans la technique », n’aime pas revoir ses propres tableaux, au point d’en avoir détruit quelques-uns, rongé par l’inquiétude et le doute sur ses capacités. Il ne peut user de l’anatomie qu’en la brisant, jusqu’à la torture et la monstruosité ; sa peinture est un cri. Son esthétique ne recule pas devant la réalité du mal au point que l’œuvre n’ait pas toujours été appréciée, sinon scandaleusement rejetée. La beauté rose et violette de ses toiles a pu faire grincer bien des dents. Quant au orange, il « lutte contre la mort ».
Les réponses sont volontiers abruptes : « J’aime boire ». La pensée implacable : « l’ombre de la viande morte pèse sur nous dès notre naissance ». La résolution esthétique sans faille : « La photographie a tellement occupé le terrain que l’image peinte n’est intéressante que si elle est déformée et attaque ainsi directement le système nerveux ». Par instants, quoique toujours en-deçà de la puissance de l’œuvre achevée, les paroles sont plus disertes, lorsqu’il s’agit de « rendre la vie dans toute sa force », de commencer par une tache, « par laquelle je vais pouvoir mener à la réalité l’image que je porte en moi », et réaliser un portrait qui « a un impact d’une tout autre violence sur le système nerveux du « regardeur ». Parce qu’il remue en lui « des sensations irrationnelles, au fond inconnues de nous »…
Un personnage dans une chambre close, traversé par une déflagration, outre la démultiplication d’un autoportrait permanent, c’est peut-être également, avoue-t-il, la trace du « temps de chaos » qui fut celui du XX° siècle, entre les deux guerres mondiales et la révolution russe, en particulier les bombardements sur Londres, au cours desquels le peintre aida à dégager des gens des bâtiments bombardés. Voire la trace de son homosexualité, lorsqu’il peint des personnages enlacés sur un lit, dans un érotisme qui n’a pas grand-chose de doucereux. Peut-être faut-il y voir, comme il le souligne, « la névrose de mon siècle ». Alors qu’il prétend que la mythologie grecque est « plus proche de la vérité que le christianisme », il est permis d’imaginer que les triptyques de Francis Bacon ont une irradiante dimension mythologique.
À lui seul, s’il le fallait, Francis Bacon montre que la mise entre parenthèse de la peinture par une certaine doxa de l’art contemporain est une hérésie. Ainsi L’Atelier contemporain fait-il œuvre nécessaire en publiant une telle explosion de déclarations, qui, si elles ne remplacent pas un instant l’œuvre, l’éclairent en diable et en beauté.
Fêtons les lupercales, cette cérémonie purificatrice romaine, associée à la louve (lupa) qui nourrit Rémus et Romulus, ce par le rire et la renaissance, par le fouet censé rendre les femmes fécondes ! Quoique changé en Saint-Valentin par le pape Gélase Ier, cette fête païenne hante la mémoire du 15 février. À ce rite ancien faunesque, Jean-Pascal Dubost pour les textes et Aurélie de Heinzelin pour les peintures en noir, voire en couleurs, répondent par une cascade de rires obscènes.
Le mythe originel est cependant réinvesti avec ardeur et verdeur par nos deux artistes. Car, « vêtu d’une métaphore, Lupercus se déplace furtivement au cœur du mythe ». La créature est hybride, en toute « humâlité », autant que la langue qui se déplie et s’encanaille. C’est en forêt bretonne, « comme une Dame Noire de Brocéliande », que cette créature apparaît, accueillie par une narratrice exaltée, conquise par « ItyphalLupercus ». Au récit des unions lubriques, s’ajoutent des citations diverses, un poème érotique de L’Arétin, des bordées de mots dont on ne sait s’il faut les qualifier de vers ou d’aphorismes : « L’union d’Erato et de Priape sur une phrase bandée ». Le poète inventif, mais jamais ordurier, aime les calembours, les listes, « l’oraison éjaculatoire » et les contes, célébrant une jubilatoire légende des sexes, en une fête rabelaisienne de la langue.
Quant à l’illustratrice, Aurélie de Heinzelin, elle jubile, brassant des griffures d’encre, des nudités écartelées criant leur jouissance, exhibant sous la robe un priape expansif, promenant dans l’air blanc de la page une poignée de phallus ailés en plein vol…
Voilà un livre réjouissant, un poème en prose aphoristique et provoquant, qui tranche avec le sérieux du catalogue de l’éditeur, préférant une esthétique résolument libre et pornographique, digne des rayons curiosa de la bibliothèque. Ce n’est pas pour rien que son auteur, Jean-Pascal Dubost, né en 1963, qui a publié des Fantasqueries[5] et un Nouveau Fatrassier[6], se présente comme un « fou merlin » !
En noir et blanc, rarement en couleurs, mais soyeuse, la photographie de Jean-Jacques Gonzales (né en 1950) rencontre les commentaires sensibles et les analyses rigoureuses de Jérôme Thélot. La photo est une « graphie » à même de révéler la présence. Ce pourquoi il ne s’agit pas d’offrir une image léchée, mais, par son grain, son flou, son brouillard (« netteté insupportable », jette le photographe), de confronter le regard avec une interrogation métaphysique devant le monde. Ce sont le plus souvent des paysages, quelques architectures, quelques silhouettes, jusqu’à l’épure, voire l’abstraction, balançant entre « sécurité ontologique » et incertitude du rêve. Nous sommes « parmi les feuillages profus de la matière », à la limite du « désert métaphysique ». La troublante mélancolie qui sourd d’une beauté du visible teintée dans le noir est de l’ordre de « la nostalgie de l’immémorial ».
Comme un triptyque autour des images, ce sont deux volets d’écriture : l’essai de Jérôme Thélot, qui n’est pas pour rien un élève et spécialiste d’Yves Bonnefoy, et des extraits du « Journal photographique 1998-2019 » de Jean-Jacques Gonzales, intitulé La Fiction d’un éblouissant rail continu, dans lequel « toute photographie pourrait être considérée comme un pèlerinage». Nul doute que ces trois postulations esthétiques s’enrichissent l’une l’autre en ce livre troublant.
Un somptueux in quarto est offert à la photographie de Patrick Bogner (né en 1982), pour la sublimer : Erdgeist. Que signifie ce titre germanique ? C’est le panthéiste « esprit de la terre », tel qu’il trouve sa source intellectuelle et poétique dans le romantisme allemand, parmi le mouvement du « Sturm and Drang » marqué par la littérature de Goethe et Lenz, et la peinture de paysage, en particulier celle de Caspar David Friedrich. Ce dernier représente l’immensité et la beauté du paysage naturel, mais aussi la solitude métaphysique de l’homme contemplatif face à la puissance des grands espaces marins et montagneux. Le photographe ne se contente pas d’une sorte de transposition de l’œuvre du peintre en son travail. Si l’on y retrouve une prégnante émotion devant la grandeur de la nature sauvage et de l’autorité des montagnes, c’est par un noir et blanc sculptural, graphique et brutalement sensuel que son travail s’impose, à la lisière d’une abstraction intensément esthétique.
Plutôt que de longuement gloser, que de commenter de manière narcissique ces photographies, Patrick Bogner les introduit par une réflexion d’historien nourrie chez Caspar David Friedrich, qui « invente la tragédie du paysage », tout en soulignant qu’il « assume désormais le tôle d’une peinture religieuse dépouillée des dogmes de l’Eglise, évoquant le divin comme un possible inatteignable ». Il préfère assumer un humble retrait devant ces photographies, les assortissant de citations, souvent venues de la littérature romantique, de Chateaubriand, d’Hugo, de Senancour, mais aussi de Jack London et jusqu’à Bashô[7].
Qu’est-ce que cette image de couverture ? Une nébuleuse cosmique, une vague océanique, un gros plan d’un cavalier de l’apocalypse ? La polysémie de la photographie inquiète et enchante le regard, quoiqu’il s’agisse d’une cascade. Feuilletant l’ouvrage, le sens poétique et plastique de la composition magnifie ces rubans d’eaux lumineuses, ces haïkus de cailloux et de neige. Les flocons paraissent les étoiles des nébuleuses, la lune est une sphère poignante, l’érosion dessine des signes dans une mise en page judicieusement concertée. C’est la vertu de l’art photographique que de ne pas se contenter d’une identification réaliste, mais d’une qualité métaphorique, voire d’une bouleversante transcendance.
La démesure des parois rocheuses nous prend à la gorge, des geysers bouillonnent, des glaces, des moraines et des éboulis s’écroulent lentement, des pics impressionnants jaillissent dans un ciel changeant pour nous ridiculiser, des pierres tombales méditent devant un chaînon montagneux où soufflent les nuages. En somme le temps est dans l’espace. Nous sommes dans des lieux nordiques et hivernaux, aux confins du cercle polaire, entre Ecosse, Norvège et Islande, où la nature est implacable et indifférente à la petitesse de l’homme, forcément éphémère. Seuls quelque oiseau marin ose la liberté, quand les brumes balaient une côte rocheuse, seul un amas de rocs en équilibre figure une stèle, seul un rai de lumière solaire providentiel ponctue la mélancolie d’un fjord.
Peu de figures humaines en cet ouvrage, ou une silhouette de dos, un peu comme « Le Moine au bord de la mer » de Caspar David Friedrich. Peu de traces de l’activité humaine en cet univers balayé par les vents et les nuées, voire la nuit. Ou les sinuosités d’une route sous la neige, une bicoque, une plate-forme pétrolière à l’abandon, soit la trace du genre pictural de la vanité.
L’on devine que Patrick Bogner a intégré cette alors nouvelle dimension de la beauté telle que définie par Edmund Burke en 1757 : l’« horreur délicieuse[8] » du sublime préromantique. Une « surabondance d’émotions » empreint ces surfaces encrées par la nature et par la technique, ce qui n’a rien de passéiste, à peine une affectation d’écologisme[9] trop à la mode, quoiqu’il reprenne en sa préface l’antienne apocalyptique selon laquelle « le monde agonise ».
Osons cependant un mince reproche à l’égard de ce très bel ouvrage. Si l’on ne trouve les légendes des images qu’aux dernières pages, ce sont des relevés de latitudes et longitudes ; on aurait aimé plus de précision géographique, quoique la volonté de l’auteur soit de ménager un mystère cosmique qui dépasse la simple localisation ; car le silence « doit être photographiable »…
Le poète Yves Bonnefoy[10] trouve parmi la peinture et les dessins Alexandre Hollan un nouvel « arrière-pays[11] ». En agglutinant ses essais divers sur le peintre, il glisse au-delà de la stricte critique d’art, marchant furtivement dans la méditation, côtoyant la narration, pour s’engager au pays de brume qui colore et efface les arbres.
En ces « trente années de réflexions, 1985-2015 », il s’agit, plus qu’une analyse d’une œuvre, mais à son service, d’une prise en écharpe de la démarche de l’artiste, dans une dimension esthétique : « Dessiner : avoir à choisir entre imiter un objet et produire un signe. Soit évoquer un contour, un rythme, une texture que l’on perçoit en un point du monde, et laisser ainsi la forme qui nait sur la feuille entendre l’appel d’un fait de réalité qui transcende tous les savoirs ». En effet le peintre fixe d’abord des graphismes, ensuite étend sa peinture acrylique sur la toile, sa gouache ou son aquarelle en une intense décoction d’atmosphère forestière. La présence plastique des branches et feuillages se change en « icônes », les tableaux sont des témoins de « la transcendance - ou l’immanence comme on voudra ». Au point que le poète devienne un modeste thuriféraire : « Des œuvres, ces grands tableaux qui ne sont des épiphanies que de l’infiniment simple évidence ».
C’est à se demander si, malgré l’amitié du poète pour l’artiste et l’œuvre, qui les rapproche des flacons de Morandi et des silhouettes de Giacometti, si, d’années en années, cette dernière n’est pas dépassée par l’écriture méditée, par la profondeur philosophique…
Parmi les toiles d'Alexandre Hollan, « la couleur se fait agrément si ce n’est même beauté ». Et, rapprochant les variations arbustives de son modèle de poètes comme William Wordsworth ou Gérard de Nerval, Yves Bonnefoy vise à la nécessité profonde de l’œuvre : « L’art, à son plus haut, est cette transmutation par laquelle la vue, à son plus simple, se fait ce qui rend la vie. Et Hollan est un de ces quelques justes grâce auxquels, dans une peinture aujourd’hui dangereusement détournée de l’être sensible, un peu de l’absolu traverse encore les branches, brille encore dans l’eau des sources ». Peut-on imaginer qu’une telle formule, un tant soit peu platonicienne, ne serait pas loin de l’idéal poursuivi par L’Atelier contemporain ?
traduit par Michel Le Houbie, Phébus, 2005, 304 p, 19,50 €.
Robinson Crusoé est l’arbre qui cache la forêt. Certes, avec l’invention en 1719 de l’île déserte et de sa colonisation par un individu entreprenant, quoique inspirée de la mésaventure d’Alexander Selkirk abandonné pendant quatre ans au large du Chili, Daniel Defoe a créé un mythe susceptible de nombreux avatars, y compris de sa réécriture par Michel Tournier[1] ; mais on ne peut le réduire à ce seul livre, bien plus exotique que les suivants. Il fut aussi en 1722 avec Moll Flanders et Colonel Jack, également publiés de manière anonyme, un grand auteur de romans picaresques et d’éducation, sans compter le journaliste et le diariste du Journal de l’année de la peste. Reste que n’est pas seulement pour les qualités du roman d’aventure qu’il faut lire Daniel Defoe, mais pour sa dimension moraliste, cependant discutable.
Hautement moral est l’entreprenant personnage de Robinson Crusoé, prétendument véridique. Aventureux, désireux d’explorer le monde et de commercer, il est un digne représentant des Lumières[2], entre les voyageurs marins de son temps et ceux qui contribuent aux richesses de la nation, pour faire allusion à l’essai d’économie politique d’Adam Smith[3] paru en 1776. Il est à la fois un héros des voyages maritimes et terrestres, un législateur judicieux, un héros du capitalisme et du colonialisme, même si le second terme parait aujourd’hui moins glorieux. Outre sa capacité à affronter l’adversité d’une tempête, d’une île sauvage et solitaire, pour la rendre habitable et l’exploiter au profit de l’être humain qu’il est, il fait montre d’une foi en Dieu qui contribue à sa résilience. De surcroit, délivrer un pauvre indigène, destiné à être dévoré par ses ennemis cannibales, est un acte d’humanité universelle, même si ce n’est pas sans un certain paternalisme que Vendredi devient un parfait serviteur et ami. Car de manière un peu manichéenne, face à Robinson, se dressent les abîmes du mal que sont la piraterie, l’anthropophagie, voire l’esclavage.
Une fois sauvé de sa relégation en une île coupée de la civilisation, quoique fournie de nombre de ses utiles objets récupérés sur le bateau avant qu’il s’abîme, Robinson, s’il retourne en Angleterre pour se marier, ne pense qu’à coloniser comme il se doit son île, ce en quoi il ne lèse aucun indigène. Ainsi, la nature sauvage étant policée, la culture civilisatrice de l’humanité se voit confirmée de manière optimiste, dans le cadre des idéaux naissants des Lumières. La confession autobiographie du héros, qui fut un débauché avant sa réelle conversion insulaire à l’aide de « trois fort bonnes bibles », vise autant à l’élévation spirituelle qu’à l’éloge de l’esprit humain. Même si la seconde partie se détache un peu de ce paradigme en insérant des épisodes comiques, voire burlesques, au dépend du héros qui par ailleurs, à l’occasion du massacre de Madagascar, ne parvient pas à se faire respecter.
Pourtant, force est de constater que Vendredi est moins qu’un serviteur, certes fort bien traité, mais un esclave. Nombre d’auteurs ultérieurs, comme J. M. Coetzee[4] ou Patrick Chamoiseau[5], ne se feront pas faute d’occulter cet aspect en leurs réécritures, oubliant peut-être que Robinson lui-même se vit réduit en esclavage par des corsaires maures. Ce qui ne l’empêche pas de se livrer à ce commerce fructueux aux bords de la Guinée pour abonder en matériel humain sa plantation du Brésil. Peu de voix s’élevaient contre l’esclavage[6] au temps de Daniel Defoe, qui croyait préconiser l’humanité en la matière, sinon celle de son critique Charles Gildon, puis un peu plus tard chez Montesquieu, de Raynal et autres auteurs des Lumières. Aussi Michel Tournier redonne la prééminence à son Vendredi, qui d’esclave de son maître devient maître de son esclave, J. M. Coetzee fait mourir son « Cruso » avant Vendredi et inflige à ce dernier l’ablation de la langue et la castration, peines infamantes réservées au plus rebelle des esclaves. Patrick Chamoiseau fait de Robinson un « moussaillon dogon » qui accompagnait son maître esclavagiste, qui n’est autre que le véritable Robinson…
C’est à la préface de Beaudoin Millet que nous empruntons ces derniers renseignements. Elle est en effet une pièce maîtresse d’un Pléiade élégant et fort documenté, de surcroit nanti de la belle traduction du romantique Pétrus Borel[7], et illustré de maintes gravures venues d’éditions anciennes.
La Vie et les aventures surprenantes de Robinson Crusoé,
Amable Le Roy, 1784. Photo : T. Guinhut.
Les romans de Daniel Defoe sont souvent nantis de sous-titres à rallonges. Ainsi, en 1722, ce sont les « Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders qui naquit à Newgate et pendant une vie incessamment variée qui dura soixante ans, sans compter son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont une fois à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans déportée en Virginie et finalement devint riche, vécut honnête et mourut pénitente ».
Comme Flaubertse glissant dans son personnage de Madame Bovary, Daniel Defoe est un homme qui fait vivre et parler une femme du XVIIème siècle, Moll Flanders, dont la survie dépend des hommes qu’elle exploite et qui l’exploitent, car elle n’a pas eu la chance de naître dans une famille nantie. Son corps et son lit sont des monnaies d’échange, la prostitution et la courtisanerie sont ses demeures. Ses nombreux malheurs, ses rares bonheurs, ne se comprennent que dans la nécessité d’assurer une existence chaotique. Si cette anti-héroïne ne parait guère attachante, voire repoussante, son savoir-faire, son entregent, ses capacités de séduction, puis, une fois ses charmes passés, la nécessité de voler pour ne pas être jetée à la rue et ne pas mourir de faim, lui permettent tout de même de gagner une certaine amitié du lecteur. Voilà à quoi était réduite une femme du XVIII° siècle, quoiqu’elle n’ait pas su et voulu se caser dans la médiocrité. Le récit, outre l’attrait picaresque et les rebondissements, accuse la misère sociale et morale du temps.
Ecoutons la rouée créature et ses états d’âme, à la fois moraux et calculateurs : « – Quelle abominable créature je suis ! Et comme cet innocent gentilhomme va être dupé par moi ! Combien peu il se doute que, venant de divorcer d’avec une catin, il va se jeter dans les bras d’une autre ! qu’il est sur le point d’en épouser une qui a couché avec deux frères et qui a eu trois enfants de son propre frère ! une qui est née à Newgate, dont la mère était une prostituée, et maintenant une voleuse déportée ! une qui a couché avec treize hommes et qui a eu un enfant depuis qu’il m’a vue ! Pauvre gentilhomme, dis-je, que va-t-il faire ? Après que ces reproches que je m’adressais furent passés, il s’ensuivit ainsi : – Eh bien, s’il faut que je sois sa femme, s’il plaît à Dieu me donner sa grâce, je lui serai bonne femme et fidèle, et je l’aimerai selon l’étrange excès de la passion qu’il a pour moi ; je lui ferai des amendes, par ce qu’il verra, pour les torts que je lui fais, et qu’il ne voit pas ». En effet, malgré ses avanies, Moll Flanders, qui a su providentiellement se convertir à la piété parmi les murailles d’une prison, parviendra à acquérir le statut d’une dame, riche et fort respectable, ce qui tend à faire de ce roman un apologue ambigu : si la société n’est qu’un bourbier moral, c’est par d’immorales activités que l’on parviendra, si l’on sait mener sa barque, à une condition moralement enviable.
Ce filon sera exploité jusqu’à l’extase et jusqu’à la lie, puisqu’en 1724 Daniel Defoe publiera Lady Roxana ou l’heureuse catin.Abandonnée par un incompétent mari qui n’a su que dilapider sa fortune et lui faire cinq enfants, elle les abandonne à son tour pour devenir la maîtresse du riche propriétaire de sa demeure, puis d'un prince étranger. Fortunée, femme d'affaires avisée, repoussant tout candidat à sa main, elle va jusqu’au crime pour protéger sa respectabilité : retrouvant sa fille qui risque de révéler ses anciennes turpitudes, elle n’empêche pas un instant qu’Amy, sa fidèle servante, la fasse disparaître de la face de la terre.
Satire de l’ambition et de l’ivresse de l’argent, ce roman psychologique aux facettes plus complexes qu’il n’y parait, longtemps taxé d’une immoralité abjecte, pourrait être lu aujourd’hui, quoiqu’avec prudence, d’une main féministe.
1722 est une année mémorable, « annus mirabilis » du roman anglais, qui vit la publication conjointe par Daniel Defoe de Moll Flanders, du Journal de l’année de la peste et du Colonel Jack. Car comme la dame Flanders (sans en être une répétition) il fut voleur et déporté en Virginie, avant de faire fortune. Nous n’avons là que picoré dans le copieux sous-titre en omettant le « se maria cinq fois à quatre putains »…
Il faut admettre que Le Colonel Jack, pourtant moins connu que Moll Flanders, paradigme du roman picaresque anglais, est parfois plus excitant, ne serait-ce que par la vitesse narrative qui s’empare du lecteur dès les premières pages. Voilà notre orphelin des bas-fonds londoniens, livré à la rue, couchant dans les cendres d’une briqueterie, devenant comparse de pickpockets effrontés, de pendards promis à la corde, milieu bien connu de l’auteur qui passa quatre années en prison pour dettes et pamphlets. Malgré ses vols à la tire, son éducation inexistante, quelque chose retient Jack de tomber dans l’endurcissement du péché : sa conviction d’être un gentilhomme… Il lui faudra pourtant bien des expériences et des avanies, entre rapts, commerce maritime et rencontres de corsaires, avant de prétendre à cette qualité sans jamais l’atteindre entièrement. Car malgré ses courageux et moraux succès financiers, il reste un gueux, un picaro. Son surnom deviendra un grade effectif, mais il ne pourra devenir noble : voilà la limite de son ambition.
Faute de noblesse, il parvient après de nombreuses aventures à une sorte de sagesse. Vendu comme forçat dans une plantation du nouveau monde, il se prend de repentir : pour la première fois il gagne son pain en travaillant dur, et ses larmes, à l’écoute de son maître sermonnant un ancien voleur, lui valent protection et promotion. C’est là que le roman prend un tournant inattendu. Il est le seul à imaginer que les « nègres brutaux » puissent être rendus « sensibles aussi bien pardon qu’au châtiment », puis, métamorphosés par la clémence, la reconnaissance, être ainsi heureux de mieux travailler pour le maître : « Que la vie d’un esclave en Virginie est donc préférable à celle que peut mener le plus opulent des voleurs ! ». Certes un tel enthousiasme paternaliste, qu’il faut contextualiser puisque nous sommes au début du XVIII° siècle, peut laisser dubitatif, rien n’étant préférable à l’abolition de l’esclavage et à la liberté individuelle.
Daniel de Foë : Robinson Crusoé, illustré par G. Fraipont, Henri Laurens, 1928.
Photo : T. Guinhut.
Une fois devenu riche en devenant planteur à son propre compte, notre héros repartira en Europe s’engager dans l’armée pour y devenir vraiment colonel. Il ne restera plus qu’à parfaire son roman d’éducation grâce à une dernière dimension de la vie humaine. Après l’accession à la vertu, puis à la bravoure, viendra l’amour, ses apparences, ses ruses, ses déceptions… Pas moins de cinq mariages, non sans qu’il retrouve une épouse infidèle sous les traits d’une condamnée au travail forcé, bouclant ainsi la boucle du mal, du châtiment et de la vertu durement acquise et consolatrice. Hélas, cette partie sent un peu le remplissage pour un auteur qui travaillait à la commande et dans le but avoué du gain immédiat.
Du vol à la vertu, des bas-fonds de Londres à l’esclavage en Amérique, l’auteur de Robinson Crusoé nous embarque à la suite du Colonel Jack dans un attachant roman picaresque. Roman picaresque certes, mais à visée morale. On se demandera si le plus intéressant est le réalisme avec lequel sont décrits le milieu et la vie des voleurs, préfigurant ainsi Charles Dickens et son Oliver Twist, ou cette vision humaniste et optimiste de l’esclavage, qui n’a pas encore mûri en une éthique de l’humanité et de la liberté, n’annonçant réellement les Lumières qu’en partie. Hautement moral, aventurier et romanesque et édifiant avec Robinson Crusoé, à la réserve de sa qualité de négrier, Daniel Defoe a cependant plus d’une corde à son arc, désapprouvant ou approuvant secrètement ses dames de petite vertu, en particulier Moll Flanders, alors que Lady Roxana est un repoussoir. Reste au lecteur, replaçant une injuste condition humaine dans le cadre de son époque, à dégager la part d’universelle éthique qui anime le romancier.
Thierry Guinhut
La partie sur Le Colonel Jack a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2005
Camille Froidevaux-Metterie : Seins. En quête d’une libération,
Anamosa, 2020, 224 p, 20 €.
Nu, il fait rougir, ou enflamme les passions ; enfantin il attendrit, jusqu’à voir sa maturité s’épancher dans l’âge adulte, puis sa consommation dans le tombeau. Corps esthétique, à la mode, sportif, érotique, guerrier, déformé, amputé, vieillissant, mort, tout défile en notre vision si l’on balaie l’Histoire humaine et l’Histoire de l’art. De surcroît, la tradition du noir et blanc photographique lui donne une dimension sculpturale. À la pléthore d’images argentiques, puis numériques, s’ajoute forcément le recul de la pensée, qu’il s’agisse du critique d’art William A. Ewing, des historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, ou de l’essayiste résolument féministe Camille Froidevaux-Metterie, qui fait parler les seins, cette part incontournable de l’identité. Si nous sommes notre corps, quelles sont et d’où viennent ses représentations ?
En choisissant trois centaines de photographies, William A. Ewing dresse un fascinant état des facettes photographiques consacrées au corps. La pulsion scopique, soit le plaisir de posséder l’autre par le regard, selon Freud[1] en 1897, se fait, outre un plaisir, un devoir de braquer l’objectif sur ce que nous sommes, une apparence, une surface et un volume, révélateurs des chairs et de la psyché.
Elogieuse et respectueuse, la photographie peut aussi choquer, transgresser les idées et images reçues. D’autant que son apparition, son développement, sa démocratisation permet de voir des réalités que l’on ne voyait guère ou pas du tout : les clichés pornographiques, vendus sous le manteau, ou l’imagerie médicale, comme lorsque, dans La Montagne magique de Thomas Mann, Claudia Chauchat offre à son amant d’une nuit, Hans Castorp, la radiographie de ses poumons. Les premiers, peut-être, « ont contribué à la dégradation des corps », se demande William Ewing, quand la seconde « a contribué à l’amélioration et à la prolongation de la vie ». Cependant lorsqu’elle idéalise, la photographie ne craint pas de se mettre au service de la propagande politique, ou plus sagement, quoiqu’insidieusement, de la publicité en faveur de la mode et des cosmétiques : les corps parfaits, élancés, sportifs, en mouvement, sont la métaphore de l’avenir radieux promis par le fascisme ou le communisme, alors que leurs beautés longilignes et sereines sont des modèles de beauté au service du consommateur sommé de s’identifier.
Que l’on soit journaliste de guerre ou policier, anthropologue ou parents face à ses enfants, la photographie témoigne des affronts faits aux corps, des diversités des visages et des peaux parmi les espaces géographiques et face au temps qui nous métamorphose.
Entre réalisme et picturalisme, les photographes ont, au cours de près de deux siècles, travaillé selon des catégories que William Ewing a ainsi classées. Les fragments précèdent les silhouettes, l’exploration scientifique approche les chairs, alors que les prouesses sportives et chorégraphiques suggèrent l’éros. Mais les corps peuvent être aliénés, opprimés et victimes, ou au contraire devenir des idoles. Nous n’oublierons que le photographe se tourne vers lui-même, au miroir de l’autoportrait. Une telle intériorité, contraire à l’exhibition politique, sait préluder aux métamorphoses du rêve et de l’esprit… Un tel classement en douze chapitres, quoique un peu erratique, a le mérite de disposer les facettes de la visibilité photographique des corps, comme l’on déploie autant le réel que son imaginaire.
Du squelette aux chairs, de l’homme à la femme, sans oublier l’hermaphrodite, de l’athlète à la tendre rêveuses, de l’ethnologie à la médecine, William A. Ewing nous livre un étonnant manuel des usages et des visibilités des corps. Ces derniers deviennent des détails mégalithiques chez Coplans, des brumes voilées chez Blumenfeld, des graphismes chez Callahan, des peaux plissées chez Trémorin, de fières exhibitions chez Mapplethorpe, en des déclinaisons iconiques. Mais il s’agit également d’anonymat, ou de son contraire absolu, celui des monstres de cirques, jusqu’à l’objectivation dernière : celles des bocaux d’anatomie. Ode à la rayonnante beauté, le corps humain devient un humiliant témoin lorsque le photographe se fait archiviste des camps nazis, ou d’une crucifixion, quoique l’on puisse y deviner, au contraire des précédents, l’espoir d’une transcendance et d’une résurrection. Comme dans nos medias, les violences infligées au corps n’ont pas fait reculer notre cataloguiste, même si l’image peut-être un substitut fantasmatique d’une exaction réelle. Mais Eros, hélas si ! Son chapitre « Eros » est presqu’aussi prude que froid. Ont parfois bien plus d’érotisme des photographies injustement accusées de pornographie, qu’elles soient « licencieuses de la Belle époque[2] » ou recueillies parmi des revues comme Penthouse. Ceux dont l’érotisme serait plus incendiaires pour le regard et pour le corps - justement - sont ici sous-représentés, voire carrément oubliés, comme Sarah Moon, Jean-Loup Sieff ou Helmut Newton.
Photo : T. Guinhut.
Qu’à cela ne tienne, William A. Ewing, après le succès de son ouvrage, osa Love and desire, qui à notre connaissance n’a pas été traduit en français. Avec un choix à peu près aussi abondant, il se fait coquin et galant, obscène et choquant, diront les esprits chagrins. Vêtu ou dévêtu, l’amour est en conciliabule, le sexe est en action. Rêveries et icones se répondent, alors que les libidos tournent en plein régime obsessionnels, selon les axes du classement opéré par le critique. Le mariage entraîne à sa suite les bébés de l’amour. Mais à l’affut se dévoilent les relations homo-érotiques explicites, dames lesbiennes et messieurs sodomites. Les femmes laissent deviner ou exhibent leur anatomie secrète, les hommes masturbent leurs phallus. De toute évidence, les grands noms de la photographie répondent présent, qu’ils s’agissent de Julia Margaret Cameron, pudiquement venue du cœur du XIX° siècle, des classiques comme Man Ray et Brassaï, ou des plus contemporains : Robert Maplethorpe, Nan Goldin, ou l’onirique et scabreux Joel-Peter Witkin. La sensualité est toute en suggestion chez les uns, quand elle éclate en provocation chez les autres, le plus souvent sous un regard masculin, mais pas seulement. Le discutable érotisme ethnologique est cependant à cent lieues des photomontages métaphoriques et surréalistes. Les tabous sautent les uns après les autres, jusqu’à celui du désir, tendre ou bestial, adressé aux peaux vieillissantes. Autant les pratiques du corps et de la sexualité se fragmentent, autant ces images sont un kaléidoscope de la psyché humaine.
Quoiqu’elle ne se soit pas engagé dans des volumes sur l’antiquité et l’époque médiévale (et c’est certainement dommage), voici une entreprise d’envergure, une véritable somme : cette Histoire du corps supervisée par Alain Corbin[3], Jacques Courtine et Georges Vigarello. S’il est toujours fait de chair et d’os - à moins de greffes d’organes et de prothèses qui le réparent et l’augmentent au travers du transhumanisme[4]- il a en effet une Histoire, de par ses vêtements, ses manières, ses tatouages, l’empreinte de la médecine, sans compter l’honneur et les exactions que lui fait l’Histoire du monde. De plus nous savons que normes et valeurs le façonnent et contribuent d’une manière considérable à ses représentations. Aux carrefours des religions et des sciences, de l’esthétique et du travail, de la santé et des maladies, le corps est le baromètre des mentalités et des savoirs.
À l’aube de la Renaissance, le corps humain se ressent de son origine divine, mais aussi de sa corruption infernale. Sans oublier « l’influence persistante des repères religieux : la hiérarchie entre les parties nobles et les parties désavouées ». Référence christique, « l’homme de douleurs » s’associe longtemps aux plaies, aux mortifications et à « l’anorexie sainte ». Du corps adamique à l’ossuaire, en passant par les saintes reliques, la corporéité humaine attend la résurrection promise. Bientôt, avec Ambroise Paré, au XVI° siècle, il se heurte au savoir chirurgical naissant. L’anatomie devient une science encyclopédique en s’avançant vers les Lumières ; alors qu’entre tolérance et répression le sexe est celui de la procréation ou de la prostitution, ou encore de l’onanisme voué aux gémonies.
De plus en plus médicalisé au XIX° siècle, soumis à l’hypnose, à la psychanalyse, puis aux rayons X, le corps se plie aux praticiens et à leurs instruments. À ses représentations artistiques sans cesse en évolution, entre idéalisation et caricature, s’ajoutent des caractéristiques sociales : pensons au corps du bourgeois, souvent trop gras ! Sans compter que la photographie, à partir de 1839[5], lui apporte une nouvelle visibilité, contribuant également au commerce des chairs prostituées et à « l’imaginaire érotique colonial ». Mais aussi à la science plus que discutable des « races humaines », pour reprendre le titre de Louis Figuier en 1880, et à une hiérarchisation de mauvais augure, de l’humanité à l’animalité.
Le siècle des totalitarismes est celui des poilus et des gueules cassées, celui des chambres à gaz, des camps de concentrations, justement jumeaux en cet ouvrage, nazis et communistes. Il y a un de plus un corps fasciste et communiste, héroïsé par la propagande, comme en retour l’extermination brûle le cadavre juif et gèle celui de l’anticommuniste au goulag sibérien. Dans les deux cas, la déshumanisation est totale.
Par ailleurs, une ligne de partage a été effacée par les avancées scientifiques et neuronales, entre le sujet et son corps, entre l’esprit et l’enveloppe. Cependant le corps « porte des marques de genre, de classe et d’origine qui ne sauraient être effacées ». Le féminisme est passé par là, concomitant avec la légalisation de la contraception et de l’avortement, quoique toujours controversé. Quant aux maladies infectieuses, elles font leur retour ; et si elles ne s’appellent plus peste et choléra, elles sont Sida, Ebola, coronavirus. De surcroit, c’est au troisième millénaire, frôlé par cette trilogie, que la question anthropologique se heurte au virtuel et à la généralisation des écrans tactiles, en une décorporation…
Au cours des siècles, quoiqu’avec des inflexions différentes, il est toujours « la cible des pouvoirs », en particulier celui féminin. Corrigé, policé, désincarcéré, il se barde d’un corset (y compris contre l’onanisme) ou se libère en bikini, quoiqu’il puisse trop souvent être violé. Il est violence politique et guerrière ou délicatesse diplomatique, masse grégaire, collectiviste, politisée, et bien-être individualiste. Le maigre et l’obèse, le beau et le laid, le sain et le malsain, le moral et l’immoral, autant de catégories qui bardent le corps de pratiques et de regards. Ces derniers s’adaptent aux empathies nouvelles pour le handicap, le nanisme, voire pour un Elephant man, alors même qu’une trouble esthétisation, morbide, scatologique, fait frémir les performances artistiques…
Tout est prétexte à l’analyse en ce prodigieux triptyque de l’Histoire du corps : les sabots et les victuailles, « l’excrétion » et les rapports sexuels avec des animaux, l’armure du guerrier et la parade aristocratique, la saignée et l’inoculation, la guillotine et la gymnastique, la monstruosité, l’hygiène et la génétique, sans oublier le sport de masse et ses nouveaux héros. À cet égard le dialogue entre le texte et les précieux cahiers d’illustrations est toujours fécond.
Les seins sont traditionnellement associés à la maternité, à l’allaitement, y compris de la Vierge ; mais aussi à un troublant érotisme. Si ces fonctions sont prises en compte, ce n’est guère l’essentiel dans l’essai-reportage de Camille Froidevaux-Metterie : Seins. En quête de libération. Le projet est sociologique. Ses photographies, les plus neutres possible, dégagées de toute ambition artistique, sont comme pour faire carte d’identité de cette si particulière partie de l’anatomie féminine, fleuron, secret et étendard de la féminité, cependant ici banal, comme inachevé en sa maturation, lourd, et parfois mutilé par la chirurgie.
Au-delà des fantasmes, essentiellement masculins, Camille Froidevaux-Metterie, dont nous connaissons la rigueur des études féministes[6], dénonce le flot d’injonctions qui veut assigner les seins à un volume, à une forme, et prétend qu’ils sont « les grands oubliés des luttes féministes », sommés d’une « injonction de dissimulation », de s’emprisonner sous des « carcans de tissu ». Souvenons-nous cependant qu’un autre mot d’ordre, à brûler les soutien-gorges - plus exactement à les jeter à la poubelle - autour de mai 1968, visait autant à quitter une entrave qu’à se libérer d’une connotation sexuelle devant être affichée, pour valoriser la nudité, la légèreté ; à moins de préférer la seule dimension fonctionnelle du sous-vêtement.
Reste qu’en révélant cette « présence inesquivable du féminin » au cours de son livre-enquête, elle sait rester fidèle à sa démarche d’examen d’un réel finalement trop peu assumé. Intimes et sociaux, les seins ont ici leurs portraits, aussi bien à travers une réflexion historique et sociologique, qu’avec et surtout des rencontres avec des femmes qui confessent leurs « expériences vécues » et offre des photographies volontairement grises, ni flatteuses, ni surfaites, pour découvrir, sans l’aveuglement de l’éros, la réalité et la diversité des poitrines féminines. Ainsi, pour écrire cet essai, elle a réalisé nombre d’entretiens, avec quarante-deux femmes de 5 à 76 ans, blanches ou noires, enceintes ou handicapées, malades ou guéries, hétérosexuelles ou lesbiennes, toute la gamme de l’humanité en fait.
Comment vivre cet organe et cette condition ? Comme de juste, le premier chapitre est consacré à l’apparition des seins, soit « En avoir, ou peu, ou trop ». Cet « événement historique » est redouté ou désiré, alors que l’on peut être fort gênée par les remarques de l’entourage, qui signifie que l’on est devenu un « sujet sexuel ». Les garçons ne sont pas soumis à cette « publicité », voire à ce « traumatisme » qui peut entraîner boulimie et anorexie, ou pire. Trop abondante, la poitrine risque d’attirer le harcèlement et les cyberviolences ; et les filles ne sont pas en reste, entre « jalousie et médisance ». Trop menue elle peut provoquer une autre honte. Difficile d’y être indifférente, d’en être fière, lorsque le diktat d’une beauté formatée s’avance avec la vénusté des seins pommés… Une présence à soi et au monde tel qu’il est devient alors inévitable, même s’il pourrait être meilleur.
Découvrons des têtes de chapitres, comme « Donner le sein, un choix », au carrefour des craintes et des libertés, des injonctions sanitaires, ou « Le plaisir au bout des tétons », quoique « leur potentialité érogène » semble trop oubliée au profit de l’acte sexuel proprement dit, sauf dans le cas de l’amour lesbien, jusqu’à « l’orgasme des seins ». L’on ne pouvait faire l’impasse sur les « seins transformés, seins mutilés », soit par la chirurgie esthétique, soit, hélas à cause du cancer. Les témoignages et confessions sont émouvants, inquiétants, révélateurs, charmants, parfois scandaleux. Ainsi les « torses masculins autorisés et bustes féminins interdits » sur Instagram ! Il n’en reste pas moins qu’à la lecture de cet essai, les seins en arrivent à avoir tant de personnalités qu’ils sont « comme des visages ».
La rigueur didactique et morale du travail finement documenté de Camille Froidevaux-Metterie n’empêche pas que peu d’abus dogmatiques s’y glissent. « On découvre avec effroi que les ménagères extatiques n’ont pas disparu de notre paysage », ose-t-elle. Si l’on peut partager l’idée selon laquelle ne pas souhaiter devenir mère peut être un « cauchemar et un vrai parcours de la combattante, entre pressions de l’entourage, injonctions sociales et obstacles médicaux », et le déplorer, l’on ne voit pourquoi il faudrait faire disparaître la maternité heureuse à la maison. Une tyrannie féministe oserait-elle pointer le bout de son nez ? Mais avec notre essayiste, nous ne pouvons que souhaiter le libre épanouissement de la « corporéité féminine » et la fin des violences sexuelles. La féminité assumée sans entraves, serait-ce un horizon inatteignable ?
Qui sommes-nous sinon notre corps ? Sinon nos photos d’identité, nos empreintes digitales et notre ADN ? Où donc vont se nicher nos émotions, notre intellect, nos conceptions esthétiques et politiques ? Sinon dans ce vaste miroir à nous tendu que forme le prisme des photographies qui font parler notre face que notre deuxième visage ; et parmi le triptyque de l’Histoire du corps. Inquiétude, admiration, amour et désir, horreur et narcissisme sont les émotions qu’agite l’acte de photographier le corps. Bouillonnement biochimique de la chair et électrique du cerveau, lait vital et forme sexuelle comme celle des seins, qui acquièrent leur féministe autonomie, le corps est finalement autant biologique que culturel.
Manfred Kielnhofer (Austria) : The Guardians of Time, 2018,
Biennale de Venezia. Photo : T. Guinhut.
Statues de l’Histoire et mémoire.
L’Histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. C’est ce qu’affirma le journaliste et écrivain Robert Brasillach dans Frères ennemis, écrit en 1944, avant de se voir fusillé à en 1945 pour haute-trahison et intelligence avec l’ennemi. Son antisémitisme virulent, sa haine de la République et son admiration pour le IIIème Reich fleurissaient sur les pages de l’hebdomadaire Je suis partout. Mais à l’affirmation selon laquelle, depuis l’antiquité, la victoire militaire assure la main à la plume de l’Histoire, il faut ajouter les victoires économiques, voire celles idéologiques, y compris des perdants. Ainsi les statues de l’Histoire s’érigent, assurant la mémoire victorieuse des haut-faits, tombent, sous le coup des révolutions et des revanches. Mais est-ce la main de la Justice qui assure leur pérennité ou leur chute ? Est-ce au peuple ou à l’historien de se faire juge du passé et maître du présent ? Devant l'iconoclaste frénésie de déboulonnage des statues historiques, ne faut-il pas s’interroger sur le bien-fondé de la chose, et sur les remèdes à apporter…
L’on peut supposer qu’il a existé des statues d’Hitler. Et qu’elles ont toutes été rasées. Certes, il nous serait insupportable de croiser, au détour d’une place, le monument érigé à la gloire d’un fauteur de guerres et de génocides, voire d’y contempler un lieu d’hommage au service de néo-nazis. Que des statues de Lénine et Staline, de Castro et de Mao, voire de Marx, sillonnent des territoires entiers, en oubliant leurs projets et réalisations totalitaires et meurtriers, devrait être également impensable ; pourtant il y a bien des effigies de Lénine et de Mao dressées dans le département de l’Hérault. Faut-il imaginer que pour de muséales raisons, il eût fallu conserver un exemplaire métallique de chacun de ses monstres ? À la condition expresse qu’en une démarche pédagogique il soit accompagné d’une plaque précisant l’emprise totalitaire et la déraison génocidaire du modèle. Là est peut-être la solution, plutôt que l’éradication de l’Histoire.
Hegel postulait que les historiens de l’antiquité, voire ceux plus récents, témoignaient de « l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et l’action qu’il raconte, les événements dont il fait œuvre». Force est de constater que les historiens d’occasion qui vandalisent les statues commémoratives n’ont plus ou pas de communauté de culture avec le pays qui les accueille. Une culture communautariste - à moins qu’il s’agisse de sous-culture et d’absence de culture - partisane, autocentrée, revendicative et séditieuse a pris le contrepied d’un passé qu’elle ne veut plus laisser passer. L’idée hégélienne selon laquelle « la raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée raisonnablement », se révèle une fois de plus qu’une douce et irénique fiction. La déesse de la mémoire chez les Grecs se voit chez Hegel adossée à une communauté qui engrange les faits et dont « le but perpétuel, la tâche encore actuelle est de former et de constituer l’Etat qui amène Mnémosyne à leur conférer la durée du souvenir[1] ». S’il appartient plus au sérieux des historiens et des philosophes de l’Histoire de dire cette dernière, l’Etat, dont ce ne doit pas être la charge, n’en déplaise à Hegel, doit rester le garant de la liberté et de la dignité de ces lèvres de la vérité. Si, face à cet ostracisme de la présence spirituelle du passé, il n’intervient pas à l’aide de sa police qui, étymologiquement, est celle de la cité dont elle est la garante, sa démission est un aveu de faiblesse encourageant la tyrannie de la délinquance autant qu’une trahison des historiens. Car une censure s’assure le monopole de la vérité en s’appuyant sur des milices d’une vertu arborée. Des groupuscules minoritaires et identitaires peuvent n’avoir rien à envier aux procédés fascistes et bolcheviques, laissant deviner une complicité d’occasion ou de fait entre l’indigénisme et l’islamisme.
Cette furie d’effacement de l’Histoire, et plus précisément de l’Histoire forcément complexe, qui anime les briseurs de statues, les éradicateurs de plaques de rues, n’est pas sans ressemblances avec le bonheur qui chavire l’enfant briseur de château de sable, avec l’ivresse de Gengis Khan rasant les civilisations. Faire table rase d’un passé honni ne protège pas, au contraire, de son retour, et surtout ne préjuge en rien d’un avenir meilleur. Sous l’alibi d’un humanisme progressiste, il est à craindre que la revanche des barbares soit le prélude d’une tyrannie.
Ainsi, dans 1984 de George Orwell, le passé a été aboli : « Tous les documents ont été détruits ou falsifiés, tous les livres réécrits, tous les tableaux repeints. Toutes les statues, les rues, les édifices, ont changé de noms, toutes les dates ont été modifiées. Et le processus continue tous les jours, à chaque minute. L'Histoire s'est arrêtée. Rien n'existe qu’un présent éternel dans lequel le Parti a toujours raison[2] ». Aujourd’hui, sans compter d’autres occurrences d’une telle furia totalitaire parmi les avenirs qui nous attendent, une faction activiste et virulente se veut arroger l’œil et la férule d’un Big Brother[3]…
Le déboulonnage monumental ne date pas d’aujourd’hui. Le phénomène est inhérent aux périodes troublées, aux ères guerrières. Si l’on compte la fonte de statues pour en récupérer le métal, comme lorsque le régime de Vichy en a fondu plus de mille, le phénomène ne donne pas forcément l’occasion à la polémique d’enfler. De surcroit, combien de statues ont elles sombré dans l’indifférence, l’abandon et l’oubli ? Qui fait attention à des effigies de pierre ou de bronze de Du Guesclin, éminence médiévale de la guerre de cent ans ? Elles sont cependant l’objet du vandalisme permanent des autonomistes bretons. Et Jeanne d’Arc, icône lointaine de l’Histoire tranquillement dressée sur une place, retrouve une popularité inattendue, voire un culte, avec le Rassemblement National, à moins qu’elle soit recouverte d’un gilet jaune par des manifestants qui en font soudain un symbole idéologique de souveraineté française anti-européenne. Le vide de la pensée qui nimbait des statues que personne ne regardait plus se change soudain en sens politique suraigu. Il est fort à parier que la présence métallique de Victor Schœlcher en Martinique n’était guère remarquée depuis longtemps…
Jusqu’à l’antiquité des statues grecques, qui ont été sommées par des antiracistes de se dévêtir de leur blancheur, leur blanchitude dominatrice et oppressive ! Alors, ô ironie, que les Historiens d’art savent qu’elles étaient peintes et que seul le temps les a lavées.
Christophe Colomb lui-même voit ses statues menacées, abattues ; par exemple à Saint-Paul, Minnesota, cette fois par des défenseurs de l’American Indian Movement, mais aussi à Richmond, à Boston, où le fauteur de troubles a été décapité. Ce au motif - ou prétexte - qu’il aurait amené avec et après lui l’oppression occidentale, les génocides d’Indiens caraïbes et l’esclavage. Certes. Mais ce serait céder au mythe du bon sauvage que de croire que les indigènes américains auraient été indemnes de toute vocation oppressive, violente et guerrière. Rappelons-nous que les Aztèques étaient un peuple, non seulement esclavagiste, mais nanti d’une religion qui pratiquait allègrement les sacrifices humains. Faut-il alors effacer de la mémoire les pyramides et les statues, aztèques et mayas…
Dans le sillage de la statuaire, ce sont des film-cultes, comme Autant en emporte le vent, qui sont déprogrammés. Que l’image des Noirs et de l’esclavage y soit pour le moins sujette à caution, soit. Mais que ne laisse-t-on vivre ces témoignages d’une époque en les accompagnent de lectures critiques nuancés… Plus grotesque encore, Le Metropolitain Opera fut interpellé pour la diffusion d'une Aïda de Verdi accusée de « blackface » : lors de cette production de 2018, la soprano russe Anna Netrebko interprétait la princesse éthiopienne le visage et le corps grimés de manière à rendre sa peau plus foncée. S’il est vrai que le coup de cirage est aussi ridicule qu’inutile, la susceptibilité des censeurs touche au plus pitoyable !
Le militantisme afro-américain de notre triste XXI° siècle n’est visiblement plus celui de Martin Luther King, quand le Black Lives Matter, que l’on traduit par « les vies noires comptent », se montre plus redevable de la radicalité des Black Panthers, voire de Louis Farrakhan, dirigeant de l'organisation politique et religieuse suprémaciste noire Nation of Islam.
La mort en direct de Georges Floyd, à Minneapolis, sous le genou d’un policier blanc a justement ému les consciences. Qu’il ait été un délinquant et un criminel n’enlève rien à l’injustice de cette presqu’exécution, qui vient peut-être, sinon plus, d’un différend personnel (les deux individus se connaissaient) que d’un racisme consubstantiel à la police américaine. Que la Justice fasse son œuvre ne se discute pas. Que l’indignation puisse donner lieu à des manifestations pacifiques en conscience, pourquoi pas. Mais la récupération racialiste s’engouffre en la matière, traînant après elle une statue symbolique, celle d’un « privilège blanc » fantasmé, qui n’existe plus aux Etats-Unis depuis la fin de la ségrégation et l’égalité des droits civiques, il y a bientôt près d’un demi-siècle. Certes il existe un privilège social souvent hérité, mais touchant les Afro-américains, il n’épargne pas les petits Blancs.
Rappelons cependant que selon les chiffres du Département de la Justice américain, les Noirs, représentant 13 % de la population des USA, tuent 10 fois plus de Blancs que les Blancs ne tuent de Noirs et que près de 90 % des Noirs sont tués par d’autres Noirs. Pour un Afro-américain, la police, qui compte en ses rangs bien des Noirs et des Hispaniques, est bien moins dangereuse qu’un autre Noir, en particulier au sein des gangs liés au trafic de drogues aux États-Unis. Des policiers noirs tués se rencontrent, des Blancs tués par ses derniers n’ont rien de rares ; et, curieusement, là pas de battage racialiste et médiatique, y compris si le criminel a été condamné à la prison.
Il s’agit donc, outre de renverser les statues symboliques, de renverser les statues de pierre et de bronze qui pourraient avoir un rapport plus ou moins avéré avec l’esclavage.
En 2017, à Charlottesville, la statue du Général sécessionniste et sudiste Lee fut menacé d’être retirée d’un square par le maire de la ville, alors qu’il s’agit désormais de la déposer dans un musée. Une autre, du même Lee, vient d’être renversée à Montgomery. Ceci accusant un contexte nord-américain brûlant, opposant les mouvements racialistes noirs à des suprémacistes blancs. Aujourd’hui, celle de Jefferson David, président des Etats confédérés, jonche le sol de Richmond. Les militants de Black Lives Matter et les plus radicaux parmi le parti démocrate visent les symboles de ce qu’ils appellent un « racisme systémique » qui serait toujours inhérent à la société américaine et a fortiori à la police, thèse certes plus que discutable. En revanche, que le corps des Marines interdise à ses troupes d’arborer le drapeau confédéré semble bien sûr pertinent. De même, dans un tel lieu symbolique que le Capitole de Washington, peut-être n’est-il pas indu d’ôter onze statues de personnalités confédérés ; à moins d’accepter que là soit un témoigne de l’Histoire troublée des Etats-Unis, en apposant des plaques explicatives. Dans le sillage de telles destructions et controverses, l’on s’aperçoit que la liberté d’expression devient gravement menacée au pays du deuxième amendement lorsque des journalistes doivent démission pour avoir écrit à l’occasion de vandalismes urbains que les « bâtiments comptent aussi » (une équivalence avec des vies jugée offensante), ou que l’armée doive être déployée devant la violence des émeutiers…
Au Royaume-Uni, l’effigie de d’Edward Colson, dont les navires transportèrent environ deux cent mille Noirs, haute figure du passé esclavagiste de Bristol, ville qu’il combla de bienfaits, connut le goût de l’eau de l’Avon lorsqu’elle y fut jetée. Celle de Baden Powell, fondateur du mouvement scout, dut être désolidarisée de son piédestal, au motif des tendresses de l’homme pour le nazisme et de son peu de goût pour l’homosexualité. À Oxford, c’est Cecil Rhodes, moteur du colonialisme britannique en Afrique du Sud qui est visé. Que ces statues rejoignent des musées est défendable, à moins de préférer les laisser in situ, à charge de confrontation mémorielle plus explicite avec l’Histoire. À Westminster, le vandalisme va jusqu’à s’attaquer à la statue de Churchill, déshonoré par un graffiti le prétendant raciste ! Et à celle de Gandhi, à Leicester, où l’on prétend qu’il fût fasciste, raciste et prédateur sexuel. En Belgique, à celle de Léopold II qui régissait au XIX° siècle le Congo belge, y compris à celle du roi Baudoin à Bruxelles. En France, c’est Colbert qui est visé, ministre de Louis XIV, quoique le Code noir fut promulgué deux ans après sa mort, alors qu’il imposait de plus humaines règles dans le désordre des peines et mutilations infligées aux esclaves. Faudra-t-il se poser la question de la statue équestre de Napoléon, qui avait rétabli l’esclavage en 1802, trônant au centre de la ville de La-Roche-sur-Yon ? Des collectifs d’épurateurs tiennent des listes de statues, de plaques de rues qui auraient un lien avec les effluents du racisme, qui seraient enfin coupables de manquement à la diversité.
Quant à la statue de Victor Schoelcher, elle fut érigée devant l’ancien Palais de Justice à Fort-de-France en Martinique, et était due à la main Anatole Marquet de Vasselot. L’œuvre d’art célébrait un éminent représentant de notre histoire. Pourtant, selon un argumentaire aussi flou que spécieux, l’homme statufié n’aurait agi que par intérêt personnel et ne méritait pas son brevet antiraciste. Le célébrer encore, considérer une relique du XIX° siècle comme une glorification éternelle, tout cela serait obscène, donc immédiatement voué à l’opprobre et à la destruction. Abolir l’esclavage lorsque l’on est blanc serait l’effet d’une domination de plus : l’on voit le délire du raisonnement. La rage identitaire et racialiste abat le débat mémoriel, la rage épidermique fait fi de Clio, Muse de l’Histoire, giflée, bafouée, jetée aux ordures !
Le 27 avril 1848 Victor Schœlcher, député libéral de la Martinique, qui en 1833 avait publié un De l'esclavage des Noirs et de la législation coloniale, réquisitoire contre l'esclavage et plaidoyer en faveur de son abolition, signait le décret dont il était le rédacteur, abolissant l’esclavage en France, et donc en ses colonies. Une première abolition avait eu lieu le 4 février 1794, pendant la Révolution ; mais son efficacité fut loin des espérances. Napoléon Bonaparte réinstaurait en 1802 l’esclavage dans les colonies où l’abolition n’avait pas été appliquée, soit à La Réunion, Maurice et Rodrigues, la Martinique, Tobago, Saint-Martin et Sainte-Lucie. Des arrêtés consulaires supplémentaires durent légitimer l’esclavage en Guyane et Guadeloupe. N’oublions pas qu'ensuite quelques afro-descendants venus des colonies sensibilisent activement les sphères de pouvoir blanches et libérales, par exemple Jean-Baptiste Belley, Joseph Buisson ou Etienne Mentor, qui ont été élus à l’Assemblée nationale. Ainsi la France peut-elle s’honorer d’être en 1848 le premier pays à abolir définitivement l’esclavage. Faut-il comprendre que briser la statue de Victor Schœlcher signifie vouloir rétablir un esclavage coloré ? Que tout ce qui est blanc, même le meilleur, soit indigne de toute existence ?
Clio, Muse de l'Histoire.
Réveil : Musée de peinture et de sculpture, Audot, 1829.
Justin : Histoire universelle, Chambau, 1810.
Photo : T. Guinhut.
Or l’objectif des identitaires racisés n’est pas d’abolir le racisme, mais d’inverser le rapport de domination colorée qui, dans une dimension fantasmatique, expliquerait l’inégalité des conditions, hors de toute considération sociale ou culturelle. Un manichéisme du blanc et du noir remplace l’éthique humaniste qui devrait présider au dialogue et à la recherche des moyens d’améliorer toutes les conditions. Mais cela demande bien plus d’empathie et d’énergie intellectuelle, de long travail enfin, qu’une immédiate et bruyante brutalité, plus médiatique de surcroit. La complaisance, la lâcheté, de nos gouvernements successifs, engendrent et augmentent, plutôt que l’apaisement, la négociation et l’ouvrage, la pugnacité des propagandistes et autres acteurs violents.
Rappelons que la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité fut votée à l’unanimité, y-compris par tous les députés de droite. Hélas, outre qu’elle entérinait la dangereuse intrusion de l’Etat et de la loi dans le pré carré de l’historien, elle faisait des Européens les seuls responsables de la traite des Noirs. Souvenons-nous en outre de plus scandaleux encore : Christiane Taubira avança que sa loi n’évoquait pas la traite négrière musulmane afin que les « jeunes Arabes (…) ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes » !
Ainsi sanctionne-t-on deux millénaires d’histoire réactionnaire. Le militantisme décolonial ne voit l’esclavage que d’un œil, que du fait du Blanc occidental, dont la civilisation se voit accusée de son héritage gréco-romain, judéo-chrétien et des Lumières[4], pêle-mêle tous coupables, sans la moindre nuance historique et philosophique, sans la moindre contextualisation. Un séparatisme par la couleur de peau, une nouvelle guerre de Sécession agitent l’Occident, sans que pointe la moindre culpabilité noire ou arabe, qui a le front de ne se présenter que sous le masque de la fierté. L’idéologie fallacieuse du racisme structurel français et occidental ajoute à la falsification la mauvaise foi, l’inculture et l’envie d’en découdre, tant la pulsion guerrière, la pulsion de mort et la libibo dominandi alimentent les événements.
L’on n’est pas loin d’imaginer qu’il faudrait débaptiser tous les lycées Jules Ferry, promoteur de l’instruction publique obligatoire, et quoique de gauche, propagandiste du colonialisme. Et jeter sur le bûcher des sorcières les oripeaux et le code génétique vérolé de l’homme blanc d’un Voltaire au motif qu’il s’est enrichi à l’aide d’investissement dans le commerce triangulaire. Mais aussi pourquoi pas le Balzac de Rodin et de Gaulle, quoiqu’il fût hébété face contre terre, à Évreux, en juillet 2019, lors des liesses footballistiques algériennes…
La destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan par les enragés islamistes précéda de peu celle du World Trade Center, le 11 Septembre 2001, par ces mêmes fanatiques. L’on pense ici penser à la destruction des statues et des antiquités des musées irakiens par les soldats de l’Etat islamique. Et rien n’empêche de relier cette furia d’éradication de la statuaire occidentale et asiatique aux récurrents vandalismes de cimetières, aux abattages de croix, comme celle du Pic Saint-Loup, dans l’Hérault, que des militants d’Objectif France se sont chargés de redresser, alors qu’elle avait été dessoudée par un groupuscule laïque, et probablement anarchisant. Ce qui montre bien qu’une laïcité mal comprise, radicale, peut envier la capacité destructrice de l’islamisme, sans toutefois emprunter la voie du meurtre ; alors que cette laïcité qui est censée nous assurer tolérance et liberté n’a pu naître que dans le cadre d’une culture judéo-chrétienne, qui sépare l’Eglise de l’Etat. Sans compter les Vierges explosées sur le sol, les incendies d’églises qui ravagent nos continents, dont les auteurs oscillent entre les racailles anarchistes et celles islamistes, ou tout simplement aussi incultes que gorgés de testostérone, en une guerre de la barbarie contre les civilisations, comme en une sourde invasion de Vandales dans les derniers siècles de l’empire romain.
Rome connaissait d’ailleurs le bonheur brutal de la profanation des statues qui, suivant Pline le Jeune, servirent « de victimes à la joie publique. On aimait à briser contre terre ces visages superbes, à courir dessus le fer à la main, à les briser avec la hache, comme si ces visages eussent été sensibles et que chaque coup eût fait jaillir le sang ! Personne ne fut assez maître de ses transports et de sa joie tardive pour ne pas goûter une sorte de vengeance à contempler ces corps mutilés, ces membres mis en pièces ; à voir ces portraits menaçants et horribles jetés dans les flammes et réduits en fusion...[5] »
La dénonciation de la colonisation et du racisme qui prétend en dévaster tous les symboles, est évidemment fort sélective, jusqu’à la mauvaise foi. Si les colonisations occidentales de l’Afrique n’ont pas été des parties de croquet pour jeunes filles du pensionnat des oiseaux, l’on ne sait plus en retenir que les abominations criminelles, avérées, au détriment des apports civilisationnels, médicaux, éducatifs, économiques, dont le premier bénéfice, de l’Algérie au Congo belge, fut l’éradication de l’esclavage pratiqué par les Noirs eux-mêmes et les Musulmans. Que ces derniers fussent des colonisateurs sans guère de pitié des trois-quarts du bassin méditerranéen depuis le VII° siècle, qu’ils fussent des trafiquants d’esclaves, castrant les hommes noirs et violant les esclaves sexuelles jusqu’aux XIX°, en un véritable génocide, voire jusqu’à la Mauritanie, la Lybie et les territoires de l’Etat islamique aujourd’hui[6], laisse parfaitement indifférent les agitateurs de l’antiracisme. Le génocide des Blancs de Rhodésie n’a guère ému les humanistes, celui qui après l’apartheid sud-africain menace les fermiers blancs non plus. Que l’Afrique soit colonisée par les Chinois, de même. Toutes les statues de l’Histoire ne sont pas égales…
« Pendez les Blancs et tuez les bébés blancs dans les crèches », c’est ce que hurle et scande le rappeur Nick Conrad dans une prétendue performance artistique. Gageons que changer blanc pour noir vaudrait au contrevenant une inculpation pour racisme et pour incitation au meurtre et au génocide. Selon que vous soyez noirs ou blanc la Justice n’a pas le même discours, contrevenant au principe d’égalité devant la loi. Le puissant d’aujourd’hui n’est plus le Blanc, mais un Noir qui prétend au monopole de la violence illégale : « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », concluait Jean de la Fontaine dans « Les animaux malades de la peste ». Le vent de l’Histoire tournant, élèvera-t-on à Nick Conrad une statue ?
Préfère-t-on Larossi Abballa, l'assassin des policiers de Magnaville, le 13 juin 2016 ? Celui-là citait des commentateurs du Coran en lançant nombre d'appels au meurtre - « tuez-les, tuez-les, tuez-les » - avec des noms de famille, dirigés contre des « policiers », des « surveillants de prison », arguant que « leur sang est licite », des « journalistes » (dont Bernard de La Villardière), des « maires », des « députés », des « rappeurs ». Il lançait des appels pour recruter des djihadistes et terminait par une prière pour « qu'Allah [lui] donne le martyre » et « le paradis ». Au moins est-on sûr que sa statue n’encombrera pas l’Histoire, puisque la représentation de la figure humaine est radicalement interdite en Islam…
Pour mémoire, les bénéficiaires de la traite des noirs et de l’esclavage ne relèvent pas d’un privilège blanc. Ce furent les marchands-guerriers arabes, les rois et roitelets africains et les planteurs européens et américains, ce qui prouve, s’il en était besoin, que le racisme, l’esclavagisme et autres abominations ne sont pas in nucleo tatoués sur une seule peau.
L’Histoire n’est pas un gentil fleuve tranquille et l’irénisme ne la métamorphosera pas en avenir radieux. En déboulonner les gloires et les infamies reviendrait à se bâillonner les yeux et l’entendement pour ne plus en voir les fosses d’ombre, au détriment de la réalité, de la faculté de jugement et, par conséquent, de la capacité de mieux faire que nos ancêtres, faillibles et dépendants, comme nous, des contextes idéologiques du temps. Si une relecture régulière de l’Histoire peut en assurer la vitalité, le révisionnisme perpétuel au gré des modes, des lubies et des tyrannies en assure la mise à mort. Une pulsion totalitaire anime qui exige de contrôler, outre le présent, les faits et les ressorts du passé, et, cela va sans dire, le devenir du futur.
Autrement dit, la simplification d’une Histoire blanche ou noire, met en péril sa native complexité, donc celle de l’intellect. Le racisme étant d’ailleurs loin d’être une spécificité occidentale blanche. En témoignent le génocide rwandais entre Tutsis et Hutus, ou la constatation selon laquelle l’Algérie serait un pays particulièrement alourdi par ce phénomène. En effet, selon une enquête internationale menée par plusieurs organismes dont Open Borders for Refugees et Stop Dis Crime In Nations, l’Algérie détient la palme du pays le plus raciste au monde. Plus de 75% de personnes interrogées, y ont avoué avoir des idées racistes parfois fortextrêmes, en particulier envers les noirs.
Il y a bien une distorsion de la mémoire, une exaction à son encontre, lorsque l’on contraint et consent à se prosterner pour des crimes que l’on n’a pas commis, et dont ne sont responsable que quelques-uns des ancêtres de nations colonisatrices et esclavagistes. L’Ancien testament a répudié l’idée selon laquelle les fils devaient porter la faute des pères pendant sept génération pour lui substituer la loi du Talion, puis au travers des Lumières, en particulier Des délits et des peines, de l’italien Beccaria[7], la nécessité d’une peine raisonnable et la possibilité du rachat et de la reconversion vers le bien. L’actuelle injonction à ramper pour s’accuser d’exactions dont pas même son sang est responsable est absolument régressive, barbare, voire sadomasochiste, sans qu’aucun tribunal laisse ouverts la présomption d’innocence et le droit à la défense. La soumission désirée aux injonctions affichant l’antiracisme pour infiltrer un racisme inversé, soit anti-blanc, est de l’ordre de La servitude volontaire selon La Boétie.
La mémoire, et plus précisément celle de Clio, Muse de l’Histoire chez les Grecs, doit permettre l’établissement d’une vérité, de celle qui approche, si tant faire se peut, de la Vérité. Et non se laisser déborder par des vérités subjectives, narcissiques, raciales et dermatologiques, partisanes et fortes de leur capacité d’éradication de toute autre parole et investigation que leur doxa finalement psychopathe.
Ainsi, pour reprendre Pierre Vidal-Naquet, « Aucun régime, qu’il soit libéral ou totalitaire, n’a été indifférent au passé, bien que, naturellement, le contrôle sur le passé soit beaucoup plus strict dans une société totalitaire que dans une société libérale. Aucun régime, aucune société ne sont indifférents à la façon dont leur propre histoire ou ce qu’ils considèrent comme leur propre histoire est enseigné[8] ». Si cet historien s’intéressait au négationnisme du génocide des Juifs, sa réflexion n’en a pas moins une portée plus générale, qu’elle ait trait aux régimes politiques ou aux mouvements de quelques activistes jetés en meute à l’attaque du passé pour tenter de contrôler le présent et d’envenimer l’avenir.
Enseigner les totalitarismes du passé, qu’ils soient religieux, fascistes ou communistes, voire raciaux, encore qu’il s’agisse une tâche délicate, ne doit pas trouver d’entraves idéologiques aux faits. Le négationnisme est une injure à l’encontre de l’humanité et de l’Histoire. N’oublions pas que si Mnémosyne déesse de la Mémoire est la mère des Muses, donc au premier chef de Clio Muse de l’Histoire, cette dernière ne peut briser les statues de la mémoires, fussent-elles indignes. Et plutôt que jeter à bas ces monuments, acte aussi puéril, colérique, que facile, ne vaudrait-il pas mieux concourir à ériger de nouvelles statues, non pas les icônes d’une négritude aussi tyrannique qu’une blanchitude orgueilleuse, mais celles d’une Histoire aux vertus autant artistiques qu’éthiques ? Qu’attend-on pour dresser côte à côte des statues de Noirs, de Blancs et de Métis (quel est le statut de ces derniers en cette affaire ?) qui ont œuvré pour le bien de l’humanité, ingénieurs, médecins, scientifiques, politiciens, philosophes, artistes…
« Longtemps l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme[9]». Mais abattre les statues, censurer films et livres, c’est se choisir une mémoire au dépens de l’Histoire, car la première peut être folie et obsession, c’est affirmer et glorifier l’ignorance, au lieu de valoriser la connaissance, la pédagogie et le libre exercice de l’Histoire et de la mémoire. Si l’Occident ne restaure pas son honneur, son déclin, quoique d’une manière bien différente de celui qu’annonçait le trop peu libéral Oswald Spengler[10], est assuré. Car après le déboulonnage de statues esclavagistes ou colonialistes, vient celles dont le seul tort est d’être blanches. Et viendrait, en guise de prémices d'une guerre civile, celui des pages des bibliothèques qui, trop blanches, devront expier leur identité dermatologique dans la noirceur des flammes[11], comme Aristote et Saint-Augustin qui acceptaient et justifiaient l’esclavage. Pour reprendre les mots du Christ à ceux qui demandaient s’il fallait lapider la femme adultère, que celui qui n’a jamais péché leur jette la première pierre[12].
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.