Rédigeant Mein Kampf, Hitler était un écrivain engagé. En faveur d’une « grande Allemagne », d’un « Reich de mille ans ». Hélas, ces splendides perspectives passaient par la guerre, le meurtre de masse, le totalitarisme. Il était bien plus moral, quoique infiniment dangereux, de s’élever contre la tyrannie nazie au moyen de l’écriture. C’est que fit Heinrich Mann dans La Haine, dès 1933, en dénonçant « leur méprisable antisémitisme ». Malgré les infects pamphlets anti-juifs de Louis-Ferdinand Céline, les Français ne laissèrent pas s’endormir leur plume. C’est ainsi qu’en 1943, dans un recueil clandestin, L’Honneur des poètes, où il côtoyait Aragon et Desnos, Paul Eluard publia le poème « Courage ». Ce poète autrefois surréaliste, né en 1895 et mort en 1962, veut ici insuffler l’espoir de la libération à la ville de Paris, occupée par l’armée allemande. Comment Eluard met-il ses talents poétiques au service de la lutte contre le nazisme ? Nous étudierons d’abord l’allégorie de Paris, ensuite la relation entre révolte et espoir de libération, pour aboutir à la dimension argumentative au service de la poésie engagée.
Paris, à l’anaphore de ce poème en vers libres, est allégorisée. A travers sa « faim », ses « vieux vêtements », sa « maigreur », la ville devient une personne symbolique aux attributs nombreux. Pensons ici à Marianne, allégorie de la République française. Désignant par métonymie ses habitants et la France toute entière, elle est d’abord présentée avec des termes péjoratifs, dans un registre pathétique, de façon à attirer la pitié du lecteur et son attention sur les conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
Mais cet apparent blâme de Paris est bientôt rédimé par l’éloge et les termes mélioratifs : « belle ville », « fine comme un aiguille et forte comme une épée », antithèse montrant l’intelligence et la puissance militaire de cet instrument de justice, ou « le matin de Paris »… Il s’agit d’une plus vaste antithèse parcourant tout le poème pour rendre sensible le contraste entre l’état désastreux où l’a rendue l’occupation et le potentiel magique de cette ville célèbre entre toutes.
A l’anaphore encore, le poète tutoie Paris, la plaint, la couvre de tendresse, l’encourage (pour reprendre le titre) à se libérer. Tout cela au moyen d’un registre réaliste (ses « travailleurs affamés ») et aussi lyrique, non pas seulement parce que l’auteur fait part de ses sentiments à son égard, mais parce qu’il lui adresse un chant émouvant et admiratif à travers des comparaisons : « Paris tremblant comme une étoile ». L’allégorie est donc au service de la passion de son peuple qui ne peut que se révolter et doit avoir à cœur de libérer sa ville symbole.
Le spectacle de ce « Paris outragée », pour reprendre les mots du général de Gaulle, joue en effet le même rôle que son fameux appel du 18 juin 1940. Paul Eluard veut susciter la révolte de « tout ce qui est humain en [ses] yeux ». Le tutoiement de la ville alors est remplacé par « notre », « ayons », de façon à rassembler une émotion collective. La conscience de l’intolérable a enfin saisi les Parisiens qui reprennent foi en l’avenir : « l’espoir » de la libération est associé aux métaphores du « rayon », de la « lumière » et du « printemps ». Non seulement la promesse du retour au paradis perdu éclaire la fin du poème, mais le nazisme « a le dessous ».
Les tyrans en effet sont ici violemment blâmés : « Nous qui ne sommes pas casqués / Ni bottés ni gantés ni bien élevés » est une charge ironique contre la proverbiale tenue de la Wehrmacht et des SS, qui sont des « esclaves nos ennemis », c’est-à-dire victimes eux aussi de la dictature hitlérienne, et sont désignés comme les ennemis à abattre, tout cela dans une foi indéfectible en l’intelligence puisque « La force idiote a le dessous », façon implicite de dire que Paris aura le dessus. Reste que leur humanité peut leur permettre de « comprendre » et de « se lever », façon de dire que le poète et la France peuvent et doivent pardonner les repentis. En ce sens, la dimension épique et humaniste du poème a pris la place du surréalisme auquel était attaché Eluard. Et une fois de plus le registre épidictique est au service de l’engagement…
Le poème engagé s’appuie sur une argumentation. Blâme et éloge sont les registres de l’argumentation qui s’appuient sur le présent, quand le délibératif manie le futur. En conseillant, ordonnant et prophétisant, le poète guide, comme la Liberté de Delacroix, les peuples vers un avenir radieux de liberté. Ainsi « Les poètes sont les législateurs non reconnus du monde » pour reprendre la conclusion de Shelley à sa Défense de la poésie.
Ecrivant en vers libres, sans ponctuation, dans un libre élan poétique, Eluard, donne l’exemple de cette liberté promise. Les poètes ici, comme le souligne Pierre Seghers dans La Résistance et ses poètes (un essai de 1974), « ne sont pas d’éternels rêveurs ». Ils doivent s’engager : « la politique les concerne puisqu’elle les protège ou qu’elle les broie ». Leur lyrisme, leur talent musical et de créateur d’images se doivent d’être au service de la lutte contre la tyrannie. Ainsi, dans ce même recueil L’Honneur des poètes, Eluard, Aragon et Desnos, tous sous pseudonymes, plus que pour éviter la censure, pour éviter l’arrestation et la mort, en 1943, publient « Courage », « Ballade de celui qui chanta sous les supplices » et « Ce cœur qui haïssait la guerre », pour exalter les héros de la Résistance et le sentiment patriotique. Rappelons-nous qu’Aragon publia « La Tapisserie de la grande peur » pour évoquer l’horreur de la débâcle de 1940, dans Le Crève-cœur, aux éditions La France libre à Londres, en 1944. Qu’Eluard écrivit « Liberté, j’écris ton nom », poème qui fut parachuté sur la France par des avions anglais. Ce qui prouve bien l’impact réel de la poésie non seulement sur les cœurs mais les mains de ceux qui se dressent contre les totalitarismes…
Ainsi, Eluard se place dans le fil d’une grande tradition : d’Agrippa d’Aubigné qui au XVI° dénonça les guerres de religions dans Les Tragiques, en passant par Voltaire s’attaquant au fanatisme dans La Henriade, jusqu’à Victor Hugo conspuant le second Empire de « Napoléon le petit » dans Les Châtiments, la veine engagée n’est pas prête de se tarir…
Le « courage » d’écrire est alors bien proche du courage de combattre les armes à la main. Lyrisme, pathétisme, éloge et blâme, délibératif et persuasion, car ici l’appel aux sentiments du lecteur pour Paris allégorisée est intense, sont les moyens que se donne le poète pour faire adhérer les Français à sa révolte, à sa volonté de libération. C’est ainsi que l’on contribua, aux côté des libérateurs américains, à chasser la tyrannie. Hélas, Eluard et Aragon, s’ils luttaient contre le nazisme, adhéraient au communisme soviétique stalinien, écrivaient des textes à la louange de Staline. Si Aragon, plus tard, a pris un peu ses distances avec cet aveuglement, il n’en reste pas moins que lutter contre un totalitarisme n’oblige pas à en glorifier un autre. S’engager, oui, mais avec discernement, ce qui n’est peut-être pas aisé. Dans Le Royaume du fruit-étoile, le poète caribéen Derek Walcott[1] rendait hommage, grâce aux vers de « Dans les forêts d’Europe » à son ami Joseph Brodsky, poète russe qui passa quelques années au goulag pour s’être livré à une activité anti-sociale : écrire des poèmes. En ce sens la tour d’ivoire du poète lyrique qui chante ses amours personnelles est un engagement plus vivifiant que tous les engagements politiques : l’engagement pour le caractère irremplaçable de la liberté individuelle.
Lac de Génos-Loudenvielle, vallée du Louron, Hautes-Pyrénées.
Photo : T. Guinhut.
Lamartine : « Le lac » élégie romantique.
Commentaire littéraire.
On dit qu’il n’y a de bonheurs que disparus. En effet, nous ne prenons trop souvent conscience de nos joies qu’après leur extinction, d’où la nostalgie, les clichés: « c’était le bon temps », « tout se perd », « aujourd’hui rien ne va plus »… C’est avec plus de noblesse de pensée et de beauté lyrique que Lamartine, grand poète du XIX° siècle, mais aussi homme politique et historien, auteur d’un Voyage en Orient, met en scène sa nostalgie en un cadre grandiose, dans « Le lac », poème tiré du recueil Les Méditations poétiques, publié en 1820. Comment expliquer que ces vers comblés de louanges fussent soudain ressentis comme la plus pure expression du romantisme français ? Nous étudierons d’abord le cadre naturel, puis la fuite du temps, pour terminer avec la poétique romantique.
C’est dans un cadre alpestre que Lamartine situe sa « méditation ». Il s’agit du Lac du Bourget, dans les Alpes françaises, en Savoie. La topographie montagnarde, quoique effectivement visitée par le poète en 1816 et 1817, n’est pas sans rappeler le goût pour les étendues lacustres des poètes lakistes anglais, Wordsworth et Coleridge. La simplicité de la nature (« sur l’onde et sous les cieux ») sa paix (« flots harmonieux ») gagnent le cœur du poète. Cependant, « rochers muets ! grottes ! forêts obscures » ou encore « noirs sapins » et « rocs sauvages » paraissent moins accueillants. Il n’empêche, ce tableau sauvage est pour le poète, beaucoup plus qu’un agréable jardin, une « belle nature ». L’adjectif mélioratif, élogieux, témoignant du registre épidictique, montre qu’au-delà d’un paysage montagnard jadis considéré avec indifférence ou effroi, Lamartine ressent la « délicieuse horreur » caractéristique des idées sur le sublime (mot employé par le poète) développées par Edmund Burke, à partir de 1759, dans sa Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du Sublime et du Beau.
L’immensité paysagère frappe l’esprit du poète autant que ses sens. « Silence » et « bruit» flattent son oreille en contribuant à la musicalité du texte par les assonances et les allitérations : « le bruit des rameurs qui frappaient en cadence », « zéphyr qui frémit » et « vent qui gémit »… L’odorat est « touché par les parfums légers de ton air embaumé ». La nature charme les passagers par « tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire ». Sans compter la vue, omniprésente : « noirs sapins », « astre au front d’argent », périphrase pour la lune, élément de décor indispensable à l’imagerie de la promenade en barque entre amoureux, ce qui deviendra un cliché, un chromo vénitien… De plus, la nature est personnifiée : « riants coteaux », « le roseau qui soupire ». Elle est capable d’émotions en accord avec les sentiments du poète et de son aimée, donc, comme eux, de lyrisme. Mais aussi de cruelle indifférence : ce sont des « rochers muets », une « forêt obscure ». Non seulement la montagne ne parle ni ne répond, mais elle est faite d’obscurité, au sens du mystère incompréhensible à l’être humain plongé dans le désarroi.
Désarroi d’autant plus vaste que le temps accordé aux amants est déjà enfui. C’est au bord du lac du Bourget que Lamartine rencontre en 1816 Julie Charles, en convalescence pour tuberculose. Une idylle se noue avec la jeune femme pourtant mariée, dont le double poétique s’appelle pour Lamartine Elvire, lorsque trop souffrante l’année suivante elle ne peut rejoindre le poète qui sera bientôt affligé par sa mort. C’est alors que ce poème est écrit. Ecrire, c’est ne pas encore vivre ou ne plus vivre (mais aussi revivre). Le poète rappelle un moment disparu : « Un soir t’en souvient-il ? ». L’imparfait « nous voguions » marque un moment qui n’appartient plus qu’à la mémoire. Un dialogue se noue alors entre celui qui a la plume à la main et celle dont il ne tient plus la main, entre le poète et une absente. Ce dernier lui rappelle leur promenade lacustre, leur communion amoureuse et la fait de nouveau parler. La magie de la répétition des paroles de la jeune femme parait la rendre à ces lieux et à ses bras où elle n’est plus. En un délicat hommage, il confie à sa « voix » ses plus beau vers, et cet hémistiche porté par le O vocatif : « O temps, suspends ton vol ! ». Elle parle grâce à « des accents inconnus à la terre », ce qui témoigne de sa musicalité angélique et de cette idéalisation de la femme que le poète a en commun avec Goethe dans son Faust : « L’éternel féminin nous emporte vers le haut ».
Le discours d’Elvire, sur quatre strophes, s’adresse au « temps » allégorisé. Non seulement elle lui parle comme à une idée devenue une personne, mais il a des ailes, puisqu’il doit suspendre son « vol » et des alliées, les « heures ». La métaphore filée de l’eau, « coulez », « il coule » s’achève par « le temps m’échappe et fuit ». La furtivité des prédateurs (« prenez avec leurs jours », « vous engloutissez ») est animée, on le devine, quoique Lamartine ne convoque pas la mythologie antique, par le dieu Chronos, son sablier et sa faux. La pathétique prière d’Elvire, demandant d’épargner leur amour, parait devoir d’abord être écoutée, étant donné la force de ses arguments : les « délices des plus beaux de nos jours » méritent l’indulgence ; les « malheureux » souhaitent d’être emportées par le temps, implicitement la mort. Mais ce ne sont que des arguments rhétoriques ; car « l’aurore va dissiper la nuit ». Vaine supplique qui doit conduire à l’acceptation et au « carpe diem » d’Horace : « jouissons ! ».
Moins stoïque, le poète qui écrit bien après le temps présent de ce « jouissons ! » et qui ne peut plus jouir de la présence de sa bien aimée, emprunte le langage de l’élégie : la plainte au sujet des choses et êtres disparus, des amours passés et irattrapables. L’abondance des points d’interrogation marque les questions rhétoriques adressées à un « temps jaloux » des humains autant que réponses, quand ceux d’exclamation marquent le désarroi et l’exigence du poète. Il a beau employer le discours injonctif (« parlez : », « Qu’il soit » et « Que ») de plus à l’anaphore comme pour renforcer sa persuasion, le temps écroulé par l’accumulation de ses effrayants synonymes, « Eternité, néant, passé, sombres abîmes », reste muet. « Muets » sont également les membres de l’énumération appelés à la barre de la défense : « O lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! ». Ils sont en fait alliés au temps qui les « épargne », contre le poète auquel ils opposent une fin de non recevoir. Il a beau tenter de jouer de persuasion en flattant les « riants coteaux » ou « l’astre au front d’argent », il n’exprime qu’un vœu : que la nature l’entende et conserve le souvenir de leur amour, que la nature puisse parler et dire : « Ils ont aimé ». Il y a là une croyance, probablement sans illusion, en la capacité de la nature de prononcer « de confuses paroles » pour reprendre les mots des « Correspondances » de Baudelaire, en le charme (au sens magique) du langage poétique qui sert de lien entre l’homme et une nature indifférente. Séparé d’Elvire, séparé de la nature, le poète choit dans la mélancolie.
L’inquiétude métaphysique paraît pouvoir se consoler grâce à la nature angélique d’Elvire, donc à l’existence d’un au-delà post mortem. La dimension philosophique de cette « méditation » fait partager au lecteur la vanité de la condition humaine devant l’immensité du temps qui dévore ses enfants et devant les mystères insondables de la nature.
Cette éthopée du poète est celle du romantique. Amour angélique et fusionnel, menacé, disparu, impossible et marqué par la passion qui aime jusque dans l’au-delà, et donc mélancolie, l’osmose (ou sa tentative) avec la nature sauvage dans un dialogue lyrique sont des topoï du romantisme. La nostalgie de l’en-deça et celle de l’au-delà sont caractéristiques du romantique, malheureux sur terre et dans le présent.
Lyrique, l’écriture romantique joue avec musicalité de l’abondance des personnifications et des images, de la perfection des alexandrins et des hexasyllabes, pour, dans ses « flots harmonieux » signer l’espace d’élection du poète, l’espace consolateur où le temps passé est rendu présent par les mots, où le langage porte pour l’éternité les émotions d’un être fugitif. Si la « sorcellerie évocatoire » (pour reprendre les mots de Baudelaire) est bien présente dans la poésie, elle reste contenue dans une métrique classique. Le romantisme révolutionne la sensibilité, non la forme de la poésie. Il faudra attendre le poème en prose baudelairien ou les audaces de Rimbaud.
Il n’empêche que Lamartine dans « Le lac » réalise avec succès en 1820 ce que l’on attendait depuis longtemps dans la poésie française. Certes Rousseau dans La Nouvelle Héloïse ou Chateaubriand dans René avaient su couler dans le moule de la prose poétique la sensibilité nouvelle au paysage montagnard et à l’amour passion, mais on n’avait pu égaler Les ballades lyriques de Wordsworth parues dès 1798 où « Mont Blanc » de Shelley en 1817. Avec Lamartine, la poésie a enfin suspendu son vol pour se poser, caressante et âpre, dans l’oreille des lecteurs pour qui un hémistiche que chacun avait rêvé de prononcer restera toujours si poignant : « O temps, suspends ton vol » ! Le recueil des Méditations poétiques apparaît donc en 1820 comme un manifeste de la nouvelle sensibilité, de sa consécration, à partir duquel s’engouffreront les grands romantiques français, d’Hugo à Nerval, en passant par Musset.
Mêlant de manière inédite dans « Le lac », dialogue adressé à la nature sauvage et élégie constatant la fuite du temps et des amours perdues, Lamartine apparaît enfin avec une stature équivalente à celle des grands lyriques anglais, plus précoces cependant. Ce n’est pas encore le romantisme larmoyant de Musset, mais, avec des moyens classiques, l’équilibre du verbe et d'une sensibilité passionnée. Peut-être Lamartine n’est-il si évocateur et si émouvant que parce comme Baudelaire dans « Le Balcon », dernier feu du romantisme de ses Fleurs du mal en 1857, il pourrait dire « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Mais aussi l’art de les regretter…
Le masque de la Tragédie et de la Comédie à la main, nous sommes tous en attente d’une joie, d’un avenir meilleur, d’un miracle. Souvent rien n’arrive. Samuel Beckett offre une image noire de cette situation récurrente dans sa pièce en deux actes et en prose En attendant Godot, publiée en 1953 et qui ne manqua pas de faire scandale. Né en 1906 en Irlande, il se fixe à Paris, publie quelques romans comme L’Innommable, mais c’est surtout son théâtre, avec Fin de partie ou Oh les beaux jours, qui lui valut la notoriété et le Prix Nobel de littérature en 1969, avant de décéder en 1989. Deux duos de vagabonds animent les planches : Pozzo et Lucky, le premier tyrannisant le second, tenu en laisse, ainsi que Vladimir et Estragon qui prétendent attendre un improbable Godot. Nous penchant sur le dénouement d’En attendant Godot, nous nous demanderons comment, à travers la pantomime absurde de deux clochards, Beckett parvient à nous faire partager sa vision tragique de la condition humaine. Deux clowns burlesques attendent en effet un mystérieux Godot sur le théâtre de l’absurde.
Dans cette pantomime, les didascalies sont nombreuses pour des gestes burlesques : chutes, pantalonnades de Vladimir et d’Estragon. Ce sont deux Laurel et Hardy d’un cinéma presque muet, des clowns aux noms ridicules, de burlesques bouffons. Ecoutons l’onomastique : l’estragon est une plante aromatique, qui vaut moins qu’un dragon, Vladimir à la consonance slave et au nom de cirque jouit d’un surnom infantilisant : « Didi ». Les anti-héros pratiquent le comique de situation, de gestes, de mots, de répétition. Les gags relèvent de la basse et piètre comédie, (pantalon tombé, corde qui casse) pour des clochards qui peinent à amuser, à moins qu’ils parviennent à émouvoir émeuvent par un pathétique dénué d’emphase.
De plus, leur incapacité à faire aboutir une délibération velléitaire vers des actes effectifs contribue à ce pathétique. Le langage est courant, voire familier, pauvre, bref, coupé de « silences », sans rhétorique. Ces épaves humaines sans horizon affectif, familial, professionnel ou artistique, dépourvu de culture, glissent vers le tragique devant le néant qui les caractérise. Dans leur pantomime tragicomique, le seul miracle serait la corde qui casse en les sauvant d’un suicide, d’une mort qui n’a pas plus de valeur que leur vie, mais en les privant de la liberté de choisir sa fin.
Autre miracle peut-être, Godot, ce personnage attendu, plus retardé que Tartuffe de Molière ou Athalie de Racine, puisqu’il ne vient jamais, écartant toute possibilité d’évolution dramatique. N’est-il qu’un homme, un « Monsieur » quelconque, un autre « clodo » pour approcher la sonorité de son nom ? En ce cas l’attente est grotesque, car le trio serait tout aussi pitoyable que le duo. Il est un attrape gogo (« Gogo » étant le surnom d’Estragon) un souvenir des godasses de ses trois traîne-godillots… Reste l’improbable possibilité que dans Godot il faille entendre « God », Beckett parlant d’abord anglais, donc Dieu. Il a effet une « barbe blanche » (attribut de la sagesse et de la pureté du père vénérable), il « punirait » en Dieu vengeur et jaloux de l'Ancien Testament et permettrait que nos deux compères soient « sauvés ». Vladimir demande « Miséricorde » et le garçon qui donne des nouvelles bien floues de Godot, prophète dégradé, Messie parodique, dit « je crois », mais bien plus au sens de l’incertitude que de la foi.
Est-ce enfin une allégorie de la mort, du néant ? Beckett affirmait en vieux renard qu’il n’avait pas la moindre idée de qui était Godot, nom qui revient cinquante fois dans la pièce. Cependant, comme pour Dieu, il n’y a pas de preuve matérielle de son existence. Il n’a de sens que dans son absence, que si les protagonistes croient en lui, restant le bâton de vieillesse d’une détresse pitoyable. Seul Godot les fait exister sur terre et sur une scène où le dénouement théâtral ne tient plus aucune promesse : Godot n'est pas venu, aucune résolution n'a établi un ordre, une justice, une métaphysique qui n'existent pas. Le « rideau », sans aucune nécessité dramatique, tombe sur la scène désertée.
Sur la scène vide, le décor n’a qu’un « arbre » absurde. Si « Seul l’arbre vit », est-il une trace de l’arbre de vie de « La Genèse » dans La Bible, ou signale-t-il que la vie végétative est supérieure à celles des personnages ? Sa présence est aussi absurde que les démêlés de Vladimir et d’Estragon, pauvre succédané de campagne, alibi de décorateur de théâtre ou parodie d’un sens divin. Effeuillé, arbre de mort, il ne permet que de se pendre, à moins qu’il reste une allusion à un théâtre mort (du moins pour Beckett) celui de Shakespeare, puisque c’est là un « saule », comme celui du suicide d’Ophélie dans Hamlet. D’ailleurs les délibérations des candidats au suicide font écho au monologue, célèbre icône théâtrale, « Être ou ne pas être » d’Hamlet, ce qui n’est pas sans laisser entendre une certaine intertextualité.
En un lieu improbable, un temps flou (« Le soleil se couche, la lune se lève. » ou « demain ») un seul fait inaccompli, voilà qui serait un pied de nez à la règle des trois unités chère à Boileau et au théâtre classique. Il s’agit bien, après le mélange des genres, comédie et tragédie, qui permit aux Romantiques de bafouer le classicisme avec le drame romantique, de fonder un « anti-théâtre », un « théâtre de l’absurde ». Il y a effet plus de « silence » que de paroles, une absence caractérisée d’action, ou alors elle n’aboutit pas, une attente à jamais irrésolue, un nœud lâche qui ne trouve pas son dénouement, où la scène d’exposition est aussi lacunaire qu’interchangeable avec la fin, des péripéties dérisoires… Cette déconstruction des genres théâtraux s’accompagne d’une érosion de la fonction de communication du langage, comme chez Ionesco dans La Cantatrice chauve, où les grands discours sont rendus impossibles, où une triviale stichomythie peine contre le silence. Dans les années cinquante, après le constat d’échec de l’humanisme et des Lumières devant la seconde guerre mondiale, la Shoah et le communisme totalitaire, des auteurs (sans compter Sartre et son philosophique L’Être et le néant) Adamov, Ionesco, Beckett, dressent le tableau d’une humanité abandonnée de Dieu (la « misère de l’homme sans Dieu », disait au XVII° Pascal), dénoncent le vide métaphysique et le tragique de la condition humaine livré à la finitude, à l’impossibilité du bonheur. Leur pessimisme est noir, on s’amuse avec les dés absurdes des mots. « Rien n’est plus grotesque que le malheur » disait Beckett.
Plus lacunaires que L'Etranger d'Albert Camus, sans identité ni utilité sociale, les fidèles de Godot ne lui adressent qu'un rituel vide, sans la moindre métaphysique. Ils sont pires, plus pitoyables en fait, que le héros absurde de l'auteur de La Peste. Le mouvement littéraire de l’absurde s’illustre avec l’essai d’Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, anti-héros d’une humanité acharnée à pousser la pierre de la vie sans jamais pouvoir la faire retomber de l’autre côté de la montagne. Parmi cet essai de 1942, l'écrivain notait en sa page conclusive : « Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers [...] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Vladimir, Estragon et Godot n'enseignent rien ni ne sont heureux, quoique le bonheur n'ait plus de sens.
Vladimir et Estragon sont donc les miroirs d’une humanité désespérée qui ne sait plus que se divertir (au sens pascalien) d’une façon grotesque et pitoyable. Reste que ce théâtre, aux jointures de la tragédie et de la comédie, et aux personnages sans sens, n’est pas vide de sens : il parvient, y compris dans la tradition d’Horace, à « plaire et instruire », plaire avec une scénographie, un échange de répliques très novateur, un anti-théâtre ravageant les codes théâtraux. Certes, si toute passion a disparu, le tragique demeure, cependant bien loin de la tradition racinienne où l’on mourait du fait de ses passions et péchés, du fait de la fatalité et des dieux. Ce sens de l’absurde beckettien, où l’on ne meurt même plus, parvient également à instruire au regard d'une condition humaine où, autant que Dieu, la catharsis nous est refusée, lors d'un dénouement irrésolu. « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? », s’interrogeait le peintre Paul Gauguin dans un tableau pourtant situé dans les îles polynésiennes, ces lieux réputés paradisiaques…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.